Dans les Disability Studies, la philosophie de Descartes est souvent considérée, lorsqu’elle y est mentionnée, comme l’origine de représentations sociales du handicap encore prégnantes aujourd’hui, et préjudiciables aux personnes directement concernées1. Du côté de ce que l’on nomme en français le « handicap psychique », on soutient, dans la lignée de Foucault, que Descartes a construit la représentation de la folie comme le grand Autre de la raison, et ainsi justifié l’institutionnalisation des « fous2 ». Du côté du « handicap mental », le philosophe aurait initié, du fait du dualisme qu’il instaure entre l’âme et le corps, l’infériorisation, voire la déshumanisation des personnes en question : dès lors que le « soi » équivaut à la « chose pensante », abstraction faite de la « chose étendue », celles-ci sont abaissées en deçà de ce qui fait la pleine humanité3. Au travers de sa théorie de la vision, le cartésianisme aurait enfin élaboré une représentation irréaliste de la cécité et des personnes aveugles, réduites au sens du toucher et privées des principales opérations de la pensée4. Selon Georgina Kleege5, Descartes aurait ainsi introduit dans la philosophie ce qu’elle nomme, à la suite d’Elisabeth Gitter6, « the Hypothetical Blind Man » (« l’aveugle hypothétique »), incarnation théorique d’une idée fantasmée de la cécité.
Nous nous proposons d’interroger à notre tour la conception cartésienne des aveugles et de la cécité, non pas à l’aune de récits individuels contemporains, qui, selon Kleege, permettent de l’infirmer, mais de représentations sociales du passé, que le philosophe a mises à distance en même temps que requalifiées. Nous montrerons d’abord que Descartes, par sa réduction même de la cécité au sens du toucher, procède à une rationalisation décisive de la représentation de l’« aveugle voyant » : il attribue aux personnes qui ne voient pas une forme de vision qui, à la différence du pouvoir de divination que les anciens Grecs octroyaient à certains, mais aussi du « regard intérieur » typique de la mystique de l’Âge classique, n’est aucunement surnaturelle. Nous soulignerons ensuite que cette rationalisation exclut cependant les aveugles du savoir que Descartes, comme un nouveau dieu, place en eux : celui, paradoxal, du processus d’élaboration de la vision. Nous établirons enfin que s’il ne prive pas les aveugles de toute pensée, le philosophe rationalise également, par les qualités épistémiques qu’il accorde à la (vraie) vue, la représentation, prioritairement médiévale, de l’« aveugle ignorant ».
La rationalisation de la représentation de l’« aveugle voyant »7
Voici ce que Descartes, en une adresse à ses lecteurs, écrit dans les toutes premières pages de sa Dioptrique :
Il vous est bien sans doute arrivé quelquefois, en marchant de nuit sans flambeau, par des lieux un peu difficiles, qu’il fallait vous aider d’un bâton pour vous conduire, et vous avez pour lors pu remarquer, que vous sentiez, par l’entremise de ce bâton, les divers objets qui se rencontraient autour de vous, et même que vous pouviez distinguer s’il y avait des arbres, ou des pierres, ou du sable, ou de l’eau, ou de l’herbe, ou de la boue, ou quelqu’autre chose de semblable. Il est vrai que cette sorte de sentiment est un peu confuse et obscure, en ceux qui n’en ont pas un long usage ; mais considérez-la en ceux qui, étant nés aveugles, s’en sont servis toute leur vie, et vous l’y trouverez […] parfaite et […] exacte8.
Il est question dans ce texte d’aveugles non pas hypothétiques, mais réels, tels qu’on peut encore les croiser, en ce début de xviie siècle, souvent adonnés à la mendicité. À ces aveugles, Descartes attribue une connaissance d’ordre sensible (la perception « des arbres, ou des pierres, ou du sable, ou de l’eau, ou de l’herbe, ou de la boue », etc.) qu’il qualifie de « parfaite » et « exacte ». Ces deux notions surgissent en contrepoint de la sensation « un peu confuse et obscure » que peuvent éprouver les personnes qui voient en pareil cas. Or, Descartes oppose, dans son œuvre, l’obscurité à la clarté et la confusion à la distinction9. Il nous dit donc ceci : les perceptions que les aveugles-nés reçoivent au moyen d’un bâton sont tout à fait claires et distinctes. La clarté est située du côté de la cécité, l’obscurité de celui de la vision. Au moyen de leur bâton, les aveugles non seulement ne confondent pas entre eux les objets, mais les identifient parfaitement.
