Interroger la tension entre mémoire et oubli au sein d’un dispositif numérique patrimonial

Question the Inherent Tension between Memory and Oblivion within a Patrimonial Digital Artifact

DOI : 10.52497/kairos.242

Résumés

Résumé : Le numérique est aujourd’hui un support majeur pour les contenus en particulier patrimoniaux. Le document numérique est soumis à un double fossé : la dégénérescence de son support et la perte du sens associée au document. L’hypothèse d’une possible restauration de l’intelligibilité du document patrimonial nous amène à considérer une méthode de redocumentarisation de l’archive au sein d’un dispositif numérique annotationnel mobilisant de manière expérimentale le web des données en tant que réseau de ressources liées et ouvertes. La construction de cet artefact est le fruit d’une double expérimentation : l’étude sémiotique d’un corpus de contenus patrimoniaux nous amène à comprendre le parcours interprétatif d’un témoin universel lors du visionnage d’une archive, tandis que les résultats sont transcrits en recommandations ergonomiques et éditoriales destinées à l’implémentation du dispositif. Ce dernier soulève de par son positionnement patrimonial une tension éditoriale entre mémoire et oubli. L’environnement de conception du dispositif, ses composantes et les représentations transmises sont examinés afin d’en déduire le modèle dominant et les enjeux prescriptifs associés. La présente contribution s’articule en deux volets : un état des lieux de la recherche sémiotique et technologique en cours, suivi d’une prise de recul quant au projet éditorial par le prisme des concepts de mémoire et d’oubli, appliqué à l’écosystème numérique.

Abstract: Nowadays, the common way to transmit cultural heritage is under its digital form. The digital document suffers from a technological and cultural gap, its integrity and cultural meaning disappearing over time. We show that restoring the document intelligibility is possible through a redocumentation approach. The digital heritage document is processed into an annotational artefact, which uses the web of data as an experimental source of linked and open knowledge. We build the artefact through a double process. On the first hand, a semiotic study of digital heritage documents allows us to understand a universal interpretation path while watching a cultural archive. On the second hand, we convert the results of the semiotic study into ergonomic and editorial recommendations for the annotational device. Considering its patrimonial positioning, the artefact emphasises an editorial tension between memory and oblivion. Then, we examine the device conception environment, its editorial features and its associated prescriptive issues. This paper highlights two aspects: a situational analysis of the current semio-technological doctoral research, and an original hindsight of the editorial project through memory and oblivion concepts mobilized in a digital environment.

Index

Mots-clés

document, annotation, mémoire, intelligibilité, interprétation, valorisation, dispositif

Keywords

document, annotation, memory, intelligibility, interpretation, enhancement, device

Plan

Texte

Le numérique comme support du patrimoine culturel

En s’intéressant à l’espace de communication (Odin, 2011) incarné par les pratiques triviales (Jeanneret, 2008) autour du patrimoine culturel dans le champ familial, on peut traditionnellement opposer deux méthodes de transmission du souvenir : les pratiques de transmissions orales et l’inscription de la mémoire sur des supports tels que le texte ou l’image. Aux souvenirs internes, traces mnésiques, s’opposent les souvenirs externes incarnés dans des objets – les « rétentions tertiaires » (Stiegler, 1994) – constituant pour nous des traces du passé tels que les documents, que nous manipulons et instrumentons afin de préserver le souvenir.

De notre automobile à notre téléphone, en passant par les systèmes de sécurité ou les consoles de jeu, la mémoire est désormais un composant essentiel de chacun de ces dispositifs et de fait, notre quotidien n’a jamais été aussi documenté. Ces « mnémotechniques » (Stiegler, 1994) se sont multipliées, perfectionnées – tel que l’annonçait la loi de Moore – pour finir par se dématérialiser. Le numérique, en tant qu’écosystème technique informationnel – concept faisant suite à celui de numérisation en tant que résultat du « développement conjoint de l’informatique, des télécommunications et de l’audiovisuel » selon Stiegler – est l’accomplissement de l’industrialisation des mnémotechniques, désormais « les prothèses mémorielles disparaissent à mesure qu’elles se multiplient » (Merzeau, 2011 : 87). Il reconfigure l’écosystème mémoriel dans la mesure où sa principale caractéristique : la reproductibilité quasi instantanée des documents participe d’une reconstruction de la notion de trace, auparavant associée à la matérialité du support.

Par ailleurs, si les mnémotechniques telles que l’écriture transmettent un savoir et une culture, la disposition de l’information n’est pas anodine : en proposant un cadre propice à une transmission, l’objet technique conditionne le savoir : « ces mnémotechniques élaborent autant qu’elles enregistrent » (Merzeau, 2006 : 2). C’est la logique du supplément conçue par Derrida : la matérialité de la trace ajoute une autre dimension à l’objet de mémoire, qui vient altérer l’ensemble.

Du papyrus à la tablette, l’histoire des mnémotechniques est celle des suppléments venant co-construire la mémoire inscrite sur ces supports. Jack Goody a ainsi démontré que l’apparition de l’écriture a permis l’émergence de nouveaux dispositifs cognitifs et intellectuels, inconnus dans les cultures orales, que sont la liste, la formule et le tableau (Goody, 1979). De la même manière, à la suite de la raison graphique, Bruno Bachimont a fait l’hypothèse d’une raison computationnelle, qui cristalliserait l’impact du numérique et en particulier des documents numériques et des hypertextes sur notre cognition et par extension sur nos pratiques mémorielles (Bachimont, 2000).

Le numérique est depuis quelques années un support majeur pour la majorité des contenus, en particulier patrimoniaux. Nous entendons l’acception de patrimoine comme tout objet auquel est attribuée une valeur mémorielle. Cette valeur peut être individuante – à l’instar d’un objet n’évoquant quelque chose que pour notre seule personne – ou identifiante : une communauté exprimant la nécessité de préserver ledit objet. La spécificité du numérique est que l’accès au contenu n’est possible qu’après un double procédé d’instrumentation et de manipulation. En effet, aux médias perceptifs – tel que le livre –, ne nécessitant pas de la part du lecteur d’instrumentation spécifique, s’opposent les médias technologiques soumis à une double manipulation : « à l’incontournable médiation culturelle, il faut donc ajouter une médiation technologique pour l’accès au contenu » (Mattelard, 1994). Le numérique, par définition, impose un décodage du contenu archivé afin d’en permettre la consultation. L’archive en tant que telle est une ressource codée et le dispositif computationnel propose à l’utilisateur une reconstruction du contenu consultable.

