Les archives municipales de Berlin ont conservé tous les documents produits par la Maison berlinoise du travail culturel, Berliner Haus für Kulturarbeit, qui a été fondée en janvier 1953 sous le nom de Berliner Volkskunstkabinett et dissoute en 1991. Il s’agit de rapports d’activité, de l’ensemble des lettres que les employés de cette institution se sont adressées entre eux, et des différents documents de cadrage échangés avec les autorités compétentes en matière d’action publique sur la culture en RDA : le Parti SED, le Magistrat de Berlin, c’est-à-dire l’organe qui chapeautait les différents Bezirke – quartiers – de la ville et était chargé de l’application des lois votées par la Chambre du peuple à Berlin, etc. L’objectif de cette institution culturelle était de démocratiser l’accès à la culture pour les masses ouvrières et de favoriser l’émergence d’un « art populaire », Volkskunst. En somme, il s’agissait de réconcilier deux traditions allemandes, celle du mouvement ouvrier d’une part, et celle de l’État culturel, Kulturstaat, d’autre part, en proposant une synthèse des deux qui permette d’ancrer l’idéologie socialiste dans les consciences.
Or, ce qui nous intéresse ici est le fait que cette institution a été chargée, à partir de 1985-1986, d’organiser la commémoration des 750 ans de la naissance de la ville de Berlin en 1987, dans un contexte où la RDA était déjà de plus en plus fortement critiquée de l’intérieur et donc déstabilisée : un nombre croissant de citoyens refusait de prendre part aux élections, des voix dissensuelles s’exprimaient de plus en plus librement à l’écrit comme à l’oral, et sur le plan économique, la situation de la RDA était catastrophique, au bord de l’insolvabilité et totalement dépendante des devises étrangères, notamment des marks ouest-allemands. Organiser une commémoration à l’occasion des 750 ans de Berlin représentait donc un enjeu de politique intérieure et extérieure : sur le plan des relations internationales, il fallait « donner le change » face à un État ouest-allemand qui prévoyait des festivités très coûteuses et sur le plan intérieur, il fallait recréer de la cohésion en véhiculant des éléments d’une mémoire qui se concevait comme une alternative à celle proposée par la RFA. Analyser la façon dont la Maison berlinoise du travail culturel a organisé cette commémoration en RDA et a tenté de rendre lisibles auprès de la population est-allemande les souvenirs convoqués pour cette occasion permet de comprendre dans quelle mesure le fait de mettre en avant une mémoire commune implique des silences tout aussi partagés.
Nous nous appuierons sur les archives de cette institution pour tenter d’en apprendre davantage à la fois sur les mesures tangibles en matière d’oubli imposé de manière coercitive et sur le cadre normatif qui a guidé son action. Afin de mettre en lumière les réflexions menées par cette institution sur le rôle de l’oubli dans les conflits de mémoire, nous proposons de soumettre ces documents historiques à une analyse qui fera apparaître les ressorts intellectuels et idéologiques du discours politique sur la gestion de la mémoire de cet établissement. Cette analyse se situe au croisement de problématiques historiques (comment la Maison berlinoise du travail culturel a-t-elle systématisé la mainmise sur la mémoire ?) et de questions plus culturelles (comment tenter de définir les éléments du patrimoine culturel de la ville de Berlin qui doivent rester dans la mémoire et ceux qui doivent en être exclus, et comment mettre en scène le passé pour tenter d’imposer l’oubli de façon volontaire, délibérée ?). Nous voudrions montrer en quoi l’opposition face à la mémoire concurrente de la RFA, face à une autre écriture de l’histoire de la ville Berlin, est en fait un partage entre deux rapports antagonistes à l’oubli comme mode de légitimation du pouvoir. Nous ne nous intéresserons donc pas, dans le cadre de cet article, à la façon dont la commémoration a été organisée en RFA, car il faudrait alors s’appuyer sur des archives différentes. Par ailleurs, notre analyse est très ciblée : nous ne nous appuierons que sur des sources datant de la seconde moitié des années 1980, très exceptionnellement des années antérieures, car l’objectif est de décrire la mise en scène du passé orchestrée à l’occasion d’un événement précis en RDA : la commémoration des 750 ans de Berlin. Comme dans tous les régimes dictatoriaux, il y a eu en RDA une réécriture du passé imposée par le Parti. Mais dans le cas qui nous intéresse, cette réécriture va de pair avec une conception de l’histoire que l’on pourrait qualifier de téléologique. L’oubli prescrit par les autorités de RDA devait permettre d’ancrer dans les consciences un sentiment d’appartenance commune, une identification avec la RDA et avec l’idéologie socialiste, et devait donner un sens à l’histoire, conçue comme une continuité menant à l’avènement de la société sans classes, en passant sous silence certains éléments. Cela pose plusieurs questions : comment peut-on, par la politique de la mémoire, prétendre créer ou renforcer une cohésion « nationale » dans un espace qui en est a priori dépourvu, car il n’est autre qu’une conséquence directe de la guerre froide ? Que nous apprennent les archives de la Maison berlinoise du Travail culturel sur la façon dont une institution peut se fabriquer une mémoire de façon intentionnelle, en véhiculant des souvenirs « communs » au détriment d’autres souvenirs ? Quel est le lien entre la construction de l’oubli et la conception de l’histoire que l’on cherche à mettre en avant ?