Comme le souligne Georgina Kleege10, seul le sens du toucher est ici mentionné, à l’exclusion des autres modalités sensorielles – notamment l’ouïe – qui jouent pourtant un rôle décisif dans le déplacement des aveugles. Pour une raison qu’elle a relevée, et que nous signalerons plus bas, Descartes ampute ainsi largement cette expérience de la cécité – d’où la formule de Kleege, néanmoins excessive, d’« aveugle hypothétique ». Cependant, nous la suivons plus difficilement lorsqu’elle écrit qu’outre cela, le philosophe déforme la finalité du bâton, pour cette raison qu’il en fait un outil de perception, au lieu d’un instrument de locomotion11 : qu’est-ce que percevoir « des arbres, ou des pierres, ou du sable, ou de l’eau, ou de l’herbe, ou de la boue », si ce n’est détecter ce qui peut ou bien faire obstacle, ou bien aider à la marche ? Perception et locomotion sont ici indissociables. Ainsi, Kleege, sur ce point, rejoint en réalité Descartes, qui, de manière générale, attribue aux sens une finalité non pas théorique, mais essentiellement pratique12. Il nous semble enfin plus difficile encore de la suivre quand elle affirme que l’auteur de la Dioptrique n’attribue ici aux aveugles ni mémoire ni autre forme de cognition13 : l’identification des obstacles n’est-elle pas en même temps un acte de remémoration ? Et la remémoration, ainsi que la perception, ne sont-elles pas, pour Descartes lui-même, des actes de cognition14 ?
Loin de priver les aveugles de pensée, le philosophe estime que le toucher médiatisé permet de distinguer et d’identifier les objets tout aussi bien que le peut la vue :
[…] les différences, qu’un aveugle remarque entre des arbres, des pierres, de l’eau, et choses semblables, par l’entremise de son bâton, ne lui semblent pas moindres que nous sont celles qui sont entre le rouge, le jaune, le vert, et toutes les autres couleurs […]15.
Tandis qu’Aristote, en accord avec les représentations de l’Antiquité grecque16, considérait la vue comme le plus élevé des sens, plus précisément comme celui qui délivre « le plus de différences17 », Descartes, tout en contestant la portée épistémique des perceptions sensibles dans leur immédiateté, soutient que, dans le domaine pratique, il n’en est rien. Là où le Stagirite, à propos de la vue, écrivait que « [c]'est […] grâce à elle qu’il nous est possible de faire quoi que ce soit », et « qu’elle nous assiste dans nos plus grandes actions, alors que, privés d’elle, nous resterions presque complètement immobiles18 », l’auteur de la Dioptrique montre ici qu’à son absence, peut s’associer la plus heureuse mobilité.
Il rompt ainsi non seulement avec les philosophies et représentations de la Grèce antique, mais encore avec celles du Moyen Âge, dont les contes, farces et fabliaux mettent en scène des aveugles, ou bien flanqués de leur valet, ou bien esseulés, et par là même immobilisés – tel celui d’André de la Vigne, qui, dans La Moralité de l’aveugle et du boiteux, déclare tout net : « Hélas ! je vais sans aucun doute mourir sur place, faute d’un valet19. » Dans La Vie de Lazarillo de Tormès, publié vers 1554, régulièrement réédité jusqu’au début du XVIIe siècle et considéré comme le premier roman picaresque, tout se passe comme si l’aveugle guidé par le héros éponyme n’était pas de lui-même capable de distinguer les obstacles dressés sur son chemin. Lazare reconnaît ainsi :
Moi, cependant, je le menais toujours par les plus mauvais chemins, exprès, pour lui faire le plus de mal possible. S’il y avait des pierres, par les pierres ; s’il y avait de la boue, en plein milieu […]20.
Le couple de l’aveugle et du boiteux, ou de l’aveugle flanqué de son valet, se retrouve encore dans plusieurs mystères, publiés jusqu’au début du XVIIe siècle.
L’estampe que nous reproduisons ci-dessous, réalisée par l’artiste lorrain Jacques Callot vers 1622, est typique de cette représentation de l’aveugle placé sous la dépendance de son guide. Elle montre, de profil, un vieillard en haillons, dont on reconnaît la cécité à ses yeux clos, et au bâton appuyé le long de son manteau. Tout près de lui, à gauche sur l’image, son compagnon, de face, tient dans sa main droite un chapeau destiné à l’aumône. Malgré la présence du bâton, l’aveugle appuie sa main droite sur la main gauche de son guide. Ainsi, la description, effectivement tronquée, que nous livre Descartes de la locomotion au moyen d’un bâton, s’inscrit cependant dans le cadre de la rupture qu’il opère avec cette représentation de la cécité comme dépendance.