L’archive soumise à un double fossé

Le média technologique est soumis avec le temps à deux problèmes majeurs qui altèrent son utilisation : le fossé d’obsolescence – correspondant aux problématiques de préservation des formats associés et plus largement aux moyens technologiques d’accès au contenu archivé – et le fossé d’intelligibilité (Bachimont, 2010a). Ce dernier incarne l’effet de l’outrage du temps sur la lisibilité culturelle du contenu archivé. Faute d’un exercice constant de la mémoire, le sens associé au document est oublié progressivement. Décontextualisé, le document perd son rôle social de réceptacle de savoirs et de savoir-faire, et doit ainsi être interprété pour recouvrer son intelligibilité.

Si le double fossé s’applique à tout document numérique, le cadre du document patrimonial relève d’enjeux supplémentaires. L’objet que l’on hérite et transmet aux générations suivantes accueille une mémoire transmise par son intermédiaire. Son changement de matérialité – effet de la numérisation – peut avoir un impact sur cette transmission. En effet, la propriété numérique du document peut retarder voire empêcher la médiation culturelle associée à l’objet patrimonial à l’instar de l’inscription située derrière la photographie de famille non reportée dans les métadonnées du document désormais numérique. Le processus de construction du statut patrimonial associé au document – la patrimonialisation (Davallon, 2006) – n’est pas ici interrogé. Objets culturels – textes, images fixes et images animées – ayant fait l’objet d’une numérisation, ils sont aujourd’hui autant de documents numériques soumis à ce double péril incarné par la dégénérescence technique et la décontextualisation du document. Tout objet patrimonial étant le produit d’un discours l’ayant qualifié de tel par une population désignée, nous n’interrogeons pas la nature patrimoniale du document mais plutôt : quels effets de sens émergent du document de manière universelle ?

Reconstruire l’intelligibilité du document patrimonial

Fort du constat d’une sensibilité du document numérique patrimonial à la problématique de la préservation du sens, la question qui anime cette recherche s’oriente sur les possibilités d’une préservation de l’intelligibilité du document numérique à caractère patrimonial mais également les modalités d’une hypothétique reconstruction de cette intelligibilité dans le cas d’un document entièrement décontextualisé.

Cette recherche s’inscrit dans le cadre d’une convention CIFRE (Convention industrielle de formation par la recherche), réunissant l’Université de technologie de Compiègne et le partenaire industriel Perfect Memory SA, start-up en ingénierie des connaissances basée à Clermont-Ferrand (63). À l’instar de son patronyme, la question de la mémoire anime le positionnement industriel de l’entreprise notamment autour du développement expérimental d’un dispositif – solution logicielle – destiné à la valorisation de contenus numériques à valeur patrimoniale dédiés au grand public. Le doctorant est intégré dans l’équipe de recherche et développement (deux développeurs d’architecture logicielle, un designer et deux développeurs d’interfaces) et intervient dans deux aspects du projet : la conceptualisation du dispositif en construction ainsi que l’acceptation sociale du dispositif par son public. Si le premier champ – la compréhension de l’objet patrimonial et des pratiques de transmission associées – semble limpide, le second champ peut paraître diffus. Le doctorant est de fait chargé d’interroger le dispositif éditorial d’un point de vue sémiotique afin d’améliorer sa réception : le design, les fonctionnalités éditoriales ou l’expérience utilisateur globale sont autant de champs d’interrogation, se reconfigurant au fur et à mesure des versions déployées du dispositif.

Interroger la tension entre mémoire et oubli au sein du dispositif construit

La focale sur l’oubli de ce numéro de la revue K@iros est l’occasion de porter un regard sensible sur la recherche doctorale en cours, en venant interroger la tension éditoriale latente entre mémoire et oubli au sein du dispositif en construction. La vocation patrimoniale de ce dernier inscrit naturellement celui-ci dans une logique de trace : reconstruire l’intelligibilité du document passe, nous y reviendrons, par une action d’écriture sur ou autour de celui-ci. Dès lors, les composantes graphiques et éditoriales du dispositif reflètent un rapport sensible au passé se manifestant dans le design des interfaces ou les intitulés des fonctionnalités par exemple. Ces éléments techno-sémiotiques sont analysés afin d’en déduire l’approche dominante entre une stratégie de mémoire et une stratégie de l’oubli.

Le regard critique porté sur le dispositif numérique puise son ancrage théorique dans les études sur la mémoire (memory studies) portées en France notamment par l’Observatoire B2V des mémoires (Eustache, 2014) et tente de construire un regard original sur les enjeux du patrimoine numérique par le prisme des dispositifs.

Le document patrimonial numérique comme objet d’une approche sémiotique

S’inscrivant dans le champ des sciences de l’information et de la communication, l’hypothèse que nous avançons est la possibilité d’une préservation de l’intelligibilité du document patrimonial numérique par le biais d’une redocumentarisation – acte d’ajouter de nouvelles métadonnées qui reconstruisent l’indexation originale du document (Pédauque, 2007) – de l’objet. Ce processus envisagé mobilise en son sein et de manière expérimentale le web des données, appréhendé en tant que réseau d’informations liées et ouvertes pouvant être rapatriées au sein d’un dispositif computationnel tiers.

Mobiliser la sémantique différentielle sur un objet patrimonial

L’intelligibilité du document est éclairée par le concept de « compréhension », décrit par François Rastier (Rastier, 2001 : 12) : 

La compréhension […] est une interprétation : elle consiste à stipuler […] (i) quels traits sémantiques sont actualisés dans un texte, (ii) quelles sont les relations qui les structurent, et (iii) quels indices et/ou prescriptions permettent d’actualiser ces traits et d’établir ces relations, qui sont autant de chemins élémentaires pour des parcours interprétatifs.

Notre hypothèse est de mobiliser cette approche interprétative sur le document patrimonial numérique afin de déduire les traits sémantiques spécifiques au parcours interprétatif d’un témoin universel1. La réponse à la question : « qu’est ce qui fait sens quand je consulte ce document » est envisagée par la conjonction des différents traits sémantiques obtenus.

