Hommage à Entropia

Tribute to Entropia

DOI : 10.52497/revue-opcd.200

Résumés

Résumé : Cet article est à trois voix. D’abord, celle d’Alice Canabate, co-directrice d’Entropia de 2012 à 2015, qui témoigne du parcours de la revue. Elle donne ensuite la parole à Jean-Claude Besson-Girard, co-fondateur d’Entropia, à travers un édito paru en 2008, dans le numéro 4 de la revue, intitulé « Ambiguïtés de l’utopie ». Suite au décès de Jean-Claude Besson-Girard début 2021, Agnès Sinaï, membre du comité de rédaction dès les débuts d’Entropia, lui rend hommage.

Abstract: This article is in three voices. First, that of Alice Canabate, co-director of Entropia from 2012 to 2015, who describes the journal's history. She then gives the floor to Jean-Claude Besson -Girard, co-founder of Entropia, through an editorial published in 2008, in issue 4 of the journal, entitled "Ambiguities of Utopia.” Following the death of Jean -Claude Besson -Girard at the beginning of 2021, Agnès Sinaï, a member of the editorial board since the beginning of Entropia, pays tribute to him.

Index

Mots-clés

Entropia, décroissance, théorie, politique

Keywords

Entropia, degrowth, theory, policy

Plan

Texte

Que la fête commence avec la communauté sensible des ébranlés !
Et tout d’abord, il nous reste à dire Oui à notre insécurité…
Jean-Claude Besson-Girard

L’aventure Entropia

Image

© Félix Zirgel, 2023

Feu(e) (d’)Entropia

Pendant huit années, la revue Entropia ‑revue d’étude théorique et politique de la décroissance – a proposé à ses lecteurs des pistes de réflexion pour donner à l’idée éponyme des fondements théoriques, politiques, mais aussi, angle faiblement investi et néanmoins crucial : poétiques ; tous nécessaires à son exploration. Interroger et s’interroger sans céder aux tentations dogmatiques, fut en quelque sorte la boussole de la revue. Dès la première phrase de sa première livraison, en 2006, l’attitude se posait comme consigne : « Toute pensée qui refuse son autocritique n’est plus une pensée, mais une croyance ». Une aventure éditoriale portée durant 16 numéros, au moment où la critique, voire le rejet, du mythe de la croissance sans limites gagnait du terrain dans l’opinion publique, mais un moment aussi où l’axiome n’était pas si fréquenté et les confusions moins prospères. La décroissance était, en effet, en ce temps-là, ce mot obus visant à percuter la cécité et la surdité contribuant au développement d’une servitude volontaire collective, attaché à la poursuite d’un progrès illimité et d’un funeste processus expansionniste (économique, technologique et culturel). Elle affirmait en cela la nécessité d’initier une autre courbure du monde.

Sertie donc d’une certaine confidentialité, Entropia œuvrait à définir, à préciser cette courbure ; et l’on peut se féliciter du fait qu’aucun sujet central n’ait été éludé : Décroissance et politique (n° 1), Décroissance et travail (n° 2), Décroissance et technique (n° 3), Décroissance et utopie (n° 4), Trop d’utilité ? (n° 5), Crise éthique, éthique de crise ? (n° 6), L’effondrement : et après ? (n °7), Territoires de la décroissance (n° 8), Contre-pouvoirs et décroissance (n° 9), Aux sources de la décroissance (n° 10), Le Sacré : une constante anthropologique ? (n° 11), Fukushima, fin de l’Anthropocène ? (n° 12), La décroissance et l’État (n° 13), La saturation des mondes (n° 14), L’Histoire désorientée (n° 15). Éloge du présent/L’avenir aura-t-il lieu ? (n °16). Aucun. Et pourtant tous restent en friche, d’infinies ramifications restent à déconstruire, des enjeux de dénaturalisation restent à poursuivre, tenir et porter – inlassablement. Et ceci d’autant plus que l’enjeu est plus brûlant encore qu’hier et la conquête culturelle devenue aussi pressante que les enjeux sont critiques ; s’il est donc heureux que la décroissance connaisse aujourd’hui une certaine actualité, toute actualité n’est pas honneur, et toutes références (directes ou implicites) additionnelles, dans l’espace politico-médiatique ou pire médiatico-politique, ne sont pas toujours une actualisation en soi.

