Pour que l’accumulation se poursuive, il faut pourtant qu’un grand nombre de gens s’engagent dans le processus d’accumulation. Il faut donc que leur soit données des raisons de s’engager, autre que l’espérance d’une accumulation illimitée comportant un réinvestissement des profits et dont ils ne sont d’ailleurs pas sûrs de profiter eux-mêmes. [Il faut notamment] des raisons qui font référence à la justice et qui, face à la critique, permettent de justifier un engagement dans le capitalisme en tant que cet engagement sert le bien commun.
Boltanski dans Blondeau et Sevin (2014, p.31).
La prospérité du capitalisme réside dans l’exploitation de la misère d’une partie de la population, comme cela a bien été démontré par Marx puis développé par de nombreux auteurs (Partant, 2007; Rist, 2015; Moore, 2015; Klein, 2015; Harvey 2018). Cette asymétrie, explique Han (2021, p. 99), est « constitutive du capitalisme global. La violence et l’injustice sont inhérentes au système ». Or, cette injustice est banalisée, voire légitimée dans nos sociétés inscrites sous le paradigme de la croissance économique perçue comme intrinsèquement bonne et nécessaire1. Ce régime de croissance est chevillé à une éthique particulière qui propose un système cohérent de normes et de valeurs aux principes desquelles se trouvent les notions d’accumulation, d’accélération et de changement perpétuel (Lepesant, 2023a). Comme Boltanski l’indique dans la citation d’ouverture, dans ces sociétés de croissance, une certaine conception de la justice est mobilisée pour défendre le statu quo ; est considéré comme « juste » le fait de contribuer par sa production et sa consommation à l’accroissement continue de la richesse de la société. Les inégalités de richesses sont massivement légitimées en fonction de cette prémisse, donnant libre cours à une vision méritocratique libérale de la justice sociale (Milanovic, 2020). De la même manière, cette vision partagée du juste a normalisé, voire rendu désirable, l’exploitation méthodique de l’ensemble du vivant, égrugé et dépecé pour doper l’économie de quelques points de PIB (Rist 2015, 2018; Madelin, 2017) et augmenter la fortune de quelques privilégiés (Stiglitz, 2012; Oxfam, 2022; Saïto, 2023).
Ainsi, on peut critiquer la société capitaliste et son régime de croissance à travers les injustices qu’elle engendre. À titre d’exemple Abraham (2019, p. 88) note trois types d’injustices liées au capitalisme : intergénérationnelle, intragénérationnelle et interespèces. On remarquera aussi que de nombreux éléments s’articulent d’ores et déjà autour d’une justice de la décroissance : justice distributive, justice écologique, justice sociale, etc. (Chertkovskaya et Paulsson, 2021; Schmelzer et al, 2022), se déclinant en un nombre conséquent de propositions politiques (Fitzpatrick et al., 2022). Cependant, ces multiples conceptions du juste et de l’injuste peinent souvent à communiquer. Pour le dire abruptement, on assiste parfois aux cinquante nuances du juste sans avoir de charpente (un sens partagé du juste) qui tienne le tout ensemble. Plus de justice, toujours plus de justice et ce, peu importe la justice ! D'autant plus que la notion de justice devient un concept fourre-tout dans le débat public, galvaudé et en passe de rejoindre la longue liste des termes vidés de toute substance (sobriété, résilience, soutenabilité, transition, etc.).
C’est lorsqu’il s’agit d’expliciter cette conception de la justice elle-même, au-delà de grandes pétitions de principe, que le bât blesse. Les définitions de la décroissance sont à cet égard révélatrices de ce problème. Par exemple celle de l’Observatoire de la post-croissance et de la décroissance (OPCD, 2022) propose des critères de justice (« réduire les inégalités », « améliorer la qualité de vie », etc.) qui impliquent une forme de « justice sociale ». Or, ces critères restent encore à préciser et à articuler pour faire émerger une véritable théorie de la Justice avec un grand « J » de la post-croissance et non une liste d’ingrédients, pensés en silo, comme multiples versions de la justice. Selon nous, une telle théorie de la Justice permettrait de clarifier les énoncés normatifs qui sont au cœur du projet de la post-croissance (Hennen, 2022, p. 26) et de commencer à arbitrer des situations concurrentes tout en posant les jalons de nouvelles institutions qui concourent à ce que ce projet fasse corps ; tienne malgré ses tensions (Lordon, 2015).
