Si les lois sur le viol ont récemment évolué1, ses représentations dans la société et dans la fiction continuent de véhiculer des images de victimes sensuelles et brouillent la frontière entre fantasme et crime. C’est encore plus vrai dans le cas d’un viol au sein d’un conte de fées puisque l’heureux dénouement attendu efface tous les malheurs vécus précédemment : comme Cendrillon, qui oublie son asservissement domestique lors de son mariage princier, Zellandine et Thalie, sortes de Belle au bois dormant, passent sous silence le viol qu’elles ont subi. C’est aussi la définition légale récente du viol (1980), mais aussi son contexte (commis sur des femmes endormies) qui réduit les possibilités de voir dans ces réécritures et réminiscences du motif de La Belle au bois dormant, un viol2. Par ailleurs, l’imaginaire collectif représentant le viol se déroulant avec violence3, le fait que, d’une part, l’héroïne ne se défende pas puisqu’elle dort et que, d’autre part, elle ne repousse pas le prince mais, dans de nombreux écrits, l’accueille au contraire avec bienveillance, met en doute son consentement. C’est enfin le fait que les auteurs présentent très souvent les héroïnes endormies comme séduisant les hommes qui les trouvent que se développe une suspicion quant à leur innocence. L’état de sommeil dans lequel sont plongées ces héroïnes invite à douter fatalement de la véracité de leurs souvenirs ou à les faire passer pour rêve ou cauchemar.
De fait, le motif de la culture du viol contenant en elle-même le terme « culture » est idéal pour l’étude des représentations sociales et donc pour la sociopoétique. Ce qui est culturel n’étant pas forcément conscient, ces récits induisent de fait des partis pris narratifs. Pour démontrer cela, nous évoquerons dix œuvres littéraires publiées entre 1925 et 2016 comportant une scène de viol de femme endormie, sans nous restreindre à la langue française (japonais, allemand, anglais). Nous ferons parfois appel à des œuvres filmiques, photographiques, plastiques, à des performances, ce qui élargira la sphère géographique (Russie, Australie, Canada, Ukraine, Espagne, Égypte). Les supports de création et les aires culturelles étudiés variant, elles peuvent entraîner des mutations poétiques et structurales dans la (dis -) qualification des viols présentés. Or, ces changements sont faibles. De fait, nous nous intéresserons à la manière dont les auteurs et les artistes réutilisent les stéréotypes sociaux sur le viol et représentent les corps des femmes violentées dans le but de produire l’émerveillement du lecteur.
Le viol de princesses endormies
Si des mères de famille4 ou des militantes féministes5 affirment aujourd’hui que La Belle au bois dormant est un conte transmettant la culture du viol, il faut, pour discuter cette idée, relire des versions anciennes de ce récit dans lesquelles le viol est clairement décrit, considérer le contexte politique et historique, ainsi que les enjeux de ces récits.
Jusqu’au xviiie siècle, le viol est représenté tantôt comme un heureux hasard pour le personnage masculin (ce que l’on retrouve dans Troÿlus et Zellandine6), tantôt comme une réparation à un préjudice moral et social7 (ici dans Frayre de Joy et Sor de Plaser8 et dans Soleil, Lune et Thalie9). Dans ces trois récits, les personnages masculins trouvent les princesses endormies et profitent de leur assoupissement pour abuser d’elles sexuellement. De fait, ils s’affranchissent de leur consentement, mais ils ne sont pas décrits comme responsables de leurs actes. En effet, il est dit que ces trois princes sont séduits par la beauté des princesses et ne peuvent résister à leurs désirs. Frayre de Joy se convainc que Sor de Plaser s’est aussi bien vêtue pour lui. Troÿlus, le héros de Perceforest, est celui qui est le plus nettement poussé vers la princesse. L’auteur anonyme insiste sur le fait que Troÿlus trouve Zellandine nue et évoque les injonctions contradictoires d’Amours et de Desir (qui l’encouragent à aimer Zellandine) et de Raison et de Discrecion (qui l’incitent à attendre son éveil). C’est finalement Vénus qui l’incite à rejoindre la princesse (« Venus […] de sa flamme lui alumoit le cuer10 » ; « elle embrasa tellement Troÿlus11 »), le dévêt, puis le place dans le lit de Zellandine, alors qu’il y avait précédemment renoncé12. Dans ces trois récits, les princes ne semblent donc pas outrepasser leurs droits, mais agir comme on l’attend d’eux : ils ont des pulsions et ne peuvent donc résister à leurs désirs. Par ailleurs, dans le cas de Troÿlus, celui-ci ne peut agir autrement sans faire outrage à Vénus, Déesse de l’amour.