Nous proposons tout d’abord de mettre en lumière les caractéristiques de l’approche du passé adoptée par la Maison berlinoise du travail culturel, afin de montrer comment cette institution a construit l’oubli lors de la commémoration des 750 ans de Berlin. Puis nous nous intéresserons aux fonctions de cette approche du passé particulière, et notamment au rôle qu’elle a joué dans l’effort pour enraciner le « matérialisme historique ». Enfin, dans un troisième temps, nous chercherons à comprendre quelles ont été les conséquences de cette approche sur la mise en récit et sur la mise en scène du passé qui ont prévalu au moment de cette commémoration, et qui ont permis de passer sous silence des éléments de l’histoire qui n’entraient pas dans le récit élaboré par la Maison berlinoise du travail culturel.
Commémoration et construction de l’oubli
Il est utile, dans un premier temps, de définir ce qui caractérise en propre la mémoire construite par cette institution culturelle et la façon dont cette mémoire fonctionne en prenant appui sur des silences.
Une mémoire affirmative
À la lecture des différents documents conservés aux archives municipales de Berlin, on constate tout d’abord que la mémoire est convoquée presque systématiquement pour remplir une fonction d’orientation, et que le caractère très affirmatif de cette mémoire découle de cette fonction qui lui est assignée. Dans le récit de l’histoire de Berlin qui est proposé, les liens de cause à effet sont toujours explicités, afin de ne laisser aucune place à un double-sens, ou une interprétation divergente par rapport à celle qui est recherchée par l’institution. Ainsi, une discussion du « Groupe de travail sur les traditions berlinoises » du 28 septembre 1982 a été enregistrée et conservée : elle montre que la question des différents symboles attachés à la Prusse a été soulevée, notamment par S. Tümmler, le directeur de la Maison berlinoise du Travail culturel :
Les recherches sur la Prusse menées par nos historiens ont désormais apporté des résultats approfondis, si bien que nous pouvons considérer de façon tout à fait offensive les contradictions de cet État et de ses représentants et que notre regard sur les autres classes et couches sociales (notamment ouvrières) n’est plus biaisé1.
L’emploi de l’adjectif possessif « nos historiens » mérite d’être relevé. Dans un régime démocratique, on met souvent en avant les prises de position autour de la nécessaire neutralité et impartialité de la figure de l’historien et des limites de cette neutralité. Ici au contraire la mémoire qui est défendue est une mémoire offensive, non-critique, partisane, qui doit prendre le contre-pied d’un discours historique ancien qui racontait la Prusse en s’appuyant uniquement sur les élites. Il ne s’agit pas de proposer une autre lecture de l’histoire de la Prusse afin de rétablir davantage de neutralité, ou d’embrasser la réalité de l’histoire prussienne dans son ensemble, il s’agit d’une contre-proposition dans le cadre d’un conflit de mémoire entre la mémoire que cherche à construire la Maison berlinoise du travail culturel d’une part et la mémoire qui était véhiculée avant la RDA par les livres d’histoire d’autre part. Les symboles de la Prusse qui doivent être mis en avant afin de discréditer cette expérience prussienne sont les grands propriétaires terriens, l’armée, l’injustice sociale et le rôle de la noblesse, etc. On peut le deviner à la lecture du document, même si ces symboles ne sont jamais explicités. Le corollaire est que les autres éléments de l’histoire prussienne, le rôle du libéralisme politique, les combats patriotiques à la période du Vormärz, les mouvements politiques qui ont précédé et permis la révolution de 1848, etc., sont passés sous silence, car ils ne font pas partie de l’histoire du mouvement ouvrier stricto sensu.
Il existe toutefois une exception : au cours de cette discussion, Gestrud Strohbach a souligné qu’à Berlin peut-être plus qu’ailleurs les « traditions petites-bourgeoises et démocratiques ont une grande importance2 », en prenant l’exemple du Vormärz. Personne ne s’est opposé, mais cette idée n’a pas été relevée et n’apparaît plus jamais au cours de la discussion qui suit, comme s’il s’agissait d’un point secondaire. La mémoire est clairement sélectionnée en fonction du critère de l’adéquation avec les objectifs du régime : favoriser à travers la célébration des 750 ans de Berlin l’adhésion populaire au régime du SED en crise, en mettant en avant le rôle de la classe ouvrière dans les luttes émancipatrices. Les éléments de l’histoire de la ville qui n’entrent pas dans cette lecture sont passés sous silence. En ce sens, l’oubli intentionnel, prescrit par la Maison berlinoise du travail culturel se rapproche de deux catégories d’oubli parmi les sept distinguées par Paul Connerton : l’effacement répressif, repressive erasure, qui se définit par son rôle de déni d’une rupture historique – ici l’absence de continuité entre la Prusse et la RDA –, et l’oubli prescrit, prescriptive forgetting, que Paul Connerton définit par sa capacité à restaurer la cohésion de la société civile3. Nous reviendrons sur cet aspect.