L’approche se décline en trois phases consécutives : l’analyse sémiotique d’un corpus d’archives au moyen de la sémantique différentielle (Rastier, 1987), l’agrégation des traits sémantiques obtenus en une méthode de valorisation du document et enfin l’implémentation de la méthode de redocumentarisation au sein d’un artefact éditorial expérimental afin de vérifier l’hypothèse d’une reconstruction possible de l’intelligibilité du document patrimonial.

Première des phases expérimentales de cette recherche, le corpus constitué est interrogé par une méthodologie d’analyse sémiotique : on vient ici interroger l’image pour en extraire les unités minimales de sens. La quête des traits sémantiques actualisés – « moments stabilisés dans des parcours interprétatifs » (Rastier, 1987 : VI) s’opère ainsi à trois niveaux (micro-, méso – et macro-), qu’il s’agit de fixer selon l’objet culturel interrogé. Les concepts de parcours interprétatif – suite d’opérations cognitives permettant d’assigner une signification à une séquence linguistique – et de trait sémantique sont convoqués dans le cadre de cette expérimentation. Quant à la légitimité de la mobilisation de cette méthodologie d’interprétation du texte sur d’autres objets culturels telle que l’image animée dans cette étude, l’auteur précise que « la problématique interprétative dépasse les textes et peut s’étendre à d’autres objets culturels, comme les images » (Rastier, op. cit.).

Fort de ce bagage théorique, l’objectif de cette phase expérimentale est de définir les limites des parcours interprétatifs propres au visionnage de documents patrimoniaux. Il s’agit par le biais d’une méthodologie sémiotique d’appréhender les effets de sens qui se dégagent du film, ces derniers étant entendus comme les éléments, présents dans le film, identifiés intuitivement par un spectateur et participant de la compréhension de l’objet culturel.

Le document patrimonial audiovisuel au prisme de l’approche sémiotique

Saisissant l’opportunité de travailler sur des archives inédites, un corpus de films patrimoniaux est construit auprès de la Cinémathèque de Bretagne, l’ECPAD, l’INA (projet Mémoires partagées) et le Forum des images. Le corpus cherche à représenter un échantillonnage homogène des documents patrimoniaux audiovisuels occidentaux. L’acception patrimoniale est ici mobilisée car il s’agit de films de famille – nous empruntons la qualification de Roger Odin (Odin, 1995) – ayant été confiés à des institutions patrimoniales.

Considérant l’approche interprétative présentée précédemment, trois passages ont été définis et interrogés : respectivement les plans n° 13, n° 14 et n° 15 du film Vues de Biarritz et de Bayonne (Inconnu, 1950, INA Mémoires partagées)2. L’acception de « passage » est définie par Rastier ainsi :

Les unités textuelles élémentaires ne sont pas des mots mais des passages. Un passage a pour expression un extrait et pour contenu un fragment (Rastier, 1987 : VI).

La synthétique description plan par plan réalisée mérite d’être mentionnée en guise de présentation de ces passages.

  • Plan n° 13 : 1’55’’- 2’00’’ : plan large, architecture urbaine spécifique (Sud de la France), présence de végétation et de véhicules aux premier et second plans, passants traversant le champ au second plan, personne avec chapeau traversant le premier plan, panoramique latéral mettant à l’image un jardin urbain.
  • Plan n° 14 : 2’01’’- 2’06’’ : plan américain, caméra fixe, deux femmes et un homme (vêtus avec distinction : costume, tailleur, chapeau, cravate et canne) avancent vers la caméra dans une rue piétonne et quittent le champ par la gauche, véhicules, architecture et végétation urbaines à l’arrière-plan
  • Plan n° 15 : 2’07’’ - 2’22 : plan d’ensemble, bord de mer avec plage, nombreux vacanciers avec matériel et jeux de plage, panoramique latéral, architecture balnéaire à l’arrière-plan, phare et bord de mer à l’arrière-plan.

Fig. 1 – Vues de Biarritz et de Bayonne, Extrait du plan n° 13

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Fig. 2 – Vues de Biarritz et de Bayonne, Extrait du plan n° 14

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Fig. 3 – Vues de Biarritz et de Bayonne, Extrait du plan n °15

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Appliquant un parcours interprétatif inductif, il convient de s’intéresser successivement à chacun des passages de manière séparée (approche micro-sémantique), puis d’interpréter la réunion des passages en formalisant les genres et d’éventuelles isotopies (approche méso-sémantique) avant enfin de confronter le corpus à l’intertexte : les métadonnées associées au document (approche macro-sémantique).

Localement plusieurs traits sémantiques sont identifiables au sein du premier passage (plan n° 13) : la présence d’une architecture spécifique, de fait pouvant être localisée. Le second passage (plan n° 14) met à l’image des personnes vêtues avec distinction : l’étude du vêtement permet de positionner la localisation générale de la captation (Europe de l’Ouest) ainsi qu’une datation approximative du document par le biais des usages et modes vestimentaires. Enfin, le troisième passage (plan n° 15) met à l’image un paysage à la fois naturel (plage) et humain (foule de baigneurs) suggérant un emplacement relatif de la captation (bord de mer, côte Atlantique) et une datation (postérieure aux années 1940 par l’étude du matériel, des installations balnéaires et du vêtement de plage).

De manière secondaire, l’interprétation croisée des trois passages permet de mettre en lumière différents genres – « le genre se définit par un type d’interaction entre composantes au sein de deux plans du contenu et de l’expression, ainsi qu’entre ces deux plans » (Rastier, 2008 : 5) – auxquels se rapproche le document. Le grain de l’image suggère le genre du document ancien tandis que la technique audiovisuelle identifiée ainsi que la présence d’une bande altérant l’image suggèrent le genre cinématographique du film amateur dans lequel s’inscrirait le document présent. Le choix des images et la technique contemplative utilisée suggèrent également un genre documentaire qui néanmoins semble neutralisé par l’absence de bande sonore. La présence d’enfants à l’image suggère l’inscription dans le film de famille, qui peut être nuancée par l’absence de regards caméra, typique du registre familial. Enfin, plusieurs similarités suggèrent la présence d’isotopies sémantiques – « effet de la récurrence syntagmatique d’un même sème » (Rastier, 1987 : 276). L’architecture urbaine balnéaire est récurrente au sein des passages tandis que le champ matériel peuplant l’image (voitures, objets du quotidien, matériel de plage) inscrit la captation dans une temporalité spécifique (les années 1940-1950). Enfin, le vêtement incarne un moyen efficient de datation de l’archive.