En outre, dans ces récits, le viol est jugé différemment selon le statut de la victime. En effet, avant l’époque moderne, si la femme n’est pas encore mariée, le crime de viol porte alors atteinte à la virginité et aux possibilités de la victime de se marier. Autrement dit, le viol est considéré comme un crime parce qu’il ne permettra pas à la victime d’acquérir un nouveau statut social respectable. Si la femme est déjà mariée, alors le viol est considéré comme un crime parce qu’il porte atteinte à la descendance de l’épouse et devient alors crime d’adultère13. Le cas du viol de Sor de Plaser est intéressant puisque, avant toute chose, Frayre de Joy échange son anneau avec celui de sa victime, action qui résout ces deux problèmes. Frayre de Joy a violé la princesse et elle n’est donc plus vierge, mais il l’épouse ; s’il y a donc descendance, ce sera au sein du mariage. En évacuant ces deux questions, l’auteur de ce texte peut ainsi se concentrer sur d’autres thèmes : le consentement et « l’image traditionnelle de la domna des troubadours14 » à laquelle Sor de Plaser se réfère. Frayre de Joy n’ayant pas respecté ce code de l’amour courtois, Sor de Plaser ne l’estime pas :
[La] colère [de Sor de Plaser] puise ses arguments dans la fin’ amor et non dans la morale traditionnelle. La preuve en est qu’elle n’a aucune parole pour le résultat concret de cet abus, l’enfant. Ni révolte à son égard, ni tendresse : il n’existe pas. Ce qui existe en revanche pour elle, c’est l’univers de la courtoisie dans lequel elle se meut. Et c’est au seul non des valeurs courtoises qu’elle se révolte. L’amant devait attendre et être agréé, obéir aux règles et suivre le parcours imposé15.
Dans une société où le mariage se concluait généralement quelques jours après la rencontre, cette œuvre, d’une part, a un rôle didactique devant favoriser la bonne entente des futurs époux, et, d’autre part, démontre l’importance du respect des codes de séduction entre homme et femme en vigueur au xive siècle. Sor de Plaser doit avoir l’occasion de se refuser à Frayre de Joy pour démontrer tout autant sa vertu que les qualités de l’homme qui la convoite. C’est d’ailleurs une fois que Frayre de Joy a fait preuve de constance, que Sor de Plaser accepte d’être aimée. D’ailleurs, « une fois la crise passée, Sor de Plaser se conforme à l’image traditionnelle de la domna des troubadours : elle s’éloigne en silence16 ! »
Une autre manière d’atténuer l’impact du viol passe par la naissance d’enfants qui est perçue comme un moyen d’enrichir la princesse. C’est le cas de Sor de Plaser justement qui se réjouit de voir son fils baptisé et d’être l’héritier d’un royaume, mais aussi de Thalie qui, en mettant au monde des jumeaux, a été symboliquement dédommagée deux fois de son viol. De fait, le viol de ces héroïnes n’est pas considéré comme préjudiciable. Le crime est considéré comme réparé puisque l’ordre social est rétabli. Il serait une erreur de croire que cette vision n’a plus cours à l’époque contemporaine. En effet, comme le rappellent Alexandre Jaunait et Frédérique Matonti, le viol est encore souvent « considéré sous l’angle d’une faute commise à l’égard de la société et non à l’égard d’une femme (une “faute morale17”) ».
Culture du viol
Dès le xixe siècle, suite à l’avènement de la presse, le viol commence à être raconté de manière plus réaliste18. La mise en récit de viol, parfois dramatique, parfois grivoise, euphémise presque toujours son caractère épouvantable. Souvent, les récits de viol donnent lieu à des fictions érotiques dans lesquelles les héroïnes prennent du plaisir à être violentées. Or, il s’agit d’un moyen d’évitement (l’érotisation du crime) permettant d’atténuer le drame. Ce n’est que dans la seconde moitié du xxe siècle que certains auteurs réutilisent les stéréotypes que la société véhicule sur le viol pour mieux les dénoncer.
Dans ces versions modernes, plusieurs adaptations donnent des excuses au criminel. C’est un prince charmant dans la série photographique de Thomas Czarnecki From enchantment to down (2009-2011) ou encore dans l’œuvre plastique de Ghada Amer Sleeeping beauty without the castles (2002), un époux qui désire un enfant dans le roman d’Ira Levin, Un Bébé pour Rosemary (1967), un homme prenant soin de la femme qu’il aime dans le film de Pedro Almodóvar, Parle avec elle (2002). Chacun est finalement excusable, ce qui est justement constitutif de la culture du viol.
