1. Le recours au bail constitue pour l’usufruitier l’un des meilleurs moyens de tirer profit de son droit puisqu’il lui permet de bénéficier d’une source de revenus réguliers. En conséquence, l’article 595 du Code civil dispose, dans son premier alinéa, qu’il peut librement consentir un bail1.
Toutefois, il a aussi paru nécessaire de sauvegarder les droits du nu-propriétaire qui, une fois sa pleine propriété recouvrée, n’a pas à subir les baux consentis par l’usufruitier. Ceux-ci sont donc opposables au nu-propriétaire pour une durée limitée dans les conditions des alinéas 2 et 3 de l’article 595 du Code civil2.
Le nu-propriétaire doit respecter les baux de neuf années ou moins qui sont en cours au jour où il devient plein propriétaire. Pour éviter les abus de l’usufruitier, celui-ci ne peut renouveler par anticipation ces baux plus de trois ans avant leur expiration s’il s’agit d’un bail rural3 ou plus de deux ans dans les autres cas.
Si le bail consenti par l’usufruitier excède neuf années, ce bail est divisé en périodes de neuf ans et le nu‑propriétaire est tenu de respecter la période en cours lors de l’extinction de l’usufruit4.
2. Le développement des baux ouvrant droit à un renouvellement a imposé de prendre davantage en considération le nu-propriétaire qui risquait, une fois devenu plein propriétaire, de ne jamais pouvoir user du bien lui-même5. La loi du 13 juillet 1965, entrée en vigueur le 1er février 19666, est venue ajouter un quatrième alinéa à l’article 595 du Code civil qui dispose que « l’usufruitier ne peut, sans le concours du nu-propriétaire, donner à bail un fonds rural ou un immeuble à usage commercial, industriel ou artisanal. À défaut d’accord du nu-propriétaire, l’usufruitier peut être autorisé par justice à passer seul cet acte »7.
3. Traditionnellement sont distingués les baux de moins de neuf ans de ceux de plus de neuf ans. Les premiers constituent des actes d’administration, les seconds des actes de disposition8. Les baux ruraux et commerciaux, en plus d’être conclus pour cette durée minimale de neuf années, ouvrent droit au renouvellement pour le preneur. Ils sont donc généralement considérés comme des actes de disposition9. La protection des droits du nu-propriétaire impose que celui-ci donne son accord à la conclusion de tels baux, et qu’à défaut d’accord l’usufruitier soit autorisé par le juge à les conclure seul.
La jurisprudence est venue délimiter le champ d’application du texte. Le concours du nu-propriétaire est donc nécessaire à la conclusion des baux ruraux, soumis ou non au statut du fermage10, ainsi qu’aux baux commerciaux. Il est aussi exigé pour les baux d’immeubles à usage commercial non soumis au statut des baux commerciaux11, c’est-à-dire aux baux de moins de trois ans12. En effet, un tel bail est susceptible de retomber dans le champ d’application du statut des baux commerciaux si le preneur demeure dans les lieux au-delà de cette période triennale13, faisant ainsi courir le risque pour le nu-propriétaire de ne jamais retrouver le plein usage de son bien. En revanche, le concours n’est pas indispensable à la conclusion d’une convention d’occupation précaire14.
4. Néanmoins, si le champ d’application du texte a été clairement défini par la jurisprudence, le concours du nu-propriétaire, pourtant indispensable à la validité de l’acte, est une notion encore floue.
Dans son sens courant, le concours désigne le rassemblement de plusieurs personnes en un même lieu ou encore la rencontre, éventuellement fortuite, de plusieurs événements15. En philosophie, Descartes a fait mention du « concours ordinaire de Dieu » dans le Discours de la méthode et dans les Méditations métaphysiques. Ce concours serait indispensable à l’existence de chaque chose. Il est qualifié par André Lalande comme « l’opération par laquelle Dieu conserve le monde dans l’existence », de sorte que « l’univers cesserait d’exister aussitôt que Dieu cesserait de vouloir actuellement en maintenir la réalité »16. Le concours implique donc l’existence d’une rencontre, voire une participation, pour aboutir à un résultat prédéfini17.
