Nous pouvons vivre sans [l’architecture], nous pouvons adorer sans elle, mais sans elle nous ne pouvons pas nous souvenir (Ruskin, 2011).
Dans son ouvrage Les sept lampes de l’architecture1, publié en 1849, John Ruskin (1819-1900), écrivain et critique d’art anglais, s’interroge sur l’architecture et ses finalités. L’architecture y est considérée en tant qu’art, mais également en tant que discipline à part entière, qui positionne l’homme au centre du sujet.
Pensé dans le contexte historique de crise liée à la Révolution industrielle en Angleterre au xixe siècle, cet écrit théorique décline sept thèmes majeurs identifiés en tant que tels et tous intitulés « lampes2 ». En ayant recours au terme de lampe pour chaque chapitre, Ruskin met en exergue la singularité de la forme de son questionnement, qui le conduit à délivrer un point de vue particulier sur l’architecture. En procédant de la sorte, il nous livre un éclairage spécifique qui correspond, pour chaque lampe, aux principes fondamentaux de l’architecture : « la lampe de sacrifice, de vérité, de force, de beauté, de vie, du souvenir et d’obéissance ».
La sixième lampe, intitulée « La lampe du souvenir », qui suit « La lampe de vie » et précède « La lampe d’obéissance », qui clôt l’ouvrage, correspond à la partie dédiée au souvenir. Bien qu’abordé principalement à travers le prisme de son antonyme, le souvenir est ici volontairement mis en tension avec celui-ci pour permettre à l’auteur – c’est du moins l’hypothèse que nous formulons – de poser la question du lien entre architecture et oubli, et parvenir à définir le souvenir comme un des objets fondamentaux de l’architecture. Cette mise en avant, qui n’est pas sans incidences, conduit Ruskin à conférer à l’architecture une dimension mémorielle qui dépasse celle de la simple fonction de remémoration attachée aux programmes du monument. Cette vocation singulière l’amène à rechercher et à identifier un sens plus profond à l’architecture, qui pourrait être lié à la représentation du temps et de la durée à travers la spatialisation. Bien que cette interrogation ne soit pas abordée directement en ces termes dans son écrit, c’est bien la relation entre architecture et temps qui semble sous-tendre « La lampe du souvenir » et qui interpelle, par là même, la place de l’oubli et du souvenir dans la conception des espaces. L’oubli devient dès lors l’entrée principale qui structure le parti pris de Ruskin, qui constitue la singularité de cette construction et démontre, aujourd’hui encore, sa pertinence face aux enjeux temporels du monde contemporain.
En effet, c’est essentiellement au cours du xixe siècle que plusieurs publications s’essaient à traiter de la relation de l’architecture au souvenir et à l’oubli. Les conséquences des destructions volontaires de la Révolution française, conjuguées aux bouleversements économiques et sociaux inhérents à la Révolution industrielle en Europe, ont conduit de nombreux intellectuels à s’interroger sur ces sujets. Dans le champ de l’architecture, à l’instar d’Arcisse de Caumont3, d’Eugène-Emmanuel Viollet-le-Duc4 et plus tardivement de Camillo Boito5, c’est dans ce contexte de crise que s’inscrit la réflexion engagée par John Ruskin6 au début de la seconde moitié du xixe siècle, période au cours de laquelle il publie deux ouvrages majeurs qui traitent du souvenir : Les sept lampes de l’architecture, suivi en 1853 par Les pierres de Venise7.
Édité en 1849 et largement diffusé en Europe au cours du xixe siècle, Les sept lampes de l’architecture sombre cependant dans l’oubli au début du siècle suivant. Ce n’est qu’à la fin du xxe siècle que cet ouvrage est exhumé et réédité en 1980 sous l’impulsion de Jean-Pierre Le Dantec8, qui justifie ce choix éditorial par la pertinence du contenu théorique, jugé essentiel pour la formation des futurs architectes et pour leur compréhension des enjeux de la discipline. À son tour, dans son anthologie, Le patrimoine en question (Choay, 2009 : 123-145), Françoise Choay sélectionne différents textes fondateurs dont ceux de Ruskin, qu’elle met en avant et dont elle souligne l’intérêt et l’actualité au regard des enjeux de l’architecture et du patrimoine.