Mais comment Descartes conçoit-il exactement cette capacité tactile ? Participe-t-il ici, comme l’écrit Georgina Kleege21, à la perpétuation de ce qui relève effectivement d’un préjugé, et en ce sens d’une autre dimension de l’« aveugle hypothétique », à savoir l’idée selon laquelle les sensations tactiles sont plus développées chez les personnes qui ne voient pas ? Soulignons d’abord que le philosophe, dans le texte que nous avons cité, circonscrit cette plus grande acuité des perceptions tactiles aux aveugles de naissance. Et ce, parce qu’il faut, selon lui, un « long usage » pour distinguer, quand on ne voit pas, les différents objets avec l’aide d’un bâton. Loin de considérer les aveugles comme un groupe homogène, le philosophe introduit ainsi, de manière implicite, une distinction cardinale : celle qui existe entre cécité native et cécité acquise. Si l’absence de vue occasionne selon lui une locomotion ainsi qu’une expérience sensible qui, la nuit, sont plus efficientes que celles des voyants, ce n’est donc pas, comme on le croit encore souvent22, que les aveugles-nés seraient doués d’une sensibilité innée particulière, mais que l’usage répété de leur bâton accroît la qualité de leurs perceptions. Cependant, si Descartes évite cet écueil, il ne tombe pas moins dans le préjugé dénoncé par Kleege (avant elle par Pierre Villey23, et après elle par David Bolt24 et Hannah Thompson25) : d’après le philosophe, l’aptitude de la cécité à égaler, et même, dans certaines circonstances, à surpasser la vue, se fonde sur une conception de la sensibilité conçue comme capacité susceptible d’un déploiement d’acuité.
C’est la raison pour laquelle le philosophe écrit, à propos des aveugles-nés, « qu’on pourrait quasi dire qu’ils voient des mains et que leur bâton est l’organe de quelque sixième sens, qui leur a été donné au défaut de la vue26 ». Si, selon lui, l’on peut dire en un sens que les aveugles de naissance « voient des mains », c’est qu’ils perçoivent au moyen de leur bâton, aussi bien que ceux qui voient, les objets situés sur leur chemin. Si l’on ne peut cependant l’affirmer au sens strict, c’est que leur échappe la dimension sensible de la lumière et des couleurs. De même peut-on dire, en un sens, que leur bâton « leur a été donné au défaut de la vue », en cela qu’il la supplée excellemment. Mais on ne peut affirmer qu’il s’agit là d’un don : nul n’a procédé à cette compensation, les aveugles seuls déploient de telles perceptions.
Sans doute Descartes se réfère-t-il implicitement au mythe grec de Tirésias – à la fois cause et reflet d’une autre représentation de l’Antiquité grecque, et plus précisément à la version reprise par Apollodore au IIe siècle avant notre ère :
Selon Phérécyde, il fut aveuglé par Athéna : Chariclo était très chère à Athéna [lacune], et Tirésias vit la déesse complètement nue ; elle lui couvrit les yeux avec ses mains et lui ôta la vue ; Chariclo la pria de rendre à son fils l’usage de ses yeux ; la déesse n’avait pas le pouvoir de le faire, mais, purifiant les oreilles du jeune homme, elle le rendit capable de tout comprendre du langage des oiseaux, puis elle lui fit don d’un bâton de cornouiller à l’aide duquel il pouvait marcher comme les gens qui voient27.
Tandis que chez Ovide, Tirésias, encore voyant, se déplace déjà en tenant un bâton28, cette version plus ancienne fait de l’instrument une conséquence de la cécité qui lui est infligée, et souligne, d’un point de vue pratique, la vertu de l’instrument à se substituer à la vision. Mais alors que dans ces lignes, le bâton procède d’une origine divine, nulle trace, chez Descartes, d’une intervention de Dieu pour en produire l’efficace. Cependant, Apollodore ne dit pas que Tirésias acquiert par là une nouvelle forme de vue : son bâton lui permet uniquement de se déplacer « comme les gens qui voient ». Son « art prophétique » n’est pas non plus de l’ordre de la vue, mais relève, dit le texte, d’une nouvelle forme d’ouïe.
D’autres auteurs en revanche conçoivent ce don de divination comme une forme de vision – ainsi de Callimaque de Cyrène, au IIIe siècle avant notre ère, lorsqu’il fait prononcer ces vers à Athéna :
Cesse donc de gémir, compagne qui m’est chère.
Je veux de ton enfant adoucir la misère ;
Ses yeux privés du jour, dans l’avenir obscur
Porteront un regard toujours prompt, toujours sûr29.
Au début du XVIIe siècle, ce motif du regard intérieur est réactivé par la pensée mystique. Jean de Saint-Samson, dont les yeux ne voient plus, incarne alors cette nouvelle figure de l’« aveugle voyant ». S’il ne s’agit plus de voir l’avenir, Saint-Samson saisit la lumière divine au cœur de ses « ténèbres ». Le Père Donatien, l’un de ses biographes, le présente comme un élu de Dieu, « aveugle des yeux corporels et très lumineux selon l’esprit30 ». En Angleterre, c’est le poète John Milton qui incarne, quelques décennies plus tard, cet archétype de l’« aveugle voyant ».
Pour Descartes au contraire, la cécité n’a rien d’une relation privilégiée à la divinité. Certes, tout se passe comme si le philosophe, dans la Dioptrique, réunissait en un seul les deux présents offerts à Tirésias en dédommagement de sa cécité : le bâton lui-même devient l’organe d’une forme de vision. Mais pour Descartes, cette « vision » n’est ni pouvoir de divination, ni accès à la lumière divine. Purement sensible, elle se loge dans le bâton des aveugles et, répétons-le, ne provient pas d’un don.
