L’homosexualité n’est pas qu’affaire de sexualité : elle problématise les attendus liés au genre, puisque la constitution de la virilité traditionnelle repose sur une hétérosexualité obligatoire1. En conséquence, les descriptions que fait Genet du milieu des homosexuels et des travestis peuvent relever d’une approche sociopoétique du genre. Le but de cette étude sera de mettre en lumière, chez Genet, un parcours allant des représentations sociales supposées dégradantes de l’homosexuel vers une réévaluation littéraire non pas de ces représentations en tant que telles mais plutôt de leur teneur axiologique. Ce qui nous intéressera ici, c’est ce que Jean Genet, auteur homosexuel, fait des clichés visant l’homosexualité2.
Le principal cliché qui informe nos représentations de l’homosexualité, c’est sans conteste celui de l’efféminement3, qui, poussé à sa limite et complaisamment exagéré, donnera l’image de la « folle4 ». Or, comme l’écrit Didier Eribon :
La parole homosexuelle n’a pu s’inventer, se faire jour que comme un ‘‘discours de retour’’, selon l’expression de Michel Foucault, c’est-à-dire en grande partie en reprenant à son compte les catégories de pensée qu’elle entendait combattre et qui la combattaient. Et elle a donc, bien souvent, diffusé ces catégories, ces images, ces représentations, et contribué à leur perpétuation5.
C’est très précisément l’attitude qui sera celle de Genet. Genet va adopter ce modèle de la folle, de sorte que le travesti ne sera plus chez lui un sous-type de l’homosexuel mais son modèle par excellence : même les personnages qui ne se travestissent pas sont souvent ramenés à cette image et ce ne sont pas les personnages de travestis que nous étudierons ici, mais plutôt le modèle du travestissement.
La représentation féminisante de l’homosexualité est lourde de reproches : le féminin de l’homosexuel n’est pas un féminin heureux, c’est un féminin soit trop affecté soit subi avec peine, c’est en tout cas une faiblesse, un défaut dans la cuirasse de la virilité. La féminité que l’on reproche à l’homosexuel est un manque, un manque de force, un manque de ce que l’on considère comme des « vertus viriles6 ». Genet, s’il accepte l’accusation de féminité, choisit quel regard porter sur le féminin. Le féminin couvre un spectre très large, et Genet va, dans celui-ci, sélectionner des sèmes qui auront une visée idéalisante, de sorte qu’en reprenant le blâme qui pèse sur l’homosexualité, Genet en change la signification. Nous tenterons d’abord de montrer comment le travesti (ou l’homosexuel pensé sur le modèle du travestissement, qu’il soit ou non effectif) devient une sur-femme, puis, nous essaierons de replacer la logique de l’efféminement idéalisant dans une stratégie consciente visant à contrer le sentiment de honte.
Le travesti comme sur-femme
Le modèle de la grande dame
La féminisation des personnages genétiens n’est pas simplement – ou n’est pas d’abord – un procédé de détournement carnavalesque : c’est une méthode paradoxale d’idéalisation. Quand un personnage masculin est ramené à du féminin, Genet le représente au travers de clichés de la féminité qu’il nous faudra préciser ; or, ces modèles stéréotypés sont des modèles idéalisés7. On observe notamment la figure de la grande dame : lors de l’enterrement de Divine, l’un des travestis de Notre-Dame-des-Fleurs, Première Communion, tend le menton « à la manière des ladies » avant de « s’enroul[er] dans les replis d’une histoire […] où elle était morte et princesse8 », ce en quoi elle est peu différente du narrateur s’enlisant dans ses rêveries d’où proviennent Divine et Première Communion. Par ailleurs, si un geste du menton transforme Première Communion en lady, une posture et un geste du bras font du narrateur une princesse :
Me hausser sur la pointe du pied droit et lever le bras droit pour prendre au mur ma petite glace, ou saisir sur l’étagère ma gamelle, est un geste qui me transforme en princesse de T..., à qui je vis un jour faire ce mouvement pour remettre à sa place un dessin qu’elle m’avait montré9.
