Chers étudiants, chers doctorants, chers docteurs, chers collègues1,
Le bureau de l’Association clermontoise des doctorants et docteurs en droit, qui organise cette manifestation scientifique, m’a sollicitée, et je les en remercie, afin que je tienne quelques propos introductifs à cet après‑midi. « À mes risques et périls », je vais donc « m’y risquer » car, comme dit le proverbe, « qui ne risque rien n’a rien »…
« À mes risques et périls », « je vais m’y risquer », « qui ne risque rien n’a rien »… Il n’a échappé à personne que le risque a une connotation négative.
Dans le langage courant, le risque, dont l’origine étymologique est débattue et incertaine2, désigne « un danger, un inconvénient plus ou moins prévisible3 ».
En droit, le risque est l’« événement dommageable dont la survenance est incertaine, quant à sa réalisation ou la date de cette réalisation » ; le terme est utilisé aussi bien pour désigner « l’éventualité d’un tel événement en général » que pour identifier « l’événement spécifié dont la survenance est envisagée4 ». Le risque est ainsi une notion qui porte une appréciation de valeur sur le réel. Il est associé à ce qui est susceptible d’être dangereux ou dommageable. La notion juridique de risque ne peut probablement être cernée avec précision et rigueur, à la manière d’une notion conceptuelle5. Il est néanmoins possible d’esquisser un tableau des risques saisis par le droit et de réfléchir aux divers mouvements suivis par le droit.
Les risques dont le droit peut se préoccuper sont extrêmement nombreux et divers. L’on peut s’intéresser :
- aux risques contractuels,
- aux risques financiers,
- aux risques entrepreneuriaux,
- aux risques industriels,
- aux risques médicaux, etc.
Toute notre vie, toute notre collectivité, toutes nos activités peuvent être pensées en termes de risques. Le droit semble s’en emparer toujours plus, mais il s’en saisit différemment selon les personnes que ce risque expose et selon la nature du risque.
Pendant longtemps, le risque était d’abord perçu comme individuel. Le risque que chacun prend pour lui‑même relève de sa liberté individuelle et n’a pas à être encadré outre mesure. La liberté d’entreprendre permet à chacun de prendre des risques et, peut‑être, de faire fortune6. L’autonomie de la volonté laisse chacun conclure des contrats dans les conditions qu’il négocie pour lui‑même : la mauvaise affaire n’est pas source de nullité en droit des obligations7. Aujourd’hui, le concept d’auto‑détermination8, caractérisé par la Cour européenne sur le fondement de l’article 8 de la Convention, consacre notre liberté à disposer de notre corps et, par là même, à l’exposer à des risques insensés. Chacun peut prendre des risques pour lui et doit les assumer. Le risque individuel est parfois vanté : ainsi les start‑up sont‑elles applaudies. Le risque individuel peut même être récompensé. Ainsi en est‑il dans une société libérale qui récompense largement les actionnaires supportant le risque du financement de l’entreprise. Le privilège d’argent frais pousse d’ailleurs cette logique jusqu’au bout puisque celui qui, dans le cadre de la procédure de conciliation, aura pris le risque de financer une entreprise en difficulté sera privilégié dans le paiement de sa créance si l’entreprise fait finalement l’objet d’un redressement, d’une sauvegarde ou d’une liquidation judiciaire9.
Toutefois, le risque peut dépasser la sphère individuelle de l’auteur du risque. L’activité d’une personne peut en effet exposer autrui à des risques et, avec les évolutions techniques et scientifiques, ces risques peuvent être particulièrement graves. Le droit du travail et le droit de la responsabilité ont, dès la fin du xixe siècle, ainsi évolué pour mieux prendre en compte l’apparition de ces nouveaux risques et mieux protéger les victimes. La théorie du risque10 connaît alors une traduction en droit de la responsabilité civile. Pour Saleilles :
Toute activité qui fonctionne pour autrui fonctionne au risque d’autrui.
C’est celui qui en a la direction qui doit en payer les risques11.
Ainsi la responsabilité peut‑elle être objectivée et l’indemnisation de dommages causés, sans que la faute d’une personne puisse être caractérisée, devient‑elle possible. La responsabilité du fait des choses12 et la responsabilité du fait d’autrui13 peuvent ainsi permettre d’engager la responsabilité de personnes qui créent des risques pour autrui14.
Au cours du xxe siècle, ces risques auxquels notre société se trouve confrontée se sont multipliés et ont pris une importance grandissante. Certains risques trouvent clairement leur origine dans l’activité d’une personne déterminée mais parfois l’origine des risques est plus diffuse. Ses effets peuvent également être plus généraux. Aujourd’hui, l’on évoque, par exemple :
- les risques environnementaux,
- les risques sanitaires,
- les risques financiers,
- ou encore les risques nucléaires.
Face à ces risques, l’on brandit alors, par exemple :
- le droit à la santé,
- le droit à un environnement sain,
- le respect de la dignité humaine,
- le principe de sécurité juridique.