De manière plus extensive et dans une autre visée, ces questions relatives à l’oubli et à l’architecture avaient cependant été abordées dès les années soixante, notamment par le mouvement architectural international dit de la Tendenza9. Pour la Tendenza, il s’agissait de repositionner l’histoire de l’architecture en tant qu’outil constitutif et opérant du processus de conception architecturale, et de se poser en réaction au principe de la tabula rasa qui avait caractérisé les productions architecturales issues de la modernité au cours du xxe siècle, faisant de l’oubli l’un des principes fondamentaux de cette période.
Depuis les années 2000, les notions de souvenir, d’oubli et de mémoire font l’objet, en architecture, d’une relecture critique et d’une réappropriation par certains théoriciens ou praticiens tels que Bernardo Secchi10, Paola Vigano11 ou encore Sébastien Marot12. Dans son ouvrage, L’art de la mémoire, le territoire et l’architecture, Sébastien Marot développe plus particulièrement la relation qui s’instaure entre la mémoire et le projet, en postulant que celle-ci doit se définir non pas à l’échelle de l’objet architectural, mais à l’échelle du territoire, pour être pertinente et perceptible. Sa réflexion pose concomitamment la question de l’oubli et démontre la nécessité d’opérer une sélection dans la mémoire pour révéler le territoire du projet et ordonner une pensée architecturale qui puisse aboutir à une spatialisation concrète (Marot, 2010).
Enfin, l’émergence, à partir des années 1980, de la notion de patrimoine et l’engouement du public pour ses objets confirment, sous un autre angle, l’intérêt porté à partir d’artefacts aux questions relatives à l’oubli et à la mémoire. Par ses nombreux et illustres travaux, Pierre Nora a contribué à l’émergence de ces questionnements et a ouvert le champ des possibles pour l’architecture :
Le patrimoine est devenu l’un des maîtres-mots de la conscience historique contemporaine, passant de l’acception presque notariale […] au bien constitutif de la conscience collective d’un groupe : véritable retournement. À ce titre, il est venu rejoindre […] les mots « mémoire », « identité », dont il est devenu presque synonyme, et qui ont eux aussi connu dans le même temps, […] le même renversement de sens ravageur (Nora, 1997 : 12).
Ces différentes prises de position ont favorisé un regain d’intérêt pour les écrits théoriques du xixe siècle tels que ceux de Ruskin, qui ont fait notamment l’objet, dans le cadre de l’École du Louvre, d’une série d’essais critiques regroupés en 2003 au sein de l’ouvrage collectif Relire Ruskin. Cette publication a contribué, parmi d’autres, à repositionner dans l’actualité les problématiques soulevées en son temps par cet auteur.
Enfin, en 2011, une nouvelle traduction des Sept lampes de l’architecture a été éditée. Celle-ci a mis en exergue cette contribution aux champs de l’architecture, de l’histoire de l’art et du patrimoine, en apportant un éclairage nouveau sur ce texte et en confirmant son acuité face aux mutations engendrées aujourd’hui par la révolution numérique et l’accélération du temps (Hartmut, 2012).
Néanmoins, si la position prise par Ruskin dans la sixième lampe, dédiée à la question du souvenir, peut sembler différer de certains de nos enjeux contemporains, la relecture de ce texte confirme qu’il n’en est rien. En effet, le rôle mémoriel assigné par l’auteur à l’architecture est toujours posé aujourd’hui, et ce d’autant plus que le sens des termes « patrimoine », « héritage », « mémoire », revêt désormais une acception extensive, génératrice d’une certaine confusion et d’une inflation continue (Leniaud, 1992 et Heinich, 2009).
Oubli et souvenir
Si l’oubli est le plus souvent attaché à des valeurs négatives renvoyant aux notions d’amnésie, d’absence, de détachement, d’omission voire de désintérêt, l’antonyme mobilisé par Ruskin, le souvenir, renvoie quant à lui à des dynamiques positives, liées à des faits qui deviennent des supports de la mémoire. Le processus mémoriel subséquent du souvenir inscrit dès lors le recours à ce terme dans un système de forces actives qui génèrent le mouvement et impliquent, de façon implicite, l’évolution et le devenir. Inversement, cette dynamique ne se retrouve pas dans le terme « oubli », dont la dimension négative renverrait plus à une posture d’abandon ou de concession, pouvant conduire à la cessation ou la renonciation.