Le trouble générique se double d’un trouble dans les catégories sociales : le narrateur est un criminel emprisonné, et la féminisation est l’occasion non pas seulement de s’imaginer occuper une fonction sociale bien supérieure mais de se présenter comme étant peu différent de celle qui l’occupe. Pour Première Communion comme pour Genet, c’est le geste qui fait passer d’un sexe à l’autre, ce qui indique déjà que le genre est affaire de mise en scène, ou, pour le dire avec les mots de Butler, de performance – la performance étant définie par Butler comme un ensemble d’« actes », de « gestes » et de « désirs », lesquels « produisent l’effet d’un noyau ou d’une substance internes, mais produisent cet effet à la surface du corps », ils « suggèrent, mais ne révèlent jamais, que le principe structurant de l’identité en est la cause », et le genre, que nous pourrions à tort penser être ce « principe structurant de l’identité », est en réalité non une cause de ces manifestations extérieures mais l’effet que celles-ci produisent10. On retrouve une image similaire à propos du Tavernacle, cabaret où se rencontrent les travestis et « où de beaux garçons-bouchers [se] métamorphosent quelquefois en princesses à traîne11 ». Là encore, le changement générique se double d’un changement de catégorie sociale, de sorte que la féminisation n’apparaît pas comme humiliante, mais comme une élévation, d’autant plus que le choix du verbe « métamorphoser » a pour intérêt de ne pas présenter de sème de facticité (ce n’est pas « se déguiser »). Si l’on observe les noms des tantes de Notre-Dame-des-Fleurs, plusieurs renvoient à un univers qui est celui de la noblesse et de la cour. Les plus évidents sont bien sûr ceux de « Reine de Roumanie », de « la Baronne », ou celui, plus proustien, de « la Reine-Oriane12 ». Les Mimosa forment quant à elles « une dynastie [qui] régnait sur Montmartre depuis les triomphes de Mimosa-la-Grande13 », « Mimosa-la-Grande » dont le nom évoque celui d’un autre personnage de travesti : la « Grande Thérèse14 », l’une des Carolines de Journal du voleur. Il y a, sur le modèle des souverains, une lignée de Mimosa : « Mimosa I, Mimosa II, Mimosa mi-IV15 ».
Le modèle de la grande dame dépasse très largement le cadre des travestis, et Genet se l’applique souvent à lui-même. Ainsi, lorsque le narrateur de Miracle de la rose se replace dans la hiérarchie de la colonie pénitentiaire de Mettray, le fait qu’il ne soit pas l’un des durs mais l’amant de l’un des durs fait de lui l’équivalent d’une aristocrate dans le système médiéval des enfants délinquants :
[…] si je n’étais pas un marle, ma situation de vautour du « frère aîné » faisait pourtant de moi quelque très haute dame, bien protégée […]16.
Bien sûr, cette image de la grande dame part de l’actualisation du terme de « reine » (ou de « queen ») employé pour faire référence à un homosexuel17, mais Genet ne se contente pas d’en faire une simple métaphore. Au contraire, Genet retient du terme de « reine » un sème de pouvoir et de fascination érotique, ce que l’on observe très bien dans un passage comme celui-ci :
Mais en même temps, je regrette qu’une amitié sauvage ne nous ait liés, Rocky, Lou-du-Point-du-Jour, Botchako, Divers et moi, ne nous ait rendus pareils aux cinq guerriers de Cléopâtre à qui nous eussions remis toutes nos fortunes réunies pour acheter à l’un d’entre nous désigné par les dés ou les cartes, une nuit d’amour avec Bulkaen18.