D’autres auteurs dressent le portrait de princesses érotomanes multipliant les conquêtes et inversant les rôles de séduction. Dans le conte La Dame de la maison de l’amour d’Angela Carter (1979), la belle au bois dormant est une vampire-nymphomane sans cesse insatisfaite (« Mais maintenant, elle est une femme, il lui faut des hommes19 »). Contrairement à la Belle au bois dormant de Perrault qui était « habillée comme grand-maman » et qui portait une tenue que l’on pourrait qualifier de pudique (un « collet monté »20), l’héroïne de Carter dort « dans son négligé de dentelle taché de sang21 ». Cette princesse est tel un objet d’artisanat au mécanisme miraculeux : « on dirait une poupée, songea-t-il, la poupée d’un ventriloque, ou alors, plutôt un automate, une espèce d’ingénieux chef-d’œuvre d’horlogerie22. » Carter donne donc à voir une figure féminine érotique prête à réaliser les désirs du prince charmant, mais qui pastiche les représentations fondées seulement sur les désirs masculins et dénonce la sériation érotique du motif de la lascivité de la belle au bois dormant.
Dans sa pièce La Jeune Fille et la Mort I : La Belle au bois dormant, Elfriede Jelinek fait également de la Belle au bois dormant une nymphomane, car même si c’est le prince qui incite la princesse à porter son costume d’animal en peluche pour faire l’amour (« il remet un costume de lapin blanc en peluche à la Belle au Bois dormant23 »), l’animal choisi (le lapin24) et les organes sexuels disproportionnés de son costume (« une vulve extrêmement soulignée25 ») témoignent de l’incapacité supposée de la princesse à contrôler ses pulsions. Jelinek écrit d’ailleurs, dans un vocabulaire qui termine d’achever tout romantisme, que les deux héros « bais [ent] comme des lapins26 », animal qui, comme le rappelle Martine Delvaux, « produit l’image d’une fille sexuelle doublée d’un état qui frôle l’anormalité (faire beaucoup d’enfants et trop facilement ; faire trop l’amour et trop souvent27) ». Par ailleurs, comme le rappelle Martine Delvaux, le lapin est un animal passif et que l’on peut aisément contrôler :
Le lapin, en tant qu’animal, est intéressant par la place qu’il occupe : c’est un animal de ferme de petite taille, à la fois domesticable et consommable, apprécié pour sa fourrure et pour sa viande. Il se trouve à la lisière du sauvage. Il fréquente l’humain (malgré les limites des interactions possibles), dont il est aussi la proie. Et c’est bien là, sur ce seuil, que se trouvent les femmes28.
Le motif de la domestication permet d’illustrer un autre stéréotype : celui de la possibilité de faire céder une femme qui se refuse tout d’abord à un homme. Ce motif est souvent repris dans les illustrations comics de La Belle au bois dormant qui donnent à voir un idéal fantasmé du corps féminin lascif : poitrine volumineuse, taille fine, maquillage exagéré, etc. Andrew Tarusov représente par exemple les héroïnes Disney en pin-up (2015) et s’inspire de couvertures du magazine Play Boy29 (2017). Si l’on s’attarde plus longuement sur son illustration représentant la princesse endormie dans sa série Disney pin-up30, la scénographie donne au spectateur l’impression d’observer une scène volée. La Belle au bois dormant est endormie, souriante, allongée sur un lit et couverte d’un simple déshabillé. Le regard complice que lance le prince au spectateur confirme la volupté dans laquelle les deux personnages vont se laisser aller. L’artiste fait le choix de représenter la volupté plutôt que l’agression. De même, Elias Chatzoudis et Jeffrey Scott Campbell dessinent souvent la Belle au bois dormant dénudée ou nue31. La position légèrement cambrée et son bras levé ou sous la nuque évoquent l’attente sexuelle dans laquelle elle serait plongée depuis cent ans. Dans sa version de Blanche-Neige (ca 2013), Campbell a choisi une vue en plongée afin de placer le spectateur aux côtés des nains. Celui-ci aperçoit les chaussures et les outils des sept nains (pioches et marteaux), positionnés en cercle autour de la princesse, étendue et cambrée de nouveau. Le décolleté de la princesse est mis en valeur par l’angle de vue, sa jupe fendue laisse deviner qu’elle ne porte pas de sous-vêtement. Comme dans les textes plus anciens précédemment cités, Troÿlus et Zellandine, Frayre de Joy et Sor de Plaser et Soleil, Lune et Thalie, « la femme semble souvent se refuser, alors que son désir acquiesce32 ». Les sept nains et le spectateur sont donc dans une position de prédateurs, prêts à utiliser avec force (puisqu’ils sont armés) le corps de la jeune femme sans défense33. L’idée que la femme ne peut se défendre devient un motif érotique créateur de fantasmes.
