L’impossible intégration des Limites à la croissance
L’année 2022 marquait le cinquantième anniversaire des Limites à la croissance1. À cette occasion, tandis que les cercles académiques spécialisés et les médias célébraient les apports de l’ouvrage, un bilan des effets de la publication de l’ouvrage était inévitable, et il était accablant : alors que sa vocation était d’alerter sur l’impossible poursuite de l’expansion économique, et d’enclencher une réforme profonde de nos visions du monde et de nos projets de société, en réalité, la course folle à la production et à la consommation s’est poursuivie et renforcée. Pire, il semble que nos sociétés aient développé leurs propres modes d’adaptation – psychiques, culturels – aux discours lanceurs d’alerte, qui permettent à la course suicidaire vers le « toujours plus » de se poursuivre. Il s’agit de tous les mécanismes réducteurs de la dissonance cognitive, qui affirment que la « transition énergétique » est à l’œuvre (on sait qu’il n’en est rien : on n’a jamais autant consommé de pétrole et de charbon qu’en 2023), et que nos sociétés prennent à bras le corps les problématiques écologiques (en la matière, la multiplication des discours ne saurait masquer l’absence totale de politiques sérieuses).
À de nombreux points de vue, la situation semble bien pire qu’en 1972 : notre effectif s’est accru drastiquement, notre référentiel en matière de mode de vie « normal » a continué à glisser vers le plus (par exemple, la consommation de viande par individu a été multipliée par deux en soixante ans), et nous dépendons davantage d’infrastructures énergivores comme Internet, ou comme le système de transports qui permet nos habitudes de consommation mondialisée. La poursuite de ces tendances nous laisse entendre que la technologie pourra toujours nous sauver, alors que la dégradation du climat et des écosystèmes, qui se poursuit irréversiblement, mine les conditions de vie future sur Terre, sans que les effets de nos comportements actuels soient encore perceptibles. Le moins que l’on puisse dire, c’est que nous sommes terriblement mal équipés pour pouvoir comprendre ce qui est à l’œuvre, pour pouvoir en tirer des leçons et ajuster nos comportements.
Au niveau individuel et cognitif, nous avons souvent conscience des problèmes (ADEME, 2023), nous condamnons certaines industries (en France, 88 % de la population est opposée à l’élevage industriel), et nous souhaitons évoluer. Parfois même, nous avons la conviction d’avoir déjà changé nos habitudes (Réseau action climat (2023). Mais en réalité, nos pratiques n’évoluent pas (selon une étude de l’I4CE, la consommation de viande individuelle en France est repartie à la hausse depuis dix ans). Pour éclairer ces contradictions, les psychologues et les économistes comportementalistes ont formalisé le concept de « fossé attitude-comportement » et mis à jour les rouages les plus obscurs de nos délibérations psychiques (Espinosa, 2021). Ces travaux sont intellectuellement éclairants, mais leurs conclusions sont plutôt déprimantes : pour la plupart d’entre nous, les ressorts de nos choix quotidiens relèvent de tout sauf de la rationalité (Bègue et Vezirian, 2023), et les leviers à même de nous faire changer sont ceux qui s’adressent à notre insu à nos réflexes conformistes, comme les nudges, plutôt que les discours factuels.
Cette logique neurologique, héritée de l'évolution de notre espèce (Bohler, 2019), répond parfaitement à une logique politique, économique et culturelle qui veut que la croissance de nos productions et de nos consommations soit la boussole de notre organisation sociale. Depuis la fin de la seconde guerre mondiale, les sociétés occidentales, puis l’ensemble des sociétés, se sont engagées dans le projet qui consiste à accroître les productions et les consommations, dans une dynamique qui s’est émancipée de sa logique initiale, la réponse aux besoins humains fondamentaux (se nourrir, se loger, se protéger, se relier aux autres…). Au niveau macroscopique, notre organisation infrastructurelle, administrative et politique est incapable de prendre en considération les limites à la croissance, puisque tout en elle a été façonné pour nourrir une expansion indéfinie. Tout comme dans les simulations du rapport Meadows, on observe qu’aucune approche de contraction préventive de l’économie n’est possible dans la mesure où les alertes, qui se multiplient depuis cinquante ans, ne débouchent sur aucune réforme de la gouvernance du monde. Et même, lorsque nous butons sur des limites physiques à la croissance, nous tentons de les dépasser dans une surenchère technologique qui aggrave la situation en voulant repousser la chute (par exemple, on voit le développement de nouveaux produits phytosanitaires plus puissants que les précédents en réaction aux dérèglements écologiques produits par des produits antérieurs). Ou alors, c’est la répression policière qui répond à la manifestation des limites, comme en France ces derniers mois, où la pénurie des ressources en eau n’a pas débouché sur une remise en question du modèle agricole productiviste (et du modèle carniste associé) mais à une violente riposte de l’État contre les organisations écologistes (Vieille Blanchard et Amard, 2023).
