La reconfiguration du secret professionnel

Penser le secret professionnel à partir de ses usages

DOI : 10.52497/revue-cmh.95

Plan

Texte intégral

Notre but en tant que praticien-chercheur est d’aborder le secret professionnel autrement que comme une notion juridique1. Nous avons cherché à le comprendre à travers ses usages, c’est‑à-dire à travers les pratiques de ceux qui y sont soumis. C’est à travers cette approche pragmatique et compréhensive que nous avons enquêté sur le terrain même de notre pratique professionnelle, un service social du travail de la région lyonnaise. À titre de précision, le service social du travail est un champ professionnel, principalement occupé par les assistants de service social et conseillers du travail, défini et encadré par le Code du travail. Il vise à intervenir sur le lieu même de travail sur les questions d’ordre personnel et professionnel se posant aux salariés en lien avec les acteurs de l’organisation de travail et du territoire. Les missions vont ainsi de l’accompagnement individuel des salariés jusqu’à la prévention des problématiques de souffrance au travail et de désinsertion professionnelle. Cependant, tout en partant d’une recherche ancrée et située, l’objectif de cette recherche est bel et bien d’aboutir à des conclusions transposables à d’autres champs du travail social et donc utiles à l’ensemble des professionnels du travail social et peut-être même au-delà.

Avant de parler de secret professionnel, encore faut-il comprendre ce qu’est un secret et quelle est sa fonction sociale. André Petitat en donne la définition suivante :

Le secret est soustraction d’informations dans l’interaction […] Le secret est aussi inséparable des règles qui gouvernent nos échanges, règles conventionnelles que l’on peut donc transgresser, en trompant autrui, que ce soit pour le protéger, se protéger, attaquer, ou tout simplement pour jouer. […] Tout secret implique une tension entre l’intérieur et l’extérieur, tension qui se traduit par des fuites involontaires, des confidences, des trahisons masquées ou des révélations fracassantes2.

Il est intéressant de retenir deux aspects de cette définition : l’interaction avec ses règles et la tension inhérente au secret. Tout d’abord, le secret joue un rôle fondamental dans les interactions entre individus ou plus précisément sur la possibilité d’être en interaction. En effet, sans la possibilité de cacher à l’autre une partie de soi, de ce que l’on est et de ce que l’on sait, nulle relation possible, car celle-ci serait beaucoup trop risquée et insécurisante. De la même manière, nous n’avons pas besoin de faire confiance à autrui si nous savons tout de lui, s’il ne conserve pas de part d’ombre. Le secret agit donc comme un moteur de la relation humaine. Mais ce secret agit aussi dans un espace social donné comme une frontière entre ceux qui sont dans la confidence et les autres. Cette frontière crée une tension autour de laquelle se composent et se recomposent les relations sociales. Toute frontière étant perméable, la question est de savoir à quel moment et dans quelles circonstances un secret va être révélé et/ou d’autres vont se former.

Dès lors, le secret professionnel est la responsabilité donnée à certaines professions de gérer cette tension en tant que confident nécessaire. Ces professionnels se voient reconnus la licence de se taire là où le citoyen ordinaire pourrait ou devrait dire. Cette notion de licence peut se définir comme l’« autorisation légale d’exercer un type d’activité »3. Ainsi, cette licence est traduite en Droit comme « l’obligation de non-révélation d’une information à caractère secret par une personne qui est reconnue dépositaire par le droit »4. Elle est la concrétisation du mandat démocratique confié à ces professions de taire les secrets qui leur sont confiés afin de garantir le droit d’accès aux soins ou à l’assistance nécessitant de livrer à ces professionnels des informations privées, voire intimes. Ainsi, la société reconnaît via ce principe et cette règle collective son renoncement « à percer ces secrets même si elle a intérêt à les découvrir »5.

Le secret apparaît à bien des égards comme une institution et plus encore comme une institution contestée. Il est aussi un espace d’incertitudes pour les professionnels.