Une mémoire linéaire ?
En outre, il apparaît à la lecture des documents d’archives que la Maison berlinoise du travail culturel s’efforce de faire passer son récit de l’histoire de Berlin pour linéaire et sa mémoire comme dépourvue de lacunes. Cette mémoire se distingue d’une mémoire familiale par exemple, où la trame historique n’est ni linéaire ni continue. En effet, Harald Welzer, Sabine Moller et Karoline Tschuggnall ont montré que la mémoire familiale fonctionne grâce à des béances : il faut que le récit laisse de l’espace pour une appropriation par les générations suivantes :
Il doit contenir des lacunes et des vides, que l’auditeur peut remplir avec des éléments de son propre horizon d’attente et avec des fragments de ses propres connaissances. Ce n’est qu’à cette condition qu’il peut s’approprier l’histoire racontée4.
Les auteurs nomment ce mécanisme Tradierung. Ils montrent que le régime de reconnaissance du passé est profondément clivé, entre sphère publique et sphère privée, c’est-à-dire entre ce que l’on pourrait appeler le savoir historique d’une part et la conviction intime basée sur des processus émotionnels de restitution de l’histoire d’autre part. Leur analyse repose sur un système catégoriel emprunté à Jan Assmann, qui avait distingué entre « mémoire culturelle » et « mémoire communicative5 ». Cette distinction en nourrit une autre, où s’ancre la thèse du livre : celle entre le savoir transmis sur l’histoire collective, et la certitude relative au passé familial. Leur étude repère, isole et analyse les différents modes de réécriture du passé, par lesquels on s’éloigne du savoir académique sur l’histoire pour aboutir à des certitudes familiales parfois en contradiction avec le savoir transmis. Même si l’histoire est enseignée dans les écoles, scénographiée dans les livres, les musées et les films, les auditeurs s’illusionnent dès lors que l’un de leurs parents est concerné et s’écartent du récit collectif officiel pour s’en forger un autre, souvent dissonant.
On peut considérer – mutatis mutandis – qu’un mécanisme similaire est à l’œuvre dans la construction mémorielle de la Maison berlinoise du travail culturel. Alors que dans le cas de la mémoire familiale, la tendance à la réécriture de l’histoire et à l’innocentement collectif au mépris d’évidences obéit à une loi non écrite qui est celle de l’unité familiale à préserver, la construction mémorielle dans le cas de la Maison berlinoise du travail culturel repose sur une unité nationale à construire. En effet, l’objectif était clairement de renforcer la cohésion à l’intérieur de la RDA en favorisant l’identification des citoyens avec cet État. On retrouve ici la notion d’« oubli prescrit » au sens de Paul Connerton, qui sert à consolider une cohésion dans un groupe. Il y a donc ici une similarité entre la mémoire familiale et la mémoire de la MBTC, mais à un autre niveau (l’entité nationale et non plus familiale).
De cette volonté découle la nécessité de construire une fiction : il ne faut laisser aucun creux ni aucun vide dans le récit historique, afin de limiter au maximum les espaces disponibles pour l’imagination. Le récit historique proposé ne doit pas apparaître comme fragmentaire, il doit au contraire donner le sentiment d’épuiser le champ des interprétations possibles. Il doit donc illustrer une continuité en explicitant systématiquement les liens de cause à effet qui mènent jusqu’au temps présent. Dans un texte du 27 octobre 1988, qui réfléchit à la suite à donner à la fête des 750 ans de Berlin grâce notamment à un festival retraçant l’histoire de l’art populaire berlinois, il est écrit par exemple :
Nous allons réaliser un panorama de la création artistique populaire à Berlin construit de façon chronologique. Il sera guidé par le principe d’exhaustivité, bien qu’il soit évident que dans un premier temps des lacunes importantes subsisteront6.
Les lacunes sont présentées comme provisoires, le but final étant de présenter ce qui serait une mémoire exhaustive de ce qui a été entrepris à Berlin en matière de création populaire au cours des siècles. Bien entendu, cette tension vers l’exhaustivité n’est qu’une déclaration de principe. La mémoire n’est jamais d’un seul bloc et le tout n’existe pas en matière de récit historique7, mais il importe, pour la Maison berlinoise du travail culturel, de maintenir cette fiction d’un tout cohérent et exhaustif. Cette prétention à l’exhaustivité peut se lire comme une manipulation de l’histoire, mais aussi comme la marque d’une époque où les « grands récits » recueillaient encore une adhésion importante, en RDA, mais également à l’ouest. Les deux lectures ne s’excluent pas nécessairement.