Bulkaen, dont tous les personnages sont amoureux, prend par rapport à ses prétendants une position comparable à celle de Cléopâtre désirée par de simples soldats qui la savent inatteignable, et, au mieux, ne peuvent espérer d’elle qu’une nuit. L’image féminisante devient donc une image de la domination sur les hommes, d’un prestige exercé sur eux par le biais de leur désir et de leur fascination. Certes, ce passage part de l’image populaire de l’homosexuel efféminé, voire travesti, mais sans conserver le caractère dégradant de cette représentation populaire. Le modèle de la féminisation, au lieu de souligner le caractère infamant du travestissement, devient une image poétique dans une logique de louange amoureuse : Bulkaen rejoint ici le modèle traditionnel de la « belle dame sans merci » de Keats dont Mario Praz fait le type de la femme fatale19, mais également le modèle de la noble dame chantée par la lyrique courtoise, aussi inatteignable par sa position sociale supérieure à celle du poète qu’intimidante par ses qualités propres.
La séductrice
Le travesti genétien se présente toujours – nous voulons dire par là est présenté par le narrateur mais surtout se présente lui-même – comme séductrice fascinante, comme celle qui attire l’amour des hommes. Qu’il se leurre ne change rien, car les modèles d’identification et les modèles de représentation se croisent du fait d’un narrateur complaisant qui accepte d’employer les images renvoyant à ce que le personnage rêve d’être plutôt qu’à ce qu’il est. On en trouvera un bon exemple au début de Notre-Dame-des-Fleurs, alors que Divine commence à se prostituer à Paris. Elle ne trouve pas de clients et, pourtant, s’exclame :
Les nuits sont folles de moi, les sultanes. Elles, mon Dieu, me font des œillades. Ah ! bouclent mes cheveux autour de leurs doigts (les doigts des nuits, la queue des hommes !) Elles tapotent ma joue, câlinent mes fesses20.
Il se crée une relation métonymique entre les « nuits » et les « hommes », c’est-à-dire les clients que Divine devrait rencontrer à la faveur des nuits : la structure en hypozeuxe « les doigts des nuits, la queue des hommes » suppose une équivalence entre les deux termes, et si les nuits « sont folles » de Divine (et donc aussi se font « folles » au sens argotique du terme), c’est grâce à une logique d’hypallage, par un transfert de prédication qui enserre dans les filets du trope les clients ayant délaissé Divine. Il est évident que le caractère présomptueux du propos est en décalage avec la situation humiliante du personnage qu’il a pour fonction de contrer : Divine est dédaignée par la clientèle. Mais la narration, tout en montrant clairement que Divine n’a pas su plaire, paraît cependant justifier la témérité de l’emportement lyrique du travesti : « Elle ne fera rien cette nuit. Si fort elle a surpris que les michetons possibles n’ont pas su se ressaisir21 ». La narration fait comme si l’insuccès de Divine n’était pas dû à son absence de charme ou au fait que beaucoup d’hommes sont peu enclins à succomber à l’attrait d’un autre homme habillé en femme, mais simplement au fait que Divine aurait produit un tel effet sur les hommes que ceux-là n’ont « pas su se ressaisir ». Donc Divine ne se trouve pas délaissée parce qu’elle ne plaît pas, mais parce qu’elle plaît trop. Il est évident que c’est peu crédible, mais la narration accorde complaisamment au personnage cette explication consolatrice. Il y a bien des exemples où le modèle de la séductrice est moins déplacé qu’ici, mais si nous choisissons précisément un passage où l’on voit que Divine ne plaît pas autant qu’elle le prétend, c’est pour bien poser la distinction entre d’un côté les modèles de représentation et d’autoreprésentation des personnages, modèles aux vertus idéalisantes, et, de l’autre côté, leur position réelle dans le monde intradiégétique, position si peu satisfaisante qu’elle nécessite ce travail d’idéalisation. Cela nous permet également de noter une autre caractéristique fréquente du travesti genétien qui est sa prétention démesurée dès qu’il s’agit de beauté et de séduction : sa féminité doit charmer.