Dans un troisième temps, une approche macro-sémantique permet d’envisager le document par le prisme de l’intertexte : la conjonction des passages et des métadonnées associées au document.

[Image amateur]. Balade dans Biarritz : le front de mer, la ville, la plage, le centre-ville où des personnes distinguées se promènent. À Bayonne, une procession religieuse marche dans les rues de la ville. Vue de l’église Saint-Michel au loin filmée depuis l’actuel parc des Sports Saint-Michel. Ambiance festive dans un quartier où des couples dansent dans la rue au rythme d’un air joué par un groupe de musiciens (accordéon, batterie et guitare) (ina.fr, 2015).

La confrontation des passages avec ce texte additionnel permet d’actualiser – « opération interprétative permettant d’identifier un sème en contexte » (Rastier, 1987 : 275) – plusieurs traits sémantiques. Tandis que le statut amateur des images est renforcé, la localisation précise des passages étudiés est renseignée – Bayonne, sa plage et son centre-ville – de même que la datation de la captation est indiquée : 1950. En rapprochant le corpus avec le texte supplémentaire, on obtient la vérification d’un certain nombre d’interprétations stéréotypiques à l’instar de l’énoncé : « la technique est approximative, il s’agit d’un film amateur ». L’accumulation de parcours interprétatifs à plusieurs échelles permet de déconstruire ces stéréotypes qui accompagnent le visionnage de documents audiovisuels. De même que l’on s’attend à un certain type de contenus en allumant la télévision – la promesse des genres (Jost, 1997) – le visionnage de contenus patrimoniaux fait également l’objet de raccourcis interprétatifs, qu’il s’agit de déconstruire afin d’en tester la véracité.

Bilan de l’étude sémiotique

Le présent cas d’étude nous permet de dresser des conclusions préliminaires sur les parcours interprétatifs typiques du visionnage d’un document patrimonial audiovisuel. Après l’étude des différents traits sémantiques identifiés lors des parcours interprétatifs associés aux films, deux ensembles de marqueurs sémiotiques apparaissent : les informations contextuelles et les « marqueurs de proximité ».

Intuitivement, en observant une image non familière, plusieurs questions émergent et nous tentons d’y répondre en interprétant l’image. L’œil tente intuitivement de comprendre le contexte général propre au document visionné : où se passe l’action – Bayonne dans l’exemple –, qui sont les protagonistes et quel type d’action se déroule-t-il, entre autres ? Ces informations contextuelles nécessaires à l’interprétation forment un premier ensemble d’informations à intégrer.

Derrière ce premier champ, l’étude sémiotique met en avant une autre catégorie d’effets de sens, que l’on pourrait qualifier de « marqueurs de proximité historique ». Certaines évidences comme les stéréotypes, les vêtements ou les coiffures ont été intériorisées, aujourd’hui ces évidences ne le sont plus à l’instar du costume bourgeois des années 1950 présent dans l’exemple. Intuitivement, les différents éléments forment autant de marqueurs sémiotiques qui vont permettre de dater l’archive visionnée. Ces effets de sens se rapprochent d’une conception intime ou empathique de notre rapport au document ancien : l’interprétation s’incarne dans notre éloignement historique par rapport aux éléments à l’image. Ce décalage permet en réalité de renouer un continuum : le spectateur tend à se mettre à la place de la personne qui filme dans le cas d’un document audiovisuel. Il s’agit d’un point de vue éditorial de retranscrire cette catégorie spécifique d’effets de sens au sein du dispositif envisagé.

Mobiliser le web des données au sein du dispositif patrimonial

Les deux catégories d’effets de sens décrites incarnent autant d’approches de redocumentarisation : ajouter de l’information contextuelle afin d’accompagner l’usager et assister celui-ci dans l’immersion au sein du document patrimonial. Le choix méthodologique réalisé est la mobilisation du web des données en tant que réseau d’informations et de fait matière première du processus de redocumentarisation. Nous convoquons en particulier l’ensemble de données libres et structurées disponibles sur le Web que sont les Linked Open Data.

En guise de définition, décomposons l’appellation Linked Open Data, que l’on pourrait traduire en français par « données liées ouvertes ». Dans un premier temps, les Linked Data désignent des données reliées entre elles. Cette liaison est permise par la conjonction d’une publication sur le web et l’association à chaque donnée d’un identifiant unique : l’Uniform Ressource Identifier (URI). Par le biais de combinaisons « sujet-prédicat-objet » baptisées « triplets », ces données peuvent être mises en relation avec d’autres données tandis que leur relation peut être qualifiée à l’instar d’une équivalence (same as). Le respect d’un standard commun – le RDF – au niveau du formatage des triplets valide l’intégration des données liées dans le réseau global baptisé « web des données » (Gandon, 2011).

Dans un second temps, l’Open Data (données ouvertes) désigne le mouvement d’ouverture des données des collectivités, services publics et entreprises qui émerge depuis la fin des années 2000. L’objectif est d’arriver à une meilleure transparence de ces acteurs en partant du principe que ces données représentent un bien commun selon l’acception d’Elinor Olstrom et devraient donc être accessibles par tous.

Afin d’être considérées comme ouvertes, ces données doivent respecter un critère technique (fourniture des données dans un format non propriétaire), économique (liberté d’utilisation des données) et juridique (données sous licence ouverte) (Chignard, 2012).

De fait, l’appellation Linked Open Data illustre la conjonction – à l’échelle des données – d’une structure (données liées) et d’un statut (données ouvertes). Ce contexte spécifique crée une interopérabilité à la fois technique (portée par le format RDF), juridique (absence de copyright) mais également économique (liberté d’accès) qui ouvre un large éventail de possibilités d’utilisation dont l’étude présente souhaite présenter un aspect.

Historiquement, l’initiative Linked Open Data revient à Tim Berners-Lee, l’inventeur du World Wide Web. Celle-ci visait à simplifier les principes du web sémantique afin d’en favoriser le développement (Monnin, 2012). Tim Berners-Lee publie en 2006 quatre principes, centrés autour de la notion d’URI, encadrant la publication des données en ligne et l’interconnexion des jeux de données (Berners-Lee, 2006).