Mémoire commune, oublis communs et matérialisme historique
Légitimer le socialisme par le biais de la mémoire
La fiction d’une mémoire commune, cohérente, sans creux ni lacunes, va de pair avec la fiction d’une histoire commune. Comme Halbwachs qui définissait la « mémoire individuelle » comme « point de vue » sur la mémoire collective8, la mémoire de la Maison berlinoise du travail culturel est un point de vue sur l’histoire berlinoise, qui fonctionne comme une mémoire individuelle, mais se donne comme une mémoire d’un seul bloc, irrécusable. Le point de vue est celui du matérialisme historique : il faut montrer le chemin parcouru au cours de l’histoire de Berlin pour arriver jusqu’à la RDA qui est présentée comme un aboutissement en matière de création pour et par le peuple. Les « oublis » sont la conséquence de l’adoption de ce point de vue particulier. Par exemple, quand une réflexion est menée par des membres de la Maison berlinoise du travail culturel pour identifier les partenaires adéquats à contacter pour travailler ensemble sur l’histoire de Berlin, on retrouve l’idée que la mémoire doit être orientée vers une mission de légitimation du socialisme. Dans le document intitulé « Les clubs comme lieux de matérialisation de la politique culturelle socialiste », il est indiqué :
À propos d’un autre aspect du travail sur l’histoire et les traditions : nous avons besoin de partenaires. De tels partenaires peuvent être : la commission historique de la direction locale du SED, le comité local des résistants antifascistes, mais aussi le WPO, voire le WBA, ainsi que les écoles situées à proximité immédiate des clubs9.
WPO signifie Wohngebietparteiorganisation, et WBA Wohnbezirksausschuss der Nationalen Front, deux organisations sous les ordres du Parti, le SED. Dans d’autres documents, les historiens10 et les étudiants en histoire ou en anthropologie de l’Université Humboldt sont cités. On constate une grande disparité dans les partenaires choisis pour travailler sur les questions de mémoire : la responsabilité est conférée aussi bien à des historiens professionnels qu’à des proches du Parti qui ne sont pas spécialisés dans l’écriture de l’histoire, sans que soit établie une distinction entre les deux. Ils sont cités successivement et sans hiérarchie11.
La question de la répartition des compétences en matière de mémoire
De manière générale, les archives montrent qu’il y a eu des conflits au sein de cette institution concernant la répartition des compétences en matière de gestion de la mémoire. Le flou qui régnait sur les questions de méthode a engendré des frustrations, une indécision sur la façon dont devait être définie la ligne de partage entre souvenir et oubli. Les directives sont venues d’en haut, mais n’ont pas été acceptées sans crispations. Une lettre de Christian Hartenhauer, qui était à la tête du Stadtrat für Kultur – l’instance compétente en matière de politique culturelle municipale – à Siegfried Tümmler datée du 1er décembre 1988 montre que la Maison berlinoise du travail culturel devait être à la fois une « entité adjudicatrice et l’initiatrice de projets12 ». Elle devait donc coordonner le travail de mémoire des différents collectifs qui ont eu une activité culturelle à Berlin, orchestrer la collecte de souvenirs communs, et donc orchestrer également les silences partagés sur ce qui ne devait pas entrer dans cette mémoire commune. La lettre du 21 septembre 1987 d’Ilja Seifert, secrétaire de la Maison berlinoise du travail culturel, montre que ce partage n’a pas toujours été accepté facilement :
Il est regrettable que l’on soit placé, une fois de plus et depuis longtemps, devant des faits accomplis. Pourtant je prends au sérieux l’invitation à discuter de l’ébauche de projet13.
La suite de la lettre indique que, selon lui, il aurait fallu que soient mentionnés dans ce centre de documentation d’autres éléments de l’histoire de la création culturelle populaire à Berlin, y compris ceux qui étaient étrangers au communisme comme mouvement politique, et l’auteur conclut en exprimant toute son amertume, mais sans citer à aucun moment un exemple d’un tel élément de l’histoire qui aurait dû être mis en avant :
Pour conclure, permettez-moi de regretter le non-sens total de ce semblant d’autonomie dans mon travail. Je ne sais pas pourquoi mon directeur de section me demande instamment de réfléchir aux questions de contenu sur le centre de documentation. […] ce n’est certes pas du tout la première fois dans cette Maison berlinoise du travail culturel que l’on passe outre mes réflexions, mes propositions et mes contributions au débat, mais justement je ne me suis pas encore habitué à cela14.