I. Le secret professionnel comme institution contestée

Nous pouvons comprendre le secret professionnel comme une institution. En effet, ce principe entériné dans le Code pénal revêt un caractère durable et transcendantal. Il agit sur le temps long et en quelque sorte du centre vers la périphérie.

Mais nous pensons qu’il faut bien comprendre que cette institution est devenue « plurielle » c’est-à-dire avec une « pluralité des finalités, des principes et des logiques »6. En effet, le secret professionnel s’est vu adapté à coups de dérogations successives au gré des besoins des politiques publiques en matière de santé, d’action sociale, médico-sociale et parfois aussi en matière sécuritaire. De plus, de nouveaux professionnels sont depuis quarante ans soumis au secret du fait de leur(s) mission(s) et non plus du fait de leur profession, ce qui n’est pas sans poser question quant à l’appropriation par les professionnels de cette obligation. Dans ce cas de figure, c’est le rattachement à l’institution employeur qui soumet au secret et non plus l’appartenance à un corps professionnel avec des valeurs et règles propres, indépendantes des employeurs. Ces évolutions se conjuguent à une évolution de la régulation du secret professionnel par le droit. Désormais, le droit est structuré avec des sources multiples (loi, chartes, codes de déontologie, recommandations de bonnes pratiques) et donc une diversité de normes agissant en même temps, mais de manière différente. Un exemple de cette évolution est la tendance du droit à davantage orienter les pratiques, inciter les professionnels de manière située, locale qu’à contraindre et sanctionner en édictant des règles générales valant pour tous.

Cette institution devenue plurielle et soumise au mouvement global de désinstitutionnalisation de la société est contestée socialement alors même que le mandat tacite sur lequel elle repose dépend beaucoup de l’acceptation du silence des professionnels par les individus et les groupes même lorsqu’ils auraient a priori intérêt à savoir. L’idée de confident nécessaire est ainsi bousculée par une norme désormais dominante de transparence. Il est ici important de comprendre que secret et transparence forment un duo inséparable et en tension permanente. Ainsi, le paradigme de la transparence suspecte la réserve et le secret agit en rendant certaines informations inaccessibles, échappant ainsi à l’exercice de transparence.

Un exemple médiatique récent peut être mobilisé : celui du crash d’un avion de la German Wings en mars 2015. Le co-pilote avait organisé son suicide en précipitant l’appareil et ses 150 passagers dans un crash. La question posée immédiatement dans les médias généralistes a été celle de la connaissance par les médecins du travail de l’état « dépressif et suicidaire » de ce pilote. Si tel est le cas, pourquoi ces médecins ne l’ont-ils pas signalé à la compagnie et empêché d’exercer ? Des mesures visant à obliger les médecins à signaler de tels troubles psychologiques à l’employeur sont réclamées. Combien de faits divers et chroniques judiciaires de protection de l’enfance sont venus poser la question de la responsabilité des services sociaux dans leur absence de signalement suffisamment précoce face aux maltraitances subies par des mineurs ?

Appliqué au secret professionnel en travail social, le paradigme de la transparence est perceptible à travers deux tendances observables :

– Nous pouvons tout d’abord remarquer dans l’ensemble des champs du travail social et médico-social qu’un professionnel soumis au secret doit davantage justifier son silence que sa parole. En effet, un professionnel qui partage des informations à caractère secret avec ses collègues ou des acteurs d’une autre institution ne se verra que très rarement rétorquer son obligation de se taire ou encore une interrogation quant au bien-fondé de sa parole. À l’inverse, un professionnel qui justifie son silence dans un espace collectif entre professionnels ou à son responsable hiérarchique devra dûment se justifier et aura bien souvent l’impression de naviguer par vents contraires. Nous voyons là que le partage d’informations est positionné dans les usages comme la norme alors que le silence fait figure d’exception. Pourtant, et c’est bien le paradoxe, le principe du secret professionnel et son cadre légal sont construits dans la logique inverse : le secret et donc le silence est la règle et la parole l’exception dans les cas de dérogation prévus expressément par la loi.