Encore faut-il être en mesure de rendre compte de la façon dont s’effectue une telle « vision ». Comment ce qui est insensible pourrait-il transmettre un sentiment ? Si le but de Descartes n’est pas de rendre raison de telles perceptions, il fournit néanmoins des éléments d’explication. Celles-ci attestent, selon lui, que de simples mouvements suffisent à produire dans l’âme des « sentiments » :
[…] il ne sort rien des corps, que sent un aveugle, qui doive passer le long de son bâton jusqu’à sa main, et […] la résistance ou le mouvement de ces corps, […] est la seule cause des sentiments qu’il en a […]31.
Nul besoin que ce par quoi se fait la perception soit lui-même sensible : celle-ci est occasionnée en l’âme par un continuum de mouvements, décodés par la glande pinéale au niveau du cerveau. Dès que l’on cesse d’opposer le bâton à la main qui le tient comme l’inanimé s’oppose à l’animé, l’apparence de surnaturel se dissipe : non plus sensible que le bâton, la main ne fait elle-même que transmettre des impulsions. Pas plus que le bâton, elle ne sent. L’âme est l’unique sujet du sentiment32, diversifié en fonction du mouvement – d’où la perception du mou, du dur, etc., reçue par les aveugles aussi finement que le sont les couleurs par les voyants. La causalité divine, et, avec elle, le mystère, disparaît.
Ainsi, Georgina Kleege a selon nous raison de lire chez Descartes une réduction de la cécité aux perceptions du toucher, et, surtout, une conception de ce toucher comme faculté sensible plus développée que celle des autres hommes. Cependant, non seulement il ne s’agit pas là, d’après le philosophe, d’une qualité innée qui distinguerait essentiellement les aveugles des voyants, mais Kleege nous paraît manquer le geste décisif que celui-ci accomplit : par la réduction de la « vision » des aveugles aux perceptions qu’ils reçoivent au moyen d’un bâton, cette qualité acquise, qui certes en vient dans le temps à les distinguer des voyants, cesse de marquer entre eux une différence de nature, entre le divin d’un côté, et l’humain de l’autre, pour n’être plus que de simple degré : ceux qui voient accèdent également, quoique moins exactement, aux perceptions transmises par un bâton. Surtout, le texte même que nous avons commenté suppose que ceux qui voient pourraient, par l’usage, percevoir de la sorte les objets aussi clairement que les aveugles. Aussi le préjugé cartésien ne revient-il en rien à marginaliser la cécité, y compris là où, très nettement, il la situe, à savoir au sein de la commune humanité.
Mais pourquoi qualifier de « vision », ou même de « quasi vision », une telle forme de perception ? Sans doute Descartes n’échappe-t-il pas au désir de ceux qui voient – tant la cécité leur semble tragique – d’attribuer, coûte que coûte, une forme de vue à ceux qui ne voient pas33. Cependant, une telle rationalisation de l’« aveugle voyant » tient avant tout au projet même du philosophe, qui, dans la Dioptrique, passe par la cécité pour élaborer… une théorie de la vision.
L’« aveugle voyant » : un modèle d’intelligibilité de la vision des yeux
Repenser les mythes grecs pour leur substituer une conception rationnelle de la cécité n’est pas le but de Descartes. Si s’opère de fait, dans la Dioptrique, une telle rationalisation de la représentation de l’« aveugle voyant », c’est parce qu’elle vient servir l’intention du philosophe : produire une science de la vision susceptible de maîtriser la fabrication des instruments optiques, lunettes et microscopes, dont on considère depuis leur invention récente qu’ils conditionnent la connaissance de la nature. L’impuissance de la vue à nous faire immédiatement connaître les objets tels qu’ils sont en eux-mêmes n’empêche pas, d’après Descartes, qu’elle soit de nature à contribuer aux progrès de la connaissance : par-delà la lumière et les couleurs, qui, dans la nature, ne ressemblent pas aux sentiments que nous en avons, la vue délivre des sensations de figures et de grandeurs dont les apparences, corrigées par la raison, produisent des idées vraies34.
Le paradoxe est à son comble : pour Descartes, les perceptions tactiles des aveugles viennent éclairer le processus de la vision. C’est pour cette raison, comme le souligne Kleege35, qu’il commence par réduire la cécité au seul sens du toucher.
