Au cours des dernières décennies, la sphère artistique a évolué et n’est plus reléguée à l’écart de la société, au sein du champ artistique. Nous nous trouvons devant une convergence de comportements impulsés par les mutations du rôle de l’artiste à l’origine de changement majeur dans sa structure. Une fraction d’entre eux montre un intérêt grandissant concernant l’implication de l’art dans la société et les relations des artistes vis-à-vis des entreprises se sont transformées. Les recherches historiques (Bourdieu, 1979 ; Braudel, 1989 ; Menger, 1983, 1993, 1995) soulignent que la « figure de l’artiste évolue » (Chiapello, 1998) ce qui la rend « difficile à saisir » (Chapain, Emin et Schieb-Bienfait, 2018). L’objectif de cette recherche, en étudiant ces pratiques, est d’essayer de mettre au jour ces nouveaux modes de relation entre des artistes contemporains et des marques, et ce dans l’optique d’étayer les pratiques de co-créations par le biais de collaborations et d’esquisser un cadre conceptuel de la proportion d’implications des artistes contemporains dans ces pratiques. Les pratiques étant ici comprises comme des manières d’innover par lesquelles les parties prenantes mettent en avant leur identité et leur originalité.
Historiquement, en raison d’une « proximité structurelle » (Kapferer et Bastien, 2012, p. 107), il existe une fascination mutuelle entre l’art et le luxe qui lie leur destin à travers le temps. Le couturier Paul Poiret fut l’un des premiers couturiers à solliciter les talents d’un artiste, le peintre Raoul Dufy, pour la conception de tissus et de modèles. Parmi les pionniers, la créatrice Elsa Schiaparelli réalisa, dans les années 1920, une série de collaborations, dont celles avec Salvador Dali donnant naissance à la Robe-homard et à la Tear dress mais également à la robe The skeleton. Elle travailla également avec, entre autres, Jean Cocteau, Man Ray et Giacometti. Toutefois, ces associations ne sont plus sporadiques, fortuites ou accidentelles, mais programmées et stratégiques (Kapferer, 2014 ; Passebois-Ducros et Trinquecoste, 2015 ; Riot, Chamaret et Rigaud, 2013), et ne sont plus réservées à la seule sphère du luxe. Comme le souligne Olivier Assouly (2008) « à ces associations presque accidentelles […], liées pour l’essentiel au hasard des circonstances et à des rencontres opportunes, s’est substituée une collaboration plus substantielle, à la fois réfléchie et formalisée ». Avec un accroissement exponentiel de celles-ci depuis les années 1990, les collaborations se sont fortement développées et ne se déploient plus uniquement sur le plan de la création, mais également sur celui de la stratégie à travers un ensemble d’outils de communication de gestion de la marque comme supports ou événements : les défilés de mode (Pinchera et Rinallo, 2021), les vitrines de magasins (Wiedmann, Hennigs et Siebels, 2007), les pop-up stores (Michel et Willing, 2020), le contenu numérique de la marque (Kastner, 2014). Malgré cela, à notre connaissance ces processus restent mal définis dans leur ensemble. Les rapports entre les artistes contemporains et les marques ont évolué dans leur mode de fonctionnement repoussant sans cesse les limites du champ des possibilités et offrant une vision toujours plus innovante de ce qu’il est possible de réaliser.
Nous nous intéressons, via cet article, aux rapports entretenus entre les artistes contemporains et les marques, lato sensu1, cas révélateurs et singuliers de l’émergence de nouveaux champs des possibilités offrant une vision protéiforme innovante. Un nombre croissant de marques s’engage dans une démarche d’implication avec la sphère artistique. Qu’en est-il du point de vue des artistes contemporains ? Quels sont le rôle et l’implication de chaque partie prenante ? Quels impacts génère l’émergence de ces nouvelles formes de collaboration sur la sphère artistique ?
Cette exploration conceptuelle tend à montrer, dans un premier temps, l’intérêt d’étudier la perception et l’ampleur des relations entre les différentes parties prenantes, afin, dans un second temps, de mettre en avant les apports et les résultats2 du processus de création induit par ces relations, en proposant un échantillon représentatif de ces relations, ainsi qu’une proposition basée sur le concept préexistant permettant d’établir un raisonnement des conceptions, notamment dans l’exploration des champs d’innovation grâce à la théorie C-K d’Hatchuel et Weil (2009). À travers cela, nous essayons de mettre en évidence les grands jalons utiles à la compréhension des enjeux contemporains des collaborations entre artistes contemporains et marques. L’objectif global se situe dans la mise en lumière du rôle de l’artiste dans le processus de co-création à travers les collaborations. Par l’approfondissement de ces modes de liaison, nous entendons questionner le versant artistique de ce type de relation, souvent étudié sous le prisme de celui de la marque.