La tragédienne
Outre celui de la grande dame, le modèle de l’actrice domine, et, plus particulièrement, celui de la tragédienne. Divine est « une tragédienne affolée22 » ; c’est donc en tant qu’elle est actrice qu’elle est une « folle ». Elle « fait comme les grandes tragédiennes23 », et il y a une « tragédienne enfermée » dans le narrateur de Journal du voleur24. Ce même narrateur évoque plus tard le « ton tragique des tapettes et des actrices25 », qui rapproche les figures de l’homosexuel et de l’actrice sous le dénominateur commun de l’exagération. Tout comme le motif de la grande dame, le motif de l’actrice est issu du répertoire des représentations sociales de l’homosexuel. Il tourne autour de l’image de l’homosexuel masculin un cliché d’affectation, de fausseté, que Didier Eribon avait bien vu26. L’homosexuel est accusé de jouer un rôle, soit qu’il dissimule son homosexualité et que sa vie sociale ne soit qu’une triste comédie, soit qu’il surjoue la féminité par ses manières et, du point de vue de la société hétéronormative, essaie désespérément de faire entrer de force son être masculin dans les attitudes du féminin27. Genet reprend cette idée de la fausseté de l’homosexuel. Elle est en grande partie à l’œuvre derrière l’une des notions centrales de l’auteur qui est la trahison. L’image de l’actrice est une image plus complexe que celle de la reine, et cela en grande partie parce qu’elle est ce que nous pourrions appeler une archi-image, une image constitutive d’autres images. Nous voulons dire que si Genet représente les hommes en princesses, il les montre toujours par là même comme engagés dans un jeu théâtral qui les métamorphose en les princesses que les hommes ne sont pas. En ce sens, derrière toutes les images de la féminité, il y a l’image de l’actrice28.
On peut noter d’emblée que l’actrice est souvent prise comme modèle non pas uniquement en tant qu’elle joue un rôle, en tant qu’elle incarne sur scène un personnage, mais en tant qu’elle est elle-même un personnage, en tant qu’elle est le type de la femme admirée par tous, objet de fascination qui sait jouer de cette fascination qu’elle exerce. Ainsi, lorsqu’on regarde ce que Genet a retenu de l’actrice, on trouve parfois moins aisément l’image de la scène que celle de la vedette capricieuse. Alors que Genet refuse une politesse qui lui est faite par un dur de la prison de Fontevrault – un mégot de cigarette qui lui est tendu – il a cette phrase :
Je pressentis que la gentillesse de cette brute était torturée, et qu’elle s’embrouillait dans une histoire confuse où je paraissais, disparaissais, aussi dédaigneux qu’une actrice29.
Certes, le dédain du narrateur relève du jeu en ce qu’il est calculé (Genet a préalablement décidé de « répondre à leurs sourires [des marles] par une impertinence30 »), mais en même temps l’image de la comédienne qui est ici convoquée est moins celle du jeu d’acteur qu’elle n’est l’image de la célébrité hautaine. Les sèmes que Genet retient de l’actrice sont ceux de l’emphase, de la beauté, de la confiance en sa beauté, de la hauteur dédaigneuse, bref ce sont les sèmes qui renvoient à une autorité sur les autres et notamment sur les hommes31. En cela, l’image de l’actrice rejoint celle de la séductrice, de la femme fatale, que nous avons vue précédemment.
