Introduction
Le secret irrigue de nombreux pans de la scène publique au point de compter régulièrement parmi les grands sujets d’actualité. La justice, les affaires, la politique, les relations internationales, les domaines sont nombreux dans lesquels tantôt on invoque le secret pour refuser de divulguer des informations, ou tantôt on le remet en cause pour forcer à cette divulgation. Dans le secteur social et médico-social, les enjeux liés au secret professionnel et au partage d’information sont tout autant riches et influencent les pratiques des acteurs en les interrogeant au quotidien.
Avant donc d’entrer dans le vif du sujet, commençons par définir ces notions, déjà parce qu’en tant que juriste l’exercice est indispensable, mais surtout parce que ces définitions introduisent nombres des enjeux qui seront par la suite évoqués.
Le secret se définit comme « une chose cachée et par extension, la protection qui couvre cette chose et consiste soit, pour celui qui connaît la chose, dans l’interdiction de la révéler à d’autres […], soit pour celui qui ne la connaît pas, dans l’interdiction d’entrer dans le secret […] »1. Le secret professionnel trouve quant à lui comme définition juridique la suivante : il s’agit d’une « obligation, pour les personnes qui ont eu connaissance de faits confidentiels dans l’exercice ou à l’occasion de leurs fonctions, de ne pas les divulguer hors les cas où la loi impose ou autorise la révélation du secret ; obligation, sanctionnée par la loi pénale, qui pèse sur les médecins, chirurgiens, pharmaciens, sages-femmes, mais également sur toutes autres personnes dépositaires, par état, professions, ou fonctions, des informations à caractère secret qu’on leur confie et qui les dispensent de déposer sur les faits appris dans ces conditions »2.
La notion de secret professionnel trouve donc comme définition celle d’une obligation de se taire imposée par la loi, dont la violation est sanctionnée pénalement et qui s’impose à des personnes appartenant à certaines catégories professionnelles, participant à certaines missions, occupant certaines fonctions ou détentrices d’informations couvertes par cette obligation.
La notion de partage d’information n’a quant à elle pas été définie par le législateur. Elle n’en demeure pas moins une notion juridique puisqu’elle est bien présente dans le discours juridique. Se référant aux différentes propositions des auteurs sur le sujet, on peut identifier un certain nombre d’éléments concourant à l’élaboration de la définition de cette notion : dans l’objectif de permettre le travail en équipe et la coordination disciplinaire, les personnes soumises à l’obligation de secret professionnel peuvent partager certaines informations strictement nécessaires à l’accomplissement correct de leur mission, dans l’intérêt de la personne.
Par ces premières définitions, pourtant assez succinctes, du secret professionnel et du partage d’information, on soupçonne déjà que l’interprétation et la mise en œuvre de ces notions juridiques vont poser problème et à plusieurs égards. Ces soupçons se confirment très vite lorsque l’on s’attache à observer leur mobilisation par les professionnels concernés. Les pratiques du travail social démontrent en effet les flous, les désaccords et les inquiétudes que suscite la soumission d’un certain nombre d’actions à ces règles de droit.
L’incertitude des notions (I) entraîne et explique en effet de nombreux enjeux liés au secret professionnel et au partage d’information (II).
I. Une incertitude des notions
L’incertitude des notions de secret professionnel et de partage d’information se manifeste à la fois par le nombre d’exceptions prévues à l’obligation de se taire (A) et par l’étendue des interprétations qu’il est possible d’en avoir (B).
A. La règle du secret professionnel : à tout principe… ses exceptions !
S’agissant du secret professionnel : il s’agit donc d’une obligation de se taire. On le sait, dès qu’un énoncé du droit positif signifie une règle, il faut s’attendre à ce que cette dernière trouve des exceptions. « Principe… exception ». On est ici très rassuré, l’obligation signifiée par le secret professionnel trouve de nombreuses exceptions, notamment celles mentionnées à l’article 226-14 du Code pénal3, qui a précisément pour objet d’en énoncer le cadre. Pour rappel, le principe général en entête de l’article prévoit la levée du secret professionnel « dans les cas où la loi impose ou autorise sa révélation » ; puis dans les trois alinéas suivants sont évoqués les cas de la révélation de privations ou de sévices infligés à un mineur ou à une personne vulnérable, la révélation de violences physiques, sexuelles ou psychiques par le médecin avec l’accord de son patient (sauf s’il est mineur) et enfin la dénonciation des personnes dangereuses en possession d’une arme. Le sens de cet article n’est pas un renversement total de l’obligation de se taire signifiée par le secret professionnel, il n’impose en effet pas aux personnes soumises au secret de révéler les informations qu’ils détiennent : il les y autorise ! Dès lors, les personnes en question peuvent choisir de délivrer des informations telles que décrites à l’article 226-14 du Code pénal sans être sanctionnées pour violation du secret professionnel. En revanche, elles ne peuvent pas être sanctionnées pénalement au motif de ce texte pour avoir choisi de ne rien révéler4.