Sélection des souvenirs et exemplarité au regard du matérialisme historique
Des critiques internes contre le mode de fonctionnement de l’institution ont donc pu s’exprimer ponctuellement. La mise en scène du débat ne trompe pas Ilja Seifert, qui montre que l’oubli est dicté d’en haut. La Maison berlinoise du travail culturel a cherché à prescrire une amnésie sur toutes les formes d’expression culturelle passées qui n’entraient pas dans la logique de la lutte des classes et de la supériorité du socialisme. Ainsi, on fait mine de débattre sur le projet de création d’un centre de documentation sur la culture populaire à Berlin, mais il n’est pas question que les initiatives « bourgeoises » en matière de démocratisation de la culture au xixe siècle y soient représentées, contrairement à ce qu’aurait souhaité Ilja Seifert dans cette lettre (on pense par exemple, même si l’auteur ne cite aucun exemple, à la création des premières maisons de la culture, Kulturhäuser, à la fin du xixe siècle). Les éléments de la mémoire collective sont sélectionnés en fonction de leur exemplarité : il faut qu’ils jouent un rôle d’illustration du chemin parcouru vers le socialisme. En même temps qu’est construite une mémoire collective, on façonne un discours collectif sur le socialisme : il s’agit de l’étape ultime, de l’aboutissement de plusieurs siècles d’histoire et d’émancipation progressive de la classe ouvrière. L’amnésie collective prescrite par la Maison berlinoise du travail culturel sur tout ce qui n’entre pas dans ce schéma est au service d’une conception téléologique de l’histoire. Il faut éclairer le présent à la lumière d’un passé bien précis, qui est uniquement celui du mouvement ouvrier et de l’avènement du marxisme. On invente une continuité, par le jeu de la mémoire et de l’oubli. Cette continuité est la base sur laquelle s’ancre le matérialisme historique.
Pour la Maison berlinoise du travail culturel, la mémoire doit donc montrer une direction, confirmer qu’il existe un sens de l’évolution historique et que celui-ci aboutit à la société socialiste. Dans une décision du Magistrat de Berlin adoptée en 1980 peu avant la fondation du « Conseil national pour l’entretien et la diffusion du patrimoine allemand15 », l’héritage culturel de Berlin est défini de la façon suivante :
Il faut rendre visibles le patrimoine et les traditions depuis le 8 mai 1945 et le 7 octobre 1949, et ce en raison de leur poids historique, car l’histoire de Berlin témoigne de la marche triomphale du socialisme sur le sol allemand et de l’engagement pour la paix de notre peuple16.
Ceci est évidemment une appréciation très partisane de cette évolution. On pourrait rétorquer que l’auteur laisse entièrement de côté la période du national-socialisme et que le socialisme n’a été victorieux que sous l’influence de l’Union soviétique et uniquement à Berlin-Est, pas à Berlin-Ouest. L’auteur construit donc un discours sur Berlin basé sur une utilisation idéologique de la mémoire : on définit la ligne de partage entre l’oubli qui est imposé de façon coercitive d’une part et le patrimoine que l’on veut mettre en avant d’autre part en fonction de la concordance avec cet objectif idéologique d’ancrage du socialisme dans les consciences :
Dans notre conception du patrimoine, il y a une primauté de la partie progressiste de notre patrimoine, d’où nous tirons les traditions historiques de notre société socialiste17.
L’auteur revendique une mémoire partielle, partisane, qui met en lumière un aspect précis de l’histoire de Berlin au détriment des autres.
Mise en récit et mise en scène du passé
L’utilisation d’un filtre
Fabriquer une mémoire de façon intentionnelle, dans le but de doter la société socialiste de « traditions historiques », est un élément décisif du cadre conceptuel qui a guidé l’action de la Maison berlinoise du travail culturel. Mettre en avant une mémoire commune, basée sur le seul développement du socialisme, implique aussi des silences partagés. Une lettre de Karin Wolf et Margot Schäfer contient une réflexion sur l’organisation des « Journées de l’art populaire berlinois » dans le cadre des 750 ans de Berlin. Elles écrivent :
La conception du programme va comprendre, avec une grande diversité et un large panel de disciplines représentées, l’engagement des artistes populaires de la capitale en faveur de la vie dans le système socialiste. La joie de vivre, le bien-être et la fierté de ce que l’on a réussi à atteindre doivent s’exprimer dans le programme. Il s’agit moins de transmettre de l’historique que de faire prendre conscience du présent18.
Le cadre normatif qui guide leur action est donc clair : l’histoire est un instrument de légitimation du système actuel avant d’être un but en soi. On comprend, dès lors, que la mémoire soit construite à l’aide d’un filtre : selon ce cadre normatif, seuls les différents jalons qui ont mené à l’avènement du socialisme doivent faire partie du discours sur l’histoire de Berlin. Le reste est passé sous silence de façon intentionnelle.
Au sein de la Maison berlinoise du travail culturel, on a donc construit l’oubli. Cela a des conséquences sur la mise en scène du passé qui a prévalu dans la préparation des différents éléments de célébration des 750 ans de Berlin. Dans une lettre anonyme datée du 11 novembre 1985, il est écrit :
L’objectif : une atmosphère de fête d’enfants, par le biais de laquelle on pourra transmettre aux enfants un savoir sur les conditions de vie des petits Berlinois par le passé, et qui aura un fort impact émotionnel19.