Ce n’est pas n’importe quelle actrice que Genet prend pour modèle de représentation de la tante : ce n’est pas l’actrice comique, c’est la grande tragédienne. La tragédienne intéresse Genet parce que c’est elle qui doit incarner un destin tragique ; or, chez Genet, l’amour n’est jamais heureux, et il l’est d’autant moins que l’homosexualité, selon lui, n’est pas soluble dans le domaine des bienséances sociales. Chez Genet, si l’homosexuel est une reine, il est toujours une reine de tragédie parce que l’homosexualité est toujours tragique, et on se rappellera que lorsque Première Communion s’imagine princesse, elle s’imagine « morte et princesse », selon une esthétique du drame qui rend plus belles les histoires qui finissent mal. Fragments…, le texte le plus théorique de Genet sur la question de l’homosexualité, fait un emploi remarquable des figures que nous avons observées, et elles sont ici reliées entre elles avec beaucoup de pessimisme mais non moins de grandeur, par exemple en ce que l’homosexuel est rapproché de la figure de Phèdre : « Reine vivante Phèdre, amoureuse d’Hippolyte, voilà le crime32. » La phrase est riche d’ambiguïtés syntaxiques et sémantiques, notamment du fait de l’absence de virgule permettant de relier l’adjectif « vivante » à son substantif, et de la polysémie du mot « reine ». Bien sûr, « reine » est d’abord le titre de Phèdre, mais c’est aussi une apostrophe. Fragments… comporte beaucoup d’apostrophes aux homosexuels (ou à l’homosexuel), et le texte se présente comme une longue adresse de Genet tantôt à l’ensemble de ceux qui partagent ses goûts, tantôt à un homosexuel type que tous peuvent incarner, tantôt à Décimo, le jeune prostitué romain qui a dédaigné l’auteur33. On pourrait lire la phrase en ajoutant une virgule après « Reine », et « Reine, vivante Phèdre » pourrait signifier que l’homosexuel est dans la réalité ce que Phèdre est dans le mythe et la fiction. Si l’on ajoute le verbe attributif sous-entendu à cette phrase averbale, on aurait alors quelque chose comme : « Reine, tu es une vivante Phèdre, amoureuse d’Hippolyte, voilà le crime. » Mais on pourrait aussi reconstruire cette syntaxe tortueuse d’une autre manière, en lisant : « Reine vivante, Phèdre, tu es amoureuse d’Hippolyte, voilà le crime ». Si dans notre première lecture on partait de l’homosexuel pour le comparer à la fille de Minos et de Pasiphaé, dans notre seconde lecture, c’est l’inverse, car il nous semble que si l’on accepte que « Reine » puisse avoir aussi son sens argotique, alors « Reine vivante » signifierait quelque chose comme « une vraie folle, une véritable folle ». La syntaxe soude donc le comparé et le comparant au point qu’ils sont interchangeables, et il est vrai que l’histoire de Phèdre est précisément celle d’un amour impossible, d’un amour interdit parce que réprouvé par les lois et les coutumes de la Cité, ce qui pouvait rappeler la situation de l’homosexuel au Genet de la première moitié des années 1950, déçu de sa vie amoureuse. On voit qu’ici l’image de la grande dame et celle de la tragédienne se rencontrent : elle est reine, mais elle n’intéresse Genet que pour son amour inadmissible qui en fait un personnage de tragédie. De la même manière, Décimo ne s’égale aux grandes figures féminines des mythes grecs que parce que son destin de prostitué poitrinaire le condamne au tragique :
Toi, dont à Rome la beauté est célèbre, qui s’obstine à te faire et défaire en toussant un destin si soigneusement tracé que te voici, à l’échelle du faubourg, l’une des inimitables princesses des grandes familles grecques34 ?
Le passage évoque moins les familles royales des histoires antiques que le fatum des tragiques, et Genet pense sans doute autant aux modèles antiques (Eschyle, Euripide, Sophocle) qu’au classicisme français. Ce n’est pas anodin que Genet mentionne du même coup Rome et la Grèce : ce sont les deux pôles de la tragédie racinienne. Là encore, les princesses sont des princesses de théâtre.
Il y a un autre point de passage entre l’homosexuel genétien et la figure de l’actrice, c’est l’emphase, la pose, la mimique exagérée, bref, ce que l’on pourrait appeler la théâtralité. L’une des caractéristiques des personnages de travestis, et notamment de Divine, c’est une gestuelle de la représentation. Voici ce qu’on peut lire à propos des gestes de Divine :
Divine en possédait un très grand qui, sortant le mouchoir de sa poche, décrivait une immense courbe avant de le poser sur ses lèvres35.
