Cécité, surdité, mutisme, handicaps psychomoteurs et sensoriels font partie des infirmités sur lesquelles le cinéma de fiction s’est particulièrement penché avec des modèles de représentation du handicap le plus souvent stéréotypés. À l’époque du cinéma muet, le thème apparaît dès les années 1910 avec des représentations marquées du handicap physique. La plupart des motifs développés par les cinéastes évoluent dans le registre du genre fantastique en articulant les intrigues et le jeu des personnages mutilés autour des puissances invisibles, aux frontières de la normalité. Ces modèles de convention et d’images types qui se répètent de film en film1 vont nourrir toute une série de projections et de clichés erronés qui vont non seulement perdurer dans les décennies qui suivent mais aussi affecter d’autres genres2 cinématographiques. Figures horrifiques alimentant stupeur et incompréhension dans le registre de la tragédie, figures de compassion ou sujet d’humour dans le registre de la comédie ou du drame, les différentes manières de mettre en scène les personnages attestent qu’il est délicat de trouver une représentation peu connotée qui ne les enferme pas dans une figuration unique. Quelques films tentent toutefois de se démarquer même si aucune règle en la matière ne paraît s’imposer. Ainsi selon les contextes culturels et en dépit des évolutions des politiques sociales, des modes de prise en charge et autres velléités d’inclusion, de nombreuses disparités subsistent du côté de la création cinématographique. Les représentations les plus fantasques et pour le moins négatives perdurent et confirment que le traitement du handicap au cinéma et dans les arts en général3, demeure aujourd’hui encore une question difficilement résolue.
Si l’œuvre d’exception de Tod Browning, Freaks, la monstrueuse parade (1932) proposait d’inverser avec audace les codes de représentation de ladite monstruosité avec une série de personnages moralement vertueux dotés de malformations physiques opposés à des personnages cupides valides, la démarche ne fera pas école, sinon à la marge. C’est précisément sur cette voie alternative des représentations cinématographiques du corps en situation de handicap que le présent article souhaite s’engager. On s’attardera, pour ce faire, sur des exemples tirés de longs métrages documentaires, dont les partis pris et les choix de mise en scène filmiques se polarisent sur le quotidien des personnes concernées. Ce corpus nous conduira à nous interroger sur les principes qui gouvernent les choix de réalisation de deux auteurs en particulier. En quoi les régimes de description filmique4 peuvent-ils aider à mieux comprendre à la fois l’univers du handicap sensoriel et le subtil propos social qu’ils contiennent ? S’agissant des représentations du handicap à l’image, cette étude se bornera à l’analyse du sensible et des comportements humains dans une visée cognitive telle qu’elle peut être convoquée par l’appareil méthodologique de l’anthropologie visuelle. Ainsi on examinera différentes manières de décrire la gestuelle et les postures du corps dans les situations d’apprentissage, les modes d’adaptation à l’environnement matériel et spatial et les différentes formes d’interactions sociales entre personnes valides et invalides. Dans cette perspective, une sélection autour des travaux développés par Werner Herzog (Pays du silence et de l’obscurité, 1971) et Frederick Wiseman (Blind et Multi-handicapped, 1986) s’est imposée dans la mesure où les deux cinéastes proposent à leur manière de croiser avec finesse « le point de vue » de la caméra avec celui des personnes concernées.
Des choix de mise en scène au service de la connaissance
L’analyse des phénomènes sociaux présentés dans le cadre de la démarche du cinéma documentaire d’auteur permet de réfléchir à la manière dont certains cinéastes s’emparent du médium et apportent une contribution notable à l’approfondissement des connaissances de l’objet étudié.