Reprendre l’héritage de la Décroissance est ainsi hautement politique. Et ceci d’autant plus qu’il serait, au vu de l’urgence et des enjeux de ré-ordonnancement auxquels notre époque enjoint, aussi ‑disons-le tout de go - irresponsable que naïf d’avancer seuls, et d’ignorer ce que d’autres, valeureux, ont déjà porté, structuré, pensé. S’il est, autrement dit, heureux que les énergies se renouvellent et qu’une revue voie aujourd’hui le jour sur cet indispensable objectif, espérons qu’elle saura être relais d’expériences et humblement communalisantes. La liste, longue, des auteurs publiés dans Entropia1 peut humblement y aider ; rappelons les ici : Serge Latouche*, Jean-Claude Besson-Girard*, Bruno Clémentin, Michael Singleton, Michel Dias, François Brune*, Geneviève Decrop*, Yves Cochet*, Arthur Mitzman, Bernard Guibert*, Agnès Sinaï*, Fabrice Flipo, Paul Ariès, Jean-Paul Besset*, Jacques Grinevald, Yannick-Hélène de la Fuente, Claude LLena*, Bernard Charbonneau, Jean-Marie Harribey, Laurent Cordonnier, Franck Van de Velde, André Gorz, Gérard Dubey, Maurizio Palente, Sandrine Rousseau, François-Xavier Devetter, Charles Piaget, Daniel Cérézuelle, Jean Monestier, Willem Hoogendijk, Jacques Fradin, Alain Gras*, Dominique Bourg, Alexandre Duclos, Raphaël Koster, Jacques Testart, Ernest Garcia, Laure Dobigny, Simon Charbonneau*, Paul Lannoye, Michel Guet*, Christophe Boureux, Marc Berdet, Angélique del Rey, Miguel Benasayag, Alexandre Genko, Christian Araud, Chantal Guillaume*, Martine Auzou, Adrien Royo, Françoise Gollain*, Jacques T. Godbout, Alain Caillé, Marc Humbert, François Gauthier, Onofrio Romano, Groupe du Chêne, Stéphane Lavignotte, Michel Gaillot, Raphaël Draï, Fabien Revol, Stéphane Haber, Pierre Charbonneau, Aurélia Jugé, Philippe Leconte, Kate Soper, Edgar Morin, Gustavo Fernandez Colon, Marie -Pierre Najman, Dominique Méda, Alain Cazeneuve-Piarrot, Jean-Paul Malrieu, Vincent Cheynet, Frédéric Neyrat, Jean Gadrey, Luc Semal*, Mathilde Szuba*, Philippe Blackburn, Marcel Hénaff, Thierry Paquot*, Tiziana Vilani, Aurélien Boutaud, David Besson -Girard, Zygmunt Bauman, Kirkpatrick Sale, Philippe Gruca*, Christophe Laurens*, Barbara Glowczewski, Hervé Le Bras, Florence Rudolf, Agathe Eyriolles, Anna Bednik, Raul Zibechi, Antonio Gustavo Gomez, Georges Lapierre, Carlos Manzo, Jérôme Baschet, Jorge Rulli, Josette Fontaine, Romain Felli, Alice Canabate*, Bertrand Méheust*, Joël -Claude Meffre, Laurence Biberfeld, Marie-Dominique Perrot, Gilbert Rist, François Jarrige, Arnaud du Crest, Michel Lepesant, Aurélien Cohen, Édouard Schalchli, Thimothée Duverger, Céline Pessis, Frédéric Durand, Yann Raison du Cleuziou, Émilie Dazé, Yves Abraham, Ruben Deniz Utrada, Bertrand Rolin, Jean-Luc Coudray, Driss Brice Bachiri, Laurent Hutinet, Claus Peter Ortlieb, Dipesh Chakrabarty, Xavier Rabilloud, François Diaz Laurin, Silvia Grünig Iribarren, Philippe Bihouix, Annie Salager, Henri Droguet, Jean-Claude Dumoncel, Pat Mooney, Sébastien Morillon-Brière, Muriel Roland, Gilles Luquet, Jean-Marc Luquet, Clément Homs, John Rackham, Alexandre Lucas, Isabelle Babois, Frédéric Jars, Clara Breteau, Florence Leray, Ivan Illich, Olivie Rey, Frédéric Rognon, Pangloss, Jean-Luc Evard, Tim Ingold, Aurélien Berlan, Guillaume Carnino, Bertrand Louart, Thomas Le Roux, Christian Roy, Éric Baratay, Augustin Berque, Jean-Baptiste Fressoz, Philippe Bourdeau, Thierry Rogel, Yannick Rumpala.