Juridiquement, le concours à un acte peut revêtir deux sens. Il peut concerner, selon une conception extensive, l’ensemble des intervenants à l’acte, à savoir les parties, leurs représentants, et les autres intervenants comme le rédacteur et d’éventuels témoins. Relève ainsi de cette conception l’article 154 du Code civil qui ne mentionne « l’absence de concours d’un deuxième notaire ni d’autres témoins » au constat, réalisé par un notaire, du dissentiment entre les parents ou aïeuls d’un enfant mineur souhaitant se marier.
Il peut aussi concerner, selon une conception plus restrictive, les seules personnes dont le consentement est nécessaire à la validité de l’acte18. Ainsi l’article 217 du Code civil permet-il à un époux d’être autorisé judiciairement à conclure un acte pour lequel « le concours ou le consentement de son conjoint serait nécessaire », mais qui n’y participe pas en raison d’une impossibilité de manifester sa volonté ou parce que son refus est contraire à l’intérêt familial.
5. À bien regarder la formulation du quatrième alinéa de l’article 595 du Code civil, c’est ce deuxième sens du terme « concours », qui s’applique. L’article vise simplement le concours du nu-propriétaire à un type d’actes précis : les baux ruraux et d’immeubles à usage commercial, industriel et artisanal. Le concours du nu-propriétaire s’analyserait alors comme la participation à une action en vue d’atteindre le résultat escompté, à savoir la validité du bail. Cependant, nous verrons que ce concours a des conséquences quant aux liens qu’il entretient avec les parties au contrat.
6. Le concours du nu-propriétaire à la conclusion du contrat de bail renvoie au débat relatif à la distinction des parties et des tiers au contrat19. L’effet relatif du contrat, tel qu’il résulte des articles 1199 et 1200 du Code civil, issus de l’ordonnance du 10 février 2016 portant réforme des contrats, veut qu’une séparation stricte soit faite entre les parties et les tiers20. Seulement, cette summa divisio a vocation à s’affaiblir lors de l’exécution du contrat. Il se peut que les parties au jour de l’acte soient des tiers lors de son exécution et inversement. Ainsi le cédant d’un contrat, parti au jour de sa conclusion, devient-il un tiers à compter de ladite cession21. À l’inverse, nous verrons que le nu-propriétaire, tiers lors de la conclusion du bail, sera amené à prendre la qualité de partie lors de son exécution au moment de l’extinction de l’usufruit.
En conséquence, la doctrine moderne, prônant une vision évolutive du contrat, a pris en considération le possible changement de qualité des différents intervenants gravitant dans la sphère contractuelle22. Néanmoins, les auteurs ne sont pas unanimes sur ces évolutions. D’aucuns considèrent que c’est l’autonomie de la volonté et elle seule qui permet de définir la qualité de partie23. D’autres considèrent que cette qualité peut résulter de la volonté, mais aussi de la loi lors de la conclusion du contrat et pendant son exécution24. Pour un autre auteur, seule la volonté permet de définir les parties lors de la conclusion du contrat, mais la loi peut attribuer cette qualité au moment de son exécution25.
L’appréciation de la notion de concours du nu-propriétaire aux baux ruraux et commerciaux consentie par l’usufruitier, et au-delà de la situation du nu-propriétaire lui-même, ne peut être réalisée qu’en prenant en considération le contrat de bail dans son inscription dans le temps.
7. En conséquence, la nature et la portée du concours du nu-propriétaire aux baux ruraux et commerciaux doivent être étudiées lors de la conclusion du contrat de bail (I) et lors de son exécution (II).
I. Le concours du nu-propriétaire emportant sa qualité de tiers lors de la conclusion du contrat de bail
8. Le nu-propriétaire n’est pas partie au bail. Il n’a qu’un statut de tiers au contrat conclu entre l’usufruitier et le preneur alors même qu’il consent à sa conclusion par son concours à l’acte (A). Il sera aussi considéré comme un tiers dans l’hypothèse où il ne veut concourir au bail (B).