Comment sortir la tête de l’eau ?
Nous sommes très peu nombreux à avoir conscience de la situation globale, et à réfléchir posément aux moyens de nous sortir de l’ornière. Une partie de la population, qui rejette à juste titre la politique antisociale du gouvernement Macron, associe improprement la préoccupation climatique à ce gouvernement. Pour cette partie grandissante d’entre nous, usée par les discours manichéens des médias sur des sujets qui auraient mérité de la nuance, comme la crise sanitaire de la période 2020-2021, cette préoccupation serait infondée scientifiquement et servirait de prétexte aux gouvernements pour asservir les populations, à travers de futures lois liberticides. Le paralogisme suivant s’exprime : la parole du gouvernement a été un mensonge sur de nombreux sujets (crise sanitaire, réforme des retraites notamment) ; le gouvernement évoque la menace du dérèglement climatique ; donc le dérèglement climatique est une fiction destinée à nous asservir.
Or le gouvernement Macron n’agit pas pour préserver le climat, car cela impliquerait de s’en prendre aux plus riches, qu’il bichonne. Il agit même la plupart du temps contre la préservation du climat, en s’alignant avec les intérêts des industries qui le dégradent et qui dégradent plus globalement les écosystèmes (groupes pétroliers, acteurs de l’agriculture intensive). Quant à la préconisation d’une « sobriété » de la part du gouvernement Macron, elle ne s’inscrit pas dans une remise en question du dogme de la croissance, bien au contraire, mais dans une approche qui fait reposer indéfiniment les efforts sur les plus modestes, sans jamais s’en prendre aux plus riches, qui portent une responsabilité écrasante dans la situation actuelle. En mai dernier, un article2 du Monde rapportait à quel point Emmanuel Macron s’avérait incapable de saisir les tendances qui lui étaient rapportées par un groupe de sociologues reçus à l’Élysée. Alors que les sociologues évoquaient les aspirations à une vie mieux vécue, et à un desserrage de l’étau du travail dans nos existences, Macron résumait ensuite ces aspirations en évoquant un « processus de décivilisation ».
Une partie d’entre nous est donc toujours convaincue (ou prétend l’être) par le dogme de la croissance, une autre partie s’enferre dans une sorte de libertarianisme consommateur en réaction à ce qu’il perçoit comme une volonté de contrôle de nos existences par une écologie du contrôle. Une très grande majorité a la tête maintenue sous l’eau par les diversions de la société du spectacle : on agite devant nous le spectre de l’abaya ou de tout autre sujet destiné à capter notre attention, et le tableau plus large dans lequel s’inscrivent nos existences nous échappe. Plus globalement, plus profondément et de manière plus perverse, la captation de notre attention par les écrans et par les réseaux sociaux en particulier délite le sentiment d’appartenance à un collectif et par là même le lien social.
Reprendre le pouvoir sur nos existences
C’est dans ce contexte écologique dégradé, où nous avons bien moins de marge de manœuvre pour éviter une crise irrémédiable qu’il y a vingt ou cinquante ans, et dans ce contexte social déprimé et délité, qu’il s’agit de réfléchir aux moyens d’amorcer un virage. Ce contexte ne doit pas être occulté, au risque de continuer à clamer dans le désert des mots d’ordre qui sonnent comme des signes de reconnaissance pour une communauté marginale. Nous devons également prendre au sérieux l’incapacité individuelle et collective à comprendre – au sens de « prendre avec » – en profondeur les limites à la croissance. Pour trouver une issue à la situation présente, je crois qu’il s’agit de faire évoluer le focus de nos argumentaires des limites extérieures à la croissance – qui sont censées faire obstacle à l’expansion de nos modes de vie, sans que cela soit encore perceptible très concrètement – vers la question profonde, éprouvée à chaque instant du sens de nos existences.
