Les lanceurs d’alerte dans le secteur social et médico-social

DOI : 10.52497/revue-cmh.99

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Texte intégral

La question de la maltraitance dans les structures accueillant des personnes fragiles est source de préoccupations multiples de la part des usagers, de leur famille et de l’opinion publique. Elle fait l’objet d’attention des professionnels des établissements sociaux et médico-sociaux qui accompagnent au quotidien ces personnes. Elle mobilise les pouvoirs publics, responsables de la mise en œuvre des politiques publiques et du contrôle des structures.

Or, malgré l’existence de dispositifs juridiques visant notamment à ce que l’exercice des droits et libertés individuels soit garanti à toute personne hébergée dans un établissement social ou médico-social, force est de constater l’augmentation de la fréquence et de la gravité des saisines du Défenseur des droits liée à des situations de maltraitance. Ses constats sont à cet égard éloquents. Dans son avis au Parlement n° 18-24 en date du 11 octobre 20181, le Défenseur des droits souligne que plus de 20 % des réclamations traitées par le pôle d’instruction en charge des droits des malades et de la dépendance concernent des cas de maltraitance ou de négligence envers des personnes vulnérables au sein des établissements hospitaliers ou des établissements médico-sociaux (privés et publics confondus, hôpitaux, cliniques, EHPAD). Sur cette base, 80 % des dossiers concernent le secteur médico-social et plus particulièrement les EHPAD.

Dans les établissements sociaux et médico-sociaux, les situations de maltraitance apparaissent diverses. Elles sont, d’une part, liées au non-respect des droits fondamentaux de l’être humain (droit au respect et à la dignité notamment), du droit à la vie privée et de la liberté d’aller et venir. Elles sont, d’autre part, liées aux défauts de prise en charge des personnes âgées ou handicapées qui ont pour effet de les isoler et d’aggraver la perte d’autonomie. Les actes de maltraitance concernent également le manque de qualité de la prise en charge des personnes par des professionnels de santé avec, parfois, une situation d’emprise et d’abus de faiblesse. Certaines pratiques ont ainsi des conséquences dramatiques pour les patients : retard de diagnostic, rupture de la continuité des soins avec isolement du patient du réseau de la médecine conventionnelle, tarifications abusives, etc.

En règle générale, les événements rapportés concernent des maltraitances individuelles, par abus ou négligences, et sont le plus souvent le fait de professionnels dont l’éthique et la déontologie ne font plus partie de leurs références. Parfois, la maltraitance est institutionnelle2. Elle est alors souvent taboue et apparaît plus diffuse, plus difficile à mettre à jour et à faire cesser que les actes de maltraitance individuelle. Elle repose sur le silence complice de la structure. Cette défaillance de l’institution s’ajoute à la maltraitance individuelle et ne dilue en rien les responsabilités individuelles. Elle souligne les responsabilités propres de l’établissement dont la raison d’être est la protection des personnes vulnérables. Si la maltraitance institutionnelle peine à être reconnue et dénoncée, sa prévention suppose d’une part la prise de conscience par les directions des établissements d’un risque inhérent à l’institution et d’autre part son anticipation, comme pour tous les autres risques pris en compte.

Depuis le 1er janvier 20173, la loi oblige les établissements ainsi que les services sociaux et médico-sociaux à signaler aux autorités administratives4 tout dysfonctionnement grave dans leur gestion ou organisation susceptible d’affecter la prise en charge des usagers et tout événement ayant pour effet de menacer ou de compromettre la santé, la sécurité ou le bien-être des personnes prises en charge. Il peut s’agir par exemple de vacances prolongées de poste, de turn-over, de maltraitance, d’actes violents ou de décès de résidents consécutifs à un défaut de surveillance. C’est une avancée dans la lutte contre la maltraitance institutionnelle bien que l’effectivité d’une telle disposition reste posée dès lors que la loi ne prévoit aucune sanction en cas de non-respect de la procédure.

Si la lutte contre la maltraitance en établissements sociaux et médico-sociaux n’est vierge ni de dispositifs ni de pistes d’amélioration, rien ne saurait toutefois remplacer l’attention et la vigilance apportées par l’institution. Quelle que soit la forme de la maltraitance, un tel acte peut rester isolé et individuel si l’institution réagit rapidement et de manière proportionnée pour y mettre fin et éviter que l’acte ne se reproduise. La difficulté survient lorsque l’institution elle-même maltraite ou par son inaction complice ou sa défaillance laisse faire. En telles hypothèses, ou face à la persistance de dysfonctionnements, toute personne a désormais la possibilité d’alerter les autorités administratives de tutelle et l’opinion publique en se voyant reconnaître le statut de « lanceur d’alerte ».