Portée et permise par l’engagement d’admirables éditeurs : Bernard Delifer et Florence Curt, des Éditions Parangon, Entropia s’est trouvée, avec ses défauts et malgré sa faible diffusion, forte d’un rayonnement qui ne s’est pas éteint ; son influence a contribué à décaler et à approfondir les débats sur les questions fondamentales de notre temps, et dont l’idée provocante de décroissance pourrait les résumer toutes.

Comme le préambule de son dernier numéro l’indiquait :

Ainsi va l’histoire des pensées qui dérangent : jadis leurs défenseurs risquaient le bûcher, aujourd’hui ils doivent seulement accepter, ayant accompli leur tâche, de céder la place à d’autres qui feront vivre, politiquement et poétiquement, la conscience insurgée ; qui combattront la fatalité et seront les preuves vivantes que l’entraide et la fraternité sont plus puissantes que la guerre de tous contre tous et que l’homme n’est pas un loup pour l’homme.

Aujourd’hui où la tentation est forte de réduire la décroissance à ses aspects les plus techniques, à n’en proposer que son versant le plus aride : pragmatique, il est important de rappeler qu’elle est également, et sans doute avant tout, une inclinaison, une considération, une attitude : celle de se sentir veilleurs et éveilleurs et d’entretenir le goût de la pensée juste, inoffensive à l’endroit du Monde ; assumer tels des « sismographes du devenir » de se placer dans l’inconfort des marges qui contre la fermeture des incantations de « l’irréalisable » ou de « l’impossible », contribuent à rappeler que nos à-venirs sont ce que nous en faisons. Et, pour faire venir à nous cette pensée de l’irrésolution, et l’exigence sémantique qui doit en rester le métronome, nulle autre figure plus pleine que notre regretté Jean-Claude Besson-Girard, sans qui Entropia n’aurait pas existé. Redonnons-lui ici la parole, en republiant l’édito stimulant qu’il nous avait offert, en 2008, il y a 15 ans maintenant.

Alice Canabate2

Éditorial paru dans Entropia, n° 4, printemps 2008 :
Ambiguïtés de l’utopie

« Les utopies apparaissent comme bien plus réalisables qu’on ne le croyait autrefois. Et nous nous trouvons actuellement devant une question bien autrement angoissante : comment éviter leur réalisation définitive ? … Les utopies sont réalisables. La vie marche vers les utopies. Et peut-être un siècle nouveau commence-t-il, un siècle où les intellectuels et la classe cultivée rêveront aux moyens d'éviter les utopies et de retourner à une société non utopique moins " parfaite " et plus libre. »
Nicolas Berdiaeff3