L’auteur explique ensuite qu’il faut que les enfants arrivent au cinquième étage, qui leur est réservé, par un escalier presque sans lumière, comme les cages d’escalier du début du xxe siècle, et qu’ils doivent tomber tout de suite sur une exposition de photos, « qui, soudainement et discrètement […] et d’une façon facile à retenir, met en lumière l’histoire des conditions de vie des enfants ouvriers berlinois. Ainsi on fabrique un contraste entre l’histoire de Berlin d’avant 1945 et le Berlin présent des années 1980, dans lequel on “entre” pour ainsi dire quand on arrive en haut de l’escalier20 ». Les tentatives pour prescrire d’en haut une lecture particulière de l’histoire impliquant des silences, des oublis, s’accompagnent d’une mise en scène des éléments du passé que l’on souhaite mettre en lumière. On pourrait multiplier les exemples, car plusieurs archives montrent l’attention portée aux ombres, à la mise en scène du passé. L’histoire doit être directement reliée au présent, au sens où elle doit être un instrument, un vecteur de transmission de « l’optimisme historique » qui est central pour le marxisme-léninisme. Dès le plus jeune âge, on a cherché à raconter aux enfants un passé qui leur donne la conviction de vivre dans une époque de progrès, on a mis en récit le progrès21. Il faut que les enfants, et plus généralement l’ensemble des visiteurs, puissent tirer des leçons du passé, ce qui implique de proposer une interprétation du passé en fonction du marxisme-léninisme, c’est-à-dire que l’on doit se souvenir de tout ce qui a valeur de leçon au sens de la transmission des idéaux véhiculés par cette idéologie.
Cela se lit également dans le discours tenu en 1985 par l’un des membres du cercle de travail sur les traditions berlinoises :
Nous sommes des représentants du progrès social ! D’un point de vue historique, nous sommes dans l’offensive. Ce n’est pas un hasard si j’ai évoqué au début de mon intervention la grande révolution d’Octobre. En 1987 nous célébrons son 70e anniversaire. Il ne fait aucun doute que cet événement est plus important à l’échelle de l’histoire mondiale que la fondation de Berlin. Nous avons avantage à établir un lien intellectuel entre les deux jubilés. […] Notre image de Berlin n’est pas concevable sans Thälmann, sans le KPD22.
Les recherches sur la mémoire collective ont montré que pour que le groupe perdure en tant que groupe, il faut que sa mémoire soit cohérente. Ici on constate le même processus à l’œuvre : pour que le sentiment d’identification avec la RDA puisse être renforcé, il faut construire un discours cohérent, simplifier des liens de cause à effet pourtant complexes. L’histoire de Berlin finit par être lue à travers un seul prisme : l’influence du mouvement ouvrier et du développement du communisme. On retrouve ici le second type d’oubli de la typologie de Paul Connerton, prescriptive forgetting, dont le but est de restaurer la cohésion de la société.
C’est probablement aussi la raison pour laquelle le bilan des journées de l’art populaire organisées dans le cadre de la commémoration des 750 ans, qui est dressé rétrospectivement, est très mitigé (il s’agit d’un document manuscrit) :
Les visiteurs des journées de l’art populaire ont vécu une fête sans nostalgie trop forte, sans les paillettes d’une image de Berlin qui aurait été étrangère aux problématiques de classes. C’est important. Le cercle de travail sur les traditions berlinoises considère cela comme un succès. Toutefois la réussite et l’échec sont ici très proches. On a évité une vision ahistorique-idéalisante, mais en même temps les traditions du prolétariat urbain développées à la fin du siècle dernier et dans le premier tiers de notre siècle sont en grande partie passées à la trappe. En dépit du bilan global positif, il faut donc également constater (l’expression “qu’il n’a pas été possible” est ici barrée) qu’il n’a été possible que ponctuellement de proposer une image positive, historique, concrète, matérialiste et dialectique de l’histoire. Le cercle de travail sur les traditions berlinoises est loin de vouloir surcharger toutes les cérémonies avec des faits et des processus historiques caractérisés par leur exactitude scientifique et leurs références théoriques savantes. Toutefois il est d’avis que même de telles occasions pourraient servir davantage à vulgariser de nouvelles connaissances sur l’histoire, sur les racines et les contextes historiques. Cela pourrait selon nous contribuer fortement à consolider un sentiment patriotique sain et un sentiment socialiste national23.
La position du cercle de travail sur les traditions berlinoises est donc très claire : une écriture de l’histoire qui montrerait tous les aspects de l’histoire de Berlin sans utiliser le filtre de la prédominance du prolétariat serait anhistorique, au sens de « en dehors de l’histoire », car l’histoire est définie ici unilatéralement comme la progression vers l’ascension des masses laborieuses au pouvoir et donc la progression vers une société socialiste sans classes. Le corollaire de ce positionnement est qu’il prétend qu’il faut davantage de connaissances historiques, donc moins d’oubli, en utilisant même de façon récurrente le terme « scientifique », pour affirmer paradoxalement qu’il aurait fallu utiliser un filtre plus efficace. On aurait dû selon lui véhiculer à l’occasion des journées de l’art populaire une lecture de l’histoire plus adéquate, plus conforme à la vision marxiste du développement historique. Le reste – ce qui n’est pas suffisamment oublié selon lui – est perçu comme des paillettes, avec un risque inhérent de nostalgie, de vision faussée au regard des partialités du marxisme-léninisme. La lecture « dialectique » de l’histoire est en fait selon lui une lecture orientée. Il réclame donc que des éléments soient davantage passés sous silence au nom d’un idéal de lecture de l’histoire et au nom de la nécessité de consolider le sentiment national en RDA. Encore une fois, la mémoire commune réclame aussi des silences partagés.