C’est dans le contexte de la moralisation de la vie publique que la loi n° 2016-1691 du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique, dite loi « Sapin II », a créé le statut de « lanceur d’alerte »5. Cette loi a été ensuite prolongée au niveau de l’Union européenne par une directive sur la protection des personnes qui signalent les violations du droit de l’Union européenne6. Sous réserve qu’il agisse de manière désintéressée et dans l’intérêt général, le lanceur d’alerte est ainsi incité à dénoncer des agissements contraires à l’éthique et à la déontologie. Il bénéficie, en contrepartie, d’une protection. Si les apports de la loi sur les lanceurs d’alerte au secteur social et médico-social apparaissent clairs, ces avancées restent toutefois limitées en certains domaines.

I. Les apports de la loi sur les lanceurs d’alerte au secteur social et médico-social

Les apports au secteur social et médico-social de la loi du 9 décembre 2016 sur les « lanceurs d’alerte » se situent à deux niveaux : d’une part une extension du dispositif de protection à toute personne physique reconnue lanceur d’alerte et d’autre part un élargissement de l’objet de la protection accordée.

A. Une extension du dispositif de protection à toute personne physique reconnue lanceur d’alerte

La reconnaissance du statut protecteur de lanceur d’alerte est accordée à toute personne physique qui respecte certaines conditions cumulatives.

1. Une protection accordée sous condition à toute personne physique

Le dispositif de lanceur d’alerte, reconnu par la loi de décembre 2016, accorde une protection à toute personne physique remplissant les critères de lanceur d’alerte et ayant respecté la procédure prévue par la loi. Peuvent ainsi être concernés dans le secteur social et médico-social non seulement des salariés du secteur privé, agents publics titulaires ou contractuels, mais également des usagers, parents, amis, tiers7.

Dans le secteur social et médico-social, la protection était, avant la loi « Sapin II », limitée d’une part aux salariés ou agents des établissements et services sociaux et médico-sociaux et d’autre part aux professionnels de la santé.

S’agissant des professionnels des établissements et services sociaux et médico-sociaux, l’article L. 313-24 du CASF, modifié par l’ordonnance n° 2005-1477 du 1er décembre 2005, dispose en effet que :

le fait qu’un salarié ou un agent a témoigné de mauvais traitements ou privations infligés à une personne accueillie ou relaté de tels agissements ne peut être pris en considération pour décider de mesures défavorables le concernant en matière d’embauche, de rémunération, de formation, d’affectation, de qualification, de classification, de promotion professionnelle, de mutation ou de renouvellement du contrat de travail, ou pour décider la résiliation du contrat de travail ou une sanction disciplinaire.

Afin de protéger ces salariés, il est prévu qu’en « cas de licenciement, le juge peut prononcer la réintégration du salarié concerné si celui-ci le demande ». Par extension, cette mesure de protection a été par la suite étendue « aux salariés de l’accueillant familial » dès lors que la prise en charge des personnes âgées, par exemple, peut s’effectuer dans différentes structures. Ce dispositif de protection apparaît toutefois limité, voire indigent pour certains8, dès lors qu’il ne s’adresse qu’aux salariés ou agents ayant témoigné. Les stagiaires ou personnes en formation – non liés par conséquent par un contrat de travail – ou encore les candidats à l’embauche, à l’accès à un stage ou à une période de formation en entreprise n’étaient pas protégés, quand bien même ils auraient témoigné ou relaté de faits visés à l’article L. 313 ‑24 CASF. Si la Cour de cassation a, dès 20079, précisé que le licenciement d’un professionnel ayant signalé des faits de maltraitance doit automatiquement être annulé, la portée de cette protection apparaît toutefois très largement méconnue des salariés.

S’agissant des professionnels de la santé l’article 226-14, alinéa 2, du Code pénal les délie de l’obligation de conserver un secret médical – dont la révélation est punie d’un an d’emprisonnement et de 15 000 euros d’amende10 – dès lors que « la victime est un mineur ou une personne qui n’est pas en mesure de se protéger en raison de son âge ou de son incapacité physique ou psychique » ou qu’il constate, dans l’exercice de sa profession, des sévices ou privations sur le plan physique ou psychique.

