Comme l’ont montré les études sur le handicap, le corps atteint de handicap, « déviant » en raison de sa déformation par rapport à la norme, qu’elle soit strictement physique ou sensorielle, et pointant par là même un défaut d’intégration au monde, est généralement un corps marginalisé, voire ostracisé. La notion de « déviance » rend compte, en effet, d’un écart : physique, fonctionnel ou social. C’est dire qu’elle procède d’un faisceau de représentations qui, si elles varient naturellement en fonction de l’époque, de la culture et de l’environnement social considérés, s’accordent à stigmatiser la déviance jugée déformante comme un manque générateur d’inaptitudes, voire révélateur de vice moral.
Les fictions romanesques empruntent donc, pour figurer des personnages infirmes, à ce réservoir de représentations que l’auteur peut ou non reprendre à son compte. Ce qui importe alors est l’écart sensible en la matière par rapport à la doxa et l’analyse des finalités des choix d’écriture réalisés. Car le texte ne se contente généralement pas d’absorber, c’est-à-dire de reproduire les représentations sociales ; il les travaille et en joue à des fins qui lui sont propres.
C’est dans cette optique que nous interrogerons deux formes contrastantes de mises en scène romanesques de personnages d’infirmes1 au XIXe siècle, chez deux contemporains, l’un, Jules Barbey d’Aurevilly (1808-1889), reconnaissant à l’autre, Gustave Flaubert (1821-1880), sa force, à propos de Madame Bovary :
Parmi les productions d’une littérature de copiage, parmi tous ces romans, plus ou moins issus de Balzac ou de Stendhal, – les seuls romanciers d’invention et d’observation de ce siècle – un livre qui avait de l’accent, de l’originalité, une manière tranchée – tranchée même jusqu’à la dureté – devait frapper les connaisseurs2.
Force et âpreté dont il précise aussitôt la nature : « C’est un livre, en effet, sans tendresse, sans idéalité, sans poésie, et nous oserions presque dire sans âme, si l’intelligence ne faisait pas partie de l’âme humaine et n’en constituait pas la plus fière moitié3. » Selon lui, dans ce roman de mœurs, l’auteur « est sourd et muet à tout ce qu’il raconte ». On l’a accusé à tort : il « n’était point immoral. Il n’était qu’insensible. »
Or dans le roman de 1857 le personnel romanesque flaubertien compte deux figures d’infirmes, a priori secondaires sans pour autant être inessentielles – en particulier le personnage littéralement déviant d’Hippolyte, affecté d’un pied-bot. Barbey lui-même recourt volontiers à de telles figures dans ses romans, elles aussi peu ou prou reléguées à l’arrière-plan, comme la Clotte, une vieille paralytique dans L’Ensorcelée (1852), ou Julie la Gamase, affligée de déformations physiques invalidantes dans Un prêtre marié (1864). Nous voudrions montrer que chez les deux auteurs, les interactions (diégétiques et symboliques) entre ce personnel déviant et les acteurs principaux des histoires narrées sont révélatrices d’une idéologie et d’une poétique dont, de fait, la spécificité pourrait s’articuler autour de la notion de sensibilité, qu’il nous faudra approfondir.
Madame Bovary, infirmité, déviance et filtre critique
C’est dans la troisième partie de la vie d’Emma – après son départ de la ferme du père Rouault pour épouser Charles, puis le déplacement du couple de Tostes à Yonville-l’Abbaye – qu’apparaît le personnage d’Hippolyte, indissociable du milieu dans lequel il évolue. Yonville est un haut lieu de la bourgeoisie de province et de ses prérogatives, comme l’affiche d’entrée de jeu la description de la pharmacie de M. Homais :
Le soir, principalement, quand son quinquet est allumé et que les bocaux rouges et verts qui embellissent sa devanture allongent au loin, sur le sol, leurs deux clartés de couleur, alors, à travers elles, comme dans des feux de Bengale s’entrevoit l’ombre du pharmacien accoudé sur son pupitre4.