Méthodologie
Cadre théorique
Dans notre étude, nous nous attachons à mieux cerner les caractéristiques propres à ces relations, leur fonctionnement et la création de valeur générée pour ses parties prenantes (Zott, Amit et Massa, 2011). En premier lieu, il convient de reconnaître que les multiples liens entre les artistes contemporains et les marques peuvent être perçus comme des « collaborations » (Baumgarth, Kaluza et Lohrisch, 2013 ; Dion, 2001 ; Hagtvedt et Patrick, 2008 ; Jelinek, 2018 ; Kastner, 2014). Cette perception est l’une des premières à être apparue dans les recherches de chercheurs spécialisés en marketing (Baumgarth et Kastner, 2017 ; Codignola, 2016 ; Lee, Chen et Wang, 2014). Au fil du temps, la perception de ces liens a évolué, notamment dans le cadre de publications académiques, ce qui illustre un « manque de consensus dans la conceptualisation du phénomène » (Koronaki, Kyrousi et Panigyrakis, 2017). Devant un accroissement des recherches autour des questions traitant de ces relations, la conceptualisation de ces liens dans la littérature marketing n’est que « marginalement abordée par les chercheurs » (Bian et Forsythe, 2012 ; Chailan, 2018), généralement autour de la question du luxe. En outre, le rôle de l’artiste et de l’art dans la construction de valeur n’est que rarement mentionné (O’Reilly, 2011).
Dans leurs recherches, Bassett-Jones (2005) et Alves, Marques, Saur et Marques (2007) soulignent que les liens entre idées, innovations et créativités sont connexes particulièrement dans un contexte d’innovation collaborative. Frow, McColl-Kennedy et Payne (2016) expliquent que la valeur peut être générée à travers un partage des pratiques dont la ressource se transforme en bénéfice, celle-ci changeant d’une collaboration à une autre selon la perception de la notion de valeur. Toutefois, il est nécessaire de garder à l’esprit que l’appréciation du potentiel des idées initiales est compliquée et que les intérêts d’une collaboration sont mal cernés (Segrestin, 2006). En soulignant la proximité structurelle (Kapferer et Bastien, 2012, p. 107), nous pouvons constater que de nombreuses marques ont étendu les liens préexistants avec l’art, et ce dans l’optique de valoriser et de capitaliser les bénéfices intrinsèquement liés en termes de positionnement et de légitimation. Cette recherche éclaire les concepts associés aux différents types de liens existants entre l’art et les marques dans la littérature afin de s’assurer d’une représentativité théorique des faits explorés (Eisenhardt, 1989). Cela nécessite, de prime abord, une certaine clarté dans l’utilisation de termes visant à décrire les relations entre les artistes et les marques. Dans la littérature académique, il existe de nombreuses recherches – souvent associées à la sphère du luxe – visant à définir au mieux les différentes théories, concepts et typologies à travers l’utilisation de nombreux termes, tels que les « collaborations » (Baumgarth, Kaluza et Lohrisch, 2013 ; Dion et Arnould, 2011 ; Hagtvedt et Patrick, 2008 ; Jelinek, 2018 ; Kastner, 2014), les « initiatives artistiques3 » (Schiuma, 2009) élargies par la suite pour devenir « initiatives basées sur l’art4 » (Schiuma, 2011), l’« artification » (Kapferer, 2014), les « Luxury Brand-Art Collaborations » (LBCAs) (Baumgarth et Kastner, 2017), « M(Art)Worlds5 » (Joy et al., 2014), les « articles de luxe avec des éléments artistiques visuels6 » (LIVAE) (Ochkovskaya, 2018), la « co-création7 » (Miliani et Chérif Ben Miled, 2020), les « produits infusés d’art » (Kim, Deng et Unnava, 2020). Nonobstant une multiplicité de vocables utilisés pour une meilleure compréhension des différents phénomènes, il apparaît que les relations adoptées par les marques avec l’art et les artistes peuvent être regroupées selon le type de relation. Claude Chailan (2018), dans une recherche concernant les marques de luxe, les réunit en quatre types : la « collaboration commerciale », le « mécénat », les « fondations » et le « mentorat artistique ». Il convient de préciser qu’il existe une catégorie qui ne rentre pas dans les cadres énoncés précédemment, il s’agit des rapprochements de marques avec la sphère artistique sans une collaboration, lato sensu8, avec un artiste. Ochkovskaya (2018) propose l’ajout de « collaboration avec le patrimoine artistique » à la classification de Claude Chailan (2018), dans la mesure où dans certains cas les marques s’inspirent ou se réfèrent à des œuvres ou à des artistes sans faire appel à eux9. Outre les nombreux termes développés dans la littérature académique dans l’objectif de permettre la définition et la conceptualisation des différents types de relation, les contributions théoriques énoncées antérieurement ont concouru à une clarification des liens entre les artistes et les marques, qui ressortent essentiellement sous le prisme de « stratégies » (Joy et al., 2014) marketing, « stratégies basées sur l’art » (Masè et Cedrola, 2017), de « l’art comme outil de branding stratégique » (Jelinek, 2018) ou de « stratégies d’artification10 » (Massi et Turrini, 2020 ; Passebois-Ducros et Trinquecoste, 2015), sans pour autant permettre une meilleure compréhension de l’importance du rôle de l’artiste et de l’art.