Mais comme le premier alinéa de cet article 226-14 le prévoit, il existe bien des situations où la loi impose aux personnes soumises au secret professionnel une obligation de rompre leur silence, en répondant – par exemple aux huissiers5, ou aux magistrats6, en parlant7 ou encore en agissant, dans le cas de l’assistance à personne en péril8. Mais ces obligations, de répondre, parler ou agir concernent finalement moins de situations que ce que l’on pourrait croire. A minima, leur obligatoriété donne parfois matière à discussion9.
B. Le partage d’information, une définition aux contours confus pour le juriste
La notion de partage d’information peut être interprétée comme une atteinte, une limite ou encore une nuance à la règle signifiant le secret professionnel.
Comme y invitent des auteurs, il est nécessaire de ne pas confondre l’expression « secret partagé », galvaudée, qui ne correspond à aucune réalité juridique et porterait à confusion quant à la compréhension de la notion de secret professionnel et l’expression « partage d’informations à caractère secret ou soumis au secret professionnel » qui seule témoigne littéralement de la réalité qu’elle désigne et qui a été ces dernières années intégrée par le législateur dans le droit positif, donnant corps en droit à des pratiques déjà bien ancrées dans le quotidien des professionnels de l’aide et de l’action sociales10.
Quel est alors le sens de cette expression ? Une définition proposée par Laurent Puech sur le blog référence de la notion de secret professionnel semble tout à fait pertinente et surtout éclairante : « Le “partage d’informations à caractère secret” est un acte de discernement des informations qui, partagées ou révélées, peuvent sous certaines conditions être utiles ou pas à l’usager »11. Cette définition retenue n’est pas juridique. Elle ne l’est pas sciemment puisque si le droit s’invitait dans l’exercice de la définition de cette notion, elle en perdrait forcément de l’intérêt et de l’utilité. Les éléments qui permettent de définir le partage d’information font référence pour la plupart d’entre eux aux règles déontologiques qui régissent les pratiques professionnelles de l’action sociale et médico-sociale. Un auteur distingue à ce sujet trois « principes directeurs » qui gouvernent l’action du partage d’information12 : « il faut informer préalablement la personne du partage projeté, sélectionner les informations en question et enfin se préoccuper de l’utilisation qui en sera faite »13. En fait, la compréhension de l’action du partage d’information doit trouver ses réponses à la fois dans le cadre juridique posé par le législateur, mais aussi dans l’appréhension que le professionnel ou le collectif auquel il appartient ont de leur mission et leur action auprès de l’usager du service social et médico-social. Dans cette acception, le partage d’information semble distinct des cas où le législateur a créé une obligation de levée du secret sous peine d’engagement de la responsabilité du travailleur social.
En effet, et il s’agit d’ailleurs ici d’une question non tranchée à titre personnel : partager une information, au sens littéral, est synonyme de faire part de quelque chose (en l’occurrence une information) à quelqu’un d’autre. À aucun moment la contrainte ne semble trouver sa place dans cette action. On peut donc hésiter à désigner sous l’expression « partage d’informations », l’ensemble des situations où un professionnel peut ou doit faire part d’une information à une autre personne ou à un groupe de personne, sans distinguer s’il le fait librement ou sous la contrainte, notamment d’une obligation juridique14. N’étant pas parvenue ici à répondre à cette question d’une façon tranchée, ici, partage d’information désignera l’ensemble des situations qui viennent d’être évoquées.
Parler des enjeux du secret et du partage d’information dans le secteur social et médico-social apparaît alors d’emblée très ambitieux, notamment parce que le simple exercice de définition des notions a déjà donné à voir l’étendue d’un grand nombre d’incertitudes quant à leur compréhension. On sait dès maintenant que l’ensemble des facteurs contextuels à l’exercice du secret professionnel et du partage d’information vont venir influencer ses mises en pratique.