La loi « Sapin II » élargit donc le dispositif de protection à toute personne physique dès lors que le statut de lanceur d’alerte lui est reconnu.

2. Une protection subordonnée à la reconnaissance du statut de lanceur d’alerte

Pour être reconnu comme lanceur d’alerte, il convient de respecter plusieurs conditions consistant d’une part à « révéler ou signaler », « de manière désintéressée et de bonne foi » des faits dont on a « eu personnellement connaissance » et d’autre part à respecter une procédure par palier ou graduée.

La nécessité de la bonne foi est un élément central. Le lanceur d’alerte se distingue du délateur en ce que sa démarche est empreinte de bonne foi et de bonnes intentions. Cette démarche ne doit pas être diffamante ni vengeresse vis-à-vis d’un individu ou groupe d’individus ni même de l’institution qu’il vise ou dont il est issu. Sincère et motivée par l’intérêt général qu’il considère atteint par les agissements qu’il entend dénoncer pour y mettre un terme, sa démarche doit être de bonne foi11. Dès lors que le contenu de l’alerte est vrai, on peut toutefois s’interroger sur l’opportunité de s’intéresser aux motivations de celui qui l’a lancée. La condition de bonne foi reste toutefois classique s’agissant des personnes auxquelles, quel que soit leur statut, on accorde une protection. L’article L. 1661-1 du Code du travail relatif aux témoins de faits de corruption reprend par exemple cette notion comme condition au bénéfice de la protection qu’il accorde. Il en va de même de la loi n° 2008-496 du 27 mai 2008 portant diverses dispositions d’adaptation au droit communautaire dans le domaine de la lutte contre les discriminations12. Cette absence de mauvaise foi pour bénéficier de la protection a également été appliquée dans les contentieux ouverts à la suite de licenciements de salariés qui avaient relaté ou témoigné de faits de harcèlement sexuel13 ou moral14. De manière générale la jurisprudence impose la preuve de la mauvaise foi, pour écarter le mécanisme protecteur. La bonne foi est en principe présumée et c’est à celui qui allègue la mauvaise foi à la prouver.

Sur le plan civil, la mauvaise foi fait perdre au lanceur d’alerte sa protection légale, et si, de plus, son comportement peut être porté sur le terrain de l’intention de nuire, il pourra être condamné à réparer le préjudice subi par les tiers concernés. Sur le plan pénal, la mauvaise foi dans un témoignage en matière de santé, d’environnement ou de conflit d’intérêts est expressément assortie d’une sanction pénale. Dans les autres cas, s’il s’avère que la manière dont le témoignage ou la relation de faits a été effectuée tombe sous le coup de l’application de l’article 226-10 du Code pénal, une sanction de même nature est également applicable. La bonne foi doit être assortie d’un agissement « désintéressé ». Cette condition n’est pas explicitement prévue dans la directive européenne sur la protection des personnes signalant les violations du droit de l’Union européenne.

La connaissance personnelle des faits est la seconde condition de la reconnaissance du statut de lanceur d’alerte. Dans les domaines concernant la santé, la sécurité sanitaire, l’environnement et plus généralement s’agissant de la corruption, des conflits d’intérêts, des délits et des crimes, le salarié doit avoir eu connaissance des faits relatés « dans l’exercice de ses fonctions ». En matière de discrimination et de harcèlements, aucune précision de cette nature n’existe. L’article L. 313-24 CASF ne pose pas davantage de conditions s’agissant de la source de la connaissance des faits révélés. La loi « Sapin II » pose au contraire comme condition que le lanceur d’alerte ait personnellement connaissance des faits. L’origine de la connaissance des faits apparaît ainsi comme une condition sine qua non de la reconnaissance du statut de lanceur d’alerte.