A. Un statut de tiers intéressé en raison de son concours à l’acte
9. L’usufruitier doit pouvoir jouir des choses pleinement et, par conséquent, en tirer les revenus. Or, pour bénéficier des revenus d’un immeuble agricole ou d’un local commercial, l’usufruitier ne peut que les donner à bail et il sera le seul à endosser la qualité de bailleur26.
En effet, le nu-propriétaire, dont le concours est rendu impératif par la loi, n’interviendra à l’acte que pour consentir au bail rural ou commercial, cette intervention n’en faisant qu’un « tiers requis pour la validité de l’acte »27.
Ce concours à l’acte juridique, visé par l’article 595, alinéa 4, n’est donc pas de nature à donner au nu‑propriétaire la qualité de partie au bail28. La signature d’un bail rural ou commercial constitue un acte de disposition qui pourra engager le nu-propriétaire au moment de l’extinction de l’usufruit. En conséquence, son accord est indispensable dès la conclusion du bail. Ce concours témoigne de l’hétérogénéité de la notion de tiers29. En effet, le nu-propriétaire concourant est certes un tiers, mais un tiers intéressé à l’acte, dans la mesure où le bail a des répercussions d’envergure sur le bien objet de son droit. Pour cette raison, il ne saurait être assimilé aux tiers absolus, ou penitus extranei, ces derniers « n’ayant aucun contact avec la convention ou les parties, ils n’auront jamais ni à souffrir ni à bénéficier de l’obligation contractuelle »30. En effet, le nu-propriétaire, par son concours au bail et en raison de la nature même de son droit, à savoir la faculté de devenir plein propriétaire à l’extinction de l’usufruit, ne peut être qualifié de tiers absolu, mais bien de tiers particulièrement concerné par l’acte.
10. Pour autant, le cas du nu-propriétaire concourant aux baux ruraux et commerciaux n’est pas isolé. La loi exige dans de nombreuses situations l’intervention d’un tiers à la conclusion d’un contrat afin qu’il y donne son consentement à peine de nullité ou d’inopposabilité de l’acte. Ce tiers consentant ne saurait être qualifié de partie au contrat, mais plutôt de tiers intéressé à sa conclusion. L’exigence du consentement du conjoint, imposée par l’article 1422 du Code civil, à une donation de biens communs consentie par son époux au profit d’un enfant du couple ou d’un enfant d’un premier lit en est une parfaite illustration. Dans ce cas, l’époux consentant à la donation de biens communs n’aura pas la qualité de donateur, son conjoint devant assumer seul la libéralité31.
11. En toute hypothèse, le concours du nu-propriétaire peut être exprès, mais il peut aussi être tacite dès lors que son consentement est non équivoque32. Rien n’empêche non plus qu’il puisse être représenté lors de la conclusion du bail par un mandataire.
12. En revanche, l’absence de concours du nu-propriétaire aux baux ruraux et commerciaux est une cause de nullité du bail. En effet, en pratique, il arrive parfois que l’usufruitier consente un bail rural ou commercial sans le concours du nu-propriétaire33. Dans le silence de la loi, la Cour de cassation a choisi de sanctionner ces baux par la nullité34.
La haute juridiction a aussi sanctionné par la nullité le bail rural consenti par le seul nu-propriétaire. Il appartient à l’usufruitier de la demander, de sorte que cette nullité ne peut plus être invoquée à son décès par ses héritiers du fait de l’extinction de l’usufruit, le nu-propriétaire recouvrant alors la pleine propriété du bien35.
La nullité des baux ruraux et commerciaux consentis par l’usufruitier sans le concours du nu-propriétaire est une nullité relative que seul ce dernier peut invoquer. En effet, le concours a pour objet la protection de ses intérêts contre un acte qui porterait atteinte à sa pleine propriété future. Par conséquent, l’acquéreur de la pleine propriété du bien ne peut se prévaloir de la nullité du bail rural ou commercial conclu sans le concours du nu-propriétaire36.
L’action en nullité est prescrite après écoulement d’un délai de cinq années qui court à compter de la connaissance, par le nu-propriétaire, de l’existence du bail37 ou de ses renouvellements et ce que l’usufruit soit ou non encore en cours.