Cette omniprésence des risques liés notamment aux progrès continus de la science qui nous dépassent serait, selon certains sociologues et philosophes, à l’origine d’une société du risque15, une société « manufacture de risques16 » dans laquelle gouvernements et individus doivent nécessairement penser en termes de risques17, une société dans laquelle un certain scepticisme à l’égard de la science et de la technique se développe en raison de « l’impuissance de la rationalité techno‑scientifique à répondre à l’expansion des menaces et des risques liés à la civilisation », une société dans laquelle s’affirme une in‑compatibilité « de la répartition des richesses et de la répartition du risque », voire même une concurrence de leurs « logiques18 ».
L’on comprend ainsi pourquoi le droit peut poursuivre la minimisation des risques. Le droit peut chercher à éviter la réalisation de risques, il peut prévenir l’apparition de risques. Il peut également viser un aplanissement des conséquences du risque : il organise alors la réparation du risque par son auteur ou met en place une politique de mutualisation des risques.
L’étude du droit privé révèle de nombreux mécanismes en ce sens.
En droit de l’environnement par exemple, le Code de l’environnement consacre le principe de précaution « selon lequel l'absence de certitudes, compte tenu des connaissances scientifiques et techniques du moment, ne doit pas retarder l'adoption de mesures effectives et proportionnées visant à prévenir un risque de dommages graves et irréversibles à l'environnement à un coût économiquement acceptable19 ». En droit des assurances, les cas d’assurance obligatoire, pour le propriétaire d’un véhicule terrestre à moteur en circulation par exemple, sont nombreux20. En droit des contrats, la jurisprudence n’a pas hésité à créer une obligation de sécurité dans les contrats de transport de nature à réparer les dommages causés à la personne transportée lors de l’exécution du contrat21. En droit de la consommation22, en droit des sûretés23, en droit patrimonial de la famille24, les obligations d’information, de mise en garde et divers formalismes se sont multipliés, afin de limiter les risques de consentement donné à la légère et des conséquences graves qui pourraient en découler. En droit de la responsabilité civile, la théorie des troubles anormaux de voisinage peut permettre la réparation d’un risque de dommage, tel que le risque d’incendie25. En droit des sociétés26, la responsabilité des sociétés donneuses d’ordre a pour objectif de responsabiliser davantage les sociétés mères et les sociétés donneuses d’ordre, afin de prévenir les risques d’atteintes à l’environnement, à la santé et à la sécurité des personnes, ainsi qu’aux droits fondamentaux par les sociétés filles et certains sous‑traitants et fournisseurs. Et l’on pourrait multiplier encore les exemples.
Bien des dispositions du droit privé poursuivent, incontestablement, l’effacement, ou au moins la diminution, des risques pouvant se présenter. Aujourd’hui, l’acceptation des risques pour soi, elle‑même, empêche plus difficilement l’indemnisation du dommage découlant de la réalisation du risque27.
Quoi qu’il en soit, en tant que juristes, il paraît fondamental de penser cette gestion des risques toujours plus nombreux afin, notamment, de :
- protéger la santé des individus,
- sauvegarder l’environnement,
- protéger les personnes socialement et financièrement plus vulnérables.
Néanmoins, il paraît également indispensable de prendre de la hauteur et de s’interroger sur les limites des politiques de minimisation des risques.
D’un point de vue anthropologique, l’obsession pour la gestion du risque n’est probablement pas neutre. La vie elle‑même est un risque, celui de la mort. Conclure un contrat est un risque, celui de faire une mauvaise affaire. Inventer est un risque, celui de ne rien trouver ou d’être dépassé par son invention. La gestion, à tout prix, du risque dont la réalisation est, par essence, incertaine, peut donc être source de paralysie.
Surtout, d’un point de vue juridique, l’expérience nous montre que vouloir maîtriser, à tout prix, les risques, peut aussi heurter les droits et libertés fondamentaux. Par exemple – juste un exemple – pendant la Covid‑19, le traitement des personnes âgées en établissement d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (EPHAD) a paru particulièrement problématique. Parce qu’il convenait de maîtriser les risques sanitaires, ces personnes âgées ont vu leur liberté d’aller et de venir et leur droit au respect de leur vie privée très fortement et trop longuement atteints28. La maîtrise des risques ne justifie pas tout.
En réalité, tout est question de domaine, de finalité et de mesure. La nature et la probabilité du risque, de même que les enjeux propres à telle ou telle matière, conduisent certainement à appréhender différemment le risque.
Aussi une approche thématique est‑elle tout à fait opportune. L’approche thématique nous permet, sans aucune prétention à l’exhaustivité, de penser le droit privé comme outil de minimisation des risques. Dans quelle mesure le droit privé est‑il un instrument efficace contre l’apparition de risques ou contre la réduction de leurs effets ? Quels risques sont‑ils visés ? Pourquoi ? Jusqu’où cette maîtrise des risques est‑elle souhaitable ?
Le contrat, l’entreprise et l’humain sont trois domaines dans lesquels cette étude peut être pertinemment conduite. Ces réflexions donneront un premier aperçu du droit privé comme outil de minimisation des risques. Premier aperçu car le thème est large et ambitieux. Mais premier aperçu essentiel à l’étude de ce sujet.