Les aveugles qui manient des bâtons éprouvent, nous l’avons vu, la transformation de mouvements physiques en sentiments. Leur expérience nous apprend donc que ce qui cause la perception peut fort bien ne pas lui ressembler. Elle vient ensuite attester que l’objet perçu ne se transporte pas lui-même jusqu’à l’organe du sens – seules sont transmises de proche en proche, mécaniquement, des impulsions36. Enfin, une telle perception est parfaitement instantanée : le bâton se meut des deux bouts en même temps37, aucune durée ne sépare l’impulsion du sentiment. Or, pour Descartes, ces trois caractéristiques de la perception médiatisée par un bâton valent également pour la vision. Comparable au bâton des aveugles qui transmet depuis l’objet des impulsions, l’air transporte, pour ceux qui voient, l’action de la lumière, qui suscite au niveau du cerveau un sentiment dont elle diffère radicalement. En outre, de même que rien ne circule dans le bâton de l’aveugle, l’objet vu n’effectue nul voyage jusqu’à l’œil. Enfin, tous ces mouvements, selon Descartes, s’effectuent en un instant, de sorte que l’objet, sitôt regardé, se donne à voir. Cette conception fait rupture avec celle qui, inspirée d’Aristote, prévalait jusqu’alors, et rendait compte de la vision par le transport, depuis l’objet, d’une « image voltigeante38 » jusqu’à l’œil. Ainsi, la perception tactile des aveugles fournit le modèle d’intelligibilité de la vision. Tandis que la vue donne à croire, parce qu’elle délivre des images, que c’est par des images qu’elle se fait, le toucher médiatisé par un bâton, parce qu’il n’en contient pas, dit la vérité de la vision.
Nous avons là, de prime abord, une valorisation inédite de la cécité. Descartes en effet va bien plus loin que d’attribuer aux aveugles un univers perceptif aussi riche et utile à l’action que celui des voyants : il affirme que c’est les yeux fermés que l’on accède à la connaissance de la vision, là où la vue se fait obstacle – nous dirions, aujourd’hui, « handicap ». Les aveugles ont donc paradoxalement l’avantage sur les voyants d’expérimenter le mécanisme de la vision. Comme Tirésias, ils éprouvent ce qui leur demeure invisible – non pas l’avenir des hommes, mais le surgissement du visible. Comme le devin de Thèbes qui sait d’Œdipe ce que lui-même ignore, les aveugles perçoivent, de leurs mains, la condition cachée des voyants. C’est donc en un nouveau sens qu’il faut entendre l’idée selon laquelle les aveugles sont doués de vue : ils éprouvent, dans leur main, la causalité de la vision. Le philosophe dépasse ici le topos, qui, de l’Antiquité grecque à nos jours, soutient que la cécité ouvre les yeux de l’esprit. S’il s’inscrit par ailleurs dans cette tradition, et, en métaphysique, ferme les yeux pour mieux penser39, Descartes ne fait pas moins subir à la figure de l’« aveugle voyant » un nouveau bouleversement : la « vision » des aveugles dit désormais le fondement de celle des yeux.
Située au cœur de ce que l’on a nommé depuis la « révolution scientifique », une telle affirmation révèle son soubassement : une physique mécaniste, qui fait de la nature une matière inerte soumise à la mesure. C’est en effet parce que la vision, pour Descartes, repose pour lui, d’entrée de jeu, sur une série de mouvements invisibles, qu’il peut attribuer aux aveugles une forme de vue. A contrario, une philosophie qui conçoit la vision selon sa dimension qualitative ne peut soutenir que les aveugles « voient des mains ». Une telle affirmation n’aurait pu avoir de sens ni pour Aristote, ni pour ses successeurs. Dès lors en effet que la vision consiste, comme le soutient le Stagirite, en « l’acte commun du sens et du sensible », en l’occurrence la saisie, par l’âme sensitive, des couleurs de l’objet actualisées par la lumière dans le « diaphane40 », un aveugle ne saisit rien de ce en quoi consiste l’acte de voir : loin d’être reconductible à des figures et des mouvements, le visible n’a d’autre dimension que sa visibilité, à laquelle la cécité complète n’a par définition aucun accès. Il en est de même de la pensée des scolastiques41 : le voyage des « espèces intentionnelles » depuis les corps sensibles jusqu’à l’œil est inconnu des aveugles, dont, nous l’avons vu, rien ne circule dans le bâton. Au contraire, la science moderne pouvait rationaliser la représentation de l’« aveugle voyant », c’est-à-dire qualifier de « vision » les perceptions obtenues au moyen d’un bâton – et, par extension, toute perception produite autrement que par la vue.
Cependant, la rationalisation de cette représentation produit, sous la plume de Descartes, une figure d’aveugle cette fois-ci bel et bien « hypothétique », sorti de l’entendement du philosophe, et nullement des rues de France ou de Hollande. Sur la gravure de la Dioptrique ci-dessous reproduite, nous voyons en effet un aveugle d’âge mûr en haillons, pieds nus, le corps légèrement tourné vers la droite, tenant en main, non pas un, mais, loin de toute réalité, deux bâtons croisés. Il s’agit alors, pour Descartes, d’expliquer comment la géométrie des rayons lumineux corrige les déformations de la peinture rétinienne. Par-delà la reprise de la représentation stéréotypée de l’aveugle mendiant42, indiquons l’effet, souligné par Kleege43, de sa réduction à un simple moyen de pensée : la perpétuation de représentations irréalistes de la cécité.