– La seconde traduction observable du paradigme de la transparence en travail social réside dans l’idée communément admise que le partage d’informations entre professionnels accompagnant une même personne (ou famille) permettrait une intervention plus efficace ou cohérente. Il est même devenu difficile de se confronter à l’exercice de déconstruction de cette affirmation. Si ce principe est positionné comme une évidence, le secret professionnel devient alors automatiquement un frein dans l’intervention et ne parvient plus à être pensé comme une ressource de l’action et encore moins comme une condition nécessaire de celle-ci.

II. Le secret professionnel comme espace d’incertitude

Le mouvement de désinstitutionnalisation du secret professionnel et son hétérogénéité normative sont autant de vecteurs de l’incertitude face à laquelle se trouve le professionnel quant à l’usage qu’il fait du secret professionnel. Ces évolutions se conjuguent à la dimension « prudentielle »7 de l’activité des travailleurs sociaux, c’est-à-dire à l’impossibilité d’appliquer un protocole face à une problématique donnée. Ce qui fonctionne et s’avère pertinent dans une situation ne l’est pas dans une autre et le professionnel ne peut prédire à l’avance la manière dont il va agir. Le positionnement et les actes professionnels se construisent chemin faisant avec une dimension éthique prépondérante dans l’action. Ainsi, chaque professionnel est soumis à une obligation pénale pour laquelle il ne peut pas dire à l’avance ce qu’il convient de faire. Qu’est-ce qu’un bon usage du secret professionnel ? Que devenons-nous faire ? Autant de questions auxquelles on ne peut répondre a priori. Le professionnel est donc renvoyé à sa responsabilité individuelle en situation.

À travers la recherche que nous avons menée, nous avons focalisé notre analyse sur les dilemmes auxquels les assistants sociaux du travail sont confrontés. En effet, nous avons rapidement remarqué que les professionnels rencontrés balançaient entre deux possibilités d’action renvoyant à des « logiques d’action »8 et des valeurs en tension. Le principe même d’un dilemme est qu’il est impossible de trancher définitivement la question. Ainsi, cette question faisant l’objet du dilemme se repose à chaque situation renvoyant systématiquement le professionnel à ses doutes.

Voici un extrait d’entretien avec une assistante sociale du travail, issu de notre ouvrage, mettant en lumière un exemple de dilemme où la professionnelle s’interroge quant à sa place au sein d’une instance partenariale interne à l’entreprise :