Mettant en application ces principes de référencement et de nomination des ressources, le projet Linking Open Data est créé en 2007. Il est initialement porté par des chercheurs universitaires en informatique ainsi que des développeurs évoluant dans diverses entreprises privées, le tout accompagné par le W3C, avant d’être rejoint par des institutions telles que la BBC, Thompson Reuters ou la Library of Congress (Heath, 2009). En investissant cet espace de publications de contenus, ces acteurs, producteurs de contenus à forte échelle, favorisent l’émergence d’un écosystème encyclopédique qui constitue l’environnement faisant l’objet d’une expérimentation dans le cadre de cette recherche sur l’intelligibilité de l’archive.

Le projet Linked Open Data Cloud, initié la même année, a pour principe de cartographier les données libres liées. En 2014, le graphe actualisé accueille désormais 570 silos de données, c’est-à-dire 570 acteurs privés ou publics ayant produit et rendu accessible un ensemble de données sous une forme adéquate aux principes écrits par Tim Berners Lee3. Ensemble, ces différents silos forment le « web des données », pensé par le même chercheur américain comme une reformulation du concept délicat de « web sémantique4 ». Au total, en 2014, plus de 900 000 documents décrivant plus de huit millions de ressources ont été déployés et liés. Des silos spécifiques coexistent avec des silos généralistes à l’instar de DBpedia, construit comme l’équivalent sémantique de Wikipedia. Créé en 2007, ce projet porté par l’Université libre de Berlin et l’Université de Leipzig comporte en 2014 dans sa version anglaise plus de 4,58 millions d’« entités » (things) avec 583 millions de « faits » (facts), d’ailleurs DBpedia propose du contenu en 125 langues différentes5. De par son caractère générique, cette base de triplets sémantiques incarne un des acteurs privilégiés de l’interrogation des données.

Dans le cadre de la catégorie d’effets de sens liée aux informations contextuelles, notre attente dans la mobilisation du web des données est la possibilité de retranscrire les multiples aspects de l’information contextuelle pouvant s’incarner à la fois dans un lieu de tournage, dans un personnage apparaissant à l’écran, un objet, une activité comme le jeu de plage mais également d’une catégorie plus théorique – « sujet » – illustrant des concepts immatériels comme « vacances ». L’examen des propriétés associées à chaque notice du Linked Open Data Freebase mentionne un certain nombre de propriétés pouvant se rapprocher des effets de sens identifiés. Il accueille des notices relatives à un nombre important de domaines, allant de la notice géographique – Bayonne (figure n° 4) – à la notice biographique en passant par des notices historiques comme « les congés payés » (figure n° 5).

Notre approche méthodologique documentaire vise à transformer la première catégorie d’effets de sens identifiés en autant de catégories d’annotations. Celles-ci sont censées offrir à l’utilisateur une granularité d’inscriptions, propice pour la description d’événements sensibles ou difficiles à appréhender dans l’environnement patrimonial. Les champs annotationnels « lieu », « personne », « objet », « activité » et « sujet » sont ainsi considérés et semblent couvrir la dimension descriptive identifiée.

En conclusion, l’écosystème informationnel du web des données semble vertueux pour le cadre expérimental présent, les différentes notices de Freebase sont compatibles avec le premier type d’attentes annotationnelles identifié.

Fig. 4 – Notice Freebase en français sur Bayonne

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Fig. 5 – Notice Freebase en français sur les congés payés

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Seconde phase expérimentale : co-construction du dispositif patrimonial

Reprenant les éléments mis en lumière dans l’étude sémiotique, la seconde expérimentation consiste en la conception d’un artefact technologique éditorial destiné à la recontextualisation de l’archive. L’étude du corpus a fait émerger plusieurs éléments éditoriaux qu’il convient de considérer. Dans un premier temps, la nécessité d’une catégorisation des annotations a été présentée afin de couvrir l’activité de description de l’image.

Dans un second temps, l’entrée dans l’archive s’effectue également par un rapport sensible au passé. Or, la seconde catégorie d’effets de sens observée n’est pas appréhendée par le dispositif d’annotations typées. Il convient dès lors d’intégrer cette recommandation éditoriale dans le cahier des charges fonctionnel du dispositif : assister l’utilisateur dans la construction de son rapport au passé, à travers une expérience utilisateur spécifique.

De fait, la conjonction au sein de l’artefact de deux types de fonctionnalités éditoriales semble nécessaire : les annotations typées permettant la convocation des éléments contextuels et les éléments graphiques ou fonctionnels favorisant le rapport au passé.

Ancrage théorique

Destiné à accueillir en son sein des documents patrimoniaux, le dispositif prend la forme d’une interface numérique de type plateforme, au sein de laquelle l’utilisateur vient ajouter ses documents puis les annoter afin à terme de faire l’expérience sensible de ses archives au travers du dispositif, participant d’une réappropriation patrimoniale.

Le dispositif, étant d’une part le relais entre l’usager et le document et d’autre part le réceptacle d’écrits d’écrans (Souchier, 1996) s’inscrit dans le champ des architextes, en tant qu’« outils qui permettent l’existence de l’écrit à l’écran et qui, non contents de représenter la structure du texte, en commandent l’exécution et la réalisation » (Souchier, 2003 : 23-24). L’architecture et le design même du dispositif permettent mais, de fait, encadrent l’expérience patrimoniale de l’utilisateur, venu documenter son archive familiale par le biais de la plateforme. Cet « architexte patrimonial » permet de manipuler conjointement des documents audiovisuels, des ressources textuelles (notices des Linked Open Data) mais également des annotations, pensées comme « toute forme d’ajout visant à enrichir une inscription ou un enregistrement pour attirer l’attention du récepteur sur un passage ou pour compléter le contenu sémiotique par la mise en relation avec d’autres contenus sémiotiques préexistants ou par une contribution originale » (Salembier, 2007 : 33). L’annotation en tant que contribution au document au sein des sciences de la documentation vient également faire écho aux tags dans le champ des métiers de l’audiovisuel en tant qu’écrits d’écrans se rapportant à un document audiovisuel.

