Valérie Stiénon, La Littérature des physiologies. Sociopoétique d’un genre panoramique (1830-1845),

Paris, Classiques Garnier, 2012, 354 p.

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Valérie Stiénon, La Littérature des physiologies. Sociopoétique d’un genre panoramique (1830-1845), Paris, Classiques Garnier, 2012, 354 p.

Texte

Cet ouvrage substantiel, parfaitement documenté, à la plume alerte et précise, cerne en 320 pages denses et structurées un objet pourtant fuyant. Ces Physiologies, liées à une période bien délimitée et, explique Valérie Stiénon, à un format non moins délimité, échappent en effet a priori à la notion de « genre », tant les paramètres de ces courts ouvrages aux sujets très hétéroclites et parfois provocateurs, qui font jouer texte et images, sont divers. Mais la perspective adoptée pour analyser cette « littérature » des marges s’avère d’une grande efficacité : il s’agit avant tout, conclut l’auteure qui s’est efforcée tout au long de sa réflexion de mettre en lumière cette dimension, d’un « genre “contextuel” » dont l’écriture et la lecture sont inséparables « d’un dispositif de mise en évidence d’une inscription spatio-temporelle » (p. 314). C’est sur ce lien consubstantiel que se focalisent la prospection et l’analyse dont les résultats sont ici présentés dans une approche dite « sociopoétique ». Le terme, mis en exergue par le sous-titre, n’est guère réutilisé au cours de l’argumentaire, ni vraiment explicité. Pour autant, il rend compte de nombre d’aspects de la démonstration.

Les quelque cent trente titres de Physiologies parus dans la première moitié du xixe siècle sont remarquables par les sujets qu’ils abordent : « des thèmes de société les plus divers » (p. 9) – types, pratiques, espaces sociaux, objets –, et par le contexte dans lequel ils prennent place : ils ont « en leur temps été portés par le succès d’une mode littéraire parisienne née de stratégies publicitaires et éditoriales » singulières s’apparentant à la collection.

L’analyse mobilise champs et approches croisés pour rendre compte d’une poétique, d’un investissement idéologique et de la dimension avant tout socioculturelle de cette « littérature ». Hérité du domaine médical, le terme même de « physiologie » attire l’attention sur l’observation, l’évaluation et la dissection d’objets (et de sujets) sociaux saillants. Partant logiquement d’une mise au point sur la « contextualisation », qui pointe l’importance de la physiologie comme concept moteur dans le domaine social puis littéraire, la démonstration s’achève par un chapitre qui examine « les fictions heuristiques parentes d’une forme de proto-sociologie » (p. 19). On le voit, de la « physiologie » à la « Physiologie », la démarche se fonde sur la perception double et insécable d’une matière sociale engendrant une forme (un « genre » ?) et d’une forme passant au crible une matière sociale.

Le livre se développe en sept temps : contextualisation donc, conceptualisation, médiations, configurations, affiliations, expressions et reconfigurations. Le parcours ainsi tracé s’enracine dans un solide terreau (les trois premiers chapitres), qui montre la prégnance du modèle médical susceptible de devenir un opérateur de pensée et de nourrir tout à la fois une sociologie naissante et mainte théorie romanesque. L’étude de ce genre hybride (aux franges du romanesque, de l’essai, de la chronique journalistique et de la caricature), du lectorat, du support, du format, du circuit éditorial et des lieux de vente permet d’approcher ce qui devient une forme caractéristique et désignable, grâce à une enquête et une synthèse remarquablement menées. Littérature ou paralittérature, ces brefs volumes de nature intermédiale (les illustrateurs et caricaturistes y ont leur part) condensent les « préoccupations artistiques, sociales et morales » de leur temps.