Si Ruskin fait le choix d’intituler sa septième lampe « La lampe du souvenir » et non « La lampe de l’oubli », c’est sans doute parce que le recours à cet antonyme l’autorise à soutenir une posture inscrite dans une approche dynamique et positive, renvoyant à la fois aux établissements de l’institution divine et humaine, mais aussi au positivisme, où l’expérience s’impose à l’esprit. La lampe suivante, « La lampe d’obéissance », est également caractérisée par la même rhétorique, en utilisant cette fois-ci l’antonyme de liberté. Malgré le recours à un antonyme, l’oubli demeure constamment présent dans « La lampe du souvenir ». Convoqué avec parcimonie dans le corps de texte, le terme d’oubli apparaît cependant à plusieurs reprises pour soutenir la pensée de Ruskin, mais également en tant que moyen d’expression. Le recours à l’oubli lui permet de mettre en avant son point de vue, comme dans le paragraphe II de la page 187, où après avoir énoncé « Nous ne pouvons vivre sans elle, nous ne pouvons adorer sans elle, mais sans elle nous ne pouvons pas nous souvenir », il poursuit : « Il n’y a que deux grands conquérants de l’oubli des hommes, la Poésie et l’Architecture ».
Souvenir et oubli sont ainsi intrinsèquement liés l’un à l’autre, dans leur contraire et leur complémentarité. À l’instar de la structure en double hélice de la macromolécule d’ADN, se crée une sorte d’interdépendance entre les deux notions, qui constitue le fil conducteur du propos de Ruskin. Cette dialectique opérante lui permet de démontrer, par voie de conséquence, que le souvenir et/ou l’oubli constituent l’un des attributs fondamentaux de l’architecture, en ce qu’ils offrent la possibilité, pour cette discipline, de questionner le temps et la représentation de sa durée.
Architecture et oubli
Discipline qui permet, par une dynamique intellectuelle et créative de morphogenèse, de transformer une condition de nature en une condition de culture, l’architecture produit cet acte en ayant recours à un mode opératoire spécifique dénommé « projet d’architecture ». Outil conceptuel et technique conduisant à penser et à fabriquer des espaces habités, le projet architectural est un processus de conception itératif, qui aboutit à la production d’une spatialité édifiée ou non. Cet outil réflexif positionne l’homme au cœur du sujet et impose à l’architecte d’ordonner, par le recours au pensé et au construit, des enjeux multiples tant culturels que techniques.
Dans le cadre du processus de conception architecturale, le temps se révèle être une des dimensions concomitantes de l’architecture qui occupe une place majeure lors de l’élaboration d’un édifice : sa prise en compte permet en effet, par le prisme de l’absence ou de la présence, de se confronter à l’oubli et au souvenir. Toutefois, si ces dimensions sont spécifiquement attachées par essence aux programmes relevant de la commémoration tels que les monuments13, elles ne leur sont pas uniquement réservées. De tout temps, les architectes ont imaginé ou réalisé des constructions qui interrogent par leurs résolutions la temporalité présente, à venir ou passée. Les ouvrages de Georges Perec, qu’il s’agisse d’Espèces d’espaces ou de Je me souviens14, rappellent d’une certaine manière à l’architecte le rôle déterminant et contributif de la spatialité dans la fabrication ou, du moins, dans la mémorisation du souvenir.
Le souvenir peut également devenir pour l’architecte, concepteur d’espaces, un référent à partir duquel il pourra fonder un questionnement architectural. L’Acropole d’Athènes, pour l’architecte français Le Corbusier (1887-1965)15, comme les édifices repérés au cours de voyages en Italie et en Égypte pour l’architecte américain Louis Kahn (1901-1974), ont été mémorisés sous forme de croquis consignés dans des carnets, et ont alimenté leurs propres visions de l’architecture. Par sa dimension subjective car émotionnelle et esthétique, le souvenir d’architecture revêt parfois une autre dimension : celle de référence ou d’exemple qui recouvre la valeur de matrice ou de source d’inspiration inhérente à la structuration d’une pensée spatiale. En ce sens, l’œuvre gravée de l’architecte Giovanni Battista Piranesi, réalisée au xviiie siècle, en est une illustration poussée à l’extrême. Consignée par le dessin, sa quête du souvenir le conduit à se perdre dans sa propre conception de l’architecture, qu’il ne parvient pas à atteindre16. Si le souvenir peut constituer un appui pour construire une pensée, il en limite toutefois la portée, en raison notamment de la sélection opérée, qui ne peut être objective et exhaustive. Même consigné dans un carnet, le souvenir constitue déjà un parti pris, une posture critique sur un objet architectural enregistré et archivé, qui pourra être convoqué lors de l’élaboration d’une architecture.