Dans cette optique, nous proposons dans cette recherche de nous pencher sur les clés de lecture afin de mieux comprendre les enjeux d’un tel intérêt – pour la sphère artistique – qui ne se limitent plus, désormais, aux marques de luxe. Il s’agit d’interroger sous l’angle particulier de ces créations dites « à plusieurs », l’évolution de la perception des artistes, symbole d’une transformation des formes et d’une mutation de la perception de la notion de création artistique. Cette notion de création, dans notre cas, de co-création de valeur11 est intrinsèquement liée à l’approche collaborative de l’artiste contemporain et de la marque. Les pratiques artistiques collectives ne sont pas nouvelles, « les collaborations, les co-créations et les co-conceptions entre plasticiens et représentants d’autres domaines artistiques ou extra-artistiques » (Gaité, Henkinet et Goudinoux, 2018) ont conduit à repenser le processus de création et le statut de l’œuvre. Toutefois, l’emploi du terme « collaboration » ne signifie pas nécessairement co-concevoir et co-créer, car si certaines pratiques collectives répondent à un désir de création commune, d’autres correspondent à un positionnement stratégique. L’apport des collaborations incluant des artistes contemporains dans un processus de co-création, générateur de valeur, est intrinsèquement lié à l’évolution de la compétitivité et l’importance d’innover. Selon Frow, McColl-Kennedy et Payne (2016), la valeur créée lorsqu’un acteur partage, à travers ses pratiques, une ressource peut être transformée en bénéfice, celui-ci pouvant varier d’une collaboration à une autre selon la perception de la notion de valeur. Boldrini et Schieb-Bienfait, (2016) mettent en avant l’accélération du rythme des innovations, ce qui a généré un déplacement de la recherche de leviers de compétitivité. L’importance de la dimension collaborative, via le préfixe « co », notamment dans sa définition en matière de démarche, de relation ou de récurrence autour de la question de la transformation du non-art en art répond à l’émergence d’une normalisation grandissante de ces procédés. Sachant que la transformation du non-art en art résulte d’un changement de statut des objets et des représentations collectives, notamment via des déplacements des frontières. Malgré la multiplicité des pratiques artistiques certaines marques ont instauré – en appliquant des contraintes –, une forme de réappropriation de la création artistique et d’une « normalisation » des productions issues de ces collaborations.
Contexte de la recherche
Le statut, la rareté et l’originalité de l’art sont des aspects qui, combinés à d’autres facteurs, sont des sources d’innovation très attractives pour les marques. Ces dernières années, de plus en plus de marques, au-delà du luxe, ont investi significativement dans la mise en place de dialogues avec les artistes. À titre d’exemple, nous pouvons citer Anselm Reyle et Dior, Daniel Buren et Hermès, Jeff Koons et Louis Vuitton pour les marques de luxe, mais également Shepard Fairey et Mattel Creations, Yoshitomo Nara et The Skateroom ou Kaws et Uniqlo avec Sesame Street. L’objectif pour les marques est d’introduire – voire de réintroduire – une perception d’exclusivité à travers l’utilisation de l’art comme un élément distinctif (Braun et Wicklund, 1989 ; Chailan, 2018 ; Chattalas et Shukla, 2015). Cependant, l’art, bien que difficile à définir, notamment par la pluralité des significations et des expériences, est devenu de bien des manières un produit de consommation (Hagtvedt et Patrick, 2008 ; Schroeder, 2006). Pourtant, un nombre croissant d’entreprises – bien au-delà du domaine du luxe – adopte une stratégie liée à l’art. Les recherches académiques restent floues sur le versant artistique de ce type de liens.
