Dans Middlebrow Matters. Women’s reading and the literary canon in France since the Belle Époque, Diana Holmes, professeur à l’université de Leeds, s’attache à définir la littérature middlebrow ou « moyenne » française, expression propre à la culture anglo-saxonne, et genre littéraire sous-estimé, voire méconnu, en France. Ce terme n’a pas d’équivalent en français et n’est pas usité par la critique littéraire. L’essayiste canadien Paul Bleton utilise l’expression « territoire du milieu » dans son article sur la littérature middlebrow et la conceptualisation du moyen dans le contexte français1. Il faut se référer à Marie-Pierre Pouly2 pour trouver une définition précise du terme mettant en exergue les différences entre culture et sensibilité anglo-saxonnes et françaises. Pouly définit le middlebrow « comme la position intermédiaire entre la culture légitime (highbrow) et la culture populaire (lowbrow), [qui] ne trouve pas d’équivalent exact en français, tout comme la tripartition courante qui, avec des réminiscences phrénologiques, file la métaphore des sourcils pour désigner une place dans une hiérarchie culturelle ternaire : highbrow, middlebrow ou lowbrow […]. » Elle souligne encore, et fort à propos : « Les termes d’art moyen et de culture moyenne n’ont pas en français la même prégnance dans le langage ordinaire et évoquent en filigrane l’homme moyen plutôt que le « milieu » ou l’entre-deux. Le middlebrow est quant à lui un terme très établi dans la culture anglophone, à connotation relativement péjorative, associé au féminin et à l’ethos de sérieux middleclass (opposé à l’aisance et au raffinement aristocratique) » (Pouly, 2015), ce que démontre Holmes tout au long de son excellente analyse.
Dans la lignée de Beth Driscoll qui s’attache à montrer le positionnement intermédiaire de la culture middlebrow entre culture légitime et populaire (dans The New Literary Middlebrow. Tastemakers and Reading in the Twenty-First Century, 2014), Holmes analyse la dimension genrée donnée à la lecture d’ouvrages dits « middlebrow », ce qui participe du dénigrement de ce type de littérature. Terme connoté et associé à une littérature populaire méprisée car marquée par l’affect et l’imagination, des caractéristiques propres à un lectorat féminin, Diana Holmes entreprend ici de donner toute sa place à cette forme littéraire, peu ou pas étudiée en France, à travers des auteures emblématiques qui ont marqué le monde français de l’écriture middlebrow de la Belle Époque à la période contemporaine. Elle s’appuie sur les écrits de Marcelle Tinayre, Danielle Lesueur, Colette ou encore Françoise Sagan, pour nous informer sur des modalités de lecture particulières et ordinaires et sur l’essor de la littérature populaire pendant l’entre-deux-guerres. L’ambition de cet ouvrage est de redonner ses lettres de noblesse à un genre littéraire sous-estimé en France. En comparant cultures britannique et française, Holmes analyse ainsi avec talent la technique narrative de la littérature middlebrow à travers l’acte de lire et d’écrire.
Le premier chapitre (5-31) revient sur la littérature middlebrow en Grande-Bretagne et en France et montre qu’appartenir à cette catégorie positionne le roman dans une situation fluctuante car il est soumis à la demande du lectorat et du monde de l’édition. La mimesis et l’immersion sont les notions clefs développées dans ce chapitre afin de souligner le travail cognitif et mental à l’œuvre dans l’acte de lecture d’une fiction middlebrow. Cette relation avec le réel s’articule autour de l’intrigue, qui est essentielle, et qui permet de réinterpréter des sentiments, des émotions et des pensées, des expériences cognitives perçues comme « féminines ». L’interactivité et l’engagement entre le texte et son lecteur ou sa lectrice, l’imagination et l’immersion dans un monde connu sont au cœur des fictions appartenant au genre middlebrow.
Après avoir défini la technique narrative de la littérature middlebrow et la conception française en opposition à la conception britannique, le second chapitre (32-59) retrace la naissance et l’essor de la littérature populaire en France et le glissement vers la catégorie middlebrow. La montée de la littérature « industrielle » (36) à la Belle Époque et l’essor d’un lectorat en évolution montrent la porosité entre le feuilleton et le roman populaire ou roman de mœurs. En analysant les productions d’auteurs et auteures à succès de l’époque (Georges Ohnet, Henry Bordeaux, Paul Bourget, pour les hommes ; Danielle Lesueur, Marcelle Tinayre, pour les femmes) Holmes explique pourquoi le roman « ordinaire » (ou ce que George Orwell nomme le « roman moyen pour dames » (59)) est rejeté par le lectorat au profit du roman middlebrow face à un lectorat en plein essor qui se féminise et dont les aspirations et les attentes évoluent. La littérature middlebrow trouve ici une définition précise en s’appuyant sur des modalités de lecture fortement genrée. Aussi, la littérature canonique renvoie au masculin par les modalités lectorales qu’elle implique et la littérature middlebrow renvoie au féminin puisque l’affect, l’émotion, l’évasion, l’immersion dans une époque, un lieu sont mobilisés par l’acte de lecture et demeurent des caractéristiques du féminin.