Depuis l’invention du mot par Thomas More, l’utopie possède le privilège paradoxal de plaire autant que de déplaire. Il est sans doute divertissant d’imaginer « un gouvernement idéal », mais il est terrifiant d’en constater les réalisations à grande échelle. Le dernier siècle n'en fut pas avare. De l’hitlérisme à Pol Pot, en passant par le stalinisme et le maoïsme, lorsque « la conception imaginaire d'un gouvernement idéal », – qui est la définition même de l’utopie –, s’est dénaturée en programmes rigides et dogmatiques, voire « scientifiques », mis en œuvre par des idéologues furieux, ne s’est-elle pas traduite, dans les faits, par des millions de morts dont le seul tort était de représenter une réalité contraire au délire de pouvoir d’apprentis sorciers ? Et pourtant l’homme rêve. Le fameux « I have a dream », de Martin Luther King, n’a-t-il pas joué un rôle majeur, en 1963, pour l’émancipation des Afro-Américains ? L’homme projette et se projette. Est-il pour autant utopiste ? « Qu’est donc l’homme pour faire ainsi des projets ? 4 »

La présence de l’utopie dans la philosophie politique révèle un refus d’abandonner la vieille question grecque du meilleur genre de vie pour la Cité. La plupart des sociétés idéales, imaginées par les utopistes, possèdent des traits comparables : bien que « sans lieu », leur insularité est affirmée, comme pour les protéger d’influences néfastes à leur idéal. L’État y est maître d’un partage de type « communiste », car si l’économie y tient une place centrale, elle n’en bannit pas moins l’accumulation capitalistique. Le travail, instrument de la malédiction de l’homme selon la Genèse (3, 17-19), change de nature et devient la médiation espérée de son accomplissement humain… En utopie imaginaire, il n’y a ni prisons ni cours de justice… L’abbaye de Thélème, chez Rabelais, apparaît comme une exception dans la littérature utopique, à la mesure du fameux « Fay ce que vouldras », seule clause de la règle d’anarchie qui y règne… En dehors de l’avis exprimé sur telle ou telle utopie ou sur l’utopie en général, la question de l’utopie dépend finalement de l’idée qu’on se fait du pouvoir réel qu’a l’espèce humaine d’influer sur sa propre destinée.

C’est à ce point précis qu’il convient de mettre en regard l’idée de décroissance avec la notion d’utopie. C’est, en effet, une vision prospective sur le devenir de l’humanité qui a présidé à l’invention de l’idée de décroissance. Anticipant, en particulier, sur les conséquences écologiques, économiques et sociales du dogme de la croissance sans limites, les objecteurs de croissance pourraient être comparés à des veilleurs et à des éveilleurs qui, pressentant le pire, veulent n’y point succomber et s’engagent à y faire face avec lucidité. De leurs analyses, souvent décriées pour leur catastrophisme, ils s’efforcent de dégager des propositions qui impliquent toutes un changement radical d’orientation des activités et des relations humaines. Pour autant, sont-ils tous des utopistes, c’est-à-dire des idéalistes rêvant d’une société parfaite ? Loin s’en faut, comme on le lira dans ce dossier sur l’utopie ! En tout cas, il semble vrai que les objecteurs de croissance partagent une perception du monde et une sensibilité de pensée qui les apparentent à des sismographes du devenir humain. Qu’ils parient sur la pédagogie des catastrophes, qu’ils bâtissent, modestement et localement, des alternatives concrètes au modèle dominant, ou qu’ils réunissent ces deux attitudes, les objecteurs de croissance pour l’après-développement sont tout sauf fatalistes. Il en est même qui tentent de faire entendre cette voix discordante, en politique.

Entropia ? Le titre même de cette revue peut provoquer chez qui la rencontre une sorte de résonance subliminale avec celui de l’ouvrage, Utopia, dont son célèbre auteur, Thomas More, paya de sa vie l’attachement à ses convictions, en l’an 1535, quand l’Angleterre d’Henri viii, conduite en particulier par le désir de divorce de son roi, cédait aux attraits de la Réforme.

Il était donc en quelque sorte programmé que nous céderions à la tentation de proposer à nos lecteurs un Dossier sur le thème de l’utopie. C’est chose faite. Toutefois, on ne trouvera ici qu’une carte lacunaire du territoire fictif de l’utopie, car, selon notre attachement à la pensée en gestation – telle que se définit une revue d’idées –, les contributions rassemblées dans cette livraison ne sont, modestement, que des incursions complémentaires, voire contradictoires, dans l’immense domaine de la pensée utopique et utopiste, mise en relation avec l’idée de décroissance.