Description de la méthode
Afin de favoriser une meilleure compréhension de la manière dont les artistes contemporains et les marques convergent autour de projets communs, nous nous sommes focalisés sur les artistes ayant des liens avec des marques. Les données – la liste des artistes – proviennent d’une analyse du classement accessible au public du marché de l’art en 2021 d’Art Price, plus spécifiquement le classement du Top 500 des artistes, par produit de ventes aux enchères. Parmi les 500 artistes, nous les avons distingués dans un premier temps en deux catégories, vivants ou décédés, il en ressort que 141 sont toujours de ce monde. Les artistes restants ont été codifiés puis répartis en deux catégories12, C/Contemporain, NC/Non-Contemporain. La codification et les catégories sont présentées dans l’annexe. Cette étape était nécessaire car :
In fine, 101 correspondent à la période « art contemporain » et 40 ne rentrent pas dans cette période.
Par la suite, nous avons cherché à savoir quels artistes de la période « art contemporain » étaient engagés dans des initiatives de collaboration avec des marques. L’étude de sources d’information secondaires a été analysée pour chaque artiste. Pour chaque référence à des collaborations, des recherches supplémentaires sur d’autres collaborations ont été menées afin d’enrichir les connaissances. À l’issue des informations récoltées, un premier focus sur quatre artistes ayant réalisé le plus grand nombre de collaborations sera proposé, afin de permettre une meilleure appréciation de ces relations. Nous proposons subséquemment une adaptation de la théorie C-K d’Hatchuel et Weil (2009) pour permettre une interprétation du raisonnement de ces conceptions.
Résultats
En étudiant les différentes problématiques, l’objectif est de favoriser une meilleure connaissance de la relation entre la production artistique, la capacité d’innovation et la dimension marketing. En contribuant à l’avancement des connaissances sur la spécificité des collaborations entre artistes contemporains et marques, nous tentons d’esquisser le cadre de ces nouveaux rapports protéiformes. Une partie des facteurs d’une telle hybridation se situe dans l’évolution des relations, mais également dans la logique interne du processus de création qui pousse à s’interroger et à remettre en question sans cesse la frontière entre art et non-art, en se focalisant sur les relations de types « collaborations commerciales » (Chailan, 2018), plus spécifiquement celles dont les « collaborations » (Baumgarth, Kaluza et Lohrisch, 2013 ; Dion et Arnould, 2011 ; Hagtvedt et Patrick, 2008 ; Jelinek, 2018 ; Kastner, 2014) ont abouti à la mise en place d’un processus de « co-création » (Miliani et Chérif Ben Miled, 2020) dans l’optique de créer de la valeur. Par conséquent, cette étude est plus axée sur les formes collaboratives, ce concept apparaissant plus approprié à l’étude de la mutation du rôle de l’artiste et de sa relation avec les marques. De prime abord, il convient de préciser que le concept de collaboration ou celui de co-création participe à l’évolution de la représentation classique de l’artiste et déplace l’acte artistique dans un champ qui diffère de celui de l’art. Depuis de nombreuses années, l’artiste contemporain comme co-créateur élargit la perception de la notion de production artistique, notamment dans l’élaboration d’associations afin d’enrichir ponctuellement l’acte artistique. À travers cette recherche, nous essayons de décrypter les enjeux du processus dans l’optique de comprendre l’évolution et l’accroissement de ces relations.
Les résultats de cette recherche sont présentés en deux phases qui étayent les données recueillies. Dans un premier temps, nous avons analysé combien d’artistes, référencés dans le classement Art Price 2021, ont développé un ou plusieurs projets en lien avec des marques. L’annexe présente les détails de cette étude avec ci-dessous un focus d’artistes parmi les plus actifs dans le développement de relations avec les marques. Pour rappel, sur un total de 500 artistes, dont le produit de ventes aux enchères est le plus élevé, 141 sont encore de ce monde, soit 28,2 %. Sur ces 141 artistes, 100 sont associés à la période « art contemporain », représentant 70,9 %, parmi lesquels 33, soit 33 %, sont impliqués dans une initiative liée aux marques13. In fine, cela correspond à 6,6 % des 500 artistes ayant le produit de ventes aux enchères le plus élevé sur le marché de l’art.
Au regard de ces informations, le nombre d’artistes ayant créé des liens avec des marques – dans le cadre de collaborations ou de co-créations –, met en lumière le rapport de la sphère artistique vis-à-vis de ces nouveaux processus. En considérant que si 33 % des artistes contemporains14 ont développé une relation, la proportion du côté des marques est supérieure. L’étude de Chailan (2018) souligne que 53,6 %, soit plus de la moitié des marques de luxe, membres du comité Colbert et de l’association Altagamma, sont impliquées dans des relations avec la sphère artistique15. De plus, parmi les multiples projets, près de 40,5 % des marques se sont axées autour de collaborations artistiques et de créations commerciales avec des artistes. Sans prétendre dresser un panorama exhaustif, sachant qu’un certain nombre d’artistes contemporains ayant des relations avec des marques ne sont pas présents dans le classement de 2021, cet éclairage impulse un processus de reconnaissance de la place octroyée par chacune des parties prenantes à l’autre.