S’il n’est nullement question de viol dans le récit de Fitzgerald Gretchen au bois dormant (ca 1925), il n’en reste pas moins que le héros, Roger Halsey, associe la beauté de son épouse à son absence de protection : « Gretchen endormie sous ses yeux lui paraissait soudain si belle, sans défense34. » De même, dans son adaptation théâtrale, Sonia Ristić écrit : « que la Princesse soit endormie n’est pas pour leur déplaire35. » Elle ajoute que n’importe quel autre prince aurait profité de la situation, renforçant ainsi l’idée que la réaction du prince est commune parce qu’elle est liée à un mécanisme social : « ce Prince est ordinaire. Il baise la Princesse, lui fait des enfants, puis part en guerre. Lui ou un autre, la belle affaire36. »
La représentation de la femme qui se refuse à l’amour avant de finalement céder à un homme renvoie à une vision sociale encore très présente37, mais aussi à la tradition littéraire du libertinage où l’homme séducteur doit affaiblir la femme afin qu’elle accepte de se remettre à lui38. La Belle au bois dormirait afin de prouver sa vertu et la vaillance de l’homme. C’est bien dans l’esprit même du libertinage (terme fondé sur le latin libertinus, « affranchi ») que Séverine, l’héroïne de Joseph Kessel, se transforme en Belle de jour (192839). À mesure qu’elle fréquente la maison de Mme Anaïs, son affranchissement social (de bourgeoise elle devient prostituée) et moral (dissociation des sentiments et du corps40) coïncide avec l’augmentation de son atonie. Avec Pierre, son époux, elle est la parfaite bourgeoise frigide qui se complaît dans un « état végétal41 », terme qui rappelle le château de la Belle au bois dormant emprisonné dans les ronces et les épines chez Perrault et les frères Grimm. À l’inverse, avec les clients de Mme Anaïs, Séverine est la prostituée idéale, celle qui, comme les héroïnes de Laclos dans Les Liaisons dangereuses, s’affranchit littéralement des contraintes sociales. Si Valmont peut s’adonner au libertinage et si Pierre et Husson peuvent fréquenter les maisons de rendez-vous, la marquise de Merteuil et Séverine doivent dissimuler leur double vie parce qu’elles sont des femmes, mais aussi en raison de leur statut social (marquise et femme de médecin) et matrimonial (veuve et épouse). De fait, Mme de Merteuil et Séverine doivent toutes deux se refuser avant de se donner à leurs amants. Dans Les Liaisons dangereuses ou dans d’autres œuvres du xviiie siècle, lorsque la femme se refuse à son amant avant de s’en remettre à lui, c’est pour respecter la tradition du libertinage. Dans le cas de Belle de Jour, le jeu de Séverine tient du fantasme masochiste : elle a intégré ce rituel de séduction et ne peut prendre du plaisir autrement. Si l’adaptation de Luis Buñuel (1967) raconte similairement la même histoire que celle de Kessel, la représentation sociale proposée par le cinéaste est tout autre puisque celui-ci fait de Séverine une héroïne incapable de vivre l’amour en dehors de son imagination. Nombreuses sont les scènes dans lesquelles l’héroïne s’adonne à un libertinage intellectuel, où elle rêvasse, s’imagine attachée, souillée, violée, dans un plaisir extatique42. Comme Léon et Emma, les héros de Madame Bovary, Pierre et Séverine se promènent en calèche, mais il leur manque la sensualité que Flaubert signalait par la main dégantée d’Emma43.
La Barbe bleue au bois dormant : sérialisation du corps féminin
Ces représentations univoques des femmes, belles, dans l’attente, obsédées, etc. constituent des portraits sériels qui rappellent le cabinet d’esthète fin de siècle. À cette époque on relève, comme le note Dominique Pety, « deux modalités de la collection […], une pratique savante de la collection, qui repose sur l’érudition, l’identification et l’accumulation des objets […], d’autre part une pratique esthétisante qui repose sur la sélection et le goût personnel44. » Les femmes endormies sont objets de collection parce qu’elles sont nombreuses (on les retrouve dans toutes les productions artistiques : littérature, peinture, photographie, etc.), identifiables (par leur absence d’activité : elles dorment), et d’une grande beauté érotique. C’est cette esthétique de la collection qu’utilise Thomas Czarnecki dans sa série photographique From enchantment to down (2009-2011) dans laquelle le prince charmant se confond avec un serial killer. Il reprend à son compte l’image du crime en série sulfureux tel que la société le représente (pénombre, isolement, érotisation du corps de la victime). Chacune de ces héroïnes est sexualisée, allongée dans une position qui met en valeur son corps dénudé et laisse deviner que le viol a précédé le meurtre. De fait, si ces héroïnes tiennent de la Belle au bois dormant, leurs princes charmants sont des Barbe-Bleue, nouveau serial killer fétichiste45. Ainsi, dans le premier tome de Ludwig Revolution (2004), le héros de Kaori Yuki collectionne les corps de femmes mortes qu’il place dans des cubes en verre suspendus. Il n’aime les femmes que mortes, c’est pourquoi Blanche-Neige, une fois qu’elle a « repr [is] les couleurs de la vie46 », ne l’intéresse plus.