Mme F : Par exemple, on fait partie de la mission handicap de l’entreprise. Du coup, cette mission regroupe DRH, médecin du travail, AS, ergonome, le service communication. Quand on est amené à parler de situations de salariés, effectivement il y a des situations qu’on connaît et dont on ne peut pas toujours parler. Et là c’est compliqué parce qu’on fait partie de cette mission-là, on y est présent, on est censé amener une certaine expertise. On est à la fois retenu par la connaissance qu’on a, plus approfondie des situations sur le plan perso ou professionnel, en tous cas sur ce qu’a pu nous confier le salarié.
AG : Si je reformule, cela (le secret professionnel) t’empêche de prouver ton expertise ?
Mme F : Quelque part… oui. Du moment que ça (le secret professionnel) nous freine dans ce qu’on peut dire, dans ce dont on a connaissance, oui ça freine l’apport qu’on peut apporter. J’ai l’impression. Après, c’est peut-être moi qui du fait que je ne sois pas trop à l’aise avec ça n’arrive pas trop encore à m’en dépatouiller. Et pourtant, ça fait dix ans que je suis en entreprise. J’ai rarement été intégrée dans des instances quelque part. J’ai souvent regretté de ne pas y être, mais en même temps quand je le suis, je remarque cette difficulté et ce paradoxe en fait. On ne vient pas juste pour faire acte de présence.
AG : C’est-à-dire ?
Mme F : On n’y vient pas pour juste entendre ce qui se dit, on y vient aussi pour apporter quelque chose, il me semble.
AG : De ton point de vue, en quoi ce serait gênant d’y aller et de simplement prendre note des informations ?
Mme F : Alors ça, c’est peut-être une impression, mais j’ai l’impression qu’en nous y invitant, on attend un petit peu quelque chose de nous. Mais c’est peut-être une fausse idée. […] Ce n’est pas qu’une question de secret professionnel le service social en entreprise. C’est aussi beaucoup une question de reconnaissance en fait. Il y a des entreprises dans lesquelles il est très reconnu, il participe à toutes les instances, il est beaucoup interpelé par les RH, très en lien avec le service médical, etc. Nous, ce qui rajoute à l’isolement en plus du secret professionnel, c’est vraiment sa reconnaissance. C’est‑à-dire qu’on est un peu isolé. Ça fait vingt-cinq ans que ça fonctionne en prestation là-bas et qu’on est face à des RH qui changent de façon incessante et une organisation qui change tout le temps. Du coup, on n’a pas d’interlocuteur pérenne et chaque interlocuteur a une vision différente du service social du travail. Il y en a qui ne connaissent pas du tout, qui n’ont jamais travaillé avec une AS, donc du coup qui l’interpellent très peu. D’autres qui ont eu à travailler avec dans des entreprises précédentes, mais qui ne le font pas forcément ou au contraire savent un peu mieux l’interpeler. Ce n’est pas que le secret professionnel en fait, c’est vraiment la connaissance qu’ont les autres acteurs de ce service et de nos missions.
AG : Et comment on fait pour qu’ils en aient la connaissance et être reconnu alors ?
Mme F : Il faut aller à leur rencontre, fréquemment. Il faut prendre des initiatives, se saisir des instances. Après, c’est tout ce qu’on disait tout à l’heure. C’est quel positionnement on adopte dans ces instances et comment on manie notre fonction, notre secret face à ces acteurs. Ce qui peut parfois être un frein à y participer aussi, moi ça n’a jamais été le cas, mais je pense qu’on peut être un petit peu instrumentalisé parfois par certains acteurs de l’entreprise pour différentes choses. 

C’est en repérant et décortiquant tous ces dilemmes décrits par les professionnels que nous avons pu comprendre la matrice de cette incertitude intrinsèque à l’usage du secret professionnel. Cette matrice nous a conduits à comprendre ce qui guide l’action, c’est-à-dire les valeurs sous-jacentes revenant systématiquement au sein des dilemmes analysés.

Puisque depuis le départ, l’analyse se veut dialectique (dilemmes, logiques d’action en tension), ce premier axe de recherche m’a permis d’aboutir à la schématisation d’une dialectique des valeurs attachées au secret professionnel. Le premier binôme de valeurs est celui de secret/transparence décrit plus tôt dans cet article ; le second porte sur une tension normative entre conformité et finalité. La conformité vient interroger l’usage du secret professionnel dans son bien-fondé en référence à une règle donnée (exemple : respect du cadre légal), là où la finalité porte sur les conséquences des actes posés c’est-à-dire sur les effets en situation. Ce qui est intéressant de remarquer dans les entretiens menés avec les assistants sociaux du travail rencontrés, c’est que les deux sont indissociables. La conformité ne peut faire l’économie de ses effets en situation ; les effets d’un acte professionnel posent immédiatement la question de la règle collective qui le permet. Cette tension entre finalité et conformité renvoie à l’opposition entre éthiques maximaliste et minimaliste développée par Ruwen Ogien et reprise par Pierre Bonjour.

Pour un minimaliste, chacun est libre d’organiser sa vie comme il le veut, et ce n’est pas à l’État de nous dire ce qu’il est bon de faire, à notre place. […] En effet, la seule règle morale incontestable est celle qui énonce que l’on ne doit pas nuire à autrui. […] C’est l’autre qui crée par sa seule présence un devoir, celui de ne pas nuire. […] Mais si l’État n’a pas à nous soumettre à quoi que ce soit, il doit veiller à ce qu’aucun homme ne soit exploité et, donc, qu’il soit protégé par des règles sociales. […] L’éthique minimale repose donc sur seulement trois principes : l’indifférence morale du rapport à soi-même ; la non-nuisance à autrui ; l’égale considération de chacun. Il est possible de résumer ainsi : l’éthique minimaliste affirme que le jugement moral ne peut intervenir que dans le rapport de soi à autrui, quand l’éthique maximaliste y ajoute le rapport de soi à soi.9