Un geste simple se complique, un mouvement unique se multiplie en détours inutiles qui inscrivent la gestuelle non plus dans une logique de l’action mais dans une logique de la monstration : le geste ne sert plus à poser le mouchoir de Divine sur ses lèvres, il sert à montrer comment Divine pose son mouchoir sur ses lèvres. Dans Fragments… ainsi que dans sa préface inédite aux poèmes pédérastiques de Straton de Sardes, Genet présente la gestuelle homosexuelle comme, dit-il, « discontinue ». Cette notion de discontinuité associée à l’homosexualité est en fait très complexe et recouvre plusieurs champs d’application. Notamment, l’homosexualité est dite par Genet discontinue du fait de sa stérilité : l’homosexuel ne se reproduit pas, il ne se continue pas36. Elle est aussi discontinue parce qu’elle constitue une faille dans la symétrie des rapports sociaux : si la continuité est la reproduction du même par le même, alors l’homosexualité la met à mal en ce qu’elle introduit un rapport à autrui d’un autre type ; elle est une rupture dans les relations humaines réglées. Mais, quand il s’agit du geste, c’est en un autre sens que les homosexuels sont du côté du discontinu : leurs gestes sont présentés moins comme un mouvement que comme une série de poses :
Folles, vous êtes faites de morceaux. Vos gestes sont cassés37.
[Les tantes] s’évaporent en des gestes qui ne sont nécessités par aucune action continue. Elles se coulent, elles se diluent avec délices en [des] gestes nés de n’importe quoi – [des] gestes bibelots38.
On remarquera que ce ne sont plus les gestes qui se diluent les uns dans les autres, mais les tantes qui se diluent dans leurs gestes, donc qui disparaissent dans leurs gestes, l’être genétien étant, comme l’avait très justement noté Marie-Claude Hubert, « une série de paraître39 ». Le geste n’est plus un mouvement, il est une pose, ce qui fait de l’homosexuel genétien un être pour la représentation. Ses postures ont pour fonction de se donner à voir (ce sont des « gestes bibelots » qui ne visent à aucune « action continue », c’est-à-dire qu’ils n’ont pas de fonction utilitaire ; ils servent à la mise en scène de soi). L’isolement des poses tend à faire de chaque geste un événement40 singulier et remarquable, ce qui correspond à une sorte de dramatisation, d’esthétisation à outrance. Il est d’ailleurs intéressant de noter que l’idée de l’homosexuel minaudier, qui prend des poses, a donné d’autres suites dans la culture homosexuelle de la fin du xxe siècle, puisque la danse des boîtes de nuit gays de l’Amérique des années 1980, c’est le vogue, consistant précisément à prendre des poses imitées des magazines de mode, notamment le magazine Vogue.
De l’importance de la mise folle
Le jeu de la féminité est une manière pour l’homosexuel de revendiquer ce qui lui a été reproché, à savoir son efféminement et, au-delà, la problématisation de sa virilité du fait de son identité sexuelle. En cela, on peut souscrire au jugement de Pascale Gaitet qui écrit : « Divine’s ‘‘signature gestures’’ are gestures that contribute to the creation of her persona, her feminine gendered persona. The enormous arc the handkerchief makes is not brought on by, or necessarily appropriate to, a situation; gestures such as that one are not expressive of an emotion, of an inner self, but, rather, serve to constitute a self41. » Mais ce que nous espérons avoir montré, c’est que ni Divine, ni les autres travestis, ni le plus souvent le narrateur genétien lui-même, ne posent leur féminité en se contentant de se présenter comme des femmes, mais toujours comme des sur-femmes. Il s’agit toujours d’être plus femme que la femme. Les modèles que nous avons observés jusqu’ici sont autant de modèles de sur-femmes, de féminité archétypale et idéale. Pascale Gaitet et Jonathan Dollimore42, pour cette raison, confrontent Genet à la notion de camp43, cette esthétique – Sontag dirait plutôt une « sensibilité » – caractéristique des drag queens à laquelle Esther Newton a consacré un ouvrage qui a fait date44 et qui, avant Newton, a nourri les « Notes on ‘‘Camp’’ » de Susan Sontag45. Nous reprendrons ici les définitions de Gaitet et Dollimore, qui se réfèrent tous deux, implicitement ou explicitement, à Newton :
Camp, to the detriment of content, focuses absolutely upon and privileges above all appearance and surface manifestations. The importance, Newton notes, ‘‘shift from what a thing is to how it looks, from what is done to how it is done’’46.