Observer et documenter la réalité
Dans le travail que mène le réalisateur américain Frederick Wiseman depuis le milieu des années 1960, il entend cartographier la vie ordinaire de ses contemporains dans différentes sphères de la société. C’est à l’occasion d’un projet de film documentaire sur une institution spécialisée de la ville de Talladega en Alabama (Alabama Institute for Deaf and Blind, AIDB) que le cinéaste effectue une importante collecte de matériaux audiovisuels5. À l’issue de cette expérience d’immersion de plusieurs semaines, il reconsidère son projet de film unique et décide, au cours de l’étape de montage, de différencier les films sur le modèle d’une série en quatre volets. Trois longs métrages sont réalisés autour d’une même thématique6. Ceux-ci accordent une place de choix aux activités thérapeutiques et éducatives tout en dressant un constat sur le fonctionnement de l’institution. En incluant dans sa démarche d’observation du réel, des publics de classes d’âge variées, des enseignants, éducateurs, animateurs, conseillers pédagogiques et équipe de direction, le cinéaste documente avec rigueur et précision différentes facettes de cette structure aux méthodes innovantes7.
L’approche cinématographique préconisée par Wiseman correspond à ce que le théoricien Bill Nichols qualifie de « film d’observation8 ». Ce type de film prône la non-intervention du réalisateur auprès des personnes filmées pendant le tournage ainsi que l’absence de commentaire et de musique au cours de l’étape de montage. Au niveau technique, il se caractérise aussi par un allongement de la durée des plans et une caméra portée à l’épaule, aux prises avec le réel, au plus près de l’action. Avec cette méthode, le cinéaste livre un témoignage direct de la réalité et invite le spectateur à se faire sa propre idée des évènements et dessiner ses propres conclusions. C’est à partir de ce déjà-là qui se déploie devant l’objectif de la caméra que le réalisateur construit sa propre mise en scène documentaire. Il s’agit bien d’une interprétation du réel avec un regard d’auteur comme l’explicite aussi Christian Lallier lorsqu’il affirme avec ces mots :
Le documentaire d’observation ne constitue ni une fiction, ni la reproduction exacte du réel. Il représente un objet intermédiaire, en tension entre ce qui a été vécu et ce qui est perçu9.
De plus, un des principes défendus par Wiseman au sujet de l’affirmation du point de vue de l’auteur dans ses films consiste à répondre que celui-ci apparaît dans l’agencement des plans et des séquences au montage. Parmi la longue filmographie du cinéaste, Blind, Deaf ou Multi-handicapped ne font pas exception et rejoignent en tous points ces intentions.
Quand Wiseman s’introduit dans l’institution pour aveugles et sourds de Talladega, la caméra s’attarde sur le quotidien de ce lieu de vie et d’éducation spécialisé avec une prédominance de séquences consacrées aux temps d’apprentissage10. La description approfondie des activités permet de mesurer, entre autres, les difficultés rencontrées tant du côté de la transmission par les enseignants que du côté de l’acquisition des savoirs par les élèves. Les instructeurs, qui pour certains possèdent les mêmes handicaps que les apprenants, utilisent différents procédés pour communiquer et conduire leurs activités. En examinant de plus près les situations d’apprentissage filmées, on remarque une certaine régularité dans les choix de mise en scène adoptés.
Le regard du cinéaste sur les processus d’apprentissage
Si l’on prend à titre d’exemple deux séquences tirées du film Multi-handicapped, on relève un mode opératoire équivalent dans toutes les situations filmées de cet ordre. Dans la première séquence sélectionnée, la petite équipe de tournage se trouve dans un atelier composé d’un groupe de jeunes élèves polyhandicapés combinant pour certains déficience visuelle ou cécité avec surdité voire déficience motrice ou mentale. Les quatre élèves accompagnés de deux enseignantes effectuent des activités différenciées. Deux d’entre eux manipulent des formes géométriques caractéristiques des jeux d’encastrement, de boites à formes et de puzzles en bois ; une autre s’entraîne à l’écriture braille à la machine tandis qu’un quatrième élève doit répartir des pions de couleur différente (figures 1, 2).