13. La Cour de cassation aurait pu choisir de sanctionner le défaut de concours par l’inopposabilité de l’acte au nu-propriétaire, celui-ci étant un tiers au contrat38. L’action en nullité relative est en général réservée à l’un des cocontractants dont la loi souhaite préserver les intérêts. De plus, la nullité relative entraîne l’anéantissement du bail, ce qui nuit grandement aux droits du preneur.
Pour autant, cette nullité est plus protectrice pour le nu-propriétaire qui, de tiers intéressé, pourra devenir une véritable partie au contrat lors de l’extinction de l’usufruit. En effet, l’usufruitier et le nu-propriétaire ont des pouvoirs concurrents sur le bien. Ils ont chacun une « qualité de cotitulaire de droits »39. Il est alors logique d’offrir au nu-propriétaire une action qui lui permettrait d’anéantir un acte qui porterait atteinte à sa pleine propriété future.
De surcroît, il est possible que cette jurisprudence se soit inspirée de l’article 1427 du Code civil, issu de la même loi que celle instituant la disposition commentée40. Or, cet article prévoit que l’acte conclu par un époux commun en biens sans le consentement de son conjoint peut être annulé à la demande de ce dernier si son consentement était nécessaire. La violation des règles relatives à la cogestion relève donc de la nullité et non de l’inopposabilité41.
14. Toutefois, le preneur peut toujours essayer de maintenir le bail en invoquant la qualité de propriétaire apparent de l’usufruitier, mais la jurisprudence ne l’admet que très difficilement. Il faut pour cela que le preneur de bonne foi ait cru légitimement que le bailleur soit plein propriétaire, les juges exigeant qu’il « ait réalisé un minimum d’investigations »42.
Le preneur n’aura alors d’autre choix que d’engager la responsabilité de l’usufruitier qui commet une faute en ne demandant pas le concours du nu-propriétaire43. En effet, la Cour de cassation a admis, sur le fondement de l’article 595, alinéa 4, et de l’ancien article 1382 du Code civil, qu’un preneur, qui connaissait la qualité d’usufruitier du bailleur, pouvait agir en responsabilité délictuelle contre ce dernier, car il n’avait pas obtenu le concours du nu-propriétaire. Cet arrêt « annonce une mansuétude certaine de la cour envers le preneur négligent »44. Le bail est donc annulé, mais le preneur, s’il ne peut en obtenir le maintien, peut toujours être indemnisé.
Néanmoins, pour éviter de paralyser l’usufruitier dans l’exercice de son pouvoir de jouissance, la justice peut l’autoriser à passer outre un refus abusif du nu-propriétaire.
B. Un statut de tiers intéressé malgré son refus de concourir à l’acte
15. Le nu-propriétaire refusera parfois de concourir au bail rural ou commercial, l’usufruitier devant alors être autorisé en justice à le conclure seul. En effet, il est de l’essence même de l’usufruit de permettre à l’usufruitier de tirer des revenus de la chose objet de son droit. Lorsqu’il souhaite donner un bien à bail rural ou commercial et que le nu-propriétaire s’y oppose, la loi permet à l’usufruitier de se faire autoriser par le juge à conclure le contrat. Le juge décidera ou non d’autoriser la conclusion du bail selon les intérêts en présence, sans oublier que si l’usufruit est le droit de jouir des choses dont un autre a la propriété, c’est à condition d’en conserver la substance45.
16. À cet égard, un arrêt du 2 février 2005 rendu par la troisième chambre civile de la Cour de cassation est particulièrement éclairant en ce qu’il autorise la conclusion d’un bail commercial entraînant un changement partiel de la destination du bien, et ce malgré le refus d’une partie des nus-propriétaires46. En l’espèce, l’usufruitier avait été autorisé en justice à conclure un bail commercial sur une infime partie de parcelles agricoles, la Cour de cassation ayant considéré que le « bail commercial envisagé obéissait à la nécessité d’adapter les activités agricoles à l’évolution économique et à la réglementation sur la protection de l’environnement, qu’il ne dénaturait ni l’usage auquel les parcelles étaient destinées, ni leur vocation agricole, qu’il était profitable à l’indivision, mais sans porter atteinte aux droits des nus‑propriétaires dans la mesure où le preneur s’engageait en fin de bail à remettre les lieux dans leur état d’origine… ».