Comme l’expliquent Thierry Lefebvre et Cécile Raynal,
Dans les années 30, le gaz de ville commença à s’imposer à Paris, puis dans les grandes villes de province. Les pharmaciens en profitèrent pour exhiber dans leur vitrine de grands vases ou globes colorés, dans lesquels se reflétait la lumière vive des premiers réverbères. L’essayiste Émile de la Bédollière les évoquait déjà en 1841 : « Le soir, des bocaux d’eau colorée avec le sulfate de cuivre, l’acide sulfurique et la teinture de coquelicot, dardaient sur le pavé leurs reflets rouges ou bleus et menaçaient les passants d’une amaurose [perte de vue] immédiate. »
La mode ne tarda pas à se répandre dans les campagnes et les petits bourgs, mais là, faute de gaz, les pharmaciens se contentaient de petites lampes à huile appelées « quinquets ». C’est le cas, par exemple, à Yonville-l’Abbaye, ville composite imaginaire où Gustave Flaubert plante le décor de Madame Bovary. […]
De cette époque […] date sans doute le goût des pharmaciens pour les enseignes lumineuses ostentatoires5.
C’est dire que la mode gouverne l’opinion et façonne les représentations sociales du lieu et c’est dans ce contexte que se déroule et s’éclaire l’histoire décisive d’Hippolyte Tautain, le garçon d’auberge, succinctement présenté dès l’arrivée des voyageurs à Yonville :
Le garçon d’écurie, une lanterne à la main, attendait M. et Mme Bovary pour les conduire chez eux. Sa chevelure rouge était entremêlée de brins de paille, et il boitait de la jambe gauche (MB, p. 116).
Alors même que rien n’est vraiment dit de l’infirmité du jeune homme (boiter ne lui interdit en rien d’avoir une fonction sociale, il est même celui qui ouvre la voie aux nouveaux arrivants), son portrait relève d’un stéréotype lourd de conséquences. En effet ses « cheveux rouges », qui l’apparentent à un personnel déprécié car implicitement chargé de valeurs morales infamantes6, l’associent d’emblée à tout un ensemble « d’exclus et de réprouvés », dont font partie « les infirmes, aux côtés des hérétiques, […] lépreux, […] mendiants, vagabonds, pauvres et déclassés de toute espèce7 ». La conjonction du défaut corporel et de la couleur rouge8 fait de lui un objet d’ostracisation, un personnage en tout cas susceptible d’être victime de ces représentations sociales figées que sont les stéréotypes. La question se pose de savoir qui voit ainsi Hippolyte (dont le nom ne sera révélé que plus tard) : le narrateur ou bien M. ou/et Mme Bovary, qui le suivent, dans un texte qui joue sans cesse sur la variation de focale. Cela revient à se demander si le regard de Charles et/ou celui d’Emma, qui viennent de Tostes, tout imprégné de ces idées « préformées9 » que sont les stéréotypes, fait déjà d’eux les acteurs idéaux du drame à venir, ou si le narrateur souligne sans en avoir l’air le fonctionnement des mentalités du groupe ici concerné à des fins informatives et critiques – à moins que les deux perspectives ne se combinent. Dans un cas comme dans l’autre, le carcan des « idées reçues » – que Flaubert, très conscient du phénomène, dénoncera dans son Dictionnaire10, auquel il commence à travailler en 1850 – et partant la question des représentations sociales, président à l’écriture de ce roman.