Dans la séquence suivante, la caméra se trouve dans un autre atelier où des élèves sourds ou malentendants apprennent à indiquer l’heure sur des cadrans d’horloge factices à partir de la lecture labiale et de gestes signés de l’instructrice (figures 3, 4). Ces deux séquences s’organisent de la même manière avec une série de cadrages alternant plans rapprochés, gros et très gros plans sur les visages puis les mains de chaque participant ou sur le groupe et les éducatrices. Dans cette configuration – et pour emprunter la terminologie employée par les professionnels du secteur –, les enseignantes endossent le rôle « d’émetteur-locuteur » ; les élèves, celui « d’auditeur-récepteur ». Installées au milieu des élèves, elles interagissent avec une proximité physique à partir de deux modes de communication souvent complémentaires. Selon le type et le degré de déficience sensorielle et/ou mentale de l’élève, l’usage de la langue des signes alterne avec le langage verbal ou le langage tactile et autres déclinaisons en matière de communication adaptée11.
Les délimitations audiovisuelles choisies12 ainsi que la présentation suivie de l’activité permettent de repérer plusieurs phénomènes. Elles dévoilent des variations substantielles quant à la compréhension des consignes des enseignantes et la réponse qu’en fournissent les élèves dans leurs actions. En effet, grâce à la description détaillée à l’image des gestes liés à la manipulation des objets, on distingue plusieurs niveaux d’acquisition des capacités sensori-motrices des élèves car celles-ci sont perceptibles dans les applications consécutives qui sont faites dans les exercices pratiques. C’est précisément l’efficacité de la méthode d’observation filmique employée par Wiseman qui rend ces écarts d’acquisition des savoirs entre les participants aussi manifestes dans son film.
Outre l’intérêt contenu dans la manière de décrire la progression des activités à l’aide de valeurs de cadre en plan rapproché, gros et très gros plans sur les corps pour souligner gestes et postures, réactions des élèves et expressions significatives des visages au cours de ces séquences pédagogiques, un des atouts de la mise en scène documentaire de Wiseman réside aussi dans le traitement qu’il accorde à la durée.
Le temps de la description
En privilégiant une continuité d’enregistrement proche de la réalité par une longue durée de présentation audiovisuelle, le cinéaste rend compte des situations dans une amplitude temporelle moins répandue que celle que l’on peut trouver dans les reportages télévisuels13 ou les films de fiction souvent trop lapidaires sur le sujet. De longs plans voire des plans-séquences, caractéristiques du cinéma de Wiseman, se succèdent et s’attardent sur toutes les étapes d’apprentissage composées de réussites, de difficultés et parfois d’échecs. Ils tendent à souligner le mode d’organisation des ateliers, sur le plan spatio-temporel et matériel tout en mettant à jour le processus de transmission et le rythme de travail. Au fil des activités filmées selon ce procédé de mise en scène temporelle, des constantes apparaissent dans l’approche pédagogique adoptée. On relève, par exemple, qu’à de nombreuses reprises les enseignants interviennent auprès des élèves à l’aide de toute une batterie de techniques corporelles et de gestes ciblés parfaitement adaptés aux niveaux et aux types de déficience à l’égard des apprenants pour faire comprendre ou mettre en confiance ces derniers. Parmi les méthodes préconisées par cette école, le mode de « communication totale » est un mélange de langage articulé et de langues des signes pour les élèves sourds et malentendants. Dans ce contexte, le sens du toucher exerce un rôle fondamental. Les mains constituent le support d’expression privilégié dans les relations interpersonnelles. On notera aussi que pour les personnes sourdes ou malentendantes, une bonne maîtrise de la gestuelle signée garantit une bonne communication.
