Ouvrage dense et riche d’une bibliographie substantielle, Historical Etiquette est une source secondaire précieuse qui permet de contextualiser avec précision une recherche sur la représentation en littérature des interactions sociales. Docteure en linguistique et littérature européennes de l’université d’Anvers, enseignante-chercheuse de l’Università della Svizzera Italiana, Annick Paternoster poursuit une recherche pluridisciplinaire sur le discours (ou plutôt les discours) de la politesse et de l’impolitesse, dont le présent ouvrage constitue une étape importante. Historical Etiquette est pour elle l’occasion non seulement d’analyser les traités d’étiquette du xixe siècle publiés en Grande-Bretagne, en France, en Italie, aux Pays-Bas et aux États-Unis (l’accent est mis sur les deux premiers pays), mais aussi de se pencher brièvement sur les traces laissées dans le monde d’aujourd’hui par les usages qu’ils prônent.
Le premier chapitre, longue introduction, présente la méthodologie et définit provisoirement l’étiquette comme un ensemble de règles et de pratiques qui régissent les échanges sociaux, étroitement liées à des questions de genre et de classes. Paternoster étudiera l’étiquette au prisme d’un corpus de sources primaires conséquent, soit une centaine d’ouvrages retrouvés dans des bibliothèques digitales : Google Books, Internet Archive, Gallica, The British Library, Project Gutenberg et Delpher, ainsi que dans de multiples sources secondaires1.
Le deuxième chapitre se penche sur les spécificités des traités d’étiquette, que Paternoster distingue des Courtesy Books, ou « Traités de civilité » (p. 36), et des Conduct Books, « Manuels de conduite » ou « Civilités » (p. 41). Les Courtesy Books correspondent aux traités publiés au xviie et au début du xviiie siècles à destination des courtisans. L’idéal des bonnes manières y est encore celui de la Renaissance. S’ils sont inspirés des mêmes vertus religieuses et morales, les Conduct Books qui apparaissent au moment des Lumières ne sont plus destinés aux courtisans, mais aux membres de la toute nouvelle bourgeoisie. Ils serviront même dans un premier temps de manuels scolaires en France lorsque la Troisième République rendra l’école primaire obligatoire.
Les traités d’étiquette, souvent appelés « guides de savoir-vivre » en français (le pluriel « règles » et le singulier « cérémonial » y figurent comme synonymes), prennent leur essor aux États-Unis et en Europe (à l’exception de l’Italie) autour des années 1830. Ils se distinguent des précédents par le fait qu’ils sont amoraux et qu’ils se bornent à proposer une liste de règles. Codification étroite des interactions sociales, avant tout prescriptive, l’étiquette permet à chacun de savoir à qui il ou elle a affaire. Inexistante en France au moment de la Révolution (quand la simple politesse pouvait paraître suspecte), l’étiquette fait retour avec l’Empire. Elle permet alors d’opérer une distinction nette entre la grande et la petite bourgeoisie, sans doute parce que l’histoire du xixe siècle français ne conduit jamais vraiment au retour de la vieille aristocratie d’Ancien Régime. En Angleterre au contraire, dans la mesure où la monarchie n’est pas renversée, l’étiquette distingue l’aristocratie de la bourgeoisie. Aux États-Unis, toujours pour des raisons historiques, la déférence se fonde moins sur la classe sociale que sur l’âge et le statut marital. Si les « guides de savoir-vivre » permettent d’exclure d’une classe celles et ceux qui n’en respectent pas les codes, ils se veulent également outil d’inclusion puisqu’ils ont vocation à être lus par les membres de la classe inférieure qui aspirent à la mobilité sociale.
L’étiquette, poursuit Paternoster, remplit simultanément quatre rôles fondamentaux. Par sa « fonction coutumière » (« customary aspect », p. 115), elle consigne les pratiques des classes sociales supérieures à un moment du siècle ; sa « fonction normative » (« normative aspect », p. 116) rigidifie les usages en normes prescriptives ; la « fonction discriminante » (« gatekeeping aspect », p. 118) cloisonne l’architecture sociale. La dernière fonction, dite « éducative » (« educational aspect », p. 121) facilite la mobilité sociale et offre également un complément d’éducation aux enfants de l’élite qui vivent jusqu’à l’âge adulte dans un pensionnat.