C’est ce que confirment les désignations successives de ce personnage dont le sort sera finalement déterminant dans la diégèse. Lors des Comices agricoles (2e partie, chapitre VIII), à l’arrivée de « l’équipage préfectoral », « Hippolyte, le garçon de l’auberge, vint prendre par la bride les chevaux du cocher, et tout en boitant de son pied bot, il les conduisit sous le porche du Lion d’or » (MB, p. 180). L’énoncé laconique, tout en désignant la pathologie à l’origine de la claudication du jeune homme, n’induit cette fois encore aucune souffrance particulière. Comme la critique l’a mis en évidence11, la décision de remédier à cette infirmité viendra non pas du sujet lui-même, qui semble s’accommoder de son état, mais de la pression de l’environnement social, sous l’égide de M. Homais, qui « avait lu dernièrement l’éloge d’une nouvelle méthode pour la cure des pieds bots, et, comme il était partisan du progrès, il conçut cette idée patriotique que Yonville, pour se mettre au niveau, devait avoir des opérations de stréphopodie » (MB, p. 217). C’est ainsi que, sous la pression du pharmacien, d’Emma et implicitement de l’ensemble de la collectivité dont l’honneur est engagé, Hippolyte accepte de se faire opérer. L’intérêt de ces séquences du roman (2e partie, chapitre XI) est de mettre en évidence les mécanismes à l’œuvre dans la pensée groupale. La traduction par M. Homais de la perception de l’infirmité d’Hippolyte par le corps social est ainsi éloquente lorsqu’il parle de « hideuse claudication » (MB, p. 218). L’exacerbation péjorative exprime le rejet dont le garçon d’auberge est en réalité l’objet, en raison de la dimension inconsciente tenace des représentations collectives. Comme l’explique Pierre Mannoni,
Émanant de certaines pulsions inconscientes dont elles témoignent du même coup, ces élaborations sociales en arrivent à imposer leur caractère mal fondé, imprécis ou erroné, voire injuste, à la pensée, et participent à la mobilisation des affects servant aux représentations induites12.
En l’occurrence, le rejet social se fonde sur le refus de la déviance, représentée physiologiquement par la « torsion » (MB, p. 218) qui déforme le pied d’Hippolyte, dont le nom désigne en outre par anticipation et de façon symbolique13 la nature exacte :
Il avait un pied faisant avec la jambe une ligne presque droite, ce qui ne l’empêchait pas d’être tourné en dedans, de sorte que c’était un équin mêlé d’un peu de varus, ou bien un léger varus fortement accusé d’équin (MB., p. 219, je souligne).
Le narrateur s’assigne une fonction analytique lorsqu’il expose le paradoxe de la situation :
Mais, avec cet équin, large en effet comme un pied de cheval, à peau rugueuse, à tendons secs, à gros orteils, et où les ongles noirs figuraient les clous d’un fer, le stréphopode, depuis le matin jusqu’à la nuit, galopait comme un cerf. On le voyait continuellement sur la place, sautiller tout autour des charrettes, en jetant en avant son support inégal. Il semblait même plus vigoureux de cette jambe-là que de l’autre. À force d’avoir servi, elle avait contracté comme des qualités morales de patience et d’énergie, et quand on lui donnait quelque gros ouvrage, il s’écorait dessus, préférablement. (Ibid.)