Dans l’ensemble des situations filmées où dominent la manipulation d’objets ou l’expression de la gestuelle signée, les enseignants positionnent ou repositionnent de façon répétée voire mécanique, le placement des mains et des doigts des apprentis. Leur propre gestuelle sert de modèle à reproduire et à mimer en vue d’inculquer ou de réajuster les règles de la langue signée. C’est la force de préhension physique liée à l’usage des bras et des mains en particulier qui prévaut dans cette activité. Ceux-ci servent chez les éducatrices enseignantes à guider et aider les élèves, s’assurant, par exemple, du bon maintien de la posture du corps et d’une gestuelle conforme. Les enseignants réitèrent les consignes et les explications en combinant les modes de communication verbaux et non verbaux, contrôlent, encouragent, félicitent et commentent avec bienveillance les actes accomplis par chaque élève. Les formes d’interaction entre enseignants et apprenants sont constantes et donnent lieu à un continuum verbal et gestuel particulièrement photogénique pour l’exploration visuelle. Le réalisateur multiplie les situations filmées de ce type sans négliger pour autant d’autres aspects de la vie quotidienne de cette institution.
Pour les élèves aveugles ou déficients visuels, l’apprentissage de l’écriture braille avec la traditionnelle machine à écrire à six touches, Perkins, ou l’écriture manuelle munie de poinçons et autres tablettes font l’objet d’une attention particulière du cinéaste qui multiplie en pareilles situations, gros et très gros plans sur les mains, les doigts et les visages attentifs des apprentis (figures 5 et 6).
Le quotidien est également rythmé par les réunions, les temps de formation et de coordination des orientations générales définies par l’équipe de direction, les récréations, les promenades, les activités en classe sur des contenus plus académiques (sciences, musique, histoire, anglais), les ateliers préprofessionnels (développement de compétences autour de l’économie domestique pour favoriser l’autonomie et l’indépendance à l’extérieur), les séances d’éducation physique et sportive, les repas, la pastorale, les conseils avec le psychologue ou les problèmes ponctuels de discipline. La juxtaposition dans les films de ce répertoire d’activités qui scandent les journées, atteste d’une implication sans relâche des équipes éducatives et fournit un ensemble de repères sur le fonctionnement et l’atmosphère générale qui règne dans ce lieu de vie.
L’ajustement des mouvements de la caméra à la mobilité du corps dans l’espace
Un autre exemple de parti pris scénique intéressant chez F. Wiseman consiste à filmer les déplacements et à faire coïncider l’adaptation du corps dans l’espace par les protagonistes aveugles ou déficients visuels avec l’exploration par le film. Une des premières séquences extraite de Multi-handicapped montre un exercice visant l’acquisition de l’autonomie avec le trajet d’un jeune homme aveugle sur un sentier piéton situé à l’extérieur de l’école. Accompagné d’une éducatrice, il s’oriente avec une canne, effectue des pauses puis poursuit son itinéraire avec prudence. L’éducatrice positionnée derrière lui ajuste la posture ou la direction des pas du jeune homme par une série de contacts. Elle pose ses mains sur sa canne, le saisit par le bras ou lui transmet des consignes via la technique de la signature co-active qui consiste, pour les personnes valides et invalides, à bouger les mains et les bras dans la simultanéité et par contact direct pour communiquer. La caméra suit la progression du jeune homme dans son appréhension hésitante du milieu à l’aide de cadrages en plan de demi-ensemble ou rapprochés sur le haut du corps ou sur la canne. Elle rend compte avec précision des difficultés auxquelles est confronté le jeune aveugle au cours de cet exercice de repérage dans un nouvel espace. La caméra épouse le rythme de l’activité dominée par le doute avec de multiples arrêts et reprises de la marche. Ceux-ci sont traduits à l’image par des plans fixes lorsque le jeune homme est immobile ; des panoramiques et des travellings dès qu’il est en mouvement (figures 7, 8, 9, 10).
