L’artiste à l’époque des marques

Texte

Les marques structurent quotidiennement notre expérience au sein d’un système de pratiques consommatoires dont, elles sont à leur tour l’objet. Les marques modernes sont devenues, dans ses multiples manifestes (encarts, affiches, films, etc.) comme dans ses techniques (le marketing), des biens de consommation à part entière qui participent des industries culturelles comme produit et en constituent le mode de production dominant.

Si les marques peuvent se définir comme modalité de discours, c’est-à-dire comme une certaine manière d’utiliser les moyens de communication (le fameux storytelling qui leur permet de renvoyer une image positive à leur public), leur activité se structure dans un environnement et un champ culturel pris au sens large. En ce sens, il s’agira moins ici de prendre pour objet les marques pour elles-mêmes que leur rapport structurel à la fois d’un point de vue diachronique – c’est l’histoire des conditions de possibilités des marques comme objet culturel –, et synchronique – c’est l’analyse de l’espace des marques proprement dit, mais en tant qu’il met en œuvre des propriétés qui ressortent du champ de l’art et de la culture en général. Sans s’arrêter à la simple description sociologique, il s’agira aussi, à un deuxième stade, de conceptualiser et de rendre compte de ce rapport structurel. L’art permet aux marques de se légitimer et vice versa. Se légitimer, c’est se construire une identité réflexive avec le système de valeur pris comme un environnement. Reste qu’il faut admettre que les relations du système à son environnement sont l’objet d’une interprétation qui varie en fonction des agents. Il s’agira donc d’analyser comment le processus autoréférentiel est négocié en fonction des contextes et des participants, dans un espace marqué par la « publicisation » des conduites1.

La place faite à l’art dans le champ des marques et la place faite aux marques dans le champ artistique s’expliquera ainsi de façon différenciée. D’un côté, les entreprises ont rapidement compris que travailler avec des artistes et leurs œuvres pouvait avoir d’importantes et bénéfiques répercussions. Ainsi, l’art est envisagé comme un outil de communication, qui permet aux marques de gagner en notoriété et en contemporanéité, de glorifier leur image, voire d’acquérir un véritable statut de symbole. Il n’est alors pas rare que la marque rejoigne le mythe et la légende. Beaucoup de marques affichent une volonté de créer un récit sur leur histoire et l’utilisent dans leur marketing. On peut citer Louis Vuitton qui, depuis ces premières malles à fond plat, continue de tisser « l’esprit du voyage » dans son identité de marque.

De l’autre côté, on note des interdépendances toujours plus importantes entre l’art et les industries publicitaires. Inscrit dans un devenir publicitaire, l’art emprunte à la publicité ses méthodes organisationnelles et ses stratégies… Avec le développement du marché de l’art, l’art comme style de vie s’est substitué à l’accrochage des œuvres elles-mêmes.

Tenant compte de ces différents aspects, les sept articles présentés dans ce nouveau numéro de la revue K@iros traitent :

  • de l’utilisation/instrumentalisation de la production du monde des arts et du design par le monde des marques,
  • des possibilités d’une collaboration équilibrée entre le monde des marques et celui de l’Art,
  • de l’inclusion du concept de marque au sein même du domaine artistique.

Les textes explorent les glissements/rapprochements entre les disciplines artistiques et les industries de la communication.

Les deux premières contributions se focalisent sur les relations entretenues entre les artistes contemporains et les marques, et ce en faisant abstraction du design (Vannina Alessandri) ou en le considérant comme médiateur (Niklas Henke et Fabienne Martin-Juchat).

Le troisième texte (Laurence Graillot) traite d’une question originale qui témoigne d’une interpénétration entre le monde du luxe et celui de l’Art : quelle(s) stratégie(s) une marque commerciale peut-elle adopter face à son appropriation par un artiste ?

Avec une approche différente, Alain Decrop appréhende quant à lui l’univers artistique depuis les industries culturelles dans une logique d’extension de marque purement marketing. Conjointement, la contribution d’Aluminé Rosso s’intéresse au Musée d’art latino-américain de Buenos Aires qui – comme d’autres institutions culturelles – « spectacularise » l’art latino-américain qui par la même correspond à une forme de branding.

Les deux derniers textes s’articulent autour d’une perception de la marque qui s’éloigne de l’univers marchand et marketing pour se rapprocher de celui du signe et du symbole. Ainsi, Elena Sidirova se focalise sur l’exposition universelle de 1967 et ce qu’elle met en lumière : une synergie entre une stratégie de marque-nation – celle des États-Unis et le développement de la marque personnelle de l’artiste, en l’occurrence celle d’Andy Warhol. Marie Buisson et Lina Uzlite, dans une dernière contribution, questionnent le processus de création d’une marque – vue comme un signe, à travers l’empreinte laissée par l’artiste. Les deux auteures s’intéressent à l’exposition d’atelier qui engloberait ainsi deux cas de figure – atelier d’artiste contemporain et vivant, et atelier d’artiste décédé, posthume – qui n’engagent pas les mêmes mouvements de la pensée.

Le numéro se clôturera sur un entretien avec Daniel Buren qui revient sur les questions posées par ce numéro avec une pensée qui insiste de façon ferme et catégorique sur l’incompatibilité de sa démarche avec celles des marques commerciales.

1 Ce phénomène est encouragé depuis les années 1980 par l’arrivée du post-fordisme et la mise en place d’une économie culturelle de plus en plus

Notes

1 Ce phénomène est encouragé depuis les années 1980 par l’arrivée du post-fordisme et la mise en place d’une économie culturelle de plus en plus vivace. Les premiers signes de cette prégnance sont alors faciles à identifier dans l’industrie du patrimoine, la marchandisation des villes, du réaménagement du paysage et des friches industrielles, du boom des entreprises culturelles et créatives, etc.

Citer cet article

Référence électronique

Élise ASPORD et Marie HEYD, « L’artiste à l’époque des marques », K@iros [En ligne], 7 | 2023, mis en ligne le 11 décembre 2023, consulté le 21 novembre 2024. URL : http://revues-msh.uca.fr/kairos/index.php?id=786

Auteurs

Élise ASPORD

ComSocs (Laboratoire Communication et Sociétés), Université Clermont Auvergne

Marie HEYD

ComSocs (Laboratoire Communication et Sociétés), Université Clermont Auvergne

Droits d'auteur

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