II. Une diversité d’enjeux
Il a très vite fallu renoncer à l’ambition de présenter l’ensemble des enjeux liés aux interprétations et applications des notions de secret et de partage d’information. Le choix a donc été fait d’en évoquer un certain nombre, de façon succincte, parfois de façon théorique, parfois en recourant à des illustrations par la présentation de situations concrètes. Seront donc évoqués brièvement certains enjeux juridiques et politiques (A), puis des enjeux sociaux, professionnels, territoriaux, financiers et stratégiques du secret professionnel et du partage d’information dans le milieu social et médico-social (B).
A. Des enjeux juridiques et politiques
Au sujet du secret professionnel, un auteur constate que « le secret est de plus en plus répandu, mais de moins en moins absolu »15. Cette réflexion permet une compréhension des premiers enjeux juridiques du secret professionnel : la détermination du champ des actions, personnes, et informations concernées ainsi que l’étendue du secret, ses limites, ses nuances et ses exceptions. On sait que le secret professionnel s’étend à de plus en plus de professions, de missions et d’informations, mais qu’il souffre parallèlement de plus en plus de tempéraments dont la rédaction des énoncés juridiques qui les édictent rend parfois complexe la compréhension. Ce constat se fonde sur l’observation suivante : il existe un nombre croissant de dispositions normatives qui soumettent des personnes et des informations à l’obligation de secret professionnel et parallèlement un nombre encore plus important d’énoncés qui nuancent et limitent ces règles précédentes. La lecture croisée d’au moins six codes est nécessaire pour dresser un état des lieux du secret et du partage d’information dans le domaine social et médico-social. Une fois les énoncés identifiés, encore faut-il les interpréter. Leur rédaction rend parfois l’exercice complexe. Faut-il interpréter cet énoncé comme créant une autorisation à rompre le secret professionnel ou une obligation16 ? Leur lecture croisée révèle parfois des incohérences. En théorie, ces flous, ces doutes devraient être précisés, comblés, interprétés par le juge. Mais le contentieux en matière de secret professionnel et partage d’information dans le domaine social et médico-social est très peu fourni, voire presque inexistant. Dès lors, c’est aux acteurs de l’action sociale, par le biais des institutions, des associations, des établissements, des services, des équipes et de chaque personne individuellement confrontée à ces questions d’interprétation et de compréhension des règles de trancher quant à leur sens, avec tous les risques de sécurité juridique que cela suppose.
Les enjeux sont également politiques. L’exemple du traitement du droit au respect de la vie privée des étrangers pris en charge par un service social ou médico-social est tout à fait parlant pour illustrer comment les pouvoirs publics peuvent détourner des dispositifs de leur fonction originale17. Ces dernières années, les gouvernements successifs portent atteinte sans trop de vergogne à l’obligation de secret des professionnels intervenant auprès des personnes étrangères accueillies en France. Aux motifs de protection de la sécurité intérieure, de gestion des flux migratoires, soit des problématiques directement liées – les propos qui suivent sont bien entendu ironiques – au droit au respect de la vie privée des personnes et à la nécessaire confiance à garantir entre le travailleur social et la personne accompagnée…, des obligations de plus en plus nombreuses s’imposent aux professionnels de délivrer des informations en théorie protégées par le secret, des informations concernant exclusivement les étrangers pris en charge par les services sociaux et médico-sociaux18. Mais les étrangers étant dans une situation différente des nationaux, le Conseil constitutionnel a pu considérer que de tels dispositifs ne présentaient pas de problème de compatibilité avec les règles constitutionnelles, notamment avec le principe d’égalité et le droit au respect de la vie privée19.
Les auteurs du décret de 2019 créant le fichier d’identification des mineurs non accompagnés ont poussé le cynisme jusqu’à accoler dans la même phrase les objectifs suivants « mieux garantir la protection de l’enfance et lutter contre l’entrée et le séjour irréguliers des étrangers en France »20. Le 15 mai dernier cependant, le Conseil d’État a transmis au Conseil constitutionnel une question prioritaire de constitutionnalité concernant ce fichier d’identification des mineurs non accompagnés, considérant que cette question présentait bien un caractère sérieux21. Comme on pouvait s’y attendre au regard des dernières décisions du Conseil constitutionnel sur ces thématiques, ce contrôle a débouché sur la déclaration de la conformité de l’article L. 611-6-1 du Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile à la Constitution22. Pour plus d’informations sur ce sujet, il faut lire les excellents articles de Christophe Daadouch sur le blog secretpro.fr23.