Dans Blind, un autre film uniquement centré sur la cécité, l’exploration des lieux par de jeunes enfants et une adolescente fait l’objet de trois longues séquences. Cette exploration s’effectue avec ou sans canne et de manière progressive et mesurée dans les locaux de l’institution. L’activité se prête particulièrement bien à l’exploration cinématographique dans la mesure où l’opérateur de prises de vues ajuste ses mouvements de caméra avec les déplacements des individus dans la trajectoire empruntée. Une série de travellings avant ou latéraux et de panoramiques descendants (quand il s’agit, par exemple, de cadrer les pieds qui tâtonnent entre deux supports au niveau du sol) suivent au plus près le circuit partiellement ou totalement maîtrisé des individus et les cadences qui le scandent. Les délimitations visuelles se font au gré des arrêts et des reprises des trajets dans les couloirs et les escaliers. L’exercice est marqué par l’adoption chez les individus en situation de handicap visuel de différentes stratégies. Dans une séquence, un enfant aveugle familiarisé avec l’exercice parvient à s’orienter seul, sans canne. Il traverse les couloirs et change d’étage en repérant les murs latéraux qui lui serviront d’appui, les rampes d’escalier pour descendre et monter les marches ou les matériaux utilisés (distinguer un tapis d’un sol carrelé). La caméra suit pas à pas le jeune enfant dans ses recherches successives de repères des obstacles à contourner mais aussi dans la détermination qui l’anime à aller seul d’un point à l’autre et par conséquent, à faire montre à ses enseignantes de son degré d’autonomie (figures 11 et 12).
La continuité de présentation filmique où se succèdent une série de plans longs dans une épaisseur spatio-temporelle très proche de la réalité rend compte de ce qui se joue dans l’activité en question. C’est grâce à une réactivation de la mémoire des lieux par les sens du toucher et de l’ouïe que l’adoption d’automatismes et d’une gestuelle appropriée est possible.
Il en va de même dans une autre séquence filmée de manière analogue où l’on suit cette fois une enfant munie d’une canne arpenter les couloirs au prétexte de la recherche d’une fontaine à eau. Dans une proximité physique et verbale avec l’enfant, l’éducatrice prodigue des conseils, pose des questions, ajuste la posture, veille à sa sécurité. La séquence d’une durée de seize minutes met à jour certains ressorts des modalités de transmission et d’accompagnement vers l’autonomie qui président à la relation pédagogique et au projet global de cette école. Dans ce contexte, le réalisateur scrute autant les mouvements de l’enfant que le comportement de l’éducatrice (figures 13, 14, 15, 16).
Il en résulte à l’image une approche immersive des lieux et un indice des relations de confiance nouées entre l’équipe pédagogique et éducative et les élèves. Ce constat est renforcé par l’ambiance sonore du film14, désencombrée de commentaire ou de musique extradiégétique. La description visuelle se double alors d’une description sonore et participe ainsi à la connaissance de l’univers quotidien dans lequel évoluent les pensionnaires du lieu.
Wiseman fournit avec ces trois longs métrages totalisant sept heures de visionnage au total, un panorama assez complet des méthodes d’apprentissage et d’accompagnement des activités motrices, intellectuelles et ludiques en milieu protégé. De nombreuses séquences témoignent de l’efficacité éprouvée des pratiques éducatives et pédagogiques fondées en grande partie sur les principes d’itération. Le point de vue défendu par l’auteur consiste autant à pointer les difficultés et les obstacles qu’à souligner les progrès et les petites victoires du quotidien rencontrés par chacun. La réflexion de Maurice Darmon au sujet du travail du réalisateur complète cette idée lorsqu’il avance que :
Dans une institution où les agents sont à la fois contraints et convaincus que la patience, le doigté, l’approbation, l’écoute et l’observation attentive sont leur tâche, leur fonction et leur métier, et où les usagers sont dans l’urgence vitale de trouver en eux le courage de surmonter les obstacles que représentent chaque pas ou chaque geste, l’idéologie et son inévitable expression ne sont plus que des abstractions décoratives15.
Dans un tout autre style, le cinéaste allemand Werner Herzog aborde ces mêmes enjeux tout en incluant un questionnement sur le rapport complexe et étrange au monde que produit l’expérience du handicap sensoriel.