Dans le schéma suivant tiré de notre ouvrage, nous retrouvons ces 4 valeurs formant un espace d’incertitude, mais surtout de cheminement pour les professionnels soumis au secret. Entre ces 4 pôles, nous avons situé les logiques d’action repérées durant la recherche entre deux valeurs. Le but de cette schématisation n’est pas de clore le débat, mais au contraire de le nourrir et ainsi servir de support à la réflexion individuelle et collective sur la pratique de partage d’informations.

Figure 1 : Dialectique des valeurs attachées au secret professionnel.

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III. Une démarche éthique des décisions ordinaires

Maintenant que nous avons décrit l’espace d’incertitude au sein duquel les professionnels soumis au secret professionnel évoluent, il s’agit de comprendre comment ils agissent au cœur de ces tensions. Comment agir, faire des choix, lorsque le professionnel ne sait pas a priori ce qu’il convient de faire et « qu’il est souvent impossible de satisfaire entièrement chacune des fins que le professionnel devrait idéalement viser » ? Nous rentrons ainsi dans le champ du débat, de la réflexivité et de l’imparfait (au sens premier du terme) : l’éthique ou plus précisément la démarche éthique au sens de Pierre Bonjour. En effet, nous sommes bien face à une question éminemment éthique au sens où nous sommes face à des valeurs en tension et à l’absence de réponse univoquement supérieure à un problème donné. Mais pourquoi utiliser la notion de démarche éthique ?

L’éthique au singulier est vite confondue avec un objet aux contours nets et définitifs, un guide spirituel infaillible qui nous dirait ce qui est bien et ce qui ne l’est pas, bref une religion dogmatique brandissant son livre sacré pour toute réponse. Plus qu’une pensée établie, l’éthique est une démarche, un mouvement plus qu’un état, une recherche plus qu’une application, un instituant plus qu’un institué. Plus encore, à l’instar de la philosophie, l’éthique c’est la vie même10.

Enfin, le secret professionnel et les pratiques afférentes s’inscrivent dans le quotidien de l’action. Échanger avec un partenaire, participer à une réunion, croiser une personne qui vous interroge sur une situation dans un couloir, transmettre un écrit professionnel… Autant d’actes « ordinaires » pour un travailleur social. Il me semble donc important de comprendre que cette éthique n’est pas celle d’une grande conférence nationale sur un sujet de société, mais bien celle de l’activité quotidienne et de ses embarras.

Nous avons pu repérer trois caractéristiques de cette démarche éthique au cours de la recherche. La première est le travail conjecturel renvoyant à la dimension prudentielle de l’activité des professionnels soumis au secret. Une conjecture étant une supposition, ce travail consiste en ce que « face à des problèmes singuliers et complexes, les professionnels prennent des décisions qui comportent parfois une forte dimension de pari : le travail est alors conjecturel parce qu’il porte sur une réalité qui échappe à toute maîtrise systématique »11. En clair, puisque les effets de la décision de partager ou non une information échappent au professionnel, ceux-ci fonctionnent par supposition, par projection, par hypothèses successives. Lors des entretiens que j’ai pu mener, les termes « je me dis que… » ou encore « si je… je pense que » ont symbolisé cette incertitude et cette nécessaire pratique prédictive. Mais celle‑ci s’accompagne d’une forme de culture du doute permanent. Les professionnels peuvent à tout moment réviser leur jugement et donc leur pratique de manière située en fonction des effets perçus. C’est là un point important de la pratique face à l’incertitude de ce qu’il convient de faire et du dilemme éthique : décider sans trancher.