Dans Métamorphoses du travail, publié en 1988, André Gorz prolonge la réflexion pionnière de Max Weber sur l’esprit du capitalisme pour décortiquer les rouages d’un système fondé sur la rationalité économique. Ce système, nous expliquent Weber et Gorz, ne s’est pas implanté sans peine :
« pour les ouvriers de la fin du xviiie siècle, le travail était un savoir-faire intuitif intégré dans un rythme de vie ancestral et nul n’aurait eu l’idée d’intensifier et de prolonger son effort afin de gagner davantage. L’ouvrier "ne se demandait pas : combien puis-je gagner par jour si je fournis le plus de travail possible ? Mais : combien dois-je travailler pour gagner les 2,50 marks que je recevais jusqu’à présent et qui couvrent mes besoins courants" » (Weber cité dans Gorz 2004 [1988], p. 43).
Cette acceptation du travail rationnel, déshumanisé parce que subdivisé en tâches pour lesquelles l’exécutant doit être interchangeable, a nécessité le développement d’un « habitacle de la servitude » selon l’expression de Max Weber. Ultérieurement, puisque qu’un tel travail était « impossible à aimer », il a fallu selon Gorz que des compensations matérielles soient offertes aux travailleurs, et que ces derniers adoptent un rapport instrumental au travail, vu comme un moyen de se procurer ces compensations. Le succès du système productiviste a nécessité l’avènement des « travailleurs-consommateurs », ce à quoi la publicité commerciale a grandement contribué.
Résumons cette mutation culturelle : le travail, initialement savoir-faire individuel, est devenu une activité vide de sens, rationalisée pour permettre une production maximale. Progressivement, les gens ont cessé de travailler pour répondre à leurs besoins, mais ont accepté un travail envahissant et déshumanisant puisque le salaire associé leur permettait d’acquérir des biens et services en offre toujours croissante :
« Originellement proposées aux travailleurs pour leur faire accepter la fonctionnarisation de leur travail, les consommations compensatoires deviennent ainsi le but en vue duquel le travail fonctionnalisé est recherché par des non-travailleurs : on ne désire plus les biens et services marchands en tant que compensations au travail fonctionnel, on désire obtenir du travail fonctionnel pour pouvoir se payer les consommations marchandes » (Gorz 2004 [1988], p.83).
Cette réflexion, à laquelle rien ne semble devoir être ajouté, ni retranché, pose à mon avis les bases de la critique de la croissance telle que nous devrions la mener aujourd’hui. Certes, nous sommes intoxiqué∙es par la publicité3, qui cherche à nous convaincre que nous avons besoin d’acquérir tel ou tel bien ou service pour que notre existence soit enfin satisfaisante. Certes, la captation de notre attention par les écrans et les réseaux sociaux nous empêche de prendre de la hauteur sur la situation que nous vivons et de nous arracher à la toile d’araignée tissée par le système économique, médiatique et politique dominant. Mais quand bien même, je crois que nous avons conscience, même confusément, que les existences que nous vivons ne nous satisfont pas en profondeur nos aspirations, que nous soyons en mesure de les définir explicitement ou non. C’est que la colonisation de nos existences décrites par Gorz a pris des formes nouvelles et plus invasives : l’addiction aux smartphones et aux applications qui nous maintiennent en captivité, de nombreuses heures par jour, permet à la publicité de s’insinuer encore plus profondément dans notre intimité. Nous ne savons plus ce qui relève du loisir et ce qui relève de l’asservissement à un système qui nous instrumentalise comme travailleur et consommateur à la fois, deux faces d’une même pièce au service de la méga-machine productiviste.