Un parcours guidé et contrasté du handicap sensoriel en société
Partisan d’un décloisonnement des frontières entre fiction et documentaire16, Werner Herzog éclaire et prolonge les connaissances sur le sujet du handicap sensoriel et les enjeux posés par la représentation de ce qui, par définition, est « irreprésentable ». Dans un registre mêlant réalisme et questionnement philosophique, le film invite le spectateur à comprendre depuis la réalité empirique, ce que recouvre chez ceux qui l’habitent, l’étendue du Pays du silence et de l’obscurité.
Au cœur du projet cinématographique, la personnalité d’une femme engagée
Le fil conducteur de l’œuvre réalisée en 1971 repose sur la personnalité de Fini Straubinger, une femme âgée de 58 ans, aveugle et sourde depuis l’adolescence. Sa détermination et son sens du collectif la poussent à aller à la rencontre de ceux qui partagent son handicap et à tenter de stimuler ceux qui ne sont pas encore parvenus à entrer en communication avec le monde qui les entoure. Le parcours tracé par Fini Straubinger plonge le spectateur au milieu d’une communauté dont l’univers perceptif est insondable. Seuls quelques indices de ce dernier sont indiqués sur le film grâce à la stratégie de réalisation imaginée par Herzog, une stratégie au sens où l’entend le théoricien Jean-Luc Lioult quand il précise que :
Ce qui fonde un travail de documentariste est une stratégie, c’est-à-dire un ensemble de moyens mis en œuvre pour atteindre un objectif17.
Cet objectif, c’est donc celui que s’est fixé Herzog quand il choisit, par exemple, d’insérer à l’intérieur du récit-cadre, des images d’emprunt, décide de faire dire sous forme de commentaire à Fini Straubinger – consciente du subterfuge –les mots du réalisateur18 ou fixe par des plans de très longue durée, les corps meurtris et les yeux hagards des individus murés dans leur infirmité.
Les évènements introduits par Fini Straubinger prennent place dans des lieux déterminants, avec une proximité physique de la caméra qui s’ancre pleinement dans l’instant vécu. Une preuve de ce principe apparaît ostensiblement lorsque, dans un zoo, la main d’un singe saisit la lentille de l’objectif de l’appareil lors d’une séquence. À cet instant, alors, « notre regard secoué par cet ébranlement de l’image nous rappelle d’un coup la proximité de la caméra auprès des gens filmés19 ». Les activités décrites à l’image se déroulent d’abord en milieu ouvert, lors de sorties culturelles où l’on suit Fini Straubinger et ses compagnons de route expérimenter de nouvelles sensations à la faveur, par exemple, d’un baptême de l’air, de visites dans un zoo ou dans une serre botanique. Elles sont un prétexte pour expérimenter de nouvelles perceptions physiques (le voyage en avion) et différents univers tactiles (le contact direct provoqué avec un primate que Fini Straubinger porte contre elle, la surface rugueuse ou piquante des cactus appréhendés du bout des doigts avec précaution). La caméra suit au plus près les individus se laisser surprendre et émouvoir face à ces perceptions inédites qui ont pour seul vecteur de préhension le toucher. Les séquences soulignent à quel point le sens du toucher constitue l’unique canal sensoriel reliant les personnes aveugles et sourdes au réel et, par extension, à la société. L’insertion de pareilles manifestations dans le film permet de « situer » les individus dans une portion de l’espace social. Les contextes ordinaires qui sont décrits à l’image prennent avec ce public en particulier, les attributs d’une expérience extraordinaire. Ces images interpellent dans une certaine mesure sur la place effective qu’occupent ces individus peu ou pas socialisés avec leur environnement. Le caractère exceptionnel que revêt cette démarche dans le film invite à réfléchir aux représentations sociales du corps invalide quand il occupe un autre espace que celui auquel sa déficience avait pour usage de l’assigner. La réflexion du sociologue David Le Breton peut être utile pour prolonger cette idée :
Les représentations sociales du corps et les savoirs qui l’atteignent sont tributaires d’un état social, d’une vision du monde, et à l’intérieur de cette dernière d’une définition de la personne. Le corps est une construction symbolique, non une réalité en soi. D’où la myriade de représentations qui cherchent à lui donner un sens et leur caractère hétéroclite, insolite, contradictoire, d’une société à une autre. Le corps semble aller de soi mais rien finalement n’est plus insaisissable. Il n’est jamais une donnée indiscutable, mais l’effet d’une construction sociale et culturelle20.