L’annotation sémantique – à l’instar de l’entité « Bayonne » associée à l’archive étudiée – est considérée comme la matière première de cette étude. Elle est dans un premier temps le fruit d’un discours de l’utilisateur venant décrire le document qu’il visionne. Par le biais d’un moteur de recherche interrogeant le web des données, cette entité peut être associée à une ressource contextuelle (la notice géographique de Bayonne par exemple) rapatriée dans l’architexte où en tant qu’écrit d’écran, elle intègre le plan sémiotique du document patrimonial visionné. De fait, la dimension mémorielle (le discours de l’utilisateur sur l’archive) coexiste avec la dimension computationnelle (la ressource documentaire identifiée) ainsi qu’avec la dimension sémiotique (le sens associé à cet écrit d’écran) et enfin avec la dimension graphique architextuelle (la forme et l’emplacement de cette annotation dans le dispositif). L’annotation, matière première d’une éditorialisation – « processus consistant à enrôler des ressources pour les intégrer dans une nouvelle publication » (Bachimont, 2007) – de l’archive, incarne de fait l’élément pivot du processus de réappropriation patrimoniale encadré.

La dimension hypertextuelle du dispositif construit, commune à tout dispositif computationnel, nous amène à intégrer les réflexions à propos de l’impact du numérique sur notre cognition – la raison computationnelle (Bachimont, 2010b) – afin de construire pour l’utilisateur un parcours se rapprochant le plus du phénomène synthétisé : la traditionnelle transmission des souvenirs familiaux. Cette expérience utilisateur spécifique peut prendre la forme d’une mise en récit de ces contenus patrimoniaux et de fait, une approche sous la forme d’une progression au sein des documents et des annotations – approche hypertextuelle – semble pertinente. La mise en récit des archives audiovisuelles s’incarne ici dans le design et l’expérience utilisateur mais il peut également prendre la forme d’une action éditoriale sur ces documents audiovisuels à l’instar d’un montage des films selon différentes atmosphères. La problématique du récit de soi multimédia (Valbusa Solitude, 2011) incarne un volet prospectif majeur du questionnement sur la réappropriation patrimoniale des documents numériques, un partenariat scientifique est d’ores et déjà construit avec Magali Valbusa Solitude, doctorante en sciences de l’information et de la communication dont c’est l’objet de recherche.

Appréhender la dimension temporelle du document

Si la possibilité d’une annotation thématique – à l’instar des tags ajoutés à un document textuel afin d’indiquer à son lecteur les thématiques couvertes – semble une fonctionnalité éditoriale incontournable, la prise en compte du caractère temporel des documents patrimoniaux audiovisuels nous amène à considérer une annotation temporelle.

Sur cet aspect, les « mondes possibles » éditoriaux semblent larges et à la fois en partie cartographiés, à l’instar du logiciel « Lignes de temps » conçu par l’Institut de recherche et d’innovation (IRI)6. Celui-ci met en avant la représentation graphique spécifique de la timeline (ligne de temps), inspirée des bancs de montage numérique, permettant d’éditorialiser le film numérique par le biais d’une expérience temporelle de l’objet.

D’ores et déjà, la fonctionnalité d’une annotation temporelle offerte à l’utilisateur pour l’annotation des documents audiovisuels est expérimentée. L’articulation entre un espace d’annotation comme la timeline avec les différentes catégories d’annotations émergées par l’étude sémiotique est un dispositif éditorial implémenté de manière expérimentale (cf. figure n° 6). La coexistence de cet espace d’inscription incarné par la timeline avec l’espace de visionnage du film semble primordiale, l’acte d’annoter le film est une activité conjointe au visionnage, l’utilisateur documente le film en fonction de son interprétation en même temps qu’il le visionne.

Fig. 6 – Capture d’écran d’une « vue timeline » de l’artefact construit

Image

Crédit : Perfect Memory, 2015

Cette capture d’écran – photographie de l’interface qui ne peut tenir compte du caractère interactif – permet de manière limitée d’appréhender le design et l’expérience utilisateur conçus pour le dispositif. Nous sommes en présence de la vue détaillée d’un document de type audiovisuel. Cette vue est accessible suite à une recherche avancée ou par la sélection du document au sein d’une galerie de médias. La « profondeur de clic » de cette vue est de l’ordre de deux clics, nous sommes de fait dans une vue d’accès rapide, propice à une utilisation fréquente. La vue en cours comprend la vidéo qui défile dans la partie supérieure gauche, tandis que la partie supérieure droite est dédiée aux propriétés du document (libellé, date, auteur, description, droits). Enfin, la partie inférieure prend la forme d’une ligne de temps – interactive – sur laquelle l’usager va pouvoir inscrire de nouvelles annotations relatives au document et en particulier à ce qu’il perçoit à l’image. L’exemple présenté se rapporte au plan n° 15 du film Vues de Biarritz et de Bayonne, nous observons dans la timeline les annotations suivantes : « plage », « station balnéaire » et « océan atlantique ». Ces annotations typées (« sujet » pour les deux premières et « lieu » pour le dernier) se chevauchent et tout en accompagnant le visionnage du film, fournissent à l’utilisateur du dispositif une entrée différente dans le document : un texte incarné par un nuage de tags ordonné selon un axe temporel.

Perspective : appréhender la dimension empathique du visionnage de l’archive

Les résultats de l’étude sémiotique montrent qu’au-delà du contexte, le sens émerge du rapport au passé à caractère nostalgique ou empathique construit entre l’utilisateur et l’archive visionnée. Appréhender le phénomène observé et le transcrire en différentes modalités de design et d’expérience utilisateur incarne un des volets exploratoires de cette recherche. La dimension personnelle de l’expérience patrimoniale du document peut se transcrire de manière expérimentale par une conception empathique des outils éditoriaux : personnification des écrits d’écrans d’accompagnements (« Documentez votre arbre généalogique », « Rappelle-toi le lieu de ton enfance », « Précise ton lien avec la personne identifiée »), design des « petites formes » (Candel, 2012) et autres boutons (une main du type « dessin d’enfant » comme lien vers la page principale) et plus largement différents enchaînements hypertextes se démarquant des dispositifs professionnels documentaires afin de correspondre à un usage grand public.