Le hasard du calendrier est parfois bon prince. Dans les plateaux de la balance des rêves – qui ne sont pas ceux de la justice – , le fortuit peut rafraîchir la mémoire. Mai 2008 ne fait-il pas signe à mai 68 ? Tant de sottises ont été débitées depuis quarante ans sur ce qui s’est réellement passé à ce moment-là et autour, en France et ailleurs, que l’actuel modèle national n’en finit pas de vilipender ce moment paradoxal5 pour tenter d’en effacer la portée et d’en annuler le sens. À toujours rabattre l’élan sur la chute, l’attente lyrique et confuse d’alors sur la vie mutilée d’aujourd’hui, ne finit-on pas dans l’infidélité à soi-même en renonçant à interroger ce dont il fut question sous l’écume spectaculaire de ce Mai-là6 ? Nous ne sommes pas partisans de cette paresse doublée de lâcheté. Comment oserions-nous, sous le regard de nos plus jeunes lecteurs en particulier, être parjures à ce qui fut, pour le moins, le carrefour de références contradictoires d’une génération tout entière ? N’est-ce pas injurier l’histoire que d’en refuser les leçons ? Que celles-là nous confortent ou nous désespèrent, nous ne percerons pas la chape de flanelle de l’époque en nous réfugiant dans le conformisme ricanant des nantis ni dans la bêlante soumission des « pragmatiques ». Parmi les paroles, certes plus poétiques que politiques de mai 68, il y avait « Sous les pavés, la plage ». Aujourd’hui, que sont les plages et les pavés devenus ? Dans les océans, qui montent sous les effets de la fonte des pôles, flottent les hydrocarbures et les déchets du confort des privilégiés. Les pavés sont énormes et mondialisés : la croissance sans limites, les ressources naturelles pillées, les injustices, les replis identitaires, les terrorismes, les nouvelles barbaries, l’effondrement de la biodiversité et du politique… Et le pavé qui les résume tous dans la mare des cécités : celui de la menace d’une possible disparition de notre espèce prédatrice, ou de sa mutation méconnaissable. N’en sommes-nous pas là, seulement quarante années plus tard ?

Que faire, face à cette situation anthropologiquement inédite ? S’abandonner à l’éventualité d’une apocalypse pressentie, ou interroger, pour l’affronter le plus lucidement possible, la révélation contenue dans ce mot d’apocalypse ? Refusant la fatalité et sachant ce que nous savons, avons-nous d’autres choix que de tenter de formuler d’une manière neuve ce « révélé » ? N’est-ce pas la source même de la réflexion et de l’action de ceux qui se reconnaissent sous le vocable d’objecteurs de croissance ? Mais, pour autant, vivre dans un monde qui tend à canaliser tous les rêves vers leur traduction marchande, implique-t-il que l’idée de décroissance doive endosser sans examen approfondi les habits d’arlequin de l’utopie ? Telle est la question à creuser. La creuser comme on creuserait un puits dans le désert qui croît ! Non pour fouailler le sol à la recherche d’un supplément convoité de quelque énergie fossile, mais seulement pour étancher au présent notre soif de justice et de fraternité.

Il y a, en effet, tant d’interprétations possibles de ce mot d’utopie ! C’est qu’il touche probablement au registre de nos perceptions sensibles tout autant qu’à notre raison qui se veut distanciée de nos affects.

Henri Desroche, dans un texte de référence7, signale qu’une « bibliographie, même purement signalétique, des textes écrits par les utopistes et sur les utopies, occuperait à elle seule, tout un volume, et il serait épais. » Mais le lecteur curieux pourra se reporter utilement à la bibliographie proposée par Desroche lui-même en clôture de son article : elle ne fait pas moins de six pages.