L’enthousiasme provoqué face à la nouveauté et à la confrontation à la vie en société ressenti à l’occasion de ces sorties culturelles est contrebalancé dans un second temps par d’autres rencontres où la communication avec l’environnement social est plus problématique. Si l’invalidité physique peut être réduite à l’improductivité et à l’exclusion sociale, les différentes personnes présentées dans ces séquences prouvent qu’elle renferme aussi une vie intérieure inexpliquée ou énigmatique.
L’héroïne du film nous conduit au domicile de particuliers et dans des structures peu adaptées au handicap sensoriel (un hôpital psychiatrique, une maison de retraite). Les publics rencontrés dans ces lieux sont les témoins directs de l’inadaptation et de l’insuffisance des soins qui sont censés leur être prodigués. Prostrés et repliés sur une gestuelle minimale du corps, la caméra scrute les manifestations physiques visibles de l’homme non socialisé, du corps négligé, malformé, symptômes de l’abandon. Cette incursion dans différents univers est très éloignée de la prise en charge du handicap selon des protocoles médicaux et sociaux bien définis que décrivaient avec évidence les travaux de Wiseman explorés plus haut. De surcroît, elle renforce l’impression de profonde solitude et d’isolement dans lesquels les personnes sourdes et muettes présentées à l’écran sont plongées, et pour certaines d’entre elles à l’écart de toute forme de sociabilité et de contact avec la société. À plusieurs reprises, l’entourage familial et les individus directement confrontés à l’infirmité et en capacité de s’exprimer, s’épanchent auprès de leur interlocutrice sur leur condition, leur combat ou leur résignation. Les propos des uns et des autres, combinés à la puissance d’évocation des images capturées par l’équipe de Herzog sur les personnes privées de tout mode de communication, fournissent les preuves de la complexité des situations et la faiblesse sinon l’absence de solutions proposées par le milieu social et médical.
Les protagonistes présentés à l’image sont victimes de lésions irréversibles et pour certaines dégénératives. En dépit de ce constat, le dynamisme et l’engagement infaillible de Fini Straubinger apportent une lueur d’espoir.
Les atouts de l’alphabet digital et des techniques de communication tactiles
Le modèle de communication adopté par Fini Straubinger rejoint celui qui fait l’objet de longues descriptions chez Wiseman. On y retrouve une méthode où l’alphabet et la syntaxe sont signés dans la paume des mains et le long des doigts21 comme l’explicite l’héroïne filmée en gros et très gros plan (figures 17, 18, 19, 20).
À plusieurs reprises, Fini Straubinger est filmée tantôt avec son accompagnatrice et traductrice sur le terrain à la rencontre des non-initiés pour plébisciter les atouts de cette méthode ; tantôt avec son réseau amical, rompu aux mêmes techniques et avec lequel elle partage des discussions signées.
Au fil du récit, le film s’enrichit d’autres séquences où Fini Straubinger est éclipsée au second plan. Dans ce cas, l’opérateur de prises de vue fait usage à certains moments de la profondeur de champ. Il place au premier plan de la présentation visuelle, des situations où les modes d’interaction et de communication passent pour les individus concernés, par des expériences perceptives variées. Ce procédé technique a le mérite d’inscrire la protagoniste principale du film dans l’espace du plan et de signifier sa présence en creux.