Le processus d’animalisation signe en effet le phénomène d’ostracisme. Dans l’inconscient collectif, la bestialisation est l’envers de l’humanisation. En ce sens, l’infirme n’est plus un homme et de ce fait se voit marginalisé. Pour autant, il ne s’agit pas d’une réalité mais d’une projection fantasmée, commune au groupe social14, puisque bien au contraire Hippolyte a apprivoisé son infirmité – de façon d’ailleurs assez irréaliste, si l’on en croit les travaux du docteur Vincent Duval, qui réalisa la première opération du genre en 1835 et dont Charles fait « venir de Rouen le volume », Traité pratique du pied bot, publié en 1839 et dont les rééditions attestent du succès15. Cette licence que se donne le narrateur permet d’inscrire en creux dans le texte l’hiatus considérable qui sépare perception intime et représentations sociales et met en évidence la violence de ces dernières. Démonisé, Hippolyte dont l’histoire antique16 du référent est présente à l’horizon du roman, mais dont la lettre échappe significativement à Charles17, change dès lors de trajectoire. Si en effet, comme le précise ironiquement Flaubert dans son Dictionnaire des idées reçues, « Tout le monde devrait savoir ce morceau [celui de la mort d’Hippolyte] par cœur 18», le fait pour Charles de l’oublier19 donne à penser que les connotations potentiellement héroïques de ce nom, ici employé par antiphrase, sont définitivement évacuées. Le nom se replie par conséquent sur sa dimension prosaïque et clinique (il désigne l’homme au pied équin), ce qui en retour valorise le patronyme car la claudication que ce nom (Tautin) donne à entendre est l’équivalent phonétique de l’image que se fait la société du personnage. Celle-ci se focalise donc sur la déviance de ce corps qui inscrit son insupportable mouvement dans l’espace public quand on le voit « sautiller tout autour des charrettes, en jetant en avant son support inégal ». Dans le Traité pratique du pied bot, la note du chapitre III précise : « quand le pied équin est très-développé, […] le malade ne marche qu’en sautant le pas, c’est-à-dire en portant le pied difforme devant le droit20. » L’absence de rectitude signe la condamnation du personnage. Le déséquilibre devient stigmate. Après l’opération, Homais croise « cinq ou six curieux qui stationnaient dans la cour, et qui s’imaginaient qu’Hippolyte allait reparaître marchant droit » (MB, 220, je souligne). L’expression est à prendre à la lettre. Il s’agit de programmer une réhumanisation, sanctifiée par le fantasme du retour à la normale. Mais, doté d’une jambe de bois après son amputation, Hippolyte, qui « peu à peu recommença son métier » (MB, p. 233) et se remit à « parcourir le village », est plus que jamais associé à cette déviance présumée que l’on a voulu éradiquer en lui car désormais, on « entendait de loin, sur les pavés, le bruit sec de son bâton » (ibid.). Il devient dès lors la mauvaise conscience de Charles, comme le personnage de l’aveugle deviendra celle d’Emma.
Cet autre infirme aux apparitions plus sporadiques encore, mais tout aussi décisives, permet d’approfondir la réflexion. Sa marginalisation évidente tient encore une fois à la prégnance de stéréotypes stigmatisants. Or ses apparitions sont comme autant d’intrusions dans la vie et dans la conscience de Madame Bovary – on a depuis longtemps noté qu’elles coïncidaient avec les déplacements adultérins d’Emma entre Rouen et Yonville, le jeudi, dans la troisième partie du roman. Ce qui frappe, dans l’usage que fait Flaubert de cette figure, c’est la ductilité avec laquelle il réorganise les perceptions successives dont elle a été l’objet jusqu’au XIXe siècle. La description du « pauvre diable » – expression lexicalisée qui conserve ici son sens littéral – fait de lui une vision caractérisée par l’idée de déréliction :
Il y avait dans la côte un pauvre diable vagabondant avec son bâton, tout au milieu des diligences. Un amas de guenilles lui recouvrait les épaules, et un vieux castor défoncé, s’arrondissant en cuvette, lui cachait la figure ; mais, quand il le retirait, il découvrait, à la place des paupières, deux orbites béantes tout ensanglantées. La chair s’effiloquait par lambeaux rouges ; et il en coulait des liquides qui se figeaient en gales vertes jusqu’au nez, dont les narines noires reniflaient convulsivement. Pour vous parler, il se renversait la tête avec un rire idiot ; alors ses prunelles bleuâtres, roulant d’un mouvement continu, allaient se cogner, vers les tempes, sur le bord de la plaie vive. (MB, p. 320)
Cette précision physiologique porte la trace de la répulsion qu’éprouvent les membres du corps social pour l’aveugle. De même qu’Hippolyte était animalisé, l’aveugle souffre d’une chosification qui confine à la monstruosité ; la dimension tératologique de l’écriture reflète le « dégoût » éprouvé par la collectivité à l’égard de l’infirme, dont la cécité est liée à un abêtissement profond. Marion Chottin a analysé les associations que fixaient les dictionnaires du XVIe au XVIIIe siècles à l’entrée « aveugle ». Or il ressort que la notion a souvent pour corollaire une absence de discernement, l’aveuglement pouvant avoir un sens cognitif privatif. Marion Chottin cite Jacques Derrida pour illustrer la force de cette association : « Toute l’histoire, toute la sémantique de l’idée européenne […] assigne le voir au savoir21. » Mais la représentation de la personne aveugle convoque par ailleurs l’idée de Faute22. On constate que bien qu’une évolution diachronique dans les dictionnaires permette de conclure à un « renversement23 » a priori décisif des représentations de cette infirmité avec la prévalence progressive de la notion de « cécité » sur celle d’« aveuglement », « les changements terminologiques ne résistent guère à l’assaut des préjugés, et servent davantage à refléter les prises de position qu’ils ne permettent à eux seuls de modifier les opinions24 ».