Poser les bases d’une nouvelle critique de la croissance
L’idéologie et les politiques de la croissance ne doivent pas seulement être critiquées parce qu’elles sont incompatibles avec les limites de la planète, et parce qu’elles conduisent à une situation future qui oblitère dans le futur une vie digne sur Terre. Elles doivent être critiquées et condamnées parce que maintenant, elles nous privent de la possibilité de conduire nos existences de manière joyeuse et libre. Qu’est-ce qui fait sens individuellement, pour chacun∙e d’entre nous ? En général, la réponse liste des éléments qui échappent à la marchandisation : s’engager pour une cause juste, se relier aux gens que nous aimons, être touché∙e par une œuvre littéraire ou artistique, méditer, se connecter à la nature. Certes, nous avons besoin d’un toit, d’un accès à l’eau potable, d’une alimentation de bonne qualité, de transports pour nous déplacer. Mais il se trouve que ces biens et services sont précisément menacés par le système de croissance sans limite qui est la norme.
Nous devons aussi nous poser collectivement la question de ce à quoi nous aspirons collectivement, en tant que société. Dans un ouvrage publié en 2017, Out of the Wreckage : A New Politics for an Age of Crisis, le journaliste et militant écologiste britannique George Monbiot nous enjoint à reposer les bases d’un projet politique pour notre époque, comme nous posons les bases d’un projet associatif lorsque nous créons une nouvelle structure : quelles sont nos priorités ? Que refusons-nous ? Qu’est-ce qui est fondamental et qu’est-ce qui est optionnel ? Nous n’avons pas l’habitude de prendre de la hauteur sur nos existences, et nous sommes malhabiles pour répondre à ces questions. En outre, nous nous sommes accoutumé∙es à concevoir le politique comme un lieu de conflit gangréné par l’aspiration au pouvoir, et à considérer que les questions politiques sont tranchées par des plus puissants que nous, qu’elles nous échappent. Répondre à ces questions n’est donc pas une mince affaire. Mais nous devons nous y exercer, nous mettre en mouvement pour « sortir des décombres » (c’est la traduction française du titre de l’ouvrage de Monbiot), à tous les niveaux : association, parti politique, collectifs divers, et ce afin d’éviter de nous égarer dans une recherche individualiste de sens, peu féconde (Flahault, 2005).
Cette approche, si elle ne saurait nous garantir le succès d’ébranler un système verrouillé et parfaitement cohérent, dans lequel « tout se tient » (la police protège l’État, la justice manque d’indépendance, les médias diabolisent tout ce qui sort du cadre et fragilisent ainsi les initiatives de rupture), aurait au moins le mérite de nous rendre notre dignité, et d’œuvrer à un plus grand bien-être social. En effet, le système de croissance creuse les inégalités, qui le nourrissent en retour (Kempf, 2007). Or une société plus inégale nuit à toutes les classes sociales, y compris les plus riches (Pickett, Wilkinson, 2019), dans la mesure où les inégalités attisent les antagonismes et les inquiétudes (pensons à des pays comme le Brésil ou l’Afrique du Sud où les très riches vivent dans des quartiers sursécurisés, par peur des classes les plus pauvres).
Certes, nous ne pouvons savoir dans quel chemin pourrait nous engager la contestation du modèle actuel, dans ses dimensions d’asservissement et de perte de sens. Les revendications d’un mouvement comme les Gilets Jaunes, dans toute leur hétérogénéité, nous en donnent peut-être une idée. Nous aspirons à une décroissance solidaire, inclusive, et joyeuse, or peut-être que le mouvement qui émergerait de la contestation du système actuel ne cocherait pas toutes ces cases. Néanmoins, ce mouvement aurait des chances d’être bien plus large que le mouvement actuel de la décroissance, et il faudrait bien faire avec la diversité des revendications avant que s’affirme une prise de conscience des limites à la planète, comme celle-ci s’est révélée dans la Convention citoyenne pour le climat, assemblée tirée au sort dans toute la population.
Pour conclure, je crois que l’aspiration consciente, collective et explicite à une vie heureuse, ici et maintenant, en rupture avec le modèle de croissance, qui se nourrit de nos frustrations et les nourrit en retour, nous engagerait dans un chemin de satisfaction et nous conduirait à savourer ce qui peut l’être et à vivre des vies pleines, que nous réussissions à « sauver » la planète de la crise qui la menace ou non. Cette voie modeste mais réaliste, indiquée par les travaux sur l’effondrement (Servigne, Stevens et Chapelle, 2018), sauverait en tout cas notre présent de la perte de sens et donnerait la possibilité d’existences plus dignes, plus spirituelles et plus joyeuses.