La seconde caractéristique de la démarche éthique des décisions ordinaires découle du fait qu’en matière de secret professionnel rien n’apparaît figé et décidé à l’avance. Partant de constat, nous pouvons donc dire que la discussion et la négociation occupent une place prépondérante. En effet, nous avons pu repérer qu’à l’incertitude du positionnement pouvait s’ajouter la nécessaire justification auprès de ses interlocuteurs. Si nous prenons l’exemple de l’assistant social du travail, il doit acquérir une reconnaissance et une légitimité auprès des acteurs de l’entreprise. Pour ce faire, la discussion, la pédagogie, « l’aller vers », le travail de création et de maintien du lien, mais aussi le compromis est des activités incontournables. C’est tout ce travail qui nous a renvoyé à ce que Christian Laval et Bertrand Ravon appellent la figure du diplomate. Nous sommes là dans un usage pragmatique du secret professionnel et donc bien loin d’une pratique où celui-ci irait de soi en tant que principe institué.

Après avoir été un bon éducateur ou un bon psychopédagogue, bref un bon réparateur, l’intervenant idéal est peut-être devenu un bon diplomate (plutôt qu’un bon médiateur). Tout en se situant du côté de l’institution, le diplomate est un pragmatique. Il va vers la personne et tente de négocier avec elle, sur le site même de l’action, le problème à traiter et la réponse à apporter12.

Enfin, la dernière caractéristique – et peut-être la plus importante – est celle de l’association de la personne à la délibération quant au partage des informations qui la concerne. Lors de l’enquête, nous avons été surpris par un recours systématique à l’accord de la personne comme élément venant légitimer la levée du secret professionnel. Mon étonnement ne provient pas d’une découverte de la prise en compte du point de vue des personnes dans la prise de décision, mais plutôt de la prédominance de cette pratique d’ordre contractuel en comparaison de la référence au droit. En effet, notre première réflexion a été de se dire que cela confirmait le fait que nous ne sommes plus dans une société « transcendantale » où l’action est déterminée par des principes descendants, mais dans une société « transactionnelle ». Il ne s’agirait plus d’appliquer des principes homogènes, mais de transiger entre des exigences d’origines diverses.

Nous avons pu repérer différents niveaux d’association de la personne allant du simple recueil de son accord verbal jusqu’à la co-rédaction d’un écrit traduisant plusieurs degrés et formes de délibération avec la personne concernée.

Cette analyse traduit finalement un « appel à l’individu […] comme une nouvelle norme, comme un impératif socialement prescrit. La socialisation change de nature : le mode d’intériorisation de la norme ne repose plus tant sur l’apprentissage ou le conditionnement que sur des expériences enracinées dans la transaction et l’élaboration processuelle des normes, tout comme le modèle de contrôle social des normes change, passant de la culpabilisation à la responsabilisation13 ».

Cet appel à l’individu comme nouvelle norme dans l’usage du secret professionnel vient poser une question à notre sens essentielle pour les professionnels soumis au secret. Cette association de la personne au choix de transmettre ou non des informations à caractère secret ne relève-t-elle pas d’un transfert de responsabilité du professionnel vers l’usager ? Dans quelle mesure, l’usager a-t-il réellement le choix ? Si nous prenons l’exemple d’une situation présentée par une assistante sociale du travail, un salarié qui vient voir l’assistant de service social pour solliciter une aide auprès du fonds social du comité d’entreprise. Dans quelle mesure le salarié qui a besoin de cette aide financière a-t-il le choix des informations à transmettre alors qu’il doit justifier sa demande auprès d’une commission ? Quelle prise en compte de la situation de vulnérabilité et des circonstances du choix de la personne par le professionnel ?

Nous pensons que cela constitue un risque réel de transfert de la responsabilité du secret du professionnel vers l’usager et par là même un « report de la responsabilité de la collectivité sur l’individu dans la fabrication et l’orientation de soi »14. Quid de la fonction de confident nécessaire ! Un renvoi systématique de la décision de levée du secret professionnel sur la personne – via une démarche bienveillante d’association de celle-ci – revêt un risque de négation de la dissymétrie entre aidant et aidé. L’injonction à être soi et la transparence font ici bon ménage. Elles conduisent l’individu à opérer un choix éclairé par un niveau d’information suffisant et donc implicitement à prendre la responsabilité des conséquences de son choix.