I am concerned here with this mode of camp which undermines the categories which exclude it, and does so through parody and mimicry. But not from the outside: this kind of camp undermines the depth model of identity from inside, being a kind of parody and mimicry which hollows out from within, making depth recede into its surfaces. Rather than a direct repudiation of depth, there is a performance of it to excess: depth is undermined by being taken to and beyond its own limits47.
Si Dollimore insiste davantage sur la fonction parodique, satirique pourrait-on dire, du camp, il ajoute aussi quelque chose de très vrai dans le cas de Genet : « Camp integrates this aspect of gender with aesthetics; in a sense it renders gender a question of aesthetics48. » Nous n’irons pas plus loin dans la question du camp, qu’il nous suffise de dire que le camp consiste à « en faire trop », à surjouer plutôt qu’à jouer49. En cela, non seulement il porte dans sa dynamique les modèles féminins que nous avons vus, mais encore il nous montre que le travesti genétien est inséparable des représentations sociales tout comme des subcultures homosexuelles qui se sont construites parallèlement à ces représentations. Ce qui nous intéresse davantage, c’est la fonction de ce « trop faire », car l’enjeu de « politique sexuelle » (nous reprenons ici le titre du célèbre ouvrage de Kate Millett50) qu’y voit Dollimore51, s’il est juste, nous paraît au choix une conséquence ou un moyen, mais certes pas une fin : si Genet cherche à saper les fondements de la féminité, c’est uniquement en tant que ce travail de sape entre dans une logique de constitution de soi et de réaction au sentiment de honte.
Dans Journal du voleur, lorsque le narrateur pense à se travestir, il nous est dit ceci :
Je savais quant à ma toilette que je la porterais très sobre, avec modestie, alors que le seul moyen de m’en tirer eût été l’extravagance la plus folle52.
Ce « m’en tirer » ne renvoie à rien d’autre qu’au sentiment de honte à l’idée d’apparaître vêtu en femme. Pour échapper à la honte, il faudrait la mise la plus « folle », avec tout le poids polysémique du terme. On ne perce la honte qu’en en faisant un acte d’audace et donc de fierté, la fierté d’avoir outrepassé sa honte. C’est aussi ce que l’on voit à propos des Carolines, les travestis barcelonais de Journal du voleur. Celles-ci défilent pour déposer une gerbe au lieu d’une ancienne vespasienne53 :
Le cortège partit du Parallelo […]. Les tapettes étaient peut-être une trentaine, […] leurs voix aigres, leurs cris, leurs gestes outrés n’avaient me semble-t-il, d’autre but que de vouloir percer la couche de mépris du monde. Les Carolines étaient grandes. Elles étaient les Filles de la honte54.