En outre, dans les contes, les héros n’ont généralement pas d’identité propre. Ils sont donc, souvent, comme les femmes de Barbe-Bleue, des personnages nommés, sans identité. Ils ont rarement un prénom, parfois un surnom. Ils sont dans tous les cas des types : une servante, une princesse, un gardien de vache, etc. En ce sens, les héros des contes appartiennent, comme les héros des mythes, aux représentations collectives47. Si on ne leur donne pas d’identité, c’est parce qu’on ne veut pas qu’ils puissent exister en tant que personnes, qu’ils puissent sortir du conte et acquérir un statut de personnage en dehors du type48. La sérialisation des personnages féminins est donc particulièrement efficace dans le conte. Comme la Belle au bois dormant, les femmes doivent attendre qu’un homme les choisisse. Comme les épouses de Barbe-Bleue, les femmes doivent suivre les règles fixées par les hommes, quitte à renoncer à la connaissance symbolisée par le cabinet interdit.
Euphémisation du viol
Les stratégies narratives diminuant la violence de l’acte sexuel forcé sont donc multiples : présenter les héroïnes en nymphomanes ; affirmer que lorsque ces dernières se refusent à un prétendant, elles désirent le contraire ; anonymiser les personnages féminins pour les déshumaniser ; etc. Concentrer le récit sur le point de vue des violeurs en est une autre. Eguchi, le héros du roman de Yasunari Kawabata, Les Belles endormies (1961), fréquente une maison où des hommes âgés peuvent passer chastement la nuit à côté de belles jeunes femmes endormies. L’absence de rapport sexuel donne à Eguchi le loisir de se pencher dans l’introspection, tandis que le sommeil des femmes annule toute honte quant à son impuissance et à son corps vieilli. Dans la transposition cinématographique libre de Julia Leigh, Sleeping Beauty (2011), on ne suit plus les aventures d’un homme profitant du sommeil des femmes, mais celui de Lucy, étudiante pauvre qui ignore ce qui lui arrive lorsqu’elle est droguée49. Il n’est alors plus question des sentiments du personnage masculin profitant de la situation, mais de ceux de la jeune héroïne asservie. La situation financière de Lucy occupe presque la moitié du film. Ce fait n’est pas un détail : il justifie le comportement de l’héroïne et classe les clients dans la catégorie des profiteurs. Bien qu’à aucun moment Lucy ne soit violée, certains clients la caressent, l’embrassent. La plupart du temps, Lucy est impassible, mais ses traits laissent transparaître son dégout lorsqu’un client lèche son visage50. Eguchi, le héros de Kawabata, se réjouissait au contraire de constater qu’une des pensionnaires lui rendait son baiser51. L’imagine-t-il pour se dédouaner ? Rien ne peut le confirmer ou l’infirmer. Cependant, Eguchi sait qu’il outrepasse ses droits :
« – Bah ! Auriez-vous donc l’intention de lui adresser la parole ? Vous feriez mieux de laisser cela. N’êtes-vous pas coupable ?
– Coupable ? » Eguchi répéta le mot. « C’est bien cela !
– Je suis coupable52 ? »
C’est également le point de vue de l’agresseur qu’a choisi Pedro Almodóvar dans Parle avec elle. Comme le prince de Frayre de Joy et Sor de Plaser, Benigno se persuade qu’une histoire d’amour naît entre lui et Alicia. Dans le récit occitan, le prince se persuade que la princesse endormie le convoiterait (« c’est Amour que vous me montrez53 ») et qu’elle apprécierait ses baisers (« Je l’embrasserai, et si elle en est irritée/Je me garderai de prendre un plus grand plaisir54 »). C’est donc bien le point de vue omniscient extradiégétique adopté qui permet de rallier le lecteur au violeur. Dans Parle avec elle, l’histoire d’amour enchâssée racontée par Benigno, le violeur d’Alicia, permet de « rejet [er] hors cadre la coercition violente du viol55 ». Enfin, la relation entre Benigno et Marco, l’écoute empathique que ce dernier accorde au violeur, diminue la volonté de condamner Benigno, celui-ci étant finalement décrit moins comme un violeur que comme un sauveur puisque « le film va jusqu’à dire que le viol a fait l’effet d’un remède : tomber enceinte a “réveillé” Alicia comme la Belle au bois dormant56 ».