La concurrence avec une autre mémoire
La nécessité d’oublier pour proposer une lecture de l’histoire de Berlin compatible avec la thèse du progrès historique et de la supériorité du socialisme a également été guidée par la nécessité de se positionner face à un État concurrent, la RFA, qui préparait aussi de son côté des festivités pour les 750 ans de Berlin. Le directeur de la Maison berlinoise du travail culturel écrit en 1982, donc bien en amont :
Dans ce contexte, permettez-moi de faire une suggestion supplémentaire : les 750 ans de Berlin en 1987 justifient selon moi l’organisation d’une grande fête populaire à Berlin, qui devrait être entièrement dans la droite ligne du développement historique de cette ville pendant trois quarts de millénaire. Ce serait une opportunité intéressante pour agir de façon offensive, au moyen de la réalité historique concrète et d’une approche dialectique, contre la conception ennemie de Berlin comme ville du militarisme germano-prussien24.
L’auteur fait le reproche à la mémoire adverse d’oublier une partie de la réalité historique au profit d’une vision monolithique du passé, et fait en même temps exactement la même chose. On cherche à discréditer la RFA en soulignant le caractère fragmentaire et lacunaire de sa mémoire de Berlin, pour passer sous silence ses propres oublis :
Ils se concentrent (historiquement) sur Berlin comme ville de résidence prussienne et comme capitale du Reich allemand. (que leur reste-t-il d’autre ? Pensez simplement au développement géographique de Berlin). Que passent-ils ainsi d’emblée sous silence ?
– le développement de Berlin pendant plus de 200 ans en tant que carrefour commercial au Moyen-Âge. C’était tout de même la première période florissante de la ville (jusqu’en 1442)
– le prolétariat révolutionnaire
– la capitale de la RDA socialiste25.
Dans le cas d’une concurrence entre deux mémoires, dénoncer les oublis de l’autre permet paradoxalement de cacher ses propres amnésies collectives : il faudrait étudier des archives ouest-allemandes, ce qui n’est pas l’objet de cet article, pour en apprendre davantage sur les préparatifs pour la célébration des 750 ans de Berlin en RFA, mais on peut faire l’hypothèse que l’auteur exagère en affirmant qu’à l’ouest on ne se concentrait que sur l’histoire de la Prusse et du Reich. En revanche, Berlin comme capitale de la RDA et comme lieu privilégié de développement du mouvement ouvrier et de l’idéologie socialiste dès le xixe siècle était effectivement probablement absent, au moins en partie, dans la mise en récit de l’histoire de Berlin proposée par la RFA. Les oublis des autres, que l’on fait mine de rectifier au moyen d’une autre approche du passé, servent à passer sous silence le filtre que l’on utilise soi-même pour sélectionner les éléments de mémoire que l’on souhaite conserver. Il faut rappeler ici qu’en 1987, la RFA avait pour projet de transférer à Berlin-Ouest de nouvelles autorités fédérales et également de bâtir un « musée allemand », qui aurait eu pour thématique l’histoire commune des deux États. Ces deux projets étaient évidemment très mal reçus en RDA où tout récit sur l’histoire commune était considéré comme une provocation qui visait à défendre la thèse ouest-allemande de l’appartenance culturelle et nationale commune.
Il était donc vital, pour la RDA déjà secouée de l’intérieur par les mouvements dissidents, notamment dans le cadre des Églises, des universités, de la scène artistique, etc., de confirmer l’antagonisme idéologique avec la RFA et ceci passait par une ligne de démarcation très nette à établir concernant l’interprétation du passé :
Notre orientation clairement assumée en faveur des traditions progressistes de l’avant-garde révolutionnaire et des masses laborieuses est aussi un contrepoids offensif – parce qu’il tient compte des besoins liés au mode de vie socialiste actuel – par opposition à une historiographie déformante qui nie le caractère de classe26.
Le militantisme pour le projet socialiste se traduit ici par une tentative de discrédit de la mémoire concurrente. On a ici deux rapports à l’oubli comme modes de légitimation du pouvoir qui se dénoncent mutuellement.
Toutefois, les archives montrent qu’il a existé aussi, de façon ponctuelle, des prises de position dissidentes des militants socialistes eux-mêmes face à cette mémoire biaisée que l’on cherche à construire. Une prise de position critique du directeur de la Maison berlinoise du travail culturel est à cet égard très éclairante :
Il est évident que l’efficacité de chaque processus social (donc aussi de la création culturelle populaire) dans et pour le socialisme doit être pour nous le point de départ et l’objectif de toute prise de position. Pourtant – ou bien précisément à cause de cela –, il me semble qu’on fixe un cadre bien trop étroit, si dès le préambule l’on omet tout bonnement la référence à des formes de culture populaire antérieures ou étrangères au socialisme. Nous avons la preuve que ce n’est pas une omission par mégarde au paragraphe II intitulé « Sur la fonction de la création populaire ». Il y est écrit en toutes lettres que la création culturelle populaire est « le résultat pratique de la société socialiste en train de se développer ». Bon, et une association culturelle petit-bourgeoise n’est-elle pas également une forme de création culturelle populaire ? Ou la peinture et la sculpture sur bois des paysans au Moyen-Âge ? Ou la transmission orale des légendes et des contes ? […] Et d’un autre côté ne voyons-nous pas constamment, dans différents lieux des pays impérialistes développés ou dans des pays totalement sous-développés, qui commencent tout juste à s’émanciper du point de vue national et social, avec quelle vitalité étonnante de nouvelles formes d’activités culturelles populaires déclenchent de véritables mouvances ? On pourrait multiplier les exemples. Mais ce rapide aperçu à lui seul devrait suffire à mettre en lumière l’inconsistance historique et dialectique de l’affirmation citée plus haut27.