Conclusion

Pour conclure, nous souhaiterions développer l’idée d’une nécessaire autoconception du secret professionnel par ceux qui y sont soumis.

Nous pouvons repérer à travers nos propos que la réflexivité des acteurs, la délibération et la construction d’un savoir expérientiel collectif via les espaces d’échanges entre professionnels, comme les dispositifs d’analyse des pratiques professionnelles, sont devenus fondamentaux. Ces usages caractéristiques de la dimension prudentielle de l’activité ne montrent-ils pas la nécessité pour les professionnels de s’approprier en situation cette obligation pénale qui leur est faite ? L’incertitude renvoie le professionnel soumis au secret à sa responsabilité en situation et le contraint à autoconcevoir le secret professionnel pour se l’approprier et lui donner du sens pour soi et pour autrui.

Cette notion « d’autoconception » du secret professionnel15 traduit une reconfiguration du secret professionnel à partir du sujet positionné ici comme producteur de normes dans l’action même. Nous pourrions même dire que le secret professionnel se « réinstitue » à partir des pratiques de ceux qui y sont soumis. Cohabitent ainsi à travers le truchement d’un principe transcendantal et de ses usages, l’ordre public au fondement d’une règle démocratique et sa nécessaire autoconception par les acteurs mandatés pour la faire vivre.

Afin d’élargir le débat, nous trouvons intéressant d’y voir une manière de comprendre l’évolution du rapport individu/société et du mode de production des normes. Nous en revenons à ce qu’Alain Ehrenberg a écrit sur la question de l’individualité et du mouvement permanent qu’elle génère : « Cela conduit à poser autrement le problème des limites régulatrices de l’ordre intérieur : le partage entre le permis et le défendu décline au profit d’un déchirement entre le possible et l’impossible »16.

1 Antoine GUILLET est l’auteur de l’ouvrage La reconfiguration du secret professionnel : l’exemple du service social du travail, publié en mai 2019

2 André PETITAT, Secret et formes sociales, Paris, PUF, 2014, pp. 9-15.

3 Everett C. HUGUES, Le regard sociologique. Essais choisis, Paris, Ed. de l’EHESS, 1996, p. 99.

4 Jean-Yves BARREYRE et Brigitte BOUQUET (dir.), Nouveau dictionnaire critique d’action sociale, Paris, Bayard, 2006, p. 527.

5 André DAMIEN, Le secret nécessaire, Paris, Desclée de Brouwer, 1990, pp. 18-19.

6 Yves BONNY, « Les institutions publiques au prisme de la pluralité », in Yves Bonny et Lise Demailly (dir.), L’institution plurielle, Villeneuve d’

7 Florent CHAMPY, La sociologie des professions, Paris, PUF, 2009.

8 Henri AMBLARD, Philippe BERNOUx, Gilles HERREROS, Yves-Frédéric LIVIAN, Les nouvelles approches sociologiques des organisations, Paris, Seuil, 3e 

9 Pierre BONJOUR, Introduction à la démarche éthique dans le travail social, Toulouse, Érès, 2017, pp. 92-93.

10 Pierre BONJOUR, Introduction à la démarche éthique dans le travail social, op. cit., p. 75.

11 Florent CHAMPY, La sociologie des professions, op. cit., p. 82.

12 Christian LAVAL et Bertrand RAVON,« Relation d’aide ou aide à la relation ? », in Jacques Ion (dir.), Le travail social en débat, Paris, La

13 Marc-Henry SOULET,« Une solidarité de responsabilisation ? », in Jacques ION (dir.), Le travail social en débat, Paris, La Découverte, 2005, pp. 