Il nous semble que l’on peut avoir recours à deux manières complémentaires de positionner une telle théorie de la Justice post-croissance. Tout d’abord en appliquant une critique fonctionnelle, qui s’attèle à dénoncer les injustices et inégalités observables et engendrées dans les régimes de croissance capitalistes (Vandeventer et al., 2019). Celle-ci peut être interne (par exemple l’usurpation du droit de propriété de soi-même ou de bien externes) ou externe à ces régimes (critique marxiste, critique écologique, etc.) (Van Parijs, 1991). Ensuite, une seconde porte d’entrée vers une théorie de la Justice est d’avoir recours à une critique normative (Lepesant, 2023a) qui permet de proposer d’autres conceptions du juste : tant bien même la croissance n’aurait pas d’impacts sociaux et environnementaux négatifs, il y aurait encore des raisons bien plus profondes de refuser ce monde et de vouloir lui préférer un régime de décroissance ou de post-croissance. Cette perspective propose une vision perfectionniste de la justice qui s’attarde à définir la substance de la vie bonne (Van Parijs, 1991), renouant alors avec la tradition aristotélicienne d’une quête de vertu morale (quête de la « sagacité ») dans laquelle le bien et le juste se trouvent entremêlés (Sandel, 2017).
Avant d’aller plus loin, il peut être utile de revenir sur quelques fondamentaux de la notion de justice elle-même pour ensuite voir en quoi une vision normative ou perfectionniste de la justice post-croissance s’en rapprocherait où s’en éloignerait. Selon Rawls (2009), l’objet premier d’une théorie de la justice est de déterminer les critères de justices que doivent suivre les institutions sociales, lesquelles sont en charge de répartir les droits et les devoirs, mais aussi d’appliquer les règles de répartition des richesses. Se doter d’une conception partagée de ce qu’est le « sens du juste », nous rappelle Sen (2009), permet d’arbitrer entre des revendications potentiellement concurrentes. Or, justement, qu’est-ce que le « juste » dans une société en post-croissance ?
Les récentes revues de la littérature sur la décroissance (Cosme et al., 2017; Parrique, 2020; Fitzpatrick et al., 2022) ont mis en lumière le fait que les préoccupations en matière de justice sociale portent en premier lieu sur la question des besoins (1), mais aussi sur la réduction des inégalités (2). Cela prend par exemple corps dans des mesures emblématiques comme le revenu de base (D’Alisa et al., 2015; Fourrier, 2019) ou l’instauration d’un revenu maximum autorisé (Cheynet, 2008; Kallis, 2018; Hickel, 2019). Si certains auteurs pensent l’articulation entre différentes propositions politiques, nous remarquons que, de manière générale, la littérature manque d’une mise en dialogue de ces mesures. Pourtant, la post-croissance gagnerait à travailler sur cette cohérence globale et à proposer une hiérarchisation entre ces deux principes en établissant que : la diminution des inégalités (2) ne peut se faire au détriment de la satisfaction des besoins de base (1). Cette conception se rapprocherait de celle développée par Sen (2009) dans ses travaux sur les capabilités comme extension des libertés (« possibilités concrètes ») des individus. Cela ferait également écho à la théorie rawlsienne de la justice qui vise la maximisation de ce qu’il nomme les « biens premiers » (c'est-à-dire des biens que toute personne « rationnelle » est censée désirer) (Rawls, 2009).
Il faut cependant souligner ici deux choses. Tout d’abord, que les perspectives de Rawls et Sen semblent prisonnières d’un cadre expansionniste (« extension », « maximisation », etc.). Ensuite, que pour ces deux auteurs, il ne s’agit pas de dresser une liste des besoins, mais plutôt de chercher à répondre aux besoins nécessaires, peu importe le projet de vie des individus. Pour la post-croissance, il s’agirait de creuser les implications de ces théories de la justice afin de ne pas en rester à une version de la satisfaction des besoins qui ne pense ni de limites à ceux-ci, ni les antagonismes qui peuvent survenir. En effet, la théorie de la justice post-croissance doit être pensée en relation avec la notion de rareté qui pourrait attiser des conflits de justices de plus en plus conséquents. Il faut rappeler que l’une des grandes mystifications du régime de croissance capitaliste réside dans son compromis social autour de l’augmentation de la richesse généralisée (Muraca, 2012; Méda, 2013) – la fameuse métaphore d’un gâteau qui deviendrait de plus en plus grand et permettrait à tous de mieux vivre, peu importe les inégalités engendrées. Or, dans une société en post-croissance, cette promesse ne tient plus, étant par nature contradictoire avec la raréfaction des ressources. Ce propos peut s’illustrer de la sorte :
Autrement dit, une théorie de la Justice de la post-croissance devrait permettre de clarifier la tension déjà identifiée par Van Parijs (1991) entre la vision libérale et la vision perfectionniste de la justice, les deux étant présents dans les propositions politiques de la décroissance et de la post-croissance. Comme nous l’avons dit, les théories perfectionnistes impliquent une conception particulière de la vie bonne où les institutions devraient récompenser ce qui est considéré comme vertueux. Dans le cas de la post-croissance, il semble convenable de stipuler que le respect des écosystèmes, la quête d’autonomie, la quête de suffisance, etc., sont des comportements vertueux. De l’autre côté, les théories libérales se veulent plus « neutres » en refusant la supériorité intrinsèque d'un type de conduite : c’est à chacun de décider en son for intérieur de ce qu’il a raison de valoriser (tout en respectant la souveraineté de chacun). Or, nous rejoignons Lepesant (2023b) lorsqu’il explique que :
« pour éviter la neutralisation des discussions politiques dans l’espace public, [la décroissance] devra intégrer des doses de verticalité. Rien que parce que, dans certaines situations, il faut accepter de trancher ».