Dès lors, l’oubli inhérent au souvenir occupe une place singulière et pourrait se dessiner comme une sorte de mode opératoire subséquent de l’acte de conception. L’oubli et son renvoi à l’absence ou encore à la cessation apparaîtraient, en architecture, non pas en tant que dispositif subi mais, au contraire, en tant que dispositif dynamique contribuant à édifier la signification de la spatialité qui en résulterait.
Oubli et trace
C’est à Viollet-le-Duc, architecte et théoricien du xixe siècle, que l’on confie en 1840 le chantier de la restauration de la basilique Sainte-Marie-Madeleine de Vézelay17. Il concevra, à partir de cette pièce d’architecture monumentale, un projet qui lui permettra d’expérimenter à grande échelle la position théorique qu’il explicite dans le Dictionnaire raisonné de l’architecture française à l’article « restauration » :
Le mot et la chose sont modernes. Restaurer un édifice, ce n’est pas l’entretenir, le réparer ou le refaire, c’est le rétablir dans un état complet qui peut n’avoir jamais existé à un moment donné (Viollet-le-Duc, 1854-1868 : t. 8, 14-34).
Cette posture prône l’intervention comme moyen d’inscrire la restauration d’un bâtiment existant dans une dynamique de création qui engendre un nouvel édifice, sans liens intrinsèques avec les conditions et l’histoire de sa morphogenèse. La mémoire de l’édifice est ainsi occultée et revisitée pour parvenir à produire une forme nouvelle, correspondant davantage aux enjeux esthétiques de la société dans laquelle elle s’inscrit. L’oubli apparaît donc comme un outil décisif et exclusif, mobilisé pour garantir l’élaboration d’un projet cohérent, s’exprimant au travers d’une transformation globale et unificatrice. La primauté de l’unicité de la forme implique, de fait, que ce type d’intervention convoque des références architecturales étrangères à l’édifice premier, tout en mobilisant à dessein l’histoire et la mémoire dans leurs dimensions collectives18. L’oubli se présente paradoxalement comme une condition nécessaire chez Viollet-le-Duc pour assurer la conservation d’un édifice et sa transmission, alors qu’au contraire, c’est le souvenir qui est convoqué par Ruskin pour penser les finalités de la transformation spatiale.
Entendu dans son acception large (relative au fait mais aussi à l’action de se souvenir), le souvenir peut également s’entendre, par extension, comme le résultat de cette action chez Ruskin. Cette action s’inscrit de fait dans une dynamique et une temporalité au sein desquelles l’homme a toute sa place. Conscient de la valeur de l’habiter, Ruskin met en évidence la richesse et l’intérêt de disposer de biens bâtis conçus et réalisés par l’homme. Le souvenir ne saurait donc se réduire, de son point de vue, à l’évocation d’une émotion intense destinée à combler l’absence, ni à une référence. Bien au contraire, le souvenir revêt une autre dimension, en y introduisant la notion de traces. Pour Ruskin, il ne s’agit pas de célébrer avec une certaine nostalgie les traces correspondant à la production d’un artefact architecturé et édifié, ni de les conserver à tout prix, mais de s’attacher aux traces du travail de l’homme, à leur dimension anthropologique :
Il est précieux de posséder non seulement ce que les hommes ont pensé et senti, mais ce que leurs mains ont manié, ce que leur force a exécuté, ce que leurs yeux ont contemplé, tous les jours de leur vie (Ruskin, 2011 : 187).