Sous la plume de Descartes, la rationalisation de la représentation de l’« aveugle voyant » produit aussi, ironiquement, l’exclusion des aveugles de ce qu’ils lui ont permis d’élaborer. Seul en effet le philosophe interprète les perceptions que ceux-ci reçoivent de leur bâton comme disant la vérité de la vision – tout comme, aujourd’hui, ce sont le plus souvent les voyants, qui de l’extérieur, affirment que les aveugles voient (de leurs mains, et même par la langue ou les oreilles44) : dans les textes de Descartes, les aveugles savent évidemment qu’ils perçoivent tels et tels objets déterminés, mais non pas qu’ils éprouvent dans leurs mains le mécanisme de la vue. Si Tirésias avait connaissance du don que lui fit Athéna, le philosophe confère aux aveugles une forme de vision dont, silencieux, ils paraissent bien ignorer la possession.
Bien plus, la « vision » que les aveugles savent en revanche posséder dans leurs mains, à savoir la perception tactile des objets du quotidien, leur permet certes, pour Descartes, de se déplacer, mais nullement de s’élever jusqu’à la connaissance de la nature, dont dépend, selon lui, l’ensemble des autres sciences.
La rationalisation de la représentation de l’« aveugle ignorant »
Les aveugles, pour Descartes, voient quasi en marchant, et donnent à penser la causalité de la vision. Cependant, la « vue » dont ils sont doués n’est évidemment pas celle qui permet d’accéder aux instruments, lunettes et microscopes, dont l’usage accroît la connaissance de la nature45. Tandis que les aveugles, par-delà la profonde injustice de leur sort, tirent encore profit, en cette première moitié du XVIIe siècle, de l’aumône des plus riches, ils ne bénéficient en rien de ce qu’ils permettent, selon Descartes, de penser et de fabriquer. Certes, d’après le philosophe, « le plaisir de voir toutes les choses que notre vue découvre n’est point comparable à la satisfaction que donne la connaissance de celles qu’on trouve par la Philosophie », et « cette étude est plus nécessaire pour régler nos mœurs, et nous conduire en cette vie, que n’est l’usage de nos yeux pour guider nos pas46 ». Cependant, passé le temps de la métaphysique, dont les aveugles peuvent jouir parce qu’elle se fait dos aux sens, la vue redevient, selon lui, requise au progrès des connaissances.
Voilà pourquoi sans doute, Descartes, dans la Dioptrique, exclut les aveugles de son adresse au lecteur : dans les lignes que nous avons citées pour commencer, le pronom « vous » s’adresse à ceux qui ne sont pas « nés aveugles » et vraisemblablement ne le sont pas non plus devenus. Dans le même ordre d’idées, lorsqu’elle souligne ironiquement que Descartes ne sait pas compter47, Georgina Kleege entend signifier que ce n’est que du point de vue des voyants qu’un bâton peut constituer « l’organe de quelque sixième sens » : de celui des aveugles, auquel il aurait fallu se référer, il ne fournit qu’un cinquième sens.
De prime abord, rien d’étonnant à ce que Descartes ne s’adresse pas aux aveugles. Si cette première publication en français traduit le souci du philosophe de dépasser le cercle restreint des érudits et de rendre sa philosophie plus largement accessible, elle demeure illisible pour ceux qui ne voient pas – nous sommes encore loin de Valentin Haüy et de son procédé d’impression en relief. Mais il ne faut pas oublier que bien avant cette invention, certains aveugles, certes rares, certes privilégiés, ont eu accès à la culture écrite, grâce au concours de lecteurs ou de lectrices48. Ce fut notamment le cas de Saint-Samson. Il n’aurait donc pas été insensé que Descartes les inclue parmi son lectorat. Mais, parce qu’il ne néglige pas la vision sensible au profit de la vision intelligible, et, afin d’en accroître la puissance de connaître, entend bien plutôt régler l’usage du « sens le plus universel et le plus noble49 », l’auteur de la Dioptrique ne pouvait que les exclure des destinataires de sa physique.