Cette prise de position critique montre qu’il existait au sein de la Maison berlinoise du travail culturel un espace pour une remise en cause de l’oubli prescrit d’en haut. Une voix singulière et dissidente, celle du directeur de la Maison berlinoise du travail culturel, s’exprime ici contre la gestion de la mémoire de Berlin par ses collaborateurs. Même s’il s’agit d’une exception dans les archives que nous avons pu consulter, ce document montre qu’il n’y a pas toujours eu de consensus, même au sein des membres de l’équipe dirigeante, autour de la lecture partisane de l’histoire qui a caractérisé la commémoration des 750 ans de Berlin.
Conclusion
Paul Connerton a montré que les « pratiques commémoratives » forment le support social de la mémoire commune : ces commémorations sont à lire selon lui comme des actes performatifs qui fonctionnent comme des outils mnémotechniques. Ce que les archives nous apprennent sur la façon dont s’est positionnée la Maison berlinoise du travail culturel au moment de la commémoration des 750 ans de Berlin montre qu’une telle dimension est effectivement à l’œuvre : on a cherché à promouvoir une mémoire commune de la ville de Berlin qui passe sous silence les éléments discordants au regard de la doctrine du matérialisme historique. L’oubli a joué un rôle important dans la mise en scène du passé, on s’est efforcé de mettre en scène l’histoire de Berlin pour favoriser la convocation de souvenirs communs, notamment pour les enfants, à l’image d’un « outil mnémotechnique », pour reprendre l’expression de Paul Connerton28.
Le cas particulier de la RDA où la mémoire est partagée avec un concurrent – la RFA – fait apparaître que ces cérémonies du souvenir sont significatives par leurs affirmations, mais aussi par leurs silences. Nous avons tenté de montrer comment l’oubli a été construit en RDA, et comment cet oubli délibéré, prescrit par la Maison berlinoise du travail culturel, devait permettre d’ancrer dans les consciences un sentiment d’appartenance commune, une identification avec l’État et avec l’idéologie socialiste, afin de donner un sens à l’histoire dont on voulait proposer une conception téléologique, comme une suite d’événements menant à l’avènement de la société sans classes, en passant sous silence de larges pans de l’histoire. Il nous a semblé que l’on pouvait utiliser les catégories d’analyse de la mémoire familiale pour les transposer : alors que dans le cas de la mémoire familiale, la tendance à la réécriture de l’histoire et à l’innocentement de membres de la famille obéit à une loi tacite qui est celle de l’unité familiale à préserver, la construction mémorielle dans le cas de la Maison berlinoise du travail culturel repose-t-elle aussi sur une unité à consolider : l’unité nationale. La Maison berlinoise du travail culturel a défini la ligne de partage entre l’oubli qui est imposé de façon coercitive d’une part et le patrimoine que l’on veut mettre en avant d’autre part en fonction de la concordance avec l’objectif idéologique d’ancrage du socialisme dans les consciences et l’objectif de renforcement de l’identification avec la « patrie socialiste ». L’histoire doit être directement reliée au présent, au sens où elle doit être un instrument, un vecteur de transmission de « l’optimisme historique » qui est central pour le marxisme-léninisme.
Le corollaire de cette instrumentalisation du passé est que l’on a systématiquement cherché à nommer une continuité pour la faire exister : il fallait décrire une évolution historique linéaire, avec un but et un sens de l’histoire. Les ressorts intellectuels et idéologiques du discours de la Maison berlinoise du travail culturel sur la gestion de la mémoire sont donc très clairs : il s’agit de promouvoir une approche téléologique de l’histoire, de convoquer des souvenirs, des éléments de mémoire en leur conférant une interprétation, une lisibilité, guidées par les principes du matérialisme historique. Toutefois, comme nous l’avons montré, des voix critiques marginales ont tout de même pu s’exprimer de façon officielle, pour dénoncer les apories de ce discours sur le passé. Même dans le cadre très étroit d’un régime dictatorial, qui plus est en crise et en concurrence avec la RFA, les amnésies collectives ne peuvent pas être prescrites sans que cela ne produise des tensions ponctuelles, comme cela a été le cas à l’intérieur même de l’institution qu’était la Maison berlinoise du travail culturel.