Le respect d’une procédure par palier ou graduée, définie à l’article 8 de la loi du 9 décembre 2016, constitue enfin la troisième et dernière condition pour bénéficier du statut de lanceur d’alerte. Le professionnel souhaitant signaler une alerte doit tout d’abord en faire part à son supérieur hiérarchique direct ou indirect, à son employeur ou au référent désigné par celui-ci. La personne à qui l’alerte a été signalée doit alors vérifier, « dans un délai raisonnable » – qui n’est pas défini par la loi – la recevabilité du signalement15. À défaut de diligence de celle-ci, le lanceur d’alerte adresse son signalement à l’autorité judiciaire, à l’autorité administrative ou aux ordres professionnels. Si aucun de ces organismes n’a traité le signalement dans les trois mois, celui-ci peut être rendu public. En cas de danger grave et imminent ou en présence d’un risque de dommages irréversibles, le signalement peut être directement porté à la connaissance de l’autorité administrative ou judiciaire ou à l’ordre professionnel et être rendu public. Si à compter du second signalement, le salarié n’obtient aucun retour dans les trois mois, il peut alors rendre public celui-ci. L’entrave exercée par un tiers à l’encontre d’un lanceur d’alerte est punie d’un an d’emprisonnement et de 15 000 euros d’amende.

B. Un élargissement de l’objet de la protection accordée

La loi « Sapin » de décembre 2016 élargit à deux niveaux l’objet de la protection accordée aux lanceurs d’alerte : d’une part s’agissant des dénonciations couvertes par la protection et d’autre part s’agissant de la protection elle-même associée au statut de lanceur d’alerte.

1. Une plus large prise en compte des dénonciations couvertes par la protection

Avant la loi « Sapin II », seuls les crimes et les délits pouvaient faire l’objet d’une protection des lanceurs d’alerte. Les textes punissant la non-dénonciation de crimes ou de délits16, qui posent une obligation de parler sans dispense pour ceux qui sont tenus au secret professionnel, constituent en effet une modalité visant à protéger les enfants, les personnes âgées ou plus généralement les personnes incapables de se défendre seules contre certains mauvais traitements. La loi de décembre 2016 étend cette protection à la dénonciation d’une « violation grave et manifeste » d’une norme juridique (loi, règlement, engagement international…) et à « une menace ou un préjudice graves pour l’intérêt général ». Si définir la notion d’intérêt général n’est pas des plus aisé, l’extension des dénonciations couvertes par la loi « Sapin » permet toutefois d’accroître le rôle préventif joué par les lanceurs d’alerte. Seuls, les faits, informations ou documents, quels que soit leur forme ou leur support, couverts par le secret de la défense nationale, le secret médical ou le secret des relations entre un avocat et son client restent exclus du régime de l’alerte défini par la loi.

2. Une plus large protection associée au statut de lanceur d’alerte

Par son action, sa posture et la nature de ses révélations, le lanceur d’alerte prend potentiellement des risques importants. C’est la raison pour laquelle il convient de le protéger. La loi « Sapin II » a prévu un régime juridique en ce sens.

Sur le plan pénal, la personne qui porte atteinte à un secret protégé par la loi – par exemple, le professionnel du secteur social ou médico-social qui révèle une information protégée par le secret professionnel au titre de l’article 226-13 du Code pénal – ne peut être poursuivie pénalement dès lors que la divulgation est « nécessaire et proportionnée à la sauvegarde des intérêts en cause », qu’elle intervient dans le respect des procédures de signalement et que la personne répond à la définition du lanceur d’alerte17. Les lanceurs d’alerte bénéficient donc d’une protection réelle sur le plan pénal. Ce dispositif s’inscrit dans un cadre où l’assistance pour personne en péril18 impose déjà au professionnel du secteur social de tenter de faire cesser une situation portant atteinte à l’intégrité physique d’une personne.

À côté de la protection pénale dont bénéficient les lanceurs d’alerte, s’ajoute celle accordée au titre du droit du travail. Les lanceurs d’alerte ne peuvent pas, en effet, être sanctionnés, licenciés ou faire l’objet d’une mesure discriminatoire, directe ou indirecte (notamment en matière de rémunération, de formation, de promotion professionnelles, etc.)19 en réaction au signalement qu’ils ont effectué. En cas de licenciement, le juge peut prononcer la réintégration du salarié concerné. Le licenciement est non seulement illégal, mais réparation est due à l’intéressé pour le préjudice supporté. Ces dispositions valent pour l’ensemble des structures sociales et médico-sociales et pour les agents publics20. La nullité de ces mesures est censée protéger les lanceurs d’alerte contre toute tentative d’intimidation de la part de leur employeur. L’article 226-14 du Code pénal encourage également ceux qui effectuent un signalement aux autorités compétentes. Celui-ci ne peut faire l’objet d’aucune sanction disciplinaire. Le professionnel du champ de l’action sociale qui dénonce des agissements contraires à l’éthique ne saurait, qui plus est, être inquiété au titre de la dénonciation calomnieuse21 dès lors que cette infraction pour être caractérisée exige une volonté de nuire.