Les chapitres suivants dégagent les principes majeurs de la poétique complexe des Physiologies. L’accent se déplace alors sur un phénomène d’autoréflexivité, induisant une dimension parodique de la construction des volumes et de leur écriture. Mais le lien entre les objets considérés et les modalités scripturales de ce traitement est essentiel ; les principes majeurs d’une poétique nourrie de socialité se dégagent : tonalité burlesque, prévalence du descriptif, promotion du « type », ancrage du discours dans la contemporanéité la plus concrète (déictiques, marques énonciatives, etc.) et, à l’échelle macrostructurelle, principe de sérialité. Là encore la contextualisation est éclairante : par rapport au récit excentrique, aux procédés romanesques de fictionnalisation des types, etc. Par ailleurs, de même que le lectorat est défini dans les premiers chapitres, toute une étude est consacrée au réseau de créateurs impliqués (« Affiliations ») avant de revenir, dans une circularité à vrai dire un peu déroutante, aux « Expressions », « dires et rires » de la physiologie (p. 209, sqs). C’est l’occasion de développer les modes d’expression du « régime ludique », qui moque certaines postures du moment.

L’optique sociopoétique, on le voit, marque bien des aspects de cette passionnante enquête. Fondamentalement d’abord, les modalités de l’écriture de ces courts textes descriptifs et analytiques sont corrélées aux objets dont ils traitent : « les savoirs circulant dans les discours et les représentations de l’époque » (p. 83). Mais surtout, leur poétique est tributaire de la réception d’une matière sociale (poétique qui inclut leur relation à l’image). Plus encore, l’objet littéraire devient inséparable d’une « sociabilité culturelle » (p. 86). Ainsi le fait divers, lui-même compris comme un miroir de la société, vient-il nourrir ces textes et accentuer leur dimension volontiers critique et humoristique. De façon plus fine, on voit comment l’écriture se forge en fonction de son objet singulier : car les physiologies produisent une figure elle aussi typisée de l’auteur-analyste pris dans un circuit qui rend nécessaire une posture distanciée, fondée sur le principe de réflexivité que porte toute stylistique de l’écart : calembour ou antonomase, par exemple. En parallèle, la discursivité se fait l’écho ludique des différents sociolectes qu’elle intègre : il en résulte une « prose poétique du quotidien » (p. 139) tout à fait singulière.

Mais c’est aussi la façon dont l’auteur se met en scène à l’intérieur de ses fictions – et qui décide en partie de ses choix poétiques – qui témoigne de l’empreinte sociale dont il est l’objet. Il s’agit d’une autoreprésentation, consciente et tributaire des impératifs de l’époque :

Cette approche suppose de la part de l’écrivain une pré-connaissance de ces scénographies et une volonté de se situer par rapport à elles, dans le but d’en investir certaines et de s’opposer à d’autres (p. 211).

De cet ajustement social, que sous-tend une vraie analyse, découle là encore une écriture. Il existe un « code du genre » (p. 243) qui repose sur une poétique du paradoxe, « une fiction de la désinvolture » qui n’exclut cependant pas les stratégies de valorisation pour mettre au jour « l’identité d’auteur dans toute sa corporéité humorale » (p. 245). La physiologie est donc un genre à la fois réflexif et autoréflexif : elle met en scène le monde des interactions sociales et l’auteur, lui-même en prise avec les codes de la réception en vigueur à son époque.

L’ouvrage met clairement en évidence le lien entre un environnement concentré sur le corps social (essor des enquêtes et statistiques, développement de l’anthropologie française, etc.) et une écriture qui promeut une « microsociologie du quotidien ». En cela, il répond à ses objectifs et expose les principes saillants de la « sociopoétique d’un genre ».

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Pascale AURAIX-JONCHIERE, « Valérie Stiénon, La Littérature des physiologies. Sociopoétique d’un genre panoramique (1830-1845), », Sociopoétiques [En ligne], 1 | 2016, mis en ligne le 09 novembre 2016, consulté le 28 mars 2024. URL : http://revues-msh.uca.fr/sociopoetiques/index.php?id=610

Auteur

Pascale AURAIX-JONCHIERE

CELIS, Université Clermont Auvergne

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