Les traces apparaissent alors comme le moyen de traduire les conditions de l’exécution de l’œuvre et de révéler la dimension intrinsèque des savoirs et savoir-faire mobilisés pour produire une architecture. Elles semblent, dès lors, pouvoir correspondre aussi et avant tout à l’ordonnancement de la pensée de l’individu qui a contribué à cette réalisation. À ce titre, la trace, les traces, pourraient être considérées comme des vecteurs mémoriels participant à la fabrication d’une mémoire et d’un oubli. En architecture, la trace deviendrait signifiante, dès lors qu’elle dépasserait le stade minimal requis de réponse à une fonction. Elle participerait de fait à la mise en ordre d’une spatialité qui sublimerait les savoirs et les savoir-faire, en les assemblant pour atteindre un équilibre qui prendrait place dans une sorte d’écosystème. Qu’elle soit effacée, gommée, occultée, révélée, relatée, évoquée, calculée, maîtrisée, malvenue, mal exécutée, la trace appartiendrait au champ de l’architecture et de l’histoire de son édification ; elle relèverait de la mémoire et de l’oubli.
Comme le démontre à sa manière Ruskin, l’architecture se présente comme une des conditions mêmes du souvenir, le moyen sans lequel l’homme verrait sa capacité de remémoration fortement altérée si celle-ci n’existait pas. Cette dimension commémorative confère de toute évidence à l’architecture une valeur essentielle, qu’elle doit porter, quelle que soit sa destination première. Pour autant, si l’architecture a un rôle mémoriel à jouer comme le souligne Ruskin, il ne s’agit pas de confondre cette destinée avec la question du monument, qui interroge le champ de la mémoire et du souvenir en raison de sa vocation initiale. Conçu en tant que signe référant d’une mémoire, le monument se distingue par son essence même de la dimension mémorielle que doit porter toute architecture. Ce n’est pas la question de la valeur du monument qui est posée, comme le fera Riegl au début du xxe siècle (cf. note 8), mais bien ici la dimension, par extension, de la signification en architecture, qui est mise selon nous en avant dans « La lampe du souvenir ». En d’autres termes, Ruskin nous conduirait par le souvenir à nous interroger sur le sens profond de la production des espaces et de leurs usages dans le temps, ouvrant ainsi la voie aux approches qui seront développées postérieurement et notamment dans la seconde moitié du xxe siècle par l’architecte norvégien, Christian Norberg-Schulz, qui s’attachera, en s’appuyant entre autres sur la phénoménologie, à questionner le sens des productions spatiales.
Souvenir et temps
Au moment même où la Révolution industrielle induit des bouleversements économiques et politiques majeurs dans la société européenne, Ruskin pose la question de la permanence de l’architecture en la confrontant à la durée et à la durabilité des édifices au regard du souvenir. En effet, les simplifications induites par le système de pensée et de production industrielle conduisent à une rationalité qui aboutit, de façon radicale, à une codification et une systématisation de l’édification, au détriment notamment de la spécificité de chaque réalisation et de sa relation à son milieu. Conduisant, à terme, à la banalisation des espaces et des lieux, ce mode productif transforme progressivement la nature de la relation qui s’établit entre une architecture et un lieu et interfère sur la construction et la nature du souvenir. En effet, si le lieu est réduit au bien dont on hérite ou qu’on acquiert, à une simple valeur marchande en somme, la finalité du souvenir assignée à l’architecture est mise à mal. Conscient de cet obstacle, il prend néanmoins le parti délibéré de contourner cette difficulté pour attribuer au lieu une valeur signifiante qui surpasse la modeste valeur marchande, en considérant que « La terre est un majorat, non une propriété » (Ruskin, 2011 : 195). Cet aphorisme affecte au site une valeur spécifique qui ne peut être révélée que par le recours au projet d’architecture. De la prise en compte de cette dimension, dépendront la nature et la pertinence du lien entre lieu et édifice.
La pérennité et l’inscription dans la durée de l’architecture s’affirment comme des données essentielles. Le temps apparaît, dès lors, comme une donnée majeure à intégrer dans la conception du projet d’architecture pour en maîtriser les conséquences, tant sur la pérennité de l’ouvrage (durabilité) que pour lui conférer une forme spatiale signifiante qui l’inscrive dans une permanence, correspondant à une structure concrète de l’environnement humain.