Le respect de l’anonymat constitue évidemment une condition indispensable pour assurer une protection aux lanceurs d’alerte. Les procédures de recueil des alertes doivent ainsi garantir l’anonymat de l’auteur du signalement et des personnes visées par celui-ci, tout autant que la confidentialité des informations recueillies. L’anonymat ne peut être levé que sous réserve du respect de certaines conditions22.

II. Les limites de la loi sur les lanceurs d’alerte pour le secteur social et médico-social

La loi sur les lanceurs d’alerte accorde une trop grande marge d’appréciation aux directions d’établissement et une trop faible protection aux lanceurs d’alerte.

A. Une trop grande marge d’appréciation laissée aux directions d’établissement

La procédure de paliers prévus par la loi du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique créant le statut de « lanceur d’alerte » constitue un frein indéniable à la protection accordée et à l’utilisation de la procédure.

Si l’on peut aisément comprendre les raisons ayant présidé à la saisine préalable des instances de direction de l’établissement – qui peuvent permettre de faire réagir rapidement l’institution et de manière proportionnée – force est toutefois de reconnaître que dans les cas de maltraitance institutionnelle, la nécessité d’informer au préalable la direction de l’établissement constitue un risque d’immobilisme et d’inaction. L’absence de délai dans lequel la recevabilité du signalement doit être effectuée (« dans un délai raisonnable », dit la loi) constitue une autre limite à la reconnaissance de la qualité de lanceur d’alerte et à la médiatisation parfois nécessaire pour faire cesser ces faits de maltraitance. L’obligation d’alerter en premier lieu les instances de direction internes constitue une réelle difficulté. La procédure repose ainsi uniquement sur le bon vouloir de la gouvernance des établissements sociaux et médico-sociaux. Pour y remédier, la saisine de la direction devrait être doublée de celle du conseil de la vie sociale (CVS) qui pourrait également être habilité à signaler. Cette double saisine garantirait à la direction de l’établissement de pouvoir jouer son rôle tout en donnant une plus grande assurance que l’instruction soit menée dans un délai raisonnable. Elle permettrait à l’auteur du signalement de bénéficier d’une garantie supplémentaire face au risque de traitement inapproprié qui pourrait lui être réservé. La systématisation de la nomination de « référents alerte » dans les établissements sociaux et médico‑sociaux constituerait également une avancée susceptible de favoriser la généralisation d’une procédure formalisée de recueil des alertes.

Concernant le secteur social et médico-social, l’absence de définition de la notion de maltraitance dans le Code pénal constitue une autre difficulté. Le terme « maltraitance » ne figurant pas dans le code, de nombreuses plaintes de lanceurs d’alerte sont régulièrement classées sans suite. À cette difficulté s’ajoute celle, plus large, de la reconnaissance de la maltraitance institutionnelle dont les contours sont difficiles à cerner. Un grave défaut dans le management d’une institution pourrait-il être considéré comme un motif légitime d’alerte ? Rien n’est moins sûr. Pourtant, le « laisser-faire » de l’institution, la défaillance des processus de contrôle ou l’inaction complice peuvent parfois pousser à bout des professionnels et les conduire à adopter des comportements inadaptés. La trop grande marge d’appréciation laissée aux directions d’établissement dans l’appréciation de la recevabilité du signalement et l’absence d’appréhension de la notion de maltraitance institutionnelle sont autant de facteurs qui limitent la portée du dispositif de lanceurs d’alerte dans le champ social et médico-social.

