La publication de cette série de douze conférences tenues à Heidelberg pendant le semestre d’hiver 2014-2015 par de très éminents comparatistes enseignant en Allemagne (on remarquera cependant que, à l’exception d’un seul romaniste, ce sont tous prioritairement des germanistes) retient notre attention quant à la question de l’apport possible des études comparées à l’analyse des rapports entre littérature et société. Son titre Littérature comparée hier et aujourd’hui. Perspectives sur une discipline en transition met bien l’accent sur les incertitudes de la discipline réfléchissant sans cesse sur sa propre identité et les limites de ses champs. On ne prend cependant pas assez conscience que cette réflexivité et cette mobilité font toute la fécondité d’une démarche qui traverse de part en part la science du littéraire et de la littérature.
Il s’agit tout d’abord, après un historique rapide de la discipline de prendre acte des transformations évoquées par Gayatri Chakravorty Spivak et de son repositionnement dans un monde globalisé. Où l’on s’aperçoit que les réflexions menées sont les mêmes que ceux qui hantent depuis des décennies le comparatisme français sur l’identité même de la discipline et que certains exemples donnés ignorent le traitement qui leur a été largement réservé en France (par exemple pour le thème du double). Il serait sans doute souhaitable que les comparatistes prennent un peu plus en considération les travaux de leurs collègues et se mettent à comparer leurs méthodologies et épistémologies.
L’intérêt de certains thèmes abordés réside dans la prise en compte de l’entreprise comparatiste comme pratique culturelle, mais on regrette que l’analyse de l’acte de comparer ne soit pas plus ancrée dans les représentations sociohistoriques dans diverses cultures. Et c’est justement le texte de Peter Zima qui nous intéresse, car il présente la littérature comparée sous l’angle d’une sociosémiotique. On connaît depuis longtemps les travaux de Peter Zima, sur Goldman, sur l’École de Francfort, sur la sociologie du texte littéraire et son Manuel de sociocritique. Dans son article « Vergleichende Literaturwissenschaft als Soziosemiotik », il part de l’idée de Iouri Tynianov selon laquelle la littérature a une fonction linguistique sur la société et il la reformule en disant que la littérature réagit sur les problèmes sociaux par des procédés linguistiques et des innovations langagières. Réagit signifie qu’il ne s’agit nullement d’un reflet au sens de Marx et de Lukacs, mais bien plutôt d’un positionnement créateur vis-à-vis de l’état de la société et de son évolution. Les écrivains réagissent par exemple en créant de nouvelles métaphores pour rendre compte de l’évolution de l’industrie et des révolutions techniques comme le fait Marinetti évoquant des « lunes électriques », des « gares gloutonnes », etc. Il s’agit moins de décrire une nouvelle réalité que d’inventer un nouveau mode d’expression. George Orwell, Anthony Burgess, Jürgen Becker, Werner Schwab sont cités comme exemple.
L’analyse se poursuit en prenant pour analyse la conversation dans la société des loisirs à partir d’Oscar Wilde et Hugo von Hofmannsthal, resituée historiquement. Ensuite il s’attache au sociolecte d’un groupe représentant le symbolisme et l’esthétisme, avec Stéphane Mallarmé et Stefan George et le rejet de « l’universel reportage ». Face à l’idéologie de la langue ordinaire entachée de mercantilisme matérialiste, Mallarmé oppose une négativité rejetant passions commues, formes familières et « ce “trop humain” qui avilit tant de poèmes » comme l’exprime Paul Valéry. Là encore la comparaison des deux poètes montre que, en dépit de leurs affinités et d’une situation sociale comparable, ils réagissent fort différemment.
L’analyse de la traduction de Mallarmé par Georg témoigne que celle-ci est ancrée dans une situation sociale et linguistique envers laquelle elle réagit de manière critique et polémique. Il s’ensuit que le lyrisme hermétique des deux poètes n’est pas le fruit d’une évolution littéraire, comme le voudraient les formalistes, mais d’abord d’une problématique sociale et linguistique, une situation sociolinguistique envers laquelle un nouveau sociolecte exprime la révolte des poètes. Cette focalisation sur les formations discursives fait tout l’intérêt de cet essai.
David Damroch s’intéresse aux réactions de trois critiques exilés d’Allemagne à l’époque nazie (Lilian Furst, Erich Auerbach et Léo Spitzer) en étudiant les effets différents chez chacun du déracinement, tant dans leur vie personnelle que dans leurs entreprises scientifiques. Manfred Schmeling évoque les transferts culturels d’abord à propos de Romain Rolland et Thomas Mann puis dans le contexte de la globalisation et d’une littérature mondiale à laquelle Christian Moser consacre ses réflexions théoriques. Achim Hölter reprend le problème des études thématiques avec l’apport des humanités digitales et Maria Moog-Grünewald montre l’importance de la culture antique à l’époque moderne à l’aune du mythe d’Actéon dans Le Bain de Diane de Klossowski. Un dernier texte porte sur les romans à clef et les rapports de la réalité et de la fiction.