Ici, Flaubert choisit à des fins critiques de mettre en évidence la résistance des préjugés d’une collectivité qui s’érige en juge et, ce faisant, il renouvelle la dimension plus symbolique de la figure de l’aveugle. En effet, la modalité violente des intrusions répétées25 du personnage, qui confinent à l’obsession, fait de lui la mauvaise conscience d’Emma comme on a pu l’écrire, voire la manifestation d’une sorte de prescience tragique de sa destinée. Philippe Dufour, qui souligne l’importance de la voix de l’aveugle qui accompagne toujours les voitures de la même chanson, parle de « l’irruption insciente d’un malaise » chez Emma, tant cette voix s’impose à la jeune femme tout en se fondant à l’atmosphère environnante26.
En réalité, Flaubert joue des avant-textes représentationnels dissonants tout en les rapprochant : il mobilise la figure plus littéraire de l’aveugle crédité de pouvoirs supranaturels lui conférant une capacité de voyance là où la vue lui fait défaut, tout en exploitant son association pérenne avec la Faute. On pourrait avancer l’idée d’un usage métadiscursif par l’auteur des images et des idées stéréotypiques, signes de la possible subversion des représentations sociales et de leur pouvoir de discrédit. Le grotesque se retourne en effet en tragique bien avant le dénouement du roman quand le cocher, Hivert, exemplaire de l’ensemble de la communauté, « allong[e] à l’aveugle de grands coups avec son fouet » (MB, p. 321) et que celui-ci « tomb[e] dans la boue en poussant un hurlement ». L’ostracisme, qui résulte de ces pulsions sociales inconscientes qui génèrent abus en tout genre et mécanismes d’exclusion27, se retourne contre ceux-là mêmes qui y adhèrent (Emma et l’ensemble des Yonvillais, en l’occurrence, comme le suggère la fin de Mme Bovary (3e partie, chapitre VIII).
C’est au moment de son agonie que la voix de l’aveugle retentit une dernière fois. Mais si cette voix domine la scène, elle est précédée d’une mention autrement déterminante : « Tout à coup, on entendit sur le trottoir un bruit de gros sabots, avec le frôlement d’un bâton ; et une voix s’éleva, une voix rauque » (MB, p. 384). Le bruit du « bâton » convoque l’image de l’aveugle tout en réactivant celle d’Hippolyte et de sa jambe de bois, désignée par le même terme28. La vie d’Emma Bovary s’achève donc avec le bruit doublement évocateur de cet objet, qui renvoie au désir têtu d’une rectitude artificielle et délétère29, tout en dénonçant ironiquement l’échec de tout combat contre la force écrasante des stéréotypes et des gestes ostracisants qui les accompagnent.
Barbey d’Aurevilly, infirmité, déviance et transcendance
Jules Barbey d’Aurevilly pour sa part exploite d’une tout autre manière le processus de stigmatisation sociale dans ses romans en nouant sa réflexion de façon ouvertement symbolique autour de la notion de déviance, alors incarnée par les corps déformés de vieilles femmes infirmes.