B. Une trop faible protection des lanceurs d’alerte

Le respect de l’anonymat constitue une condition sine qua non pour assurer la protection des lanceurs d’alerte. Si l’obligation de saisir la hiérarchie préalablement à tout lancement d’alerte est compréhensible, elle constitue toutefois, de l’aveu même des acteurs, un risque important de renoncement. La peur des représailles est réelle. Certaines affaires ont, il est vrai, contribué à alimenter de telles craintes. À côté des pressions et intimidations, le risque de destruction de preuves n’est pas nul. Une amélioration du dispositif d’alerte pourrait donc conduire à laisser le choix du canal d’alerte sans forcément solliciter préalablement la hiérarchie. Jusqu’à présent le constat de l’absence de réaction de la direction est nécessaire pour que le lanceur d’alerte puisse prévenir la justice puis, ensuite, rendre publique son alerte. Or, en raison de l’encombrement des juridictions, les procédures prennent souvent du temps. Dans les faits, les lanceurs d’alerte se retrouvent parfois licenciés ou doivent faire face à des intimidations ou des situations de harcèlement avant même la fin de la procédure. Lorsque le juge donne finalement raison au salarié et qu’il le rétablit dans ses droits, c’est la plupart du temps après plusieurs années de procédure et parfois de mise à l’écart sur le plan professionnel. C’est la raison pour laquelle le lanceur d’alerte doit être indemnisé pour les préjudices subis. Être lanceur d’alerte ne doit pas constituer un sacrifice pour les salariés ni entraîner pour les résidents et leurs familles un quelconque préjudice. Ces derniers ne bénéficient pas, en effet, d’un dispositif de protection spécifique au sein des établissements sociaux et médico-sociaux.

La plupart du temps, les usagers connaissent mal leurs droits et ne sont pas en capacité d’exprimer leurs difficultés. Faire mieux connaître les lois pour que les salariés, les usagers et les tiers utilisent la procédure d’alerte et soient davantage protégés lorsqu’une situation problématique se présente est une nécessité. Les établissements sociaux et médico-sociaux doivent, pour ce faire, mobiliser des moyens et mettre en place une véritable politique d’information à destination des salariés et des usagers. La promotion de dispositifs de médiation effectifs dans les établissements sociaux et médico-sociaux doit être encouragée pour prévenir la maltraitance et rendre de facto moins utile le recours aux lanceurs d’alerte. Sur ce point, en dépit du décret n° 2003-1094 du 14 novembre 2003 relatif à la personne qualifiée, mentionnée à l’article L. 311-5 du Code de l’action sociale et des familles, les organes de médiation dans les établissements sociaux et médico-sociaux sont encore quasiment inexistants. Si les contrats de séjour comportent généralement une clause de médiation, prévoyant la saisine du conseil de la vie sociale ou de la personne qualifiée avant saisine éventuelle du juge, ces dispositifs ne sont connus ni du public ni des acteurs. De même, les personnes qualifiées n’étant que rarement nommées et leurs compétences mal définies, alors même que les conseils de la vie sociale ne fonctionnent pas dans tous les établissements, la clause de médiation semble inefficiente. La médiation n’apparaît donc pas encore comme un dispositif à même de lutter contre la maltraitance. Elle permet pourtant de régler des situations individuelles et d’acter des engagements formels des directions d’établissement pour prévenir la maltraitance.

Quoi qu’il en soit, les moyens de médiation doivent être accompagnés d’une sensibilisation des acteurs et de l’organisation de retours d’expérience sur les suites directes d’une situation de maltraitance. La mobilisation de ces moyens doit faciliter les signalements et permettre de tirer les enseignements de situations à risque afin d’éviter leur reproduction. Engager des actions à moyen et long terme passe également par la création de lieux de réflexion collective, de comités d’éthique, de débats et réunions où sont diffusées les recommandations de la Haute autorité de santé (HAS)23. C’est sans doute la meilleure façon de protéger les lanceurs d’alerte en légitimant leur action et en la rendant, dans le même temps, moins nécessaire.

Conclusion

Améliorer le dispositif d’évaluation de la qualité dans le secteur social et médico-social tout en mettant à disposition du grand public des informations qualitatives sur les différents établissements constitue une autre façon de lutter contre la maltraitance. À cet égard, l’intégration de l’Agence nationale d’évaluation et de la qualité des établissements et services sociaux et médico-sociaux à la Haute autorité de santé (HAS) constitue, depuis le 1er avril 2018, une opportunité pour permettre au secteur médico-social de s’inspirer de ce qui a fait ses preuves dans le champ sanitaire. L’élaboration d’un référentiel national unique pour l’évaluation de la qualité dans le secteur social et médico-social, avec un volet spécifique pour les EHPAD, demeure une nécessité. Il en va de même du renforcement de la coordination des acteurs par la mise en place de dispositifs à même de mieux répondre et mieux traiter les situations de maltraitance signalées sur un territoire. L’objectif consiste pour les pouvoirs publics à disposer d’une seule organisation permettant d’assurer la cohérence des actions entre l’ensemble des acteurs (agence régionale de santé, Conseil départemental, Haute autorité de Santé, établissement, associations…). Une attention particulière pourrait être portée sur le 39 77, le numéro unique contre la maltraitance. Ce service d’accueil nécessite, en effet, d’être mieux coordonné au dispositif de traitement des signalements. Il devrait également devenir un centre référent pour la promotion du dispositif de lanceurs d’alerte.