Cette autorisation des usufruitiers à conclure un bail modifiant de manière résiduelle la destination du bien prend en considération des circonstances économiques et environnementales. C’est parce que le bail en question constituait un acte de bonne gestion patrimoniale que le juge a pu autoriser sa conclusion. Pour le professeur Barabé-Bouchard, « le critère de la bonne exploitation du bien, mis ici en honneur par la Cour de cassation, est le seul véritablement compatible avec l’économie du système mis en place par l’article 595 du Code civil »47.
17. Quoi qu’il en soit, l’autorisation du juge permettant à l’usufruitier de conclure un bail commercial ou rural, malgré le refus de concourir du nu-propriétaire, fait évidemment de ce dernier un tiers au contrat. Pourtant, nous ne saurions le qualifier de tiers absolu malgré l’absence de consentement au bail pour la raison simple qu’il demeure, avec l’usufruitier, cotitulaire de droits sur un même bien, sans oublier qu’il empruntera, à l’extinction de l’usufruit, la qualité de partie au bail.
II. Le concours du nu-propriétaire emportant le changement de sa qualité lors de l’exécution du bail
18. Le concours du nu-propriétaire ne fait pas de celui-ci une partie au contrat de bail, seul l’usufruitier étant titulaire de cette qualité, du moins, tant que dure son usufruit (A). En revanche, à son extinction, le nu-propriétaire prendra la qualité de bailleur (B).
A. Un statut de tiers pour la durée de l’usufruit
19. L’usufruitier ayant seul la qualité de bailleur jusqu’à l’expiration de son droit, cette situation aura des répercussions pour le nu-propriétaire tant dans ses relations avec le preneur (1) que dans celles avec l’usufruitier (2).
1. Les rapports entre le nu-propriétaire et le preneur
20. Jusqu’à l’extinction de l’usufruit, le nu-propriétaire, qu’il ait ou non consenti au bail, n’a aucun lien avec le preneur. En conséquence, l’usufruitier, seul bailleur, peut poursuivre en justice la résiliation du bail48. Le nu-propriétaire conserve donc la qualité de tiers intéressé à l’acte.
Ainsi l’usufruitier peut-il librement délivrer congé d’un bail rural49 ou d’un bail commercial. Dans ce dernier cas, il devra payer la très lourde indemnité d’éviction prévue à l’article L.145-14 du Code de commerce. De même, il a été admis que l’usufruitier puisse refuser seul le renouvellement d’un bail commercial puisque pareil refus emporte les mêmes effets qu’un congé50.
21. Cette solution est assez atypique dans le sens où l’usufruitier peut mettre fin à un contrat dont la conclusion nécessitait le concours du nu-propriétaire. L’usufruitier « peut donc défaire seul un contrat qu’il n’a pu conclure qu’avec l’accord du nu-propriétaire »51.
Cette solution est néanmoins justifiée à deux titres. D’une part, il paraît normal que l’usufruitier puisse procéder de la sorte puisque c’est à lui que revient le choix du meilleur mode de jouissance du bien objet de son droit. De surcroît, la délivrance d’un congé dans un bail commercial est un acte salvateur pour le nu-propriétaire, ce dernier étant alors certain de recouvrir le plein usage du bien si aucun bail n’est conclu avant le terme de l’usufruit.
D’autre part, rappelons qu’il est toujours permis aux parties d’un contrat d’y mettre un terme par leur commun accord ou mutuus dissensus52, mais cette faculté ne saurait intéresser les tiers quand bien même leur consentement serait indispensable à la validité de l’acte. Or, l’usufruitier est le seul à avoir la qualité de bailleur et la loi n’offre la possibilité de refuser le renouvellement d’un bail commercial qu’à celui-ci53. De même, en matière de baux ruraux, seul le bailleur peut exercer son droit de reprise54, lequel ne pourra se faire qu’au profit de personnes limitativement désignées par la loi55.