Les artistes prolifiques
Dans l’optique d’illustrer cette dynamique, un focus autour de quatre artistes, parmi les plus prolifiques en matière de collaborations, choisis à partir des informations récoltées va permettre une meilleure appréciation de ces relations. La sélection des artistes Jeff Koons, Kaws, Damien Hirst et Takashi Murakami est essentiellement liée à leur implication dans des processus de collaborations et de co-créations. Chacun d’eux est impliqué dans la conception, l’élaboration et la réalisation de produits auprès de différentes marques.
Jeff Koons, artiste américain, né en 1955, a réalisé de multiples collaborations dans le but de co-créer des produits avec des marques internationales. Parmi celles-ci, figurent notamment une collaboration en 2006 avec Stella McCartney, ainsi qu’une collection de planches de skateboard, de vestes, de sweat-shirts, de t-shirts avec la marque streetwear Supreme. En 2013, l’artiste s’est associé avec Dom Pérignon et BMW, et l’année suivante, avec la marque de prêt-à-porter H&M. Par la suite, Jeff Koons crée, en 2016, des étuis de téléphone pour Google et un snowboard haut de gamme pour Burton, appelé The Philosopher. Durant l’année 2017, il collabore avec des marques de luxe françaises, telles Bernardaud et Louis Vuitton. L’artiste collabore en 2021 avec la marque Uniqlo pour sa collection UT, et avec The Skateroom – en partenariat avec le Qatar Museums – pour la customisation de deux skateboards.
Kaws, de son vrai nom Brian Donnelly, est un artiste new-yorkais né en 1974 qui multiplie les collaborations avec de nombreuses marques. Il est l’un des seuls artistes du panel à disposer sur son site d’une rubrique exclusivement dédiée à ses collaborations. Nous pouvons découvrir qu’en 1999 et en 2006, l’artiste collabore avec Bounty Hunter. En 2002, il propose KAWS Chum avec DC Shoes. Par la suite, Kaws collabore avec BAPE à plusieurs reprises, en 2005 autour de la collection BAPE Apparel, et en 2011 avec une série de figurines pour BAPE Vinylen. En 2007, l’artiste customise le personnage Hasheem de Santa Inoue, et s’approprie la même année la mascotte canine de la marque Neighborhood, Zooth. Cette année-là, Kaws s’associe aux marques Visvim, Vans et Comme Des Garçons, collaboration qu’il réitère, pour cette dernière en 2014 avec Pharrell. En 2008, c’est avec les marques Nike et Marc Jacobs qu’il travaille. En 2009, il collabore avec Jun Takahashi, puis avec Hajime Sorayama, pour qui il combine ces icônes avec le concept No Future de ce dernier. Durant l’année 2010, l’artiste s’associe avec les marques Peanust et Ikepod. Dans le cadre de leur collaboration en 2011, Kaws et le Standard Hotel proposent des ampoules à filament, des coussins et des porte-clés. La même année, l’artiste signe une édition spéciale pour Hennessy VS. En 2012, Kaws collabore avec Jason Wu et en 2013, il réimagine l’emblématique Moonman des MTV Video Music Awards. L’artiste new-yorkais et la designer colombienne Nancy Gonzalez réalisent en 2016 une édition limitée de sacs en cuir de crocodile. La même année, Kaws travaille avec Armstrong et TREK sur un vélo Madone 6.9 personnalisé, et collabore avec la marque Uniqlo avec la collection Kaws x Uniqlo x Peanuts en 2019 et 2021. Kaws et le studio de création Visionaire créent, en 2017, une expérience de réalité virtuelle à l’occasion du 75e anniversaire de la marque M&M’s. Dans le même temps, l’artiste collabore avec Air Jordan et Disney. Kaws s’associe en 2018 avec le store Union, en 2019 avec Dover Street Market, puis avec la maison de couture Dior, pour s’emparer notamment du logo et du motif des abeilles représentatif de la marque. En 2020, il réalise une collection pour AllRightsReserved et une autre pour Sons+Daughters. Durant l’année 2021, Kaws collabore avec Human Made avec deux collections été automne, mais aussi avec Sacai, Sacai x Nike, Sesame Street, Travis Scott, Cactus Jack, PORTER et la marque de céréales Reese’s Puffs. Kaws s’associe aussi avec Fortnite en 2021 et réalise en 2022 la conception du design pour la communauté de joueurs. En 2022, l’artiste réalise aussi une collaboration avec General Mills et The North Face.