14 Ibid., p. 93.

15 Marc-Henry Soulet,« Le travail social, une activité d’autoconception professionnelle en situation d’incertitude », SociologieS, Dossier : Relation

16 Alain Ehrenberg, La fatigue d’être soi. Dépression et société, Paris, Odile Jacob, 1998, p. 15.

Bibliographie

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SOULET (Marc-Henry), « Une solidarité de responsabilisation ? », in Ion (Jacques) (dir.), Le travail social en débat, Paris, La Découverte, 2005, pp. 86-103.

Notes

1 Antoine GUILLET est l’auteur de l’ouvrage La reconfiguration du secret professionnel : l’exemple du service social du travail, publié en mai 2019 et téléchargeable gratuitement sur le site Secretpro.fr via le lien < https://secretpro.fr/equipe/antoine-guillet/reconfiguration-du-secret-professionnel >. Il coanime le site internet www.secretpro.fr créé en 2015 par Laurent Puech. Ce site internet a été créé afin de fournir un espace d’information et réflexion gratuit et en accès libre sur la question du secret professionnel en travail social et médico-social. Il est destiné aux travailleurs sociaux, mais aussi aux professionnels de santé, du droit, aux enseignants, bien entendu aux usagers et à toute personne qui s’intéresse à ce sujet qu’il est plus que jamais nécessaire de faire vivre.

2 André PETITAT, Secret et formes sociales, Paris, PUF, 2014, pp. 9-15.

3 Everett C. HUGUES, Le regard sociologique. Essais choisis, Paris, Ed. de l’EHESS, 1996, p. 99.

4 Jean-Yves BARREYRE et Brigitte BOUQUET (dir.), Nouveau dictionnaire critique d’action sociale, Paris, Bayard, 2006, p. 527.

5 André DAMIEN, Le secret nécessaire, Paris, Desclée de Brouwer, 1990, pp. 18-19.

6 Yves BONNY, « Les institutions publiques au prisme de la pluralité », in Yves Bonny et Lise Demailly (dir.), L’institution plurielle, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2012, p. 15.

7 Florent CHAMPY, La sociologie des professions, Paris, PUF, 2009.

8 Henri AMBLARD, Philippe BERNOUx, Gilles HERREROS, Yves-Frédéric LIVIAN, Les nouvelles approches sociologiques des organisations, Paris, Seuil, 3e édition augmentée, 2005.

9 Pierre BONJOUR, Introduction à la démarche éthique dans le travail social, Toulouse, Érès, 2017, pp. 92-93.

10 Pierre BONJOUR, Introduction à la démarche éthique dans le travail social, op. cit., p. 75.

11 Florent CHAMPY, La sociologie des professions, op. cit., p. 82.

12 Christian LAVAL et Bertrand RAVON, « Relation d’aide ou aide à la relation ? », in Jacques Ion (dir.), Le travail social en débat, Paris, La Découverte, 2005, p. 246.

13 Marc-Henry SOULET, « Une solidarité de responsabilisation ? », in Jacques ION (dir.), Le travail social en débat, Paris, La Découverte, 2005, pp. 92 ‑93.

14 Ibid., p. 93.

15 Marc-Henry Soulet, « Le travail social, une activité d’autoconception professionnelle en situation d’incertitude », SociologieS, Dossier : Relation d’aide et de soin et épreuves de professionnalité, 2016 < http://sociologies.revues.org/5553 >.

16 Alain Ehrenberg, La fatigue d’être soi. Dépression et société, Paris, Odile Jacob, 1998, p. 15.

Table des illustrations

Figure 1 : Dialectique des valeurs attachées au secret professionnel.

Figure 1 : Dialectique des valeurs attachées au secret professionnel.

Citer cet article

Référence électronique

Antoine GUILLET, « La reconfiguration du secret professionnel », La Revue du Centre Michel de L'Hospital [En ligne], 20 | 2020, mis en ligne le 30 septembre 2021, consulté le 18 avril 2024. URL : http://revues-msh.uca.fr/revue-cmh/index.php?id=95

Auteur

Antoine GUILLET

Assistant social, sociologue et co-animateur du site www.secretpro.fr.

Droits d'auteur

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