Si la primauté accordée à la vue ne date évidemment pas du XVIIe siècle, Descartes lui attribue, au sein de la hiérarchie des sens, une prééminence théorique qu’elle n’avait peut-être jamais connue. Selon Platon, c’est la vue de l’âme et non du corps qui délivre la connaissance50. Pour Aristote, l’excellence de la vue n’empêche pas le toucher de jouer un rôle épistémique de premier plan. Dans le second livre du De Anima, le Stagirite déclare ainsi que le toucher est « la sensation la plus précise chez l’homme51 ». Dans le traité De la génération et de la corruption, il affirme que c’est lui qui nous apprend les oppositions fondamentales (chaud-froid, sec-humide) qui distinguent et permettent d’ordonner les corps de la nature. À l’inverse, si Descartes lève l’idée d’immobilité que son prédécesseur associait à la cécité, elle ne saurait, via le toucher, permettre comme la vue de délivrer des vérités. Dans le bref passage du traité de L’Homme consacré au sens de « l’attouchement », il écrit ainsi :
Seulement faut-il remarquer qu’encore qu’ils [sc. les petits filets insérés dans les nerfs] soient fort déliés, et fort aisés à mouvoir, ils ne le sont pas toutefois tellement, qu’ils puissent rapporter au cerveau toutes les plus petites actions qui soient en la nature ; mais que les moindres qu’ils lui rapportent, sont celles des plus grossières parties des corps terrestres52.
Tandis que le toucher, selon Descartes, ne sert pas la connaissance, la vue forme le sens qui a les « petits filets, les plus déliés, et les plus aisés à mouvoir qui puissent être […]53 ». L’impuissance du toucher à atteindre autre chose que les « plus grossières parties des corps terrestres » se lit encore dans une lettre que Descartes adresse à Isaac Beeckman le 17 octobre 1630, dans laquelle il raille, au moyen d’un bref récit, le peu de valeur de l’un de ses manuscrits :
Représentez-vous devant les yeux un aveugle que l’avarice aurait rendu si fou qu’il s’amusât à passer les jours entiers à chercher des pierres précieuses dans les ordures de la maison de son voisin, et que toutes les fois qu’il rencontrerait sous sa main quelque pierrette ou quelque petit morceau de verre, il crût aussitôt avoir trouvé une pierre fort précieuse, et qu’après en avoir ainsi trouvé beaucoup de semblables, et en avoir rempli sa cassette, il se vantât d’être fort riche, fît parade de cette cassette, et méprisât toutes les autres ; ne diriez-vous pas d’abord que cet homme serait dans une agréable folie ? Que si après cela vous le voyiez continuellement attaché à cette cassette, appréhender les voleurs, et être en souci et chagrin de peur de perdre ces richesses qui lui sont inutiles ; pour lors, mettant la raillerie à part, ne le jugeriez-vous pas tout à fait digne de compassion ?
Examiner les objets au moyen du seul toucher revient ainsi, pour Descartes, à courir le risque de prendre pour un trésor ce qui n’est que verroterie. Si, dès lors qu’il ne s’agit pour eux que de se déplacer, les aveugles, d’après le philosophe, identifient et distinguent très bien les objets les uns des autres (« des arbres, ou des pierres, ou du sable, ou de l’eau »), ils se révèlent incapables de saisir, par-delà leur grossière apparence, les qualités qui sont constitutives des corps et intéressent la connaissance – lesquelles, en revanche, sont accessibles à la vue.
Bien plus, Descartes nous livre ici comme le résumé d’une petite farce, qu’il est aisé de situer dans la droite ligne des textes du Moyen Âge et de la Renaissance, où sont mis en scène des aveugles non seulement pauvres et dépendants, mais encore avares, voleurs, vantards et trompés. Voici ainsi ce que dit au destinataire de son récit le jeune Lazare que nous avons déjà rencontré :
Mais je veux aussi que vous sachiez, Monsieur, qu’avec tout ce qu’il amassait et possédait, jamais je n’ai vu homme si ladre ni si avare ; à tel point que moi, il me tuait de faim, et ne me donnait pas la moitié du nécessaire54.
Et par ailleurs, le jeune fripon de la première farce française, Le Garçon et l’aveugle, à celui qu’il guide et vient de détrousser :
Vous n’êtes pour moi qu’une merde.
Vous êtes trompeur et envieux :
Sans les gens de mon espèce,
Vous seriez déjà riche à millions ;
Mais vous paierez pour eux55.
Analogue à ce personnage peu reluisant, l’aveugle de la farce cartésienne fouille les poubelles, s’empare du « bien » d’autrui, fanfaronne et suscite la moquerie56. Tout se passe comme si l’ignorant prétentieux, fier de ses médiocres productions qu’est à ses yeux Beeckman, avait immédiatement fait songer Descartes à cette figure d’aveugle des plus grotesques. Mais loin d’être un simple résidu de cet imaginaire social, ce personnage s’inscrit parfaitement dans sa philosophie.
Une lettre de Descartes à Morin fait surgir un autre trait typique de la cécité telle qu’elle est représentée dans les farces, comédies et mystères médiévaux : son lien à la violence. Pour faire comprendre à son interlocuteur qu’une action peut se transmettre instantanément sans transport de matière, voici ainsi ce qu’il écrit :
[…] si deux aveugles tenant un même bâton le poussent si également, l’un à l’encontre de l’autre, que ce bâton ne se meuve point du tout, […] il est certain que chacun de ces aveugles, par cela seul que ce bâton est sans mouvement, peut sentir que l’autre aveugle le pousse ou le tire avec pareille force que lui […].57
Comme l’écrit Véronique Le Ru, Descartes met ici en scène « deux aveugles qui “joutent” avec un seul bâton58 ». On a là un trait typique de l’imaginaire associé à la cécité. Ainsi le Lazare de Tormès décrit-il l’aveugle auquel il sert de guide :
Cependant, avec le bout de son bâton, il n’arrêtait pas de me caresser la tête, que j’avais toujours pleine de bosses et toute plumée de ses mains59.