En 1852, dans L’Ensorcelée, roman sur le pardon et le rachat des fautes dans un contexte post-révolutionnaire, le personnage de la Clotte, une vieille femme paralytique isolée dans sa bijude et mise au ban de la société en raison de ses fautes passées dans le lieu de débauche qu’était alors le château de Haut-Mesnil, repère de nobles corrompus, incarne clairement la corrélation établie entre déformation des corps et faute morale. La déviance y est d’emblée symbolisée par le motif de la torsion, doublement invalidante et stigmatisante. Clothilde Mauduit, tel est son nom, autrefois « grande et belle, d’un buste puissant comme toute sa personne, dont les larges lignes s’attestaient encore30 », ne se déplace qu’avec peine :
À côté de son fauteuil, on voyait son bâton d’épine durcie au four sur lequel elle appuyait ses deux mains, quand, avec des mouvements de serpent à moitié coupé qui tire son tronçon en saignant, elle se traînait jusqu’au feu de tourbe de sa cheminée (E., p. 637).
La métaphore, qui place d’emblée la réflexion dans le cadre d’analogies symboliques, affecte le personnage du signe de cette double déviance, physique et morale. Comme l’a montré Georges Vigarello, « les stigmates de la difformité31 » sont corrélés à une perception morale du sujet car celle-ci « tient à un imaginaire du mal ou de la déformation » :
[C’] est que le corps, comme sa rectitude, sont « pris » dans un réseau de catégories où dominent les attentes morales32.
La torsion invalidante à laquelle est condamnée la Clotte doit donc se lire comme une marque d’infamie qui fait d’elle un objet de répulsion, morale et idéologique. Mais l’originalité du roman tient à la réversibilité symbolique qu’il met en place autour de la question du rachat des fautes. Lorsque Jeanne le Hardouey [« l’ensorcelée »], descendante de la noble famille des Feuardent et seule amie de Clothilde, dont elle partage les valeurs, meurt à la fin du roman, la vieille paralytique se traîne sur les lieux des funérailles en « sublime infirme qui défaillait et allait toujours » (E., p. 703) :
Elle ne marchait pas ; elle rampait plutôt sur la partie morte de son être, que son buste puissant et une volonté enthousiaste traînaient d’un effort continu […] la vie était si intense dans sa poitrine appuyée sur ses mains nerveuses, soutenues à leur tour par son bâton noueux… qu’on aurait cru, à certains moments, que cette vie descendait et la reprenait tout entière. […] et comme elle était brisée dans son corps et qu’elle tombait affaissée […] l’héroïque volontaire se mit à marcher sur les mains, à travers les pierres, tenant dans ses dents le bâton dont elle ne pouvait se séparer et qu’elle mordait avec une exaspération convulsive. (Ibid.)
Brisure et désarticulation du corps font de ce personnage la représentation même de l’abjection : la foule prise de délire lapide la Clotte puis la traîne sur une claie avant de l’abandonner dans la lande. La vindicte populaire, attisée par un « Bleu », Augé, se retourne tout à la fois contre la partisane de la noblesse et contre l’infirme. La scène impressionnante que brosse Barbey de cette collectivité « en proie à ce delirium tremens des foules redevenues animales et sourdes comme des fléaux » (E., 708) autorise une lecture sociopoétique, qui complète l’approche historique et politique. En effet, la critique a noté que le mécanisme du bouc émissaire bien connu des sociologues est au fondement de cette scène, or il s’explique ici par le processus de rejet collectif fantasmé dont est victime l’infirme au corps brisé. Les dernières paroles de la Clotte confirment cette lecture :
Augé, c’est un Bleu ; c’est le fils de son père. Mais tous y étaient… tous m’ont accablée… Blanchelande… tout entier (E., 710).
Ces propos à dimension métadiscursive invitent à considérer que, si le filtre historique est premier (le tortionnaire est un Bleu), il est insuffisant pour rendre compte d’une telle scène. Sur le corps déformé se cristallisent tous les fantasmes de déviance liés aux fautes imputables à la victime. Dans un tel contexte, le personnage de l’infirme