Se pose ainsi la question de l’articulation entre différentes considérations éthiques, notamment entre éthique humaine et éthique environnementale. Le courant de la post-croissance pourrait alors s’inspirer des éthiciens de l’environnement comme Callicott (2021) qui – construisant sur les fulgurances de Leopold (2014) – propose une éthique de la terre axée autour de la préservation de la communauté biotique (les humains étant inclus dans cette communauté). Cette approche reste toutefois évasive quant aux frictions entre la satisfaction des besoins humains et la protection de la communauté biotique, notamment car celle-ci se veut additionnelle et non substituable aux droits humains. Un complément est peut-être à rechercher dans les éthiques de la « good life within planetary boundaries » qui visent un état d’équilibre entre les limites sociales et les limites environnementales (Rockström et al., 2009; O’Neill et al., 2018; Petschow et al., 2020). C’est la perspective des limites planétaires (« safe and just space »), ou encore du « donut » (Raworth, 2018; Ensor et Hoddy, 2021) qui postule que les activités humaines doivent être encerclées dans deux types de limites, sociales et environnementales. En revanche, cette approche macrosociale ne permet pas de prendre en compte les particularités des sociétés et risque de sombrer dans une forme d’universalisation et de quête kafkaïenne de quantification des besoins (qui sont aussi difficiles à déterminer). Parmi d’autres critiques (Abraham, 2021), on peut également se demander comment trancher entre ce qui serait du ressort d’une liberté individuelle légitime (et légitime selon qui ?) par rapport à des limites environnementales ? Ici encore, la tension entre perspective libérale et perfectionniste est criante. Faudrait-il alors établir, en s’inspirant de Jonas (1994), que tout projet de vie individuel dans un monde post-croissance devra être en accord avec un impératif : celui de ne pas compromettre « les conditions pour la survie indéfinie de l’humanité sur terre » ?
Dans une perspective normative, un autre questionnement devrait porter sur les frontières de la communauté morale dans laquelle prendrait place cette perspective, c’est-à-dire la distinction entre le dedans et le dehors d’une communauté dans laquelle s’applique une forme de moralité particulière. Si, sur le papier, l’universalisme des droits de la personne est de nos jours considéré comme un socle pour reconnaitre que chaque être humain fait partie d’une même communauté morale (l’humanité), il n’en reste pas moins que ces frontières sont fragmentées en fonction des groupes sociaux et continuellement mouvantes. Singer (2012) propose à cet égard de repousser les frontières de la communauté morale pour y inclure les animaux; la communauté morale, explique Hess (2013, p. 116), comprenant « tous les êtres de la nature ». On pensera aussi aux « épistémologies du Sud » qui soulignent que certaines communautés et pans entiers de la nature sont activement « produits » comme inexistants par le système actuel et proposent de nouveaux rapports relationnels à la nature (Santos, 2004; Escobar, 2020). Soulignons aussi que chez Cicéron et les stoïciens, mais également plus récemment dans certains courants de la psychologie morale, la moralité est considérée comme un élargissement de cercles d’intérêts qui partent de soi pour atteindre successivement la famille, les amis, la communauté, l’humanité puis la terre tout entière (Pauchant, 2023; Kohlberg et Hersh, 1977). Cette vision pourrait servir de base à la délimitation de la frontière d’une supracommunauté aux dimensions planétaires et écologiques, propre à l’avènement d’une société post-croissance.