Sous-entendre que le viol sauve l’héroïne était déjà suggéré dans certaines versions anciennes de La Belle au bois dormant. Ainsi, c’est parce que Soleil et Lune sucent le doigt de Thalie que l’écharde qui empoisonnait cette dernière est retirée et que la princesse sort de son sommeil prolongé. C’est l’idée que reprendra Jelinek dans son adaptation théâtrale. La Belle au bois dormant affirme que le baiser du prince lui a donné une existence au double sens du terme : existence physique en la ramenant à la vie et existence sociale en donnant du sens à sa vie57. Le prince revendique d’ailleurs son omnipotence sur l’héroïne (« Je suis le pouvoir. […] Vous me devez, à moi seul, votre existence. […] Donc il FAUT bien que je sois Dieu58 » ; « vous êtes ma propriété59 »), symbolisant ainsi l’indépendance impossible de l’héroïne. Le rapport sexuel qu’il lui impose ensuite (il fournit les costumes d’animaux aux sexes disproportionnés) rentre de fait dans un viol conjugal et dans ce que Jalna Hanmer a qualifié dès 1977 de « violence et contrôle social des femmes » passant par le foyer familial comme « symbole de la sécurité […] renforç [ant] la dépendance des femmes vis-à-vis des hommes60 ». Le conte de La Belle au bois dormant pourrait donc illustrer la domination masculine (incarnée par le prince Charmant) à contrôler les corps féminins (symbolisés par l’atonie de la princesse). Lorsque Roger Halsey, l’époux de Gretchen au bois dormant (ca 1925), donne un somnifère à son épouse afin de disposer d’une journée complète pour lui seul et de l’empêcher de sortir, il s’octroie le droit de contrôler les mouvements et les activités de son épouse61.
C’est ce que dénonce également la plasticienne Viviane Riberaigua en 2007 lorsqu’elle propose une installation couplée à un photomontage dans laquelle elle imagine une princesse somnolente vêtue de sous-vêtements se confondant avec un gigot ficelé et agrémenté d’une étiquette affichant le prix au kilo de la femme-produit. De ce photomontage partent des ficelles rejoignant des poupées toutes identiques. Par cette installation, la plasticienne dénonce à la fois l’uniformité et l’érotisation des corps des femmes, l’influence des contes sur l’éducation des petites filles, mais surtout le contrôle auquel les femmes sont soumises en permanence. La corde qui relie chacune des poupées à la Belle au bois dormant symbolise l’emprisonnement et le conditionnement des femmes en filles en série pour reprendre l’image de Martine Delvaux qui insiste sur le fait que standardiser et sexualiser le corps des femmes a un seul but : « insuffler aux petites filles le désir de devenir une poupée62. » Ancienne petite fille, ancienne poupée, la Belle au bois dormant adulte rêve d’une union avec un Prince Charmant et elle ne sera donc accomplie que lorsque le prince l’aura réveillée. De fait, le consentement qu’elle peut donner n’est pas le sien ; il est social. La phrase écrite sur la porte de la chambre de la princesse (« “Belle au bois dormant” promise au premier prince venu dire merci à la fée en sortant ») le confirme : son avenir sera décidé pour elle. Ce que dénonce Viviane Riberaigua, c’est donc la difficulté à se détacher des normes sociales. C’est également ce que soutient Leïla Slimani en décrivant l’agresseur de la princesse endormie sous les traits d’un prince charmant63 et en rappelant qu’il faut aussi réveiller « tout le pays […] plongé dans cette étrange léthargie64 ».
Historiquement, les victimes de viol ont dû prouver plus que les accusés leur innocence. Au Moyen-Âge en Bavière par exemple, une victime devait présenter cinq témoins attestant de sa bonne foi tandis que l’accusé devait en présenter seulement trois65. « Le viol est le seul crime pour lequel la police n’enquête pas seulement sur l’accusé mais aussi sur la victime66 » rappellent Jean-Yves Le Naour et Catherine Valenti. La récurrence de l’usage de narcotiques dans les fictions relatant des viols depuis le xixe siècle remet doublement la parole de la victime en doute et affaiblit de nouveau la vision de la victime67. En effet, si cette dernière a bien été droguée, elle affabule possiblement et/ou ne se souvient peut-être plus avoir donné son consentement, ce qui contribue à donner l’impression que toutes les victimes peuvent se tromper. Ainsi, dans Rien ne s’oppose à la nuit de Delphine de Vigan (2011), Lucile ne parvient pas à nommer avec certitude ce qui lui est arrivé. Elle confie d’abord dans une lettre à sa famille le viol qu’elle a subi, puis se rétracte68. Impossible alors pour le lecteur ou pour l’entourage de Lucile de distinguer le vrai du faux.