Damien Hirst, artiste britannique né en 1965, a travaillé avec de nombreuses marques, à l’instar de Supreme pour laquelle il a réalisé plusieurs planches de skate en 2009. Il collabore avec Louis Vuitton en 2009 autour de la création de malles jumelles pour instruments chirurgicaux. En 2010, l’artiste collabore avec Converse pour collecter des fonds contre le SIDA. Damien Hirst se lie avec la maison Alexander McQueen en 2013 à l’occasion des dix ans de son foulard à imprimé têtes de mort. En 2015, il imagine pour Lalique la collection Eternal, une série de sculptures et panneaux d’exception réalisés en cristal Lalique. Damien Hirst crée une collection capsule en 2019 avec Palms et Vans Vault. En 2020, il s’associe à Snapchat pour créer un nouveau filtre collaboratif, permettant aux utilisateurs de créer virtuellement leurs propres peintures tournantes dans le confort de leur maison.
Takashi Murakami est un artiste japonais, né en 1962, connu pour ses nombreuses collaborations. Il co-crée avec des marques comme la maison française Louis Vuitton, avec qui il réalise de multiples collections, telles Monogram Multicolore et Cherry Blossom en 2003, Panda en 2004, Monogram Cerises en 2005, LV Neverfull MOCA16 en 2007, Monogramouflage en 2008, Insolite Monogram et Cosmic Blossom en 2010, ainsi qu’une collection de tapis, conçus pour Art Basel en 2009. En 2007, Takashi Murakami rejoint les rangs des artistes ayant collaboré avec la marque new-yorkaise Supreme et travaille l’année suivante avec Visvim Kiefer. En 2009, il s’associe à Vogue Nippon et à Comme des Garçons pour produire du matériel destiné à un pop-up store basé à Tokyo. Murakami participe également, en 2010, à Macy’s, le défilé de Thanksgiving avec des versions gonflables de 9,14 mètres de haut des personnages Kaikai et Kiki. La même année, il collabore avec la marque Casio pour la gamme de montres G-Shock. En 2013, Murakami co-crée avec l’horloger japonais indépendant Hajime Asaoka une montre personnalisée : Death takes no bribes17. La collection Vans Vault issue de la collaboration avec Takashi Murakami de 2015 présentait deux des motifs récurrents de l’artiste dans les ornements souriants de fleurs et de crânes. En 2018, l’artiste japonais travaille avec Billionaire Boys Club en recréant sur des coussins, des porte-clés et d’autres articles ludiques les œuvres les plus reconnaissables de Murakami. Durant l’année 2019, Takashi Murakami diffuse en exclusivité à ComplexCon sa collaboration avec les marques Crocs et OVO, expose un sac fourre-tout signé dans la galerie Perrotin, et collabore sur une nouvelle sélection de sandales avec la marque durable de flip flop TIDAL New York. La même année, Murakami sort avec PORTER une collection de bagages, collaboration qu’il réitérera en 2020 avec les collections de baskets et de sacs. Au cours de cette même année, l’artiste plasticien japonais puise dans son univers floral pour donner une nouvelle jeunesse à l’eau minérale gazeuse française Perrier. Il collabore aussi avec Supreme en signant le t-shirt Charity Box, dont les recettes seront versées à HELP USA18, et cosigne des bijoux avec le joaillier Ben Baller. Durant la même année, Takashi Murakami publie avec Futura des sérigraphies, et réinvente les chaises Case Study Furniture Shell de Modernica. Takashi Murakami renouvelle en 2021 la collaboration initiée en 2020 avec PANGAIA pour proposer une nouvelle collection capsule en édition limitée présentant les dessins emblématiques de l’artiste japonais. Tout au long de l’année 2021, l’artiste noue des liens avec le joaillier new-yorkais Eliantte en créant une pièce inédite pour Travis Scott ; il conçoit pour le Smart Magazine une poêle à crêpes ludique à fleurs ; crée une suite pour le Grand Hyatt Tokyo Hotel ; réalise une capsule spéciale de vêtements pour la marque hawaïenne T&C Surf et propose une collection collaborative avec Yuzu pour la boutique RESTIR de Tokyo. Toujours en 2021, Takashi Murakami rejoint la marque IVXLCDM en proposant un bijou Flower Parent and Child et initie une collaboration avec Sophnet. Dans le cadre du Projet Roppongi Hills, Takashi Murakami collabore avec FaZe Clan dans l’univers du jeu, mais aussi avec Absolut Art, autour d’une impression exclusive signée en édition limitée au profit de The Kitchen. L’artiste conçoit aussi avec Yonex Ezone une raquette de tennis en édition limitée. Takashi Murakami collabore à plusieurs reprises avec Hublot en 2021, qu’il s’agisse de la Classic Fusion All Black ou de la Hublot Classic Fusion. Il s’associe aussi à New Era en 2021 et 2022. L’artiste collabore avec le label © SAINT M de Yuta Hosokawa en proposant deux modèles de veste de sport, avec Cali Thornhill DeWitt en 2022, puis participe à la gamme « artiste » du jeu de cartes UNO de Mattel Creations, sans oublier les jeans vintage en édition limitée de Readymade conçus pour Yuta Hosokawa.