Prise de recul

L’échographie à un moment t de cette recherche permise par cette contribution met en lumière plusieurs aspects théoriques et méthodologiques. Derrière le bilan sur le corpus étudié et l’implémentation des résultats dans le dispositif en construction, il convient d’examiner ce dernier et la méthode de construction au prisme de la tension entre mémoire et oubli formalisée auparavant. Organisées de manière arbitraire, ces réflexions brossent le portrait d’un regard réflexif sur la recherche en cours et incarnent autant de pistes d’investigations développées à terme dans le mémoire de thèse.

Web des données et statuts des informations

Intégrée à l’hypothèse initiale, la considération du web des données dans le cadre d’une redocumentarisation de documents patrimoniaux mérite d’être interrogée. Le choix d’une éditorialisation de ces documents impliquant un ajout d’informations dans ces derniers, le web des données en tant que réseau de ressources ouvertes et liées semble un acteur idéal pour le processus théorisé. Liées et ouvertes par nature, les connaissances disponibles sont rendues interopérables afin de favoriser leur utilisation au sein de dispositif tiers. Si la composante documentaire semble vertueuse, un questionnement éthique émerge de cette mobilisation. En effet, si la crédibilité des connaissances disponibles n’est pas forcément à remettre en cause, ces dernières demeurent le fruit d’une production contemporaine. Or, rapatriées dans un dispositif – lui aussi contemporain – elles côtoient des documents anciens : la coexistence dans le même plan sémiotique de plusieurs régimes d’historicité (Hartog, 2003) peut poser problème. En effet, en guise d’exemple la notice généraliste associée à la ville de Bayonne produite dans les années 2010et rapatriée depuis Freebase, peu d’informations semblent permettre de comprendre la ville telle qu’elle était en 1950 à la date du tournage du document patrimonial. Ce constat peut être nuancé en considérant que nous avons mobilisé par défaut un Linked Open Data générique et non spécialisé dans l’histoire urbaine par exemple. Si ce type de silo n’existe pas encore, la probabilité qu’un référent de ce type soit déployé dans les prochaines années est forte si l’on en croit la courbe de croissance des données ouvertes et liées évoquée au paragraphe VI. Si d’un problème relatif au champ historique, nous recentrons la question vers une problématique documentaire – l’ouverture de silos spécialisés – la tension historique demeure et l’évolution dans le même plan sémiotique d’informations de différents statuts peut conférer au dispositif une instabilité sémiotique qu’il convient d’observer.

Indexation collaborative et mémoire collective

Le choix méthodologique d’un témoin universel quant à l’interprétation du document patrimonial lors de l’étude sémiotique soulève un enjeu important. Si la mémoire est par définition propre à chaque être humain, une mémoire collective existe bel et bien, se superposant aux mémoires individuelles. Le souvenir de la Seconde Guerre mondiale, des mouvements sociaux de 1968 ou des premiers étés suite à l’établissement des congés payés (exemple pouvant se rapporter à l’archive étudiée) sont autant d’expériences vécues à la fois de manière individuelle et partagées par une certaine population. Dès lors, la question de l’utilisateur se pose : théoriser une interprétation individuelle suffit-il à appréhender le phénomène de transmission patrimoniale ? À l’instar des familles se réunissant dans le cadre d’une « soirée diapositives » afin d’évoquer le souvenir familial, ne faut-il pas dès le début penser le dispositif par le prisme du collectif ? L’intention du dispositif est bien de permettre la réappropriation patrimoniale, de fait l’expérience utilisateur et plus largement l’intégralité du dispositif ne mériterait pas d’être « désindividualisée » afin de permettre son inscription dans l’espace collectif ? Si l’usage initial est bien l’indexation individuelle, la possibilité d’une indexation collaborative doit être envisagée. De fait, nous pouvons associer le dispositif à un environnement d’exercice de documents pour l’action, pensés par Manuel Zackad comme « les supports à la coordination d’un collectif distribué engagé dans des activités communes finalisées » (Salembier, 2007 : 17). Cette approche documentaire permet en théorie d’accompagner la migration du dispositif d’un statut individuel à un statut collectif.

Mémoire et oubli numériques

Si les premiers ordinateurs étaient exempts de mémoire – l’utilisateur devait à chaque utilisation du dispositif recommencer son processus de codage sans sauvegarde possible – l’ajout au sein des terminaux d’une mémoire a profondément changé notre rapport à l’archive. Désormais numériques, les contenus se dupliquent et se partagent beaucoup plus rapidement. Le numérique participe d’ailleurs d’une large évolution des pratiques de production et de diffusion des savoirs : sujet de recherche des « digital studies » (Stiegler, 2014). Par définition tout processus réalisé par la machine est le produit d’un calcul dont les modalités de celui-ci et les résultats seront enregistrés. À l’instar des cookies implantés dans les navigateurs, de la pratique du versioning (enregistrement des différentes versions du code informatique en développement) ou des applications de récupération de données effacées, l’oubli semble absent de l’environnement computationnel. Au contraire, le Web par exemple semble plutôt se définir par une approche mémorielle :

Le Web lui-même est de moins en moins envisagé comme un hypertexte permettant de naviguer de document en document, et de plus en plus comme une hypermémoire, constamment disponible. Sorte d’immense archive ouverte, interconnectée mais peu structurée, la Toile n’est plus pensée dans sa textualité : elle est un hypotexte, une ressource, inépuisable, où l’on puise au cas par cas » (Merzeau, 2011 : 88-89).

Enfin, les problématiques actuelles des Big Data ou l’explosion des données – s’inscrivant d’ailleurs sur le temps long (Bachimont, 2015) – tendent à renforcer l’approche computationnelle mémorielle : l’enjeu est non pas de savoir trier les informations afin de garder les plus pertinentes mais bien de savoir emmagasiner et exploiter un nombre toujours important d’informations.