Le chapitre III (60-90) analyse la littérature middlebrow à travers l’exemple de Colette dont les productions font le lien entre l’élite et le populaire contrairement à des auteurs comme Gide, Proust ou Valéry. Colette montre d’un point de vue féminin le traumatisme des tranchées et le retour du front ; elle livre « une écriture de son temps/a situated writing » (72). Son écriture éclaire sur son époque tout en abordant des sujets très modernes pour la Belle Époque. Ses fictions sont émotions mais, parce qu’elles offrent une perspective féminine, elles ne sont pas considérées comme de « la vraie littérature » (82). Colette écrit la vie et s’emploie à montrer et décrire les sens nouveaux du monde, « la vie changeante, fluctuante, pleine de secrets, d’impalpable, de contradictions et de mystères » (89) comme le résume Nancy Huston dans Professeurs de Désespoir (2004). Son écriture « aide à vivre » (89) comme l’écrit Tzvetan Todorov dans La littérature en péril (2007) que cite Holmes. Diana Holmes conclut ce chapitre en décrivant Colette comme un compromis entre la littérature de qualité, par son style et sa maîtrise de la langue, et la littérature dite « ordinaire » (low), par son utilisation de l’humour, l’immersion dans la vraie vie et l’affirmation de valeurs auxquelles son lectorat s’identifiait.
Le chapitre IV (91-125) assure la transition entre la période moderne et contemporaine. Colette ne trouve pas d’équivalent durant l’entre-deux-guerres et la France assiste à une certaine pénurie en matière de fictions middlebrow. La situation est bien différente de l’autre côté de la Manche où le monde de l’édition est favorable au développement de la lecture et le marché de la littérature middlebrow florissant. Cela n’est pas sans rapport avec l’émancipation des femmes et l’évolution de l’identité féminine. En Grande-Bretagne, de plus en plus de femmes issues de la classe moyenne écrivent et s’adressent à leurs semblables. Elles imposent une perspective résolument contemporaine. En France cependant, bien que des succès commerciaux mettant des femmes en scène soient publiés par Flammarion (La Garçonne, Le Diable au corps) et Grasset (Thérèse Desqueyroux), les femmes sont exhortées à retourner au foyer et à jouer leur rôle de mère. Leur émancipation « tronquée » est certes révélée dans les fictions middlebrow et leur expérience, qui illustre les préoccupations féminines de l’entre-deux-guerres, est au cœur de ces romans écrits par des femmes. Toutefois, dans les romans écrits par des hommes, une vision misogyne s’impose et les femmes retrouvent les rôles qu’elles se sont attachées à effacer depuis la Première Guerre mondiale, un point sur lequel Diana Holmes aurait pu davantage insister.
Les trois chapitres restants analysent successivement le succès d’auteures dans la catégorie et sur la scène littéraire féminine et middlebrow française au XXIe siècle. Le chapitre 5 (126-149) revient sur l’écriture et le succès de Françoise Sagan. Auteure représentative de la Nouvelle Vague, Sagan reste très emblématique de son époque et de la littérature middlebrow des années 1950 et 1960 en capturant « les tensions de la seconde vague du féminisme qui s’annonce » (128). Comme Colette en son temps, le style Sagan ou saganesque (148), pour citer Diana Holmes, mêle thèmes sérieux et populaires, écriture très maîtrisée et verve populaire. Ces fictions sont « une façon de voyager dans un espace textuel3 » (139) où les lieux sont familiers et favorisent l’immersion dans une époque précise. La « vraie vie » est une fois encore placée au cœur de l’écriture middlebrow ou plutôt « la somptueuse précarité de la vie » (149), comme l’écrit Sagan.