Toutes les utopies sont ambiguës : elles prétendent à la réalisation en même temps qu’elles sont des œuvres de fiction et revendiquent l’impossible. Entre ce qui est présentement irréalisable, et ce qui est impossible par principe, il y a une frange intermédiaire, une marge investie tout aussi bien par la littérature que par la politique. Mais, nous le savons, quand cette dernière s’en empare, les monstruosités totalitaires sont en marche. Le concept d’utopie a également mauvaise réputation car il est souvent considéré comme représentant une espèce de rêve social qui ne tient guère compte des étapes réelles à la construction d’une nouvelle société. Qu’y a-t-il de commun entre le phalanstère de Charles Fourier et « la révolution » Zapatiste ? Entre « l’utopie dualiste » d’André Gorz8 et l’idée de Gilles Deleuze affirmant que la fonction de la littérature comme de l’art est d’abord d’inventer « un peuple qui manque » ? Ce qui permet à Édouard Glissant de rajouter que l’utopie est le lieu même de ce peuple.

Et, c’est bien l’ahurissante ambition (ou prétention, diront certains) de l’idée de décroissance de se présenter comme – une sinon La – solution face aux catastrophes qui menacent la pérennité de notre espèce sur la Terre. En tout cas, et comme en bien d’autres domaines, l’idée de décroissance agit comme révélateur de sens ou d’absurdité lorsqu’on revisite avec elle le concept d’utopie. Médiatiquement, il est fréquent d’assimiler la supposée « fin des idéologies » à la « fin des utopies ». Qu’en est-il vraiment pour une réflexion qui mérite ce nom ? Ainsi, dans la critique marxienne de l’imaginaire du socialisme utopique, le passage du statut utopique au statut scientifique propose une séparation entre l’utopie nécessaire et l’utopie hors sol, ou hors histoire, se démarquant par-là de la forme narrative de l’utopie, née avec Thomas More, Campanella et Bacon. Mais si l’on admet que l’idée de décroissance contient, entre autres aspects, une critique rigoureuse de « L’occidentalisation du monde », on peut s’interroger sur le fait que l’utopie soit bien une invention occidentale depuis Platon, au moins. Et, de là, considérer que c’est l’idéologie de la croissance sans limites qui est une utopie, au sens d’irréalisable, parce qu’elle est insoutenable à terme.

On notera, dans l’exposé des opinions sur l’utopie, confrontée à la décroissance, de fortes divergences de points de vue quant aux origines, aux avatars et aux interprétations de cet étrange objet du songe. Mais, le surprenant intérêt du « sujet de l’utopie » tient en ce qu’il permet de découvrir, paradoxalement à leur corps défendant, la sensibilité, les présupposés, les conceptions intimes et les croyances des auteurs réunis dans ce dossier.

Contestée ou fustigée par les uns, estimée ou magnifiée par les autres, l’utopie serait-elle le « noyau dur » d’une manière de penser qui se replante dans l’imaginaire de chaque génération, du moins en Occident ? En tout cas, chacun voit l’utopie à sa porte, c’est-à-dire au cadran lunaire de son rêve ou sous le scalpel de sa dissection. Certains considèrent l’utopie comme une forme particulière d’imagination collective et de projet politique. D’autres, demeurés méfiants ou sceptiques, pensent qu’aucune des formes nouvelles dont l’utopie pourrait se revêtir ne suffira à enrayer la trajectoire en cours, car elle les contiendrait toutes depuis toujours.

Si nous partageons la conviction que la décroissance n’est pas une idéologie imposable mais que, face à une situation objective, c’est une réponse écologique, politique et sociale, éclairée les faits, inspirée par notre sensibilité, notre conscience et notre responsabilité, prenons néanmoins le temps de méditer sur la perversité des qualificatifs accolés aux notions de développement, de croissance… ou de décroissance.

Avec François Partant, ne faudrait-il pas penser qu’« Il ne s’agit pas de préparer un avenir meilleur, mais de vivre autrement le présent. » ? Nous pourrions alors nous garder de croire que c’est en rajoutant un adjectif après le mot d’utopie que l’on sortirait de l’ornière de l’utilitarisme forcené qui dévaste la planète et menace l’humanité, présente et future.