1 Défenseur des droits, avis 18-24 du 11 octobre 2018 relatif aux crédits budgétaires de la mission « solidarité, insertion et égalité des chances »

2 Par maltraitance institutionnelle, il faut entendre celle qui a pour origine le laisser-faire de l’institution, l’inaction complice ou la 

3 Loi n° 2015-1776 du 28 décembre 2015 sur l’adaptation de la société au vieillissement ; décret n° 2016-1813 du 21 décembre 2016 relatif à l’

4 Préfet de département, directeur général de l’agence régionale de santé, président du conseil départemental.

5 Loi n° 2016-1691 du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique,JORF, n°

6 Le Conseil de l’Union européenne a approuvé le 7 octobre 2019 la directive sur la protection des personnes qui signalent les violations du droit de

7 Il peut s’agir d’un visiteur d’un autre patient, d’un artisan, agent d’entretien, de maintenance, un livreur… La directive européenne sur la

8 En ce sens, Daniel BOULMIER, « Les lanceurs d’alerte dans les établissements et services sociaux et médicaux-sociaux : à propos de l’article L. 313

9 Cass. soc., 26 septembre 2007, n° 06-40039.

10 Article 226-13 du Code pénal : « La révélation d’une information à caractère secret par une personne qui en est dépositaire soit par état ou par

11 La directive de l’Union européenne impose une condition identique de bonne foi pour le lanceur d’alerte.

12 Loi n° 2008-496 du 27 mai 2008 portant diverses dispositions d’adaptation au droit communautaire dans le domaine de la lutte contre les 

13 Soc., 22 février 2006, n° 03-43.369.

14 Soc., 10 mars 2009, n° 07-44.092, Bull. civ., V, n° 66 ; D., 2009, p. 952, obs. L. Perrin ; RDT, 2009, p. 376, obs. B. Lardy-Pélissier.

15 Dans les organismes qui en disposent, le lanceurd’alertedoit par ailleurs se référer à la procédure de recueil des signalements établie, le cas

16 Art. 434-1 et 434-3 C. pén.

17 Art. 122-9 C. pén.

18 Art. 223-6 C. pén.

19 Art. L. 1132-3-3 C. trav. ; art. L. 911-1-1 C. just. adm.

20 Le statut de la fonction publique prévoit la protection de l’agent public lanceur d’alerte dans l’ article 6 ter A de la loi n° 83-634 du 13 

21 Art. 226-10 C. pén.

22 Art. 9, L. n° 2006-1691 du 9 déc. 2016.

23 < https://www.has-sante.fr/ >.

Notes

1 Défenseur des droits, avis 18-24 du 11 octobre 2018 relatif aux crédits budgétaires de la mission « solidarité, insertion et égalité des chances » du projet de loi de finances pour 2019 < https://juridique.defenseurdesdroits.fr/doc_num.php?explnum_id=18024 >.

2 Par maltraitance institutionnelle, il faut entendre celle qui a pour origine le laisser-faire de l’institution, l’inaction complice ou la méconnaissance, en raison d’une défaillance des processus de contrôle, permettant aux comportements de perdurer ou de se reproduire.

3 Loi n° 2015-1776 du 28 décembre 2015 sur l’adaptation de la société au vieillissement ; décret n° 2016-1813 du 21 décembre 2016 relatif à l’obligation de signalement des structures sociales et médico-sociales, JORF n° 0298 du 23 décembre 2016.

4 Préfet de département, directeur général de l’agence régionale de santé, président du conseil départemental.

5 Loi n° 2016-1691 du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique, JORF, n° 0287 du 10 décembre 2016 ; Aranaud Lecourt, Loi n° 2016-1691 du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique, JORF, n° 0287 du 10 décembre 2016, RTD com., 2017, p. 101 ; Pierre-Henri Conac, Projet de loi modifié par le Sénat relatif à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique, Revue des sociétés, 2016, p. 627.