L’œuvre publiée de Descartes n’est pas non plus exempte de ce genre de portrait d’aveugle. Dans la sixième partie du Discours de la méthode, le philosophe écrit ainsi, à propos des disciples d’Aristote, qui, loin d’être parvenus à égaler leur maître, se sont contentés de créer un vocabulaire abscons pour mieux briller dans les débats d’école :
[E]n quoi ils me semblent pareils à un aveugle, qui, pour se battre sans désavantage contre un qui voit, l’aurait fait venir dans le fond de quelque cave fort obscure […]60.
Tandis qu’un tel procédé pourrait être conçu comme une technique d’égalisation des chances, celui qui voit se faisant attribuer, comme dans l’hippisme d’où vient le mot, un « handicap », le philosophe en fait une ruse malhonnête, voire un guet-apens – tout en jouant sur le double sens du terme « aveuglement » pour attribuer implicitement à l’esprit des scolastiques la cécité du querelleur. Ainsi, tandis que Descartes justifie théoriquement, par le primat peut-être inédit qu’il accorde à la vue, la prétendue faiblesse intellectuelle des aveugles, ses textes charrient aussi le stéréotype de l’aveugle violent, sans que sa philosophie vienne en assurer le fondement.
Conclusion
Par la réduction même qu’il opère de la cécité au sens du toucher, Descartes, à notre connaissance le premier, rationalise la représentation de l’« aveugle voyant », et fournit de sa « vision » une authentique explication : les aveugles ne sont pas des individus doués d’un « art de la mantique » délivré divinement, mais des êtres qui, d’expérience, ont acquis un type de perception qui échappe généralement aux voyants – et, du point de vue pratique, peut suppléer la vue parfaitement. Si les aveugles voient, c’est uniquement de leurs mains. Ce qui est dire et faire beaucoup. En premier lieu, mettre à distance les effets délétères de cette représentation grecque puis mystique, préjudiciable aux aveugles en tant qu’elle situe quelques élus au-delà de l’humanité, et rabaisse ceux dont à la cécité ne s’associe aucun don. Descartes réalise ainsi ce qu’il n’a pas cherché à faire : rompre avec les conceptions irrationnelles de la cécité, sans pour autant l’envisager d’un point de vue médical.
En second lieu, le philosophe affirme, par là même, la capacité des aveugles à se déplacer seuls, d’une manière possiblement aussi efficiente que celle des voyants. Bien plus, le philosophe rend intelligible cette « vision » qui se fait en touchant. S’il ne dit effectivement pas tout de la façon dont les aveugles se déplacent et perçoivent de leur bâton, il inscrit cette locomotion – à distance de ceux qui s’étonnent de les voir trouver leur chemin – sous l’horizon de la raison. Aussi la rationalisation de l’« aveugle voyant » vaut-elle en même temps réfutation de la représentation de l’aveugle dépendant. Ce sont deux éléments cardinaux du « Metanarrative of Blindness » qui, d’un coup, volent en éclat.
Cependant, Descartes rationalise aussi, dans le même mouvement, la représentation médiévale de l’« aveugle ignorant ». Non seulement le philosophe, à rebours de l’imaginaire de l’« aveugle voyant », place dans les mains des aveugles un savoir dont ils ignorent la possession, mais la « vision » sensible qu’il leur attribue demeure, selon lui, bien en deçà de ce qu’est proprement, et de ce que peut la vue : elle n’est pas celle qui permet de voir le ciel ou d’approcher les corpuscules qui d’après lui forment l’essence des corps de la nature. Elle n’est pas non plus celle qui saisit la finesse de l’anatomie humaine et qui, dans le traité de L’Homme, autorise Descartes à répéter, en une longue anaphore à l’adresse de ses lecteurs : « voyez », « voyez », « voyez ». Loin de permettre aux aveugles de saisir la composition des corps, le sens du toucher, en tant qu’il n’est qu’une « vision » très grossière, fait prendre pour des choses de valeur ce qui n’en a aucune. Pour le philosophe, la cécité est certes une capacité pratique à voir des mains, mais elle demeure une limitation théorique, un empêchement au connaître. Cette double rationalisation opérée par Descartes produit selon nous l’idée ambivalente que beaucoup se font encore de la cécité : une déficience très faiblement compensée par une capacité à voir autrement que par les yeux. En réhabilitant le toucher, le siècle des Lumières en produira quant à lui une conception à la fois rationnelle, et nullement privative61.