Les chapitres 6 (150-177) et 7 (178-206) analysent successivement l’importance des prix littéraires en France et leur influence sur l’industrie du livre et les orientations des lecteurs. Le dernier chapitre se penche sur la littérature middlebrow du vingt et unième siècle qui fait la part belle au lectorat féminin et à l’écriture féminine. L’ouvrage éclaire ainsi sur la variété d’ouvrages mis en avant par les prix littéraires qui peuvent en assurer la légitimité culturelle ou non. Les prix littéraires sont à la fois, et selon Sylvie Ducas citée par Holmes, « valeur marchande et symbolique » (Ducas, La Littérature à quel(s) prix ? Histoire des prix littéraires, 2013, 217). Pour Holmes, les prix littéraires renvoient au middlebrow féminin français. Elle s’appuie sur les Prix Goncourt décernés à Simone de Beauvoir pour Les Mandarins en 1954, et Marguerite Duras pour L’Amant en 1984, ainsi que les Prix Fémina et des Lectrices de Elle pour souligner l’entrée de tels ouvrages dans la catégorie middlebrow malgré une écriture initialement perçue comme difficile d’accès et destinée à un lectorat intellectuel. Le processus de « middlebrowisation » (156) ou de popularisation, pourrions-nous dire, est encouragé par l’ancrage des intrigues dans l’espace et l’expérience résolument féminine, les caractéristiques récurrentes de la littérature féminine middlebrow depuis la Belle Époque. En se penchant sur les prix littéraires français, Holmes montre que la perspective féminine continue d’être véhiculée par les fictions middlebrow. Elle affirme aussi que ces prix littéraires révèlent les orientations middlebrow du lectorat et s’ils contribuent largement à faire de certaines productions des succès commerciaux, ils n’en demeurent pas moins essentiels dans la construction canonique du genre tout en assurant et en augmentant la présence des femmes sur la scène littéraire française.
Dans le chapitre VII, en se demandant ce que lisent les Françaises au XXIe siècle, Holmes se penche sur des fictions contemporaines à succès écrites et lues par des femmes et constate combien ces auteures sont regardées avec circonspection. La critique marginalise encore les femmes écrivains, rendant le chemin de la reconnaissance littéraire difficile malgré un lectorat substantiel. Les micro-analyses de : Ensemble c’est tout d’Anna Gavalda (2004), Elle s’appelait Sarah de Tatiana de Rosnay (2007), L’Élégance du hérisson de Muriel Barbery (2006) et Barbe-bleue d’Amélie Nothomb (2012) insistent sur le caractère réflexif de tous ces ouvrages. La structure narrative participe aussi du succès de ces publications. Le réalisme et l’exploration des mœurs contemporaines sont des caractéristiques récurrentes depuis la Belle Époque ainsi que les questions relatives au sexe, à l’amour, au travail, au foyer, à la maternité ou à la paternité. Les évolutions et les changements de la structure familiale se retrouvent dans les fictions middlebrow et sont abordés de manière positive.
Holmes conclut son ouvrage par la double lecture de Trois femmes puissantes de Marie NDiaye, prix Goncourt 2009. Son positionnement suggère à la fois de l’empathie pour l’héroïne et la faculté de s’identifier à elle. Ce voyage à travers le temps et l’espace dans la vie d’une autre renvoie au processus même d’immersion suggéré par les fictions middlebrow. L’espace créatif de l’imagination est sollicité quelle que soit la démarche adoptée. La conclusion montre ainsi que dans l’acte de lire des fictions middlebrow, le pouvoir de la fiction (221) est de mobiliser à la fois une démarche critique mais aussi une lecture fondée simplement sur le plaisir de lire et de s’évader ; deux manières de lire qui « coexistent en toute harmonie » (4) et sont indispensables, selon Holmes, à la lecture de textes appartenant au genre middlebrow.
On retiendra cet ouvrage pour ses qualités d’analyse et son apport dans le domaine de la littérature middlebrow en France. Diana Holmes interroge les hiérarchies culturelles à travers la culture dite « légitime » et la culture dite « populaire ». Son étude est en droite ligne des préoccupations de la sociopoétique car Holmes envisage ici une sociologie de la littérature middlebrow à travers une étude précise et très bien documentée des modalités lectorales intermédiaires à l’aune de la culture britannique et française. La qualité des références citées, la bibliographie, riche de sources anglo-saxonnes et françaises, la rigueur de l’analyse des positions lectorales font de cet ouvrage une étude très pertinente dans le champ de la socio-poétique. Cet ouvrage permettra enfin de découvrir ou redécouvrir un genre littéraire peu reconnu et étudié en France auquel Diana Holmes donne toute sa légitimité.