Le raisonnement de conception
Au regard de ces informations sur les relations entre les artistes et les marques, nous pouvons constater que les collaborations artistiques basées sur une relation commerciale d’une durée préétablie sont devenues récurrentes, notamment de par le fait qu’elles n’impliquent pas nécessairement une relation à long terme. Les cas cités nous fournissent un cadre interprétatif pour faciliter notre compréhension des relations entre les marques et les artistes. L’étude nous permet de constater que la logique, derrière chacune de ces liaisons qui ne cessent de croître, n’est plus de l’ordre de la simple coïncidence. Les informations énoncées illustrent l’intérêt des sphères pour un concept valorisant des projets collaboratifs. Dans l’optique de facilité, une interprétation du raisonnement de ces conceptions, la théorie C-K (Hatchuel et Weil, 2009) permet d’en établir une esquisse. Selon Hatchuel et Weil, (2009), elle permet de concevoir intentionnellement des objets encore inconnus que l’on dotera des propriétés voulues. Dans notre cas, nous l’adaptons de manière à ce que cela corresponde à la problématique de notre recherche. La théorie C-K permet de décrire et d’expliquer le raisonnement suivi par un concepteur, dans notre cas, les concepteurs sont d’une part les artistes contemporains (A), d’autre part les marques (M). Ce cadre théorique repose sur l’interaction entre deux espaces : l’espace Concept (C) et l’espace Knowledge19 (K). L’espace Concept imagine et explore de nouvelles propositions et l’espace Knowledge regroupe les connaissances sur lesquelles s’appuyer. Dans notre raisonnement, la proposition (Figure 1) part d’un cadre incluant la relation entre les artistes contemporains et les marques, dans le but d’éclaircir le processus de co-création à travers une notion collaborative. La connaissance KA.0 – concernant les artistes contemporains –, part du postulat que les artistes sont des créateurs, tandis que la connaissance KM.0 – faisant référence aux marques – souligne qu’elles sont des repères, notamment pour les consommateurs. À travers la connaissance KA.1, nous soulignons que le rôle de l’artiste est en mutation et la connaissance KM.1, rappelle que les marques font partie de l’inconscient collectif. Le concept initial C0, l’émergence des collaborations, est combiné aux propriétés connues, susmentionnées, dans l’espace K. Afin de faire évoluer et d’enrichir le concept, nous avons ajouté des propriétés issues des connaissances KA et KM, ce qui permet d’étayer l’émergence de collaborations programmées et stratégiques. La connaissance KA.2 et la connaissance KM.2 découlent de cette émergence C0 et conduisent au concept C1, les collaborations sont génératrices de nouveautés, notamment à travers la création de valeur immatérielle C2 et de valeur matérielle C3. Nous constatons, également, que C1 est lié à KA.3 et KM.3, ainsi qu’a KA.4 et KM.4. Les expansions C2 et C3 sont deux versants issus de C1. Le concept C2 intègre le processus sur sa valeur immatérielle, tandis que C3 s’oriente vers le processus de valeur matérielle. De ces concepts, découlent C4 issus de C2, KA.3 et KM.3 et C5 qui émanent de C3, KA.4 et KM.4. Ces concepts correspondent à la connaissance KA.M qui concorde à la création collaborative d’une collection capsule20.
L’importance d’une vision à deux versants
La pertinence d’une exploration de l’émergence de l’accroissement du développement de la théorie du capitalisme artistique (Lipovetsky et Serroy, 2013), est primordiale car intrinsèquement liée au processus de transformation de l’art en non-art. Cette recherche nous permet d’approfondir les perceptions que nous pouvons avoir en ce qui concerne les collaborations entre les artistes contemporains et les marques. De nombreuses pistes de recherche ont émergé au fil du temps dans l’optique d’étudier et d’apporter un éclaircissement sur les nouvelles formes de ces relations. L’émergence de ce concept est propice à l’intégration de nouvelles pistes de recherche, en particulier sous le prisme de la sphère artistique. Initialement le processus de création artistique diverge de par son implication émotionnelle et poétique. Cela interroge désormais ces nouveaux champs d’activités artistiques empruntant aux registres de production ou de pensée des deux sphères. Par-delà la nécessité de proposer un concept global englobant les différents types de relation existant entre les artistes contemporains et les marques, il est intéressant d’approfondir ces types de relation du point de vue de la sphère artistique.