22. Toutefois, l’usufruitier ne saurait délivrer un congé frauduleusement dans le but de nuire au nu-propriétaire. Rappelons qu’il a l’obligation de conserver la substance du bien et l’on voit mal quel intérêt auraient l’usufruitier et le nu-propriétaire à disposer d’un local commercial ou de terres agricoles non loués et non exploités. Un congé délivré sans justification par l’usufruitier pourrait donc être constitutif d’un abus de jouissance sanctionné par la déchéance de son droit, par application de l’article 618 du Code civil56.
23. Néanmoins, le concours du nu-propriétaire à la conclusion du bail ne met pas fin à ses rapports avec la sphère contractuelle. En effet, son consentement sera requis à chaque renouvellement du bail à peine de nullité de ce dernier57. La Cour de cassation a adopté une vision souple du quatrième alinéa de l’article 595 du Code civil en considérant que les termes « donner à bail » incluent aussi les renouvellements.
Cette solution « source de complications, notamment en cas de mésentente entre l’usufruitier et le nu‑propriétaire »58 est logique, le renouvellement s’analysant en un nouveau bail59. En conséquence, le délai de prescription quinquennale de l’action en nullité ouverte au nu-propriétaire qui n’a pas consenti au bail court à compter dudit renouvellement60. Par ailleurs, l’article 583 de l’avant-projet de réforme du droit des biens a pris en compte la jurisprudence en prévoyant expressément le concours du nu‑propriétaire au renouvellement des baux.
Cependant, si l’usufruitier a besoin du concours du nu-propriétaire pour renouveler le bail rural ou commercial, ce dernier n’a pas à recevoir la demande de renouvellement qui peut être transmise au seul usufruitier61. En effet, le nu-propriétaire est un tiers au contrat de bail, le preneur d’un bail commercial n’est donc tenu de faire parvenir sa demande de renouvellement qu’à l’usufruitier qui est le seul bailleur, conformément à l’article L.145-10, alinéa 2, du Code de commerce. Le statut de tiers au contrat du nu-propriétaire emporte aussi des conséquences dans ses rapports avec l’usufruitier.
2. Les rapports entre le nu-propriétaire et l’usufruitier
24. Le nu-propriétaire est un tiers intéressé au contrat de bail. Ses rapports avec l’usufruitier-bailleur relèvent donc du droit commun du démembrement de propriété. Les articles 605 et 606 du Code civil prévoient que le nu-propriétaire est tenu des grosses réparations et que l’usufruitier est tenu des réparations d’entretien. La loi est imparfaite, car l’usufruitier ne dispose d’aucun moyen pour imposer la réalisation de ces réparations au nu-propriétaire62, à moins que l’acte constitutif de l’usufruit ne le prévoie63. L’usufruitier qui réaliserait lesdits travaux ne pourrait obtenir indemnisation qu’à l’expiration de l’usufruit, ce qui donne à celle-ci un caractère hypothétique puisque bien souvent, l’usufruit s’éteint par la mort de son titulaire et les nus-propriétaires sont ses héritiers.
L’avant-projet de réforme du droit des biens prévoit, dans son article 580, la possibilité pour l’usufruitier d’imposer au nu-propriétaire l’exécution des travaux relatifs à « la structure et la solidité générale de l’immeuble »64. Ce projet mettrait donc un terme à l’imperfection légale que constitue cette obligation sans sanction à la charge du nu-propriétaire.
25. Néanmoins, la conclusion d’un bail est de nature à modifier cette répartition. Par application de l’article 1720 du Code civil, l’usufruitier-bailleur sera tenu des grosses réparations et le preneur des réparations d’entretien65, le nu-propriétaire étant ainsi déchargé de toute obligation. En effet, l’article 605 du Code civil « n’intéresse que les rapports légaux nu-propriétaire/usufruitier et pas les relations contractuelles entre un bailleur et son locataire »66. Cette solution est parfaitement logique, le nu‑propriétaire étant un tiers au contrat de bail, il ne peut être tenu aux réparations à la charge du bailleur, quand bien même ces réparations rentreraient dans le champ des « grosses réparations » visées par les articles 605 et 606 du Code civil.