Ce qui nous intéresse ici, c’est que les Carolines « percent la couche de mépris du monde » précisément par l’excès de ce qui les fait mépriser : « leurs voix aigres » – c’est-à-dire aiguës – « leurs cris, leurs gestes outrés », bref, tout ce qui pourrait être considéré comme peu viril. Les Carolines ne sont pas simplement honteuses, elles sont « Filles de la honte », c’est-à-dire que la honte n’est qu’un point de départ, une origine. Pour dépasser le sentiment de honte, il faut aller plus loin précisément dans le sens de la honte, ce que Genet dit assez clairement dans un autre passage du Journal :
S’il a du cœur – que l’on m’entende – le coupable décide d’être celui que le crime a fait de lui. Trouver une justification lui est facile, sinon, comment vivrait-il ? Il la tire de son orgueil. […] Il s’enferme dans sa honte par l’orgueil, mot qui désigne la manifestation de la plus audacieuse liberté. […] Si l’orgueil est la plus audacieuse liberté – Lucifer ferraillant avec Dieu – si l’orgueil est le manteau merveilleux où se dresse ma culpabilité, tissé d’elle, je veux être coupable55.
Un tel passage, dont la portée dépasse le motif de l’homosexualité, se prête très bien à l’attitude des Carolines et illustre l’impératif moral de Journal du voleur : « devenir ce qu’on m’a accusé d’être56 ». Or, cet impératif était déjà d’une certaine manière celui de Divine :
Elle avait su trop bien et très jeune pénétrer d’arrache-pied jusqu’au désespoir, pour, à son âge, n’avoir bu la honte. Divine, s’intitulant elle-même une vieille putain putassière, ne faisait que prévenir les moqueries et les injures57
Et plus loin, le narrateur dit de lui-même pratiquement la même chose :
Quand j’annonce que je suis une vieille pute, personne ne peut surenchérir, je décourage l’insulte. On ne peut même plus me cracher à la figure58.
On comprend mieux que le narrateur du Journal ne puisse « s’en tirer » que si son travestissement est outrancier : pour vaincre la honte, il faut faire du travestissement un acte d’audace, et donc d’orgueil, et ce n’est sans doute pas un hasard si l’image qui est choisie pour dire l’orgueil dans notre citation du Journal est celle d’un « manteau merveilleux », évocateur de la mise folle du travesti. Il faut donc conclure avec Didier Eribon que « [l]’exhibitionnisme est à l’évidence l’envers de la honte » et que « [l]’affirmation de soi comme théâtralité » est « l’affirmation de soi tout court59 ».
Si l’homosexuel genétien se présente, avec la complicité du narrateur, comme une sur-femme, c’est qu’il ne lui suffirait pas de simplement composer avec sa virilité problématique, ce serait là le travestissement sage qui ne permet pas au Genet du Journal de « s’en tirer ». Tout cela nous ramène à notre point de départ qui était le poids des représentations sociales négatives de l’homosexualité et de la condamnation pour crime supposé d’efféminement. On voit que le modèle genétien du travestissement consiste à confronter à ces représentations sociales réprobatrices la logique consistant à « devenir ce que l’on m’avait accusé d’être », mais en en faisant un motif de fierté60. Genet actualise le caractère efféminé reproché à l’homosexuel mais en choisissant des modèles féminins d’identification ou de représentation qui congédient le caractère rabaissant des représentations sociales de départ. On voit donc comment une lecture sociopoétique éclaire le modèle du travestissement chez Jean Genet, puisqu’il s’agit pour notre auteur de réagir à des représentations sociales et de désamorcer leur charge de honte.
Partis de phénomènes sociaux, revenons à eux pour dire que ce goût pour la sur-féminité, la féminité qui ne s’excuse plus de l’être, mènera, selon des mécanismes souvent similaires à ceux que nous avons observés chez Genet, à la subculture des drag queens, ces hommes qui se veulent plus femmes que les femmes61, et il n’est pas peu significatif que l’univers des drag queens ait rendu à Genet un peu de ce qu’il lui devait, puisque l’une des drag queens les plus connues est le personnage de Divine interprétée par Glenn Milstead et rendu célèbre par les films de John Waters tels que Pink Flamingo ou Female Trouble62. « Eh bien, merde, mesdames, je serai reine quand même63 » déclare la Divine de Jean Genet : il nous semble, à l’issue de cette étude, que toute la sur-féminité du travesti genétien prend son sens dans ce « quand même ».