En se référant aux éléments présentés dans cette recherche, l’intérêt pour les marques concernant le concept de collaboration n’est plus à remettre en doute, toutefois il ressort que la sphère artistique est de plus en plus séduite et impliquée. En se basant sur le classement d’Art Price 2021, nous pouvons voir que 33 % des artistes contemporains ont noué des relations avec des marques, en des proportions variables, certains sont relativement productifs avec un grand nombre de collaborations. D’autres n’en réalisent qu’en de rares occasions, sur les 33 artistes contemporains, nous avons relevé que près de 26 ont réalisé entre 1 et 5 collaborations. Cependant, il convient de rappeler que la base de données étudiée dans cette recherche peut être soumise à des nuances, car non représentative de l’ensemble de la sphère artistique. De nombreux artistes, ne figurant pas dans ce classement ou n’étant pas inclus dans la catégorie « Art contemporain », sont engagés dans de multiples relations avec des marques.
L’exploration la Théorie C-K nous permet de synthétiser certains apports de l’artiste contemporain ainsi que de la marque dans le processus de co-création. L’utilisation dans ce contexte de cette théorie nous permet de questionner la notion d’implication des deux parties dans le process, toutefois cela reste synthétique et ne précise pas les nuances existantes entre les différentes catégories (marketing, financier, conception, production, etc.).
Que cela soit à titre exceptionnel, ou de façon récurrente, les marques ont pris conscience de l’importance du rôle joué par la créativité dans l’émergence de nouveaux modèles d’affaires (Lerch et al., 2015). Les artistes contemporains ont la capacité de générer une addiction à la marque grâce à son charisme (Dion et Arnould, 2011). Pour les marques, ce processus collaboratif de création contribue à des résultats porteurs de valeur marketing et économique dans la « recherche de l’originalité et de la nouveauté à tout prix » (Lipovetsky, 1987, p. 321). En mandatant une partie du monde de l’art, les entreprises peuvent augmenter la notoriété de leurs marques et de leurs produits tout en affirmant une image et une identité très fortes vis-à-vis du marché et réduire le risque d’une banalisation grâce à l’apport de nouveauté que représentent les artistes.
In fine
Dès le xxe siècle, les ready-mades ont repoussé les limites des pratiques artistiques, tant sur le plan de leurs conceptions que sur celui de leurs perceptions, et déplacé les œuvres à la jonction entre l’art et le non-art. Le régime d’identification de l’art n’a eu de cesse d’évoluer, notamment avec l’art contemporain et l’apparition de nouvelles pratiques, créant un flou à la jonction de l’art et du non-art. La proximité, préexistante, entre les deux sphères pousse à s’interroger sur la notion collective au cœur des multiples approches, du point de vue de la pratique artistique et du processus créateur ainsi que de celui de l’élaboration et de la production de biens et services. À cet égard, l’impact d’un accroissement des collaborations est probablement voué à être de plus en plus présent.
Initialement, les collaborations se sont développées entre les artistes et les marques de luxe, principalement dans la mode et dans la maroquinerie de luxe (Massi et Turrini, 2020), ainsi que pour les vins et les spiritueux (Passebois-Ducros et Trinquecoste, 2015). De nos jours, les artistes occupent une place au cœur de la structure et de la stratégie de nombreuses marques de luxe, telles que Dior, Louis Vuitton, Hennessy, mais également des marques de non-luxe, à l’instar de The Skateroom, Études Studio, Supreme, dans leur tentative d’exploiter la demande toujours croissante de produits cobrandés (Masè et Cedrola, 2017 ; Riot, Chamaret et Rigaud, 2013), leur conférant des connotations non commerciales et légitimant leurs prix élevés (Chailan, 2018 ; Kapferer, 2014). L’art véhicule une dimension d’excellence, de luxe et d’exclusivité, ce qui s’avère être une opportunité stratégique pour les marques, de luxe ou non, qui ont la possibilité de renforcer leur valeur symbolique (Kapferer, 2014), la perception des produits par les consommateurs (Valette-Florence, 2015), pour percevoir dans certains cas les magasins comme des « institutions artistiques » hybrides (Joy et al., 2014). Ces pratiques questionnent la perception, notamment du point de vue du consommateur, du processus de création, des œuvres, des artistes contemporains et plus largement du monde de l’art. La collaboration et la co-création impliquant plusieurs auteurs créent un trouble quant à l’identification des rôles de chacun. La capacité de l’artiste à se renouveler continuellement, le nombre de marques, les liens et les cosignatures avec des artistes symbolisent une forme d’âge d’or des collaborations, qui risque de se retrouver en proie à une surcharge croisée.