Le contrat de bail aura alors une influence sur la répartition des obligations entre l’usufruitier et le nu‑propriétaire. Ce dernier se verra, par l’effet du bail, déchargé de ses obligations prévues aux articles 605 et 606 du Code civil. L’usufruitier conservera toutefois le droit d’être indemnisé de la plus‑value procurée au bien en fin d’usufruit s’il a lui-même réalisé les gros travaux67.
En matière de bail commercial, il sera fréquent que seuls les travaux « du clos et du couvert » soient mis à la charge du bailleur68, de sorte que seul l’usufruitier en soit tenu pendant le bail.
26. La situation est même poussée à son paroxysme lorsque c’est le nu-propriétaire lui-même qui a la qualité de preneur. Dans ce cas, il pourra imposer à l’usufruitier-bailleur la réalisation des gros travaux par application de l’article 1720 du Code civil69, alors que ceux-ci seraient à sa charge en l’absence de bail.
La qualité de tiers du nu-propriétaire au bail commercial a donc pour effet de le décharger d’une partie de ses obligations à l’égard de l’usufruitier. Il sera néanmoins tenu de nouvelles obligations à l’égard du preneur à l’extinction de l’usufruit.
B. Un statut de partie à l’extinction de l’usufruit
27. Les causes d’extinction de l’usufruit sont définies à l’article 617 du Code civil. Y figurent notamment l’arrivée à terme, le décès de l’usufruitier et la consolidation qui nous intéresseront plus particulièrement.
28. Lorsque l’usufruit s’éteint, par son arrivée à terme si l’usufruit était temporaire ou par le décès de l’usufruitier s’il était viager, le nu-propriétaire prend la qualité de bailleur pour la durée restant à courir pour les baux visés par les alinéas 2 et 3 de l’article 595 du Code civil, mais aussi pour les baux nécessitant son concours. Dans cette hypothèse, il se peut que le nouveau bailleur ne puisse recueillir le plein usage du bien en raison du droit au renouvellement accordé au preneur du bail rural ou commercial.
C’est pour cette raison que l’on ne pouvait pas véritablement qualifier le nu-propriétaire de tiers absolu70 jusqu’à l’extinction de l’usufruit, cette dernière qualification étant en principe attribuée aux personnes à qui le contrat est opposable, mais qui n’auront jamais à entrer dans la sphère contractuelle.
La prise de la qualité de partie par le nu-propriétaire devenu plein propriétaire est une illustration topique du caractère évolutif du contrat71. C’est d’ailleurs pour cette raison que la loi exige le concours du nu‑propriétaire au bail rural ou commercial ouvrant droit au renouvellement. En revanche, s’il a refusé de concourir et que le juge a autorisé l’usufruitier à conclure seul le bail, alors le nu-propriétaire se retrouvera « bailleur malgré lui » à l’extinction de l’usufruit.
Finalement, le concours du nu-propriétaire aux baux ruraux et commerciaux constitutifs d’actes de disposition permet de faire du nu-propriétaire un tiers intéressé au contrat afin d’anticiper son statut de future partie au bail. Le concours à un acte constitue, au sens de l’article 595, alinéa 4, du Code civil, le consentement d’un tiers à un contrat auquel il prendra à terme la qualité de partie.
29. Néanmoins, toutes les hypothèses de concours de tiers à un contrat ne font pas d’eux de futures parties audit contrat. Ainsi l’époux intervenant à la donation de biens communs réalisée par son conjoint concourt-il à l’acte en qualité de tiers intéressé, mais il ne prendra jamais la qualité de donateur. De même, le bailleur d’un local commercial intervenant à la cession du bail pour y donner son consentement ne sera jamais partie à la vente. En réalité, le changement de qualité du nu-propriétaire concourant, passant de la qualité de tiers intéressé au bail à celle de bailleur, résulte de la nature même du contrat en cause.
30. S’il est indéniable que le nu-propriétaire prend la qualité de bailleur avec celle de plein propriétaire à l’extinction de l’usufruit, il convient d’analyser le fondement de ce changement.