Comme nous l’avons dit, la Justice est toujours un arbitrage, ce qui soulève la question de qui devrait choisir ses règles et comment les choisir. Par exemple, si le caractère démocratique des propositions de la décroissance est central, comment l’encadrer ? Quel est le niveau d’inégalité souhaitable (au niveau des revenus maximums par exemple) ? Doit-on sortir complètement de la notion de mérite comme forme de rétribution d’un effort ou d’une contribution ? De nombreuses questions se posent ainsi. Rajoutons que les idées de partage et de convivialité (reprises par l’adage « moins de biens, plus de liens ») qui sont sans conteste l’un des fondements de la décroissance, devraient être arrimées à une théorie de la Justice post-croissanciste qui pourrait se départir d’une vision (libérale) réductrice de la responsabilité et d’une vie « réussie » comme étant du seul ressort de l’individu. Enfin, il s’agira de prendre au sérieux les remarques d’Honneth (2006, p. 35) sur le fait que même une société plus juste peut échouer à « assurer à ses membres les conditions d’une vie réussie » – d’où la nécessité d’une réflexion normative sur la justice.
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Pour conclure, au cœur des propositions politiques de la post-croissance se trouve un projet de participation active des citoyennes et des citoyens. Le risque est cependant de tomber dans une vision candide de la démocratie comme fin en soi, laquelle serait rangée au rayon des valeurs cardinales. Si l’appel à la démocratie est légitime et souhaitable, cela ne doit pas se faire sans une réflexion plus approfondie sur les dispositifs participatifs ni au détriment du respect des principes de justices discutés plus haut (besoin, égalité, normativités des limites, préservation de la communauté morale et biotique, etc.). En bref, il faut prendre au sérieux l’argument de Lordon (2021, p. 61) notant que « l’histoire n’a jamais avancé tous ensemble » et tenir compte des conflits sociaux afin d’inclure d’autres principes de justices. Décider ensemble est une condition nécessaire, mais non suffisante à une post-croissance « juste » : il faut décider ensemble, mais à l’intérieur d’un cadre normatif qu’il s’agit d’expliciter. À partir de tels prolégomènes, construire une conception plus complète du juste devra alors commencer par reconnaitre certains postulats implicites à la post-croissance et les articuler les uns aux autres :
- La garantie d’une empreinte écologique soutenable impliquant la fin de la croissance économique et entraînant mécaniquement la diminution de la richesse produite annuellement (en référence à l’année de publication de ce texte, par exemple) ;
- Une meilleure répartition de la richesse collective et une politique de réduction des inégalités à des niveaux définis démocratiquement ;
- Une démocratie citoyenne libre accompagnée d’un appareil juridique qui permette de protéger l’égalité des droits civiques et d’assurer les besoins de bases des individus (notamment en termes d’autonomie) ;
- Le tout encadré dans une discussion sur l’articulation des apports et limites des théories libérales actuelles, des injustices à renverser et des implications d’une théorie normative de la justice post-croissance ;
- Un élargissement de la communauté morale vers la communauté biotique comme point d’ancrage d’une réflexion sur la vie bonne et l’épanouissement du vivant ;
- Une hiérarchisation des principes de justice qui permette un arbitrage en cas de litiges ;
- Une réflexion sur l’articulation d’une telle théorie de la justice et du droit institutionnalisé – autrement dit sur le passage du quoi au comment d’une théorie de la Justice post-croissance.
Évidemment tout cela n’est qu’un début et est sujet à discussion, c’est d’ailleurs tout l’objet de ce papier. Dans ce texte – assurément trop bref – nous souhaitions souligner l’importance pour la post-croissance de se doter désormais de sa propre théorie de la Justice, applicable au monde qui nous entoure et capable de répondre aux enjeux de notre temps. Une fois ce travail d’éclaircissement effectué, les acteurs de la post-croissance disposeront d’un important matériel pour articuler leurs discours et affiner leurs stratégies politiques, notamment en prenant compte des aspirations des populations. Ce chantier est immense, cependant, comme le note Latouche ce n’est pas quelque chose dont nous pouvons nous passer :
« Prétendre faire justice dans une économie mondialisée est une gageure, mais c’est aussi une exigence compte tenu de la situation. Il importe d’ébaucher les traits de ce que pourrait signifier une société juste dans le contexte d’un monde ravagé par l’économie, tout à la fois unifié par le marché et divisé par les intérêts multiples et incompatibles entre eux que ce même marché engendre, ou du moins exacerbe » (Latouche, 2003, p. 233).