Dans Belle de Jour, Joseph Kessel décrit l’état de sidération de Séverine avant même que ne soit théorisé médicalement ce syndrome69. Cette dernière n’a gardé aucun souvenir du viol qu’elle a subi enfant. Mais le jour où elle apprend qu’une de ses amies se prostitue, Séverine glisse dans une longue torpeur. D’abord ses yeux (« leur regard était d’une fixité mortelle70 »), puis sa bouche (« elle obéit sans une parole parce que ses mâchoires étaient comme soudée l’une à l’autre71 ») ne fonctionnent plus correctement. Son corps refuse d’agir (« elle ne bougea plus72 » ; « ce bruit régulier [sa respiration] était sa seule manifestation vitale73 »), si bien que son premier client « l’[a] prise morte74 ». Celle qu’on nomme Belle de Jour parce qu’elle officie, non comme ses collègues Belles-de-Nuit, le jour entre 14 h et 17 h, est devenue Belle au bois dormant75.
Alors qu’on expliquait les écueils de la mémoire des Belles au bois dormant par le merveilleux76, les auteurs du xxe siècle invitent donc leurs lecteurs à une lecture médicale. C’est ce que propose Ira Levin dans Un Bébé pour Rosemary (1967) : lorsque l’héroïne éponyme prend conscience du viol que son mari a commis contre elle, elle tombe dans un état de sidération : « elle sentit monter dans ses yeux et dans sa gorge une envie de protester, mais quelque chose vint lui couvrir le visage, l’étouffant de son odeur douce et écœurante77. » En déplaçant l’acte sexuel accompli pendant le sommeil, Levin propose également une relecture sociale. Rosemary est violée par son mari après avoir pris un somnifère78. Elle n’a, à l’évidence, pas toutes ses facultés pour consentir à un rapport sexuel. Toutefois, en faisant dire à l’héroïne « nous devons faire un enfant79 » alors que son mari la déshabille, Levin minimise le viol subi et le classe dans les rapports conjugaux. Par ailleurs, plusieurs dialogues intérieurs de Rosemary montrent que tantôt elle rejette son malaise (« “c’est quelque chose qu’on doit partager, dit-elle. Il ne faut pas qu’il y en ait un qui agisse et l’autre qui dorme.” Puis elle ajouta : “Oh ! après tout, je suis idiote80” »), tantôt elle trouve des excuses au comportement de son époux (« Bien sûr, il avait fait cela pour la meilleure raison du monde, pour faire un enfant, et bien sûr aussi il avait bu tout autant qu’elle81 »). Dans l’adaptation cinématographique que Roman Polanski propose en 1968 s’ajoute un male gaze82. La scène précédant le viol présente le corps de Rosemary (Mia Farrow) nu, sa poitrine ou ses fesses en gros plan83. Pendant le viol, alors que les corps des acteurs et actrices sont coupés ou filmés dans la pénombre, seul le personnage de Rosemary est filmé en gros plan et en pleine lumière84. Le choix scénographique est clair : le corps de l’actrice est érotisé pour justifier l’acte de l’époux (John Cassavetes). À l’inverse, dans la scène suivante, le but étant de mettre en scène le malaise de Rosemary lorsqu’elle comprend l’acte de son mari, celle-ci est filmée de dos, tentant de cacher son corps mutilé derrière un drap85.
Pour lutter contre ces représentations sociales du masculin et du féminin et pour dénoncer les mécanismes euphémisant les agressions et les viols, certaines réécritures contemporaines du conte de La Belle au bois dormant se donnent un but didactique. Ainsi, depuis 2012, la dramaturge et militante féministe Typhaine D joue La Belle au bois éveillée86, l’histoire d’une princesse qui s’est barricadée au sein d’un camp non mixte où règne la sororité, protégée par une dragonne mangeuse d’hommes pour échapper aux sollicitations masculines. En 2017, des collégiens ont réalisé une vidéo parodique dans laquelle la princesse rappelle les bases du consentement à un prince penaud et coupable87. En 2018 enfin, Amnesty International a publié une vidéo dans laquelle les animaux de la forêt défendent la princesse face à un agresseur88. Dans chacune de ces adaptations, la macrostructure du conte permet d’illustrer les mécanismes des violences patriarcales tandis que les effets esthétiques et poétiques appartiennent à la microstructure et servent les convictions personnelles des auteurs et autrices89.