31. Il est possible d’exclure l’application de l’article 1743 du Code civil qui dispose que l’acquéreur d’un bien loué ne peut mettre fin au contrat de bail, le bail s’imposant aux acquéreurs successifs. En effet, le nu-propriétaire ne peut être considéré comme un ayant cause à titre particulier de l’usufruitier, il ne devient pas plein propriétaire en raison de l’acquisition de la chose, mais par l’effet de l’extinction de l’usufruit72.
32. La prise de la qualité de bailleur par le nu-propriétaire devenu plein propriétaire ne s’explique pas non plus par le décès de l’usufruitier et la qualité d’ayant cause à titre universel du nu-propriétaire. En effet, par application des articles 724, 873, 1009 et 1012 du Code civil, les ayants cause à titre universel, à savoir les héritiers, les légataires universels et à titre universel, sont tenus des engagements contractés par leur auteur73. Ces dispositions ne justifient pas la prise de qualité de bailleur par le nu-propriétaire pour au moins deux raisons.
D’une part, le nu-propriétaire n’est pas toujours un héritier de l’usufruitier. De plus, ce n’est pas toujours le décès de l’usufruitier qui éteint l’usufruit, celui-ci pouvant prendre fin par l’arrivée du terme s’il est temporaire ou même par la renonciation de l’usufruitier à son droit.
D’autre part, la jurisprudence a offert au nu-propriétaire qui n’aurait pas concouru à un bail rural ou commercial la possibilité d’en demander la nullité après le décès de l’usufruitier, alors même qu’il venait d’endosser la qualité de bailleur74. Le propriétaire peut obtenir l’annulation du bail conclu par son auteur, la Cour de cassation ayant exclu l’application de l’ancien article 1122 du Code civil. Cette solution est parfaitement logique, car il arrivera souvent que le nu-propriétaire n’apprenne l’existence d’un bail conclu sans son accord qu’au décès de l’usufruitier. Il serait alors inique de lui refuser l’action en nullité. Il prendra néanmoins le risque de voir le preneur se retourner contre lui en raison de la faute civile commise par l’usufruitier qui aurait dû s’assurer de son concours75.
33. En revanche, lorsque l’usufruitier cède à titre gratuit ou à titre onéreux son usufruit au nu-propriétaire, il se retrouve alors plein propriétaire par consolidation. Dans ce cas, la doctrine76 et la jurisprudence77 enseignent que cette consolidation n’entraîne pas extinction de l’usufruit, celui-ci étant simplement mis en sommeil. En conséquence, dans le cas où le nu-propriétaire acquiert l’usufruit à la suite d’une cession, il prend la qualité de bailleur pour le bail conclu par l’usufruitier, mais il pourrait redevenir un tiers au contrat dans l’hypothèse où ladite cession serait annulée ou résolue. Il pourra néanmoins demander la nullité du bail rural ou commercial conclu sans son concours.
34. La transmission de la qualité de bailleur au nu-propriétaire à l’extinction de l’usufruit résulte en réalité de la nature même du bail. En effet, la plus stricte orthodoxie juridique aurait voulu que les engagements contractés par l’usufruitier s’éteignent avec son droit, mais une telle solution est contraire à la stabilité juridique indispensable au preneur qui ne peut prendre le risque de son éviction lors de l’extinction de l’usufruit78. L’article 595 du Code civil assure cette « transmission automatique de la position contractuelle »79 et son dernier alinéa imposera le concours et donc le consentement du nu-propriétaire pour les baux les plus graves.
Cette solution constitue un excellent compromis entre les intérêts divergents du preneur et du nouveau bailleur. Pour les baux où le concours du nu-propriétaire est requis, soit il y aura consenti, soit le juge les aura autorisés en considération des intérêts en présence, il est alors normal que le nu-propriétaire devenu plein propriétaire et bailleur en soit tenu, même s’il risque de ne jamais recouvrer le plein usage de son bien.
35. En définitive, le concours à l’acte visé à l’article 595, alinéa 4, du Code civil octroie au concurrent, c’est‑à-dire à celui qui concourt, une place particulière dans la relation contractuelle. En effet, celui-ci a vocation à perdre la qualité de tiers au contrat de bail pour endosser à terme celle de bailleur.