B. Des enjeux professionnels, territoriaux, logistiques et stratégiques
Enjeux professionnels. Le propos se contentera ici d’être descriptif puisque l’analyse des pratiques professionnelles des travailleurs sociaux ne relève clairement pas des compétences des juristes. Cependant, les discussions avec les travailleurs sociaux contactés au sujet du secret professionnel et du partage d’information ont permis d’identifier cet enjeu : celui de donner corps et surtout d’articuler dans leurs pratiques des règles de droit, des règles déontologiques et des règles morales.
Prenons l’exemple d’une équipe de CHRS, les propos rapportés étant ceux d’un membre de l’équipe :
Un Monsieur avec des troubles psys et surtout une grande addiction à l’alcool, avec une famille très présente, mais qui passe par nous pour avoir des nouvelles ou le joindre, vu qu’il n’a pas de téléphone et qu’il est assez insaisissable. Là où c’est compliqué, c’est que la famille a complètement implosé autour de cette situation, les frères et les sœurs se critiquent ouvertement chacun pensant savoir ce qui est bien pour le Monsieur et nous, nous sommes au milieu de tout ça. Et le Monsieur est lui-même très ambivalent, tenant parfois des propos très durs sur certains membres de sa famille.
Monsieur étant en phase de relogement, un de ses frères a récemment tenté de savoir où il allait être relogé. Mon collègue a botté en touche, mais c’est une situation extrêmement inconfortable pour nous, nous avons l’impression de marcher sur des œufs en permanence. Nous nous retrouvons souvent à pallier les absences de ce monsieur, mais sans savoir ce qu’il nous autorise à dire et sans savoir si ce que l’on va dire ne va pas être utilisé pour alimenter les querelles familiales....
Il ne semble pas qu’il y ait dans cette situation d’enjeu quant au partage d’informations. En revanche, le partage d’information apparaît clairement ici comme un mode de recherche d’efficience de l’action sociale. L’enjeu semble plutôt se situer à la croisée de l’obligation de secret et de la mission de l’équipe du CHRS, l’accompagnement social et médico-social. Les règles concernant le secret sont ici assez claires. Cependant, au regard de la posture des membres de l’équipe quant à cette situation, ces règles trouvent à être potentiellement remises en question, dans le cas où il ressortirait des discussions que l’intérêt et la volonté de la personne accompagnée, ici difficiles à déterminer, sont d’avoir des liens avec sa famille.
Enjeux territoriaux. La mise en œuvre des politiques d’aide et d’action sociales est décentralisée. À ce titre les départements sont les collectivités territoriales désignées comme chefs de file de ces politiques. Ils disposent donc de marges de manœuvre pour adapter les dispositifs correspondants aux spécificités de leur territoire et leur population, dans le cadre posé par la loi. On peut ainsi relever que selon les départements, les interprétations des notions de secret professionnel et partage d’information peuvent varier, alors qu’en théorie, ces interprétations ne font pas partie des compétences qui ont été transférées dans le cadre de la décentralisation24. On peut ainsi observer ces divergences dans les documents réglementaires locaux, quel que soit leur niveau de contrainte, adoptés en matière d’aide et d’action sociales. Dans certains règlements départementaux d’aide sociale, les auteurs se sont contentés de reproduire les dispositions du Code de l’action sociale et des familles et du Code pénal concernant le secret et le partage d’information. Dans cette situation, le cadre légal est donc respecté. Dans d’autres documents, en revanche, comme par exemple des guides parfois annexés aux RDAS ou diffusés au sein des départements comme autant de codes de bonnes conduites ou pratiques, on peut observer des interprétations différentes, par exemple une obligation de levée du secret professionnel plutôt qu’une autorisation25. Ces documents étant peu consultés en dehors des professionnels concernés, bien qu’étant soumis à une obligation de publicité, font l’objet de peu de recours, de peu de contrôle. Potentiellement donc, certains qui contiendraient des dispositions illégales resteraient en vigueur et s’appliqueraient sur des territoires.
Des enjeux liés à la logistique. Évoquons maintenant un exemple concret où la logistique, c’est-à-dire les moyens matériels disponibles pour la mise en œuvre d’une action sociale ou médico-sociale, s’est heurtée aux règles du secret professionnel et du partage d’information.