Présentées comme une condition nécessaire pour faire face à l’oubli, les marques du temps, c’est-à-dire les expressions de sa manifestation sur une architecture, interrogent quant à elles un autre objet architectural : la ruine. Figure par excellence du temps passé, présent et à venir19, la ruine chez Ruskin n’est pas considérée comme relevant du pittoresque. Seul le processus de dégradation de l’édifice, œuvre du temps et des hommes, relève de cette catégorie expressive. L’édifice en ruine et la ruine se définissent comme des structures édifiées qui sont marquées par et inscrites dans le temps. En tant que telles, elles contribuent à souligner la dimension existentielle de l’architecture en exacerbant la figuration du temps. Implicitement, la ruine implique la conservation des dispositions originelles de l’édifice, puisque le pittoresque en est l’antinomie. Le recours à la figure de la ruine permet ainsi à Ruskin de poser les bases d’une théorie de la protection de la mémoire édifiée, qui juge fondamentale la conservation de l’architecture dont nous sommes les héritiers ou les propriétaires.
Dans cette approche, le temps est opposé à l’oubli pour occuper une place essentielle dans la constitution du souvenir. La mesure du temps, à partir des marques et des traces, revêt dès lors à notre sens une portée fondamentale, tout comme le respect du temps. Le temps confère à l’architecture une signification singulière qui soulève la question de la mémoire. L’architecture se trouve par là confirmée dans sa vocation mémorielle et en tant qu’objet permettant à l’homme de s’inscrire dans l’espace et le temps, à partir des témoins de l’habiter et de l’édifier.
« La lampe du souvenir » pose la question de l’oubli et du souvenir dans l’architecture. Elle montre que l’architecture contribue à représenter le temps et sa durée non pour eux-mêmes, mais avant tout pour permettre à chaque individu de s’édifier et de s’inscrire dans un passé, un présent et un futur.
Le souvenir s’affirme cependant comme un dispositif non exhaustif, demeurant partiel et partial, puisque propre à chaque individu. S’il est impossible de se souvenir de tout, la réminiscence induit nécessairement une sélection qui ne peut être totalement objective. Le tri opéré par cette opération du souvenir renvoie concomitamment à l’oubli et pose la question des critères de choix et d’effacement de certains souvenirs. Une sorte de déni du souvenir, voire de devoir d’oubli, s’instaure, qui contraint, à la suite des recommandations de Nietzche dans la Seconde considération inactuelle, de « fixer la limite où il devient nécessaire que le passé s’oublie pour ne pas enterrer le présent ».
Si l’architecture semble liée au souvenir pour signifier, elle est aussi, par voie de conséquence, amenée à composer avec l’oubli. Il appartiendrait donc à l’architecture, au moment de son élaboration, de fixer les limites du souvenir qu’elle avait vocation à figurer dans sa spatialisation concrète. Ces limites seraient éminemment attachées au temps, elles s’inscriraient dans une temporalité présente, elle-même susceptible d’être l’objet d’un oubli futur.
Toutefois, si l’obligation de souvenir assignée par Ruskin à l’architecture attribue à cette pratique et à cette discipline une dimension signifiante, il n’en demeure pas moins que le souvenir ne peut se suffire à lui-même pour élaborer une architecture inscrite dans son temps et son milieu, mais que celui-ci peut y contribuer en composant avec l’oubli et en s’inscrivant dans une temporalité. L’architecture aurait-elle vocation, par extension, à produire « des lieux de réminiscences où l’on se perd et l’on s’oublie », comme l’avance Richard Scoffier lorsqu’il analyse la production architecturale de l’architecte contemporain Christian de Portzamparc20 ?
L’architecture serait donc destinée à produire des archives édifiées, support d’une mémoire partielle et partiale qui pourrait trouver son expression dans une dynamique et une dialectique, associant stratégie d’effacement des traces à celle de l’archéologie conservatoire des strates et des marques.
Marques et traces trouveraient ainsi pleinement leurs places et leurs pertinences dans le processus de morphogenèse architecturale. Elles pourraient ainsi contribuer à conférer aux espaces une dimension humaine et temporelle en résonance – voire en contrepoint – avec les phénomènes d’accélération et de discordance du temps qui caractérisent notre société issue de la modernité. En d’autres termes, ces traces édifiées, ainsi que les marques du temps sur ces traces construites, pourraient devenir des repères temporels et humains contribuant à fabriquer une partie des conditions favorables à l’émergence de lieux et milieux où l’on pourrait oublier l’accélération et la discordance des temps, rejoignant par là les questionnements récents de Béatrice Galinon-Mélénec sur la notion de trace et sur son lien avec la nature de l’homme (Galinon-Mélénec, 2011).