Jean-Claude BESSON-GIRARD9

Hommage à Jean-Claude Besson-Girard, co-fondateur et directeur de la revue Entropia

Le 7 décembre 2005, dans un bistrot à Paris, Serge Latouche, Alain Gras, Jean-Paul Besset et Jean-Claude Besson-Girard, forts de l’engagement préalable à leurs côtés de Florence Curt et Bernard Delifer, sans qui rien n’aurait commencé ni duré, décident de créer Entropia, revue qui se veut théorique, poétique et politique, portant ce beau titre proposé par Serge Latouche qui, en grec, signifie littéralement « se retourner » et désigne, sous la plume du physicien allemand Clausius en 1874, la dégradation de l’énergie, selon la deuxième loi de thermodynamique, qui condamne l’humanité à limiter sa consommation.

Le 1er avril 2006, toujours à Paris, avec une vingtaine de partisans convaincus, le projet est lancé. Un premier comité de rédaction est constitué par cooptation : Jean-Paul Besset, Jean-Claude Besson-Girard, qui prend en charge le souci de l’animation et de la direction de la revue, François Brune, Alain Gras, Serge Latouche et Agnès Sinaï. Le 23 novembre de la même année, à l’initiative d’Yves Cochet, le premier numéro, Décroissance et politique, est présenté dans une petite salle de réunion de l’Assemblée nationale.

S’ensuivent quinze numéros, à raison d’une cadence soutenue, dont la publication donne lieu à des rencontres festives à Paris et à Cenves, dans le Beaujolais, au pied des vignes où vivent Jean-Claude Besson-Girard et sa femme Martine Auzou, elle aussi engagée dans la revue. Jean-Claude Besson-Girard, qui est peintre, mais aussi essayiste, auteur de Decrescendo cantabile (Parangon, 2005) et de nombreux écrits et manuscrits, ancien paysan en Cévennes, assume la direction de la revue, offrant des heures de travail et une énergie passionnée : rédaction des éditos, coordination des contenus et supervision éditoriale de l’équivalent de deux livres par an. Nous voulons ici rendre hommage à cet extraordinaire ami, penseur, philosophe et grand peintre, principal artisan de la revue Entropia qui fut éditée avec détermination, générosité et professionnalisme par Florence Curt et Bernard Delifer des éditions Parangon. En 2012, Alice Canabate a repris, avec Philippe Gruca, la direction de la rédaction lorsque Jean-Claude Besson-Girard a choisi de passer la main et de reprendre son métier de peintre jusqu’à son décès le 26 février 2021.

Agnès SINAI10

1  Les personnes dont les noms sont suivis d’une * ont été membres du comité de rédaction.

2  Alice Canabate est sociologue et spécialiste des pratiques et imaginaires de l’après-croissance. Elle a été codirectrice d’Entropia, revue d’études

3  Épigraphe à Brave New World (Le meilleur des mondes) d’Aldous Huxley, 1932.

4  Hugo von Hofmannsthal, Lettre de Lord Chandos, p. 53, Paris, Rivages poche, 2000. Hofmannsthal imagine, en 1902, une lettre adressée à Francis 

5  Dans de nombreux pays de l’hémisphère nord, l’élan de ce soulèvement poétique était porteur d’une promesse d’émancipation générale, lyrique et

6  Au programme de l’Agrégation de Lettres modernes, arrêté fin 1967 par l’Inspection générale, figurait le thème de l’Utopie (avec des œuvres comme

7  Henri Desroche, Humanismes et utopies, in Histoire des mœurs, T. III, Paris, Gallimard, « La Pléiade » 1991, p. 78 à 134.