Conclusion : réflexions sur le consentement
Ces représentations de viols de femmes endormies ne fonctionnent que parce qu’elles intègrent, comme le note Éric Fassin, l’idée que le consentement est l’affaire de la protagoniste féminine seulement. Socialement, « le consentement masculin est supposé acquis d’avance – soit qu’on accorde à l’homme le privilège d’un désir toujours prêt, soit qu’on lui concède l’avantage systématique de l’initiative90. » De fait, le personnage de la princesse endormie incarne un idéal puisque de toute évidence elle ne peut qu’acquiescer face aux désirs masculins. D’ailleurs, pour le bon déroulement du conte, la princesse ne peut se refuser au prince, et le prince ne peut attendre le consentement de la princesse sans prendre le risque de tuer le merveilleux. En effet, si le prince considérait l’incapacité de la princesse à donner son consentement et ne la réveillait pas, il pourrait attendre éternellement91. En 2015, l’artiste Taras Polataiko a imaginé quant à lui une performance dans laquelle des femmes célibataires se relayaient pour jouer le rôle de la Belle au bois dormant. Les performeuses et les visiteurs s’engageaient préalablement par écrit à se marier si le baiser donnait envie à la performeuse d’ouvrir les yeux. Dans les deux cas, attente ou contrat, le conte échoue, soit parce qu’il n’y a pas d’heureux dénouement, soit parce qu’il n’y a plus de romantisme.
Or, il n’est pas si simple que cela de faire fi du consentement, car comme le rappelle Éric Fassin dès 1997, il existe de nombreuses polémiques autour des notions de consentement, de date rape et de culture du viol, ce qui l’amenait notamment à différencier féminisme libéral et féminisme culturel : « le premier suppose une femme libre de refuser son consentement, tandis que pour le second elle est définie par la domination, jusque dans sa sexualité92. » En lisant donc La Belle au bois dormant à la lumière du date rape, « la loi pose la question de savoir s’il était raisonnable pour l’accusé [dans notre étude : le prince] de croire que la plaignante [la princesse] consentait93 ». C’est la question que pose Sonia Ristić dans son adaptation de La Belle au bois dormant. Le procès de la Princesse doit amener à se demander si le prince a outrepassé ses droits ou s’il a réalisé les attentes de la princesse :
Elle n’a guère à désirer. Les fées l’ont comblée de dons… Et si la Princesse désirait se piquer, justement ? Et si elle désirait dormir cent ans dans le bois, et sans rien faire que dormir, se laisser baiser, quelle douce perspective94 !
Ainsi, même si la princesse attend le prince, on ne peut ignorer le conditionnement social de cette dernière à attendre et à accepter n’importe quel prince qui se présenterait à elle. De fait, ce que ces relectures contemporaines soutiennent, c’est aussi que les désirs masculins ne doivent pas constituer les seules aspirations prises en compte, ce que rappelait Virginie Despentes en 200695, puis précisait en 2012, en évoquant les difficultés des femmes à exprimer leurs désirs dans une société où les codes de séduction sont genrés :
Aux petites hétérotes, on apprend à se faire désirer et attendre que ça arrive, alors que les petites lesbiennes, à l’inverse, doivent « y aller », sinon il ne se passera rien de ce qu’elles veulent. La gouine ne peut pas être une Belle au bois dormant, il faut qu’elle monte à cheval et qu’elle terrasse le dragon elle-même96.
Ce que réclament les femmes à travers ces personnages de femmes endormies, c’est leur liberté de choisir. « J’avais tout et aucune liberté de choix, de décision. […] Je voulais juste pouvoir décider de mon sort. Je voulais juste faire des choix, prendre des risques97 ». L’héroïne de Jelinek, comme celle de Ristić, envisage que « son existence ne soit qu’attente98 ». D’ailleurs, certaines héroïnes revendiquent leur liberté jusque dans la possibilité de se sauver elles-mêmes. « Alors, euh, contrairement à ce qui se raconte, j’avais pas du toute [sic] besoin d’être sauvée99 », s’exclame la Belle au bois éveillée.
De fait, les versions contemporaines de La Belle au bois dormant montrent qu’il n’est plus question de savoir si la princesse apprécie les baisers d’un inconnu pendant son sommeil, mais ces textes soutiennent qu’il faut détruire les stratégies narratives permettant de réfuter à l’avance les accusations de viol afin de mettre en place une rhétorique féministe revendiquant la liberté totale (physique, psychique, sociale, etc.) des femmes à consentir et à pouvoir consentir100.