Cet exemple concerne le cahier de suivi ou cahier de liaison utilisé par les professionnels intervenant au domicile des personnes âgées dépendantes26. S’il existe des recommandations nationales concernant l’usage de cet outil de coordination27, on peut constater que les pratiques varient d’un département à l’autre, d’une commune à l’autre, d’un SAAD à l’autre et selon les postures des professionnels également. Chaque personne intervenant au domicile est invitée à consulter et compléter ce cahier : l’infirmière libérale venue soigner les escarres, la personne qui fait la toilette, la femme de ménage, le petit fils qui est passé jouer au scrabble dans le weekend… Et que peut-on lire ou inscrire dans ce cahier ? On peut prévoir d’y insérer des données utiles en cas d’intervention des secours (numéro de carte vitale, attestation mutuelle, plan de soins, planning de la semaine des interventions) ; on peut aussi demander aux intervenants de mentionner leurs remarques diverses, concernant leur intervention, mais aussi l’état de la personne âgée ; on peut prévoir, ou pas, de mettre les données de santé sous pli, afin d’empêcher leur consultation par les personnes qui ne sont pas des professionnels de santé… Les témoignages des professionnels de l’intervention à domicile sur ce sujet sont nombreux. Ils évoquent régulièrement leurs doutes quant à la manière de concilier le respect du secret professionnel avec le partage d’information et la sélection des données à partager avec tous les intervenants ou non.
Des enjeux stratégiques. Que penser enfin des pratiques de certains partenaires qui n’hésitent pas à solliciter des travailleurs sociaux dans le but d’obtenir des informations qu’ils savent très bien protégées par le secret professionnel ? Peut-on leur reprocher d’inciter ces travailleurs sociaux à la commission d’un délit pénal ? La violation du secret ? Que penser par exemple de cette pratique de certains bailleurs sociaux qui, dans le cadre d’une demande de logement engagée pour des personnes handicapées prises en charge par un CHRS, exigent systématiquement que soit précisée dans le dossier de demande la cause de l’octroi de l’allocation d’adulte handicapé. La raison de cette demande : le bailleur souhaite à tout prix éviter d’accueillir dans les structures qu’il gère des personnes avec des handicaps mentaux susceptibles de venir troubler « la paix sociale ». Il tente alors de prioriser l’accès aux places disponibles au regard de critères qu’il détermine lui-même, sans autre considération que son intérêt de gestionnaire.
Conclusion
Certains des enjeux du secret et du partage d’informations dans le secteur social et médico-social ont ici pu être évoqués. Il y en existe de nombreux autres, sans doute même une infinité. Peut-être peut-on tenter de les classifier, si tant est que cela soit véritablement utile.
Il y a, semble-t-il, des enjeux assumés, dont les décideurs publics avaient pleinement conscience lorsqu’ils ont légiféré sur ces notions. On peut notamment citer le détournement de ces outils de l’action sociale à des fins politiques. On a pu prendre l’exemple du traitement des étrangers, mais la conciliation entre secret professionnel et lutte contre la fraude aurait aussi pu être abordée longuement. Également, parmi ces enjeux assumés, il en est un autre qui n’a pas été évoqué : la volonté de faire évoluer les pratiques professionnelles du travail social. Certains auteurs relèvent à ce sujet que le partage d’information notamment vient appuyer cette volonté de favoriser les collectifs et l’insertion dans un schéma hiérarchique de l’accompagnement social28, au détriment du tête-à-tête entre le travailleur social et l’usager. Les débats que l’interprétation de certains énoncés suscite, notamment quant à savoir si tel énoncé crée une obligation de levée du secret ou une simple autorisation, témoignent à coups sûrs de l’existence de différentes conceptions de l’intervention sociale.
D’autres enjeux ont sans doute été moins bien anticipés, comme par exemple ceux liés à la logistique et à la territorialisation de l’action sociale. Ils viennent parfois compromettre le respect et l’efficacité des règles en matière de secret et de partage d’informations, et en conséquence l’intervention sociale en elle‑même.
Enfin, des enjeux se situent à la croisée des deux catégories précédentes. C’est notamment le cas de l’incertitude qui plane autour de l’interprétation de ces notions et des marges de manœuvre qui en découlent. Ces marges de manœuvre peuvent être perçues comme l’espace au sein duquel l’intervention sociale trouve tout son sens et se légitime. Mais elles peuvent aussi être synonymes pour les intervenants sociaux d’une prise de risque trop importante au regard des conséquences potentielles d’un choix qui, si un juge devait avoir à trancher après coup, n’aurait pas été le bon.
Formulée autrement, la question est de savoir si ces incertitudes sont perçues par certains comme autant d’occasions de donner corps à l’action sociale ou si elles sont perçues comme autant de risques d’encourir la sanction pénale énoncée à l’article 226-13 du Code pénal, un an d’emprisonnement et 15 000 euros d’amende.