8  Voir André Gorz, Adieu au prolétariat. Au-delà du socialisme, Paris, Galilée, 1980.

9  Jean-Claude Besson-Girard est né en 1938 et décédé en 2021. Peintre et poète, il est aussi l’auteur de Decrescendo cantabile. Petit manuel pour une

10  Journaliste environnementale et autrice, Agnès Sinaï est directrice de l'Institut Momentum, réseau de réflexion sur les politiques de l’

Notes

1  Les personnes dont les noms sont suivis d’une * ont été membres du comité de rédaction.

2  Alice Canabate est sociologue et spécialiste des pratiques et imaginaires de l’après-croissance. Elle a été codirectrice d’Entropia, revue d’études théorique et politique de la décroissance de 2012 à 2015. Elle a été vice-présidente de la Fondation d’Écologie politique de 2017 à 2021, et en est depuis Présidente ; elle est également au conseil d’administration de l’Institut Momentum. Elle est enfin l’autrice d’un ouvrage paru en 2021 aux éditions Utopia, intitulé L’écologie et la narration du pire : récits et avenirs en tension.

3  Épigraphe à Brave New World (Le meilleur des mondes) d’Aldous Huxley, 1932.

4  Hugo von Hofmannsthal, Lettre de Lord Chandos, p. 53, Paris, Rivages poche, 2000. Hofmannsthal imagine, en 1902, une lettre adressée à Francis Bacon, auteur d’une fameuse utopie La nouvelle Atlantide, publiée en 1627. Dans ce bref et admirable texte Lord Chandos s’excuse auprès de son aîné qu’il admire de ne plus pouvoir remédier au silence qui l’a saisi.

5  Dans de nombreux pays de l’hémisphère nord, l’élan de ce soulèvement poétique était porteur d’une promesse d’émancipation générale, lyrique et confuse (certes). Sa chute a ouvert les bondes de « la société de consommation » et de la mondialisation de la marchandise... Quel paradoxe !

6  Au programme de l’Agrégation de Lettres modernes, arrêté fin 1967 par l’Inspection générale, figurait le thème de l’Utopie (avec des œuvres comme La République, L'Utopie, La Cité du soleil…)

7  Henri Desroche, Humanismes et utopies, in Histoire des mœurs, T. III, Paris, Gallimard, « La Pléiade » 1991, p. 78 à 134.

8  Voir André Gorz, Adieu au prolétariat. Au-delà du socialisme, Paris, Galilée, 1980.

9  Jean-Claude Besson-Girard est né en 1938 et décédé en 2021. Peintre et poète, il est aussi l’auteur de Decrescendo cantabile. Petit manuel pour une décroissance harmonique publié en 2005 aux éditions Parangon. De 2006 à 2012, il a cofondé et dirigé Entropia, revue d’étude théorique et politique de la décroissance.

10  Journaliste environnementale et autrice, Agnès Sinaï est directrice de l'Institut Momentum, réseau de réflexion sur les politiques de l’Anthropocène, les effondrements et la décroissance, qu’elle a fondé en 2011. Titulaire d'un doctorat en aménagement de l’espace et urbanisme (Université de Paris Est), elle développe une réflexion sur les bio régions comme lieux d’hospitalité terrestre. Ses derniers ouvrages : Politiques de l'Anthropocène (dir) (Presses de Sciences po, 2021), Le Grand Paris après l’effondrement (Wildproject, 2020), Walter Benjamin et la tempête du progrès (Le Passager clandestin, réédition en 2021).

Illustrations

L’aventure Entropia

L’aventure Entropia

© Félix Zirgel, 2023

Citer cet article

Référence électronique

Alice CANABATE, Jean-Claude BESSON-GIRARD et Agnès SINAI, « Hommage à Entropia », Mondes en décroissance [En ligne], 1 | 2023, mis en ligne le 21 avril 2023, consulté le 21 novembre 2024. URL : http://revues-msh.uca.fr/revue-opcd/index.php?id=200

Auteurs

Alice CANABATE

Chercheuse au laboratoire de Changement social et politique de l’Université de Paris

Jean-Claude BESSON-GIRARD

Cofondateur d’Entropia

Agnès SINAI

Directrice de l'Institut Momentum

Droits d'auteur

Attribution 4.0 International (CC BY 4.0)