Les chapitres trois à sept ont pour objectif la construction d’une définition du terme « étiquette » qui s’enrichit au fil de la recherche des éléments que celle-ci permet de dégager. Le chapitre trois est consacré à l’analyse des préfaces des traités d’étiquette. Celles-ci distinguent la politesse, toujours dite « du cœur », morale et vertueuse, innée, universelle, de l’étiquette ou « savoir-vivre » (parfois « usages du monde », p. 102), présentée comme une grammaire sociale dont la maîtrise est indispensable. La perfection est atteinte, expliquent les préfaces, lorsqu’une personne vertueuse fait preuve d’un parfait savoir-vivre.
Le chapitre quatre s’intéresse aux origines de l’étiquette d’un point de vue historique et étymologique. Il conclut que le terme est toujours, directement ou non, tiré de l’espagnol « etiqueta » et que la rigidité des règles est partout un héritage de la cour des rois d’Espagne.
Le chapitre cinq s’attache à détailler les règles prônées à l’occasion des principaux événements sociaux régis par l’étiquette, et le fait en considérant tout autant ces lieux clés d’échanges sociaux que sont le salon, la salle à manger et la salle de bal, que les véritables chorégraphies que constituent les déplacements d’une pièce à l’autre.
Le nombre et la complexité des règles génèrent la hantise de commettre un impair. Paradoxalement, si le manuel de savoir-vivre fait naître cette crainte, il en constitue également le remède puisque seule la maîtrise parfaite des règles qu’il édicte peut garantir qu’aucun impair ne sera commis. C’est le propos du chapitre six, qui introduit les concepts d’aisance et de tact (« ease », « tact », p. 265). L’aisance, expliquent les traités de savoir-vivre, s’acquiert par l’apprentissage des règles d’étiquette et leur fréquente mise en pratique. Le tact, lui, est la capacité individuelle, dans une situation inattendue, d’adapter parfaitement son comportement. Il a pour synonymes « discernement » et « jugement » (p. 270).
Le chapitre sept s’intéresse aux questions de préséance (« precedence ») qui surviennent dans des moments très codifiés comme les présentations à la cour, l’organisation d’un plan de table, ou encore le passage d’une pièce à une autre. Le chapitre regorge d’informations : on découvre les règles de préséance lors d’un voyage en fiacre ou à cheval, ou d’une promenade à pied, aussi bien en ville que sur un chemin de campagne. Paternoster détaille longuement les différences culturelles entre pays : si l’âge et la position sociale sont partout des critères centraux, l’âge prime aux États-Unis, la date de création du titre de noblesse est fondamentale en Grande-Bretagne, les prêtres occupent une place d’honneur à table en France et en Italie.
La définition du terme « étiquette » à laquelle parvient Paternoster au terme de ce parcours de recherche constitue le point culminant de son ouvrage. La voici :
L’étiquette est un ensemble de conventions et de rituels qui régissent l’interaction sociale et qui varient suivant l’époque et le lieu. Nul ne peut déroger aux règles de l’étiquette, et cet impératif remplit une fonction discriminante qui certifie l’accès à l’élite sociale. Quoiqu’intrinsèquement amorale, l’étiquette tire sa moralité de la politesse et de l’amour de son prochain, valeurs que les jeunes adultes et les personnes qui ont connu une ascension sociale sont censés avoir déjà acquises. Issue du protocole royal, l’étiquette traduit une adhésion étroite à la hiérarchie sociale et définit ses règles au moment d’événements sociaux (privés ou institutionnels) récurrents tels que les visites, les dîners, les bals, les présentations à la cour, événements pour le bon déroulement desquels elle propose des scripts complexes et détaillés. Dans la mesure où ses règles sont à la fois obligatoires et complexes, l’étiquette fait naître chez celles et ceux qui doivent les suivre des sentiments qui vont de l’embarras à l’anxiété. Ces réactions négatives peuvent être combattues par l’aisance et le tact (p. 337-38, ma traduction).
L’ouvrage de Paternoster semblera parfois répétitif dans la mesure où il résume son propos tant en tête qu’en fin de chapitre. En guise de conclusion, le dernier chapitre propose, et c’est heureux, de nouvelles pistes de recherche. Paternoster y confronte l’un après l’autre les éléments qui composent sa définition de l’étiquette aux pratiques d’aujourd’hui dans l’univers professionnel, seul contexte social dans lequel les interactions du plus grand nombre demeurent très codifiées. Les enjeux sociaux liés au cadre professionnel sont assez importants pour conduire à se tourner vers les règles modernes de civilité. Paternoster relève des points communs avec le savoir-vivre tel qu’on l’entendait au xixe siècle : l’étiquette est encore très fermement prescriptive et les formations en ligne qui ont remplacé les manuels pratiquent des tarifs élevés. Hier comme aujourd’hui, maîtriser l’étiquette permet l’insertion sociale dans un milieu perçu comme enviable, mais a un coût.