De l’approche éditoriale choisie pour le dispositif

Initié dans un environnement professionnel à dominante computationnelle – l’informatique étant le corps de métier le plus représenté au sein du partenaire industriel Perfect Memory – le dispositif patrimonial semble imprégné de l’approche mémorielle computationnelle décrite. Le problème à l’origine de cette recherche – la perte de l’intelligibilité du document patrimonial numérique – intègre des problématiques sémiotiques (l’interprétation), documentaire (modalités d’une redocumentarisation), computationnelle (ressources du web des données, interfaces, expérience utilisateur) mais également rhétorique (discours patrimonial). Si l’approche sémiotique, transversale aux différents aspects du projet, permet de garder du recul quant aux aspects éthiques du dispositif construit, la forte composante computationnelle du projet semble au contraire restreindre les pistes d’investigations en se focalisant sur le caractère performatif des processus initiés. Le phénomène d’oubli ordinaire (Ricœur, 2000), de stratifications des événements vécus composant peu à peu notre mémoire semble absent de l’écosystème du dispositif, à l’instar de la fenêtre émergeant dans l’interface demandant la confirmation de la suppression d’une annotation : documenter est rapide, supprimer prend du temps. L’opposition claire entre l’usage permis par le dispositif et les pratiques mémorielles humaines – inscrire dans sa mémoire prend du temps, tandis qu’oublier peut être rapide – témoigne non pas d’une incompatibilité du dispositif avec les pratiques patrimoniales humaines mais bien d’un décalage éditorial entre l’usage social pressenti et la réalité d’un dispositif computationnel.

Bilan

Avant 1877 – date d’invention du phonographe – il n’était pas possible de reproduire un objet temporel (Eustache, 2014 : 197). Les techniques d’enregistrement du son et de l’image d’abord fixe puis animée ont totalement changé notre rapport à la mémoire. Lieu de mémoire familiale par excellence, la photographie (Barthes, 1980) est progressivement supplantée par la vidéo, aujourd’hui numérique et nomade (Allard, 2014). Le numérique en tant que support de mémoire n’efface pas le double fossé soumis à l’archive : la dégénérescence des supports et la perte de l’intelligibilité du document. Vouloir restaurer l’intelligibilité du document patrimonial c’est d’abord faire le choix de la mémoire par rapport à l’oubli : contrecarrer la progressive stratification des documents dans l’imbroglio computationnel participe d’un processus qui altère notre mémoire. Aujourd’hui, nous souvenons-nous encore des longues citations composant l’art de la mémoire (Yates, 1987) ? Nos pratiques mémorielles et plus largement notre attention semblent s’être déplacées : se souvenir du moyen de trouver l’information requise prévaut désormais au souvenir naturel de cette dernière (Carr, 2011). Ces évolutions sont-elles liées à la désormais omniprésence de l’environnement computationnel dont le Web est le fleuron ? Doit-on dès lors envisager le numérique comme une maladie inédite de la mémoire (Eustache, 2014 : 141) ? L’approche patrimoniale qui nous anime tend à considérer le dispositif numérique comme un moyen – d’une réappropriation patrimoniale – et non une fin à l’instar d’un hypothétique artefact technologique gérant la mémoire externalisée des familles. De fait, le dispositif n’est en soi qu’un vecteur d’une trivialité des documents patrimoniaux : le souvenir familial se transmet de génération en génération par le biais du dispositif, n’ayant lui-même qu’un impact restreint – qu’il conviendra de mesurer – sur le processus de réappropriation patrimoniale.

1 Initiant le discours réflexif, on peut ajouter que l’approche d’un témoin universel dans le cadre d’une interprétation du document par la

2 http://www.ina.fr/video/AMX13000074/vues-de-biarritz-et-de-bayonne-video.html (Consulté le 31-03-15)

3 http://lod-cloud.net/

4 Interview de Tim Berners-Lee intitulée « Le Web va changer de dimension » parue dans La Recherche, http://www.larecherche.fr/content/recherche/

5 http://wiki.dbpedia.org/Datasets

6 http://www.iri.centrepompidou.fr/outils/lignes-de-temps/ (Consulté le 14-01-15)

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Notes

1 Initiant le discours réflexif, on peut ajouter que l’approche d’un témoin universel dans le cadre d’une interprétation du document par la sémantique différentielle semble efficiente si ce n’est que l’interprétation demeure après tout un témoignage individuel, teinté du bagage socio-culturel du témoin. La question du statut du discours produit se pose à l’aune de l’interrogation du clivage mémoire-oubli.

2 http://www.ina.fr/video/AMX13000074/vues-de-biarritz-et-de-bayonne-video.html (Consulté le 31-03-15)

3 http://lod-cloud.net/

4 Interview de Tim Berners-Lee intitulée « Le Web va changer de dimension » parue dans La Recherche, http://www.larecherche.fr/content/recherche/article?id=6566

5 http://wiki.dbpedia.org/Datasets

6 http://www.iri.centrepompidou.fr/outils/lignes-de-temps/ (Consulté le 14-01-15)

Illustrations

Fig. 1 – Vues de Biarritz et de Bayonne, Extrait du plan n° 13

Fig. 1 – Vues de Biarritz et de Bayonne, Extrait du plan n° 13

Fig. 2 – Vues de Biarritz et de Bayonne, Extrait du plan n° 14

Fig. 2 – Vues de Biarritz et de Bayonne, Extrait du plan n° 14

Fig. 3 – Vues de Biarritz et de Bayonne, Extrait du plan n °15

Fig. 3 – Vues de Biarritz et de Bayonne, Extrait du plan n °15

Fig. 4 – Notice Freebase en français sur Bayonne

Fig. 4 – Notice Freebase en français sur Bayonne

Fig. 5 – Notice Freebase en français sur les congés payés

Fig. 5 – Notice Freebase en français sur les congés payés

Fig. 6 – Capture d’écran d’une « vue timeline » de l’artefact construit

Fig. 6 – Capture d’écran d’une « vue timeline » de l’artefact construit

Crédit : Perfect Memory, 2015

Citer cet article

Référence électronique

Lénaïk LEYOUDEC, « Interroger la tension entre mémoire et oubli au sein d’un dispositif numérique patrimonial », K@iros [En ligne], 2 | 2017, mis en ligne le 25 mars 2017, consulté le 29 mars 2024. URL : http://revues-msh.uca.fr/kairos/index.php?id=242

Auteur

Lénaïk LEYOUDEC

Doctorant CIFRE en sciences de l’information et de la communication, Sorbonne universités, Université de technologie de Compiègne, EA 2223 Costech (Connaissance, Organisation et Systèmes techniques), Centre Pierre Guillaumat – CS 60 319 - 60 203 Compiègne cedex

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