6 Le Conseil de l’Union européenne a approuvé le 7 octobre 2019 la directive sur la protection des personnes qui signalent les violations du droit de l’Union européenne < https://data.consilium.europa.eu/doc/document/PE-78-2019-INIT/fr/pdf >. Le texte avait été précédemment adopté par le Parlement européen le 16 avril 2019, après avoir fait l’objet d’un accord politique entre le Conseil de l’UE et la Commission européenne le 12 mars 2019. Les États membres disposeront d’un délai de deux ans pour transposer ces dispositions, soit jusqu’en 2021.

7 Il peut s’agir d’un visiteur d’un autre patient, d’un artisan, agent d’entretien, de maintenance, un livreur… La directive européenne sur la protection des personnes qui signalent les violations du droit de l’Union européenne prévoit également de protéger un tiers ayant aidé ou étant lié au lanceur d’alerte (collègues, parents, etc.). Pierre Januel, « Lanceurs d’alerte : les apports de la directive pour une meilleure protection », Dalloz actualité, 20 mars 2019.

8 En ce sens, Daniel BOULMIER, « Les lanceurs d’alerte dans les établissements et services sociaux et médicaux-sociaux : à propos de l’article L. 313 ‑24 du CASF », RDSS, 2015, p. 448.

9 Cass. soc., 26 septembre 2007, n° 06-40039.

10 Article 226-13 du Code pénal : « La révélation d’une information à caractère secret par une personne qui en est dépositaire soit par état ou par profession, soit en raison d’une fonction ou d’une mission temporaire, est punie d’un an d’emprisonnement et de 15 000 euros d’amende ».

11 La directive de l’Union européenne impose une condition identique de bonne foi pour le lanceur d’alerte.

12 Loi n° 2008-496 du 27 mai 2008 portant diverses dispositions d’adaptation au droit communautaire dans le domaine de la lutte contre les discriminations, JORF n° 0123, 28 mai 2008, p. 8801.

13 Soc., 22 février 2006, n° 03-43.369.

14 Soc., 10 mars 2009, n° 07-44.092, Bull. civ., V, n° 66 ; D., 2009, p. 952, obs. L. Perrin ; RDT, 2009, p. 376, obs. B. Lardy-Pélissier.

15 Dans les organismes qui en disposent, le lanceur d’alerte doit par ailleurs se référer à la procédure de recueil des signalements établie, le cas échéant, par son employeur. Les personnes morales de droit public et de droit privé d’au moins 50 salariés, les administrations de l’État, les communes de plus de 10 000 habitants et les établissements publics de coopération intercommunale à fiscalité propre dont elles sont membres, de même que les départements et les régions doivent, en effet, mettre en place des procédures pour recueillir les signalements émis par les membres de leur personnel ou des collaborateurs extérieurs et occasionnels. Le cadre des procédures de recueil des signalements est posé par le décret n° 2017-564 du 19 avril 2017, JORF, 20 avril 2017.

16 Art. 434-1 et 434-3 C. pén.

17 Art. 122-9 C. pén.

18 Art. 223-6 C. pén.

19 Art. L. 1132-3-3 C. trav. ; art. L. 911-1-1 C. just. adm.

20 Le statut de la fonction publique prévoit la protection de l’agent public lanceur d’alerte dans l’ article 6 ter A de la loi n° 83-634 du 13 juillet 1983 modifiée : « Aucun fonctionnaire ne peut être sanctionné ou faire l’objet d’une mesure discriminatoire, directe ou indirecte pour avoir signalé une alerte dans le respect des articles 6 à 8 de la loi n° 2016-1691 du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique ».

21 Art. 226-10 C. pén.

22 Art. 9, L. n° 2006-1691 du 9 déc. 2016.

23 < https://www.has-sante.fr/ >.

Citer cet article

Référence électronique

Loïc LEVOYER, « Les lanceurs d’alerte dans le secteur social et médico-social », La Revue du Centre Michel de L'Hospital [En ligne], 20 | 2020, mis en ligne le 30 septembre 2021, consulté le 24 avril 2024. URL : http://revues-msh.uca.fr/revue-cmh/index.php?id=99

Auteur

Loïc LEVOYER

Maître de conférences en droit public, HDR, 1er vice-président de l’Université de Poitiers, vice-président du Conseil d’administration, directeur du Master Droit de l’aide et de l’action sociales et collectivités territoriales, Institut de droit public (EA 2623) - Fédération de recherche Territoires (FED 4229).

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