Une des séquences en question montre un jeune adolescent polyhandicapé qui, aidé par son père, fait l’expérience d’une baignade. On aperçoit Fini Straubinger communiquer avec sa traductrice à l’arrière-plan et possiblement commenter ce qu’elle comprend de la situation. À mesure que l’individu se familiarise avec le milieu aquatique, les cadrages à longue focale se concentrent sur ses réactions et sur la présence rassurante de l’adulte à ses côtés. Une musique classique extradiégétique recouvre peu à peu le son diégétique de la scène comme pour accentuer l’impression du plaisir ressenti par l’intéressé.
Une seconde séquence filmée dans la structure spécialisée montre une enseignante installée au milieu de deux enfants polyhandicapés de naissance (Figures 21, 22, 23, 24). L’un d’entre eux, aveugle et sourd profond, est muni d’un appareillage, un amplificateur d’ondes permettant de percevoir les vibrations du son. Un cadrage serré est centré sur les trois protagonistes en action. La séance d’apprentissage est ponctuée par toute une batterie de gestes et de sonorités conduits par l’enseignante qui procède alternativement au toucher du visage, de la mâchoire et des lèvres des enfants afin de les amener à répéter les sons. Cette technique aide la prononciation des syllabes et donne à la bouche de l’enfant la forme du son attendu. L’activité montre dans une concaténation immédiate comment l’enfant passe du statut de récepteur des sons à celui d’émetteur en reproduisant dans la foulée ce qu’il a perçu. La caméra mobile montre la formatrice prendre la main des enfants pour leur faire comprendre les gestes qui vont les aider à décrire et articuler les sons. À son tour, un des enfants procède de manière similaire en mimant le geste initié par l’instructrice à l’endroit de l’enfant assis en face de lui. La valeur démonstrative de cette séquence ne fait aucun doute. Son intérêt tient autant à la forme de présentation audiovisuelle qu’à ce qu’elle nous apprend du processus de transmission des techniques d’apprentissage du langage.
L’analyse de plusieurs séquences extraites des trois films documentaires a révélé des situations en rupture avec l’environnement médical, social et culturel dans certains cas ; en continuité et dans une dynamique d’inclusion, dans d’autres configurations. Cet idéal d’inclusion apparaît au moins discrètement et en arrière-plan dans les œuvres de Wiseman en particulier. Et quand il se produit, il suit un modèle social du handicap qui met à l’épreuve tous les acteurs impliqués. En effet, dans l’institution en Alabama, la réussite des méthodes employées en est la traduction la plus immédiate alors que le combat individuel mené par Fini Straubinger apparaît dans son contexte, plus délicat à relever.
Les films étudiés ont pour dénominateur commun de rendre compte des capacités et incapacités perceptives, motrices et cognitives des individus et groupes d’individus évoluant en milieux protégés et ouverts. Ils mettent au jour la variété des formes que peuvent prendre les interactions sociales ordinaires, quand elles existent. Parmi les choix qui président aux mises en scène de Frederick Wiseman et Werner Herzog, on trouve une densité de descriptions des situations et des processus de transmission et d’acquisition des savoirs, des obstacles rencontrés, des réussites et des enjeux sociaux multiples. Les films documentent, dans leur style respectif, différentes facettes de l’univers du handicap sensoriel. À l’appui des représentations réalistes fournies dans les trois films se trouve incontestablement une démarche dépolitisée, dénuée de toute explication clinique ainsi que de toute forme d’idéalisation ou de commisération. La préoccupation des deux cinéastes se concentre sur ce qu’engagent concrètement dans le quotidien de ceux qui en sont affectés, les fonctions physiologiques dégradées et la manière dont l’environnement culturel, médical et social parvient à apporter des réponses adaptées. Dans cette démonstration, les cinéastes font de l’expérience humaine le primat de la connaissance car c’est par son intermédiaire que l’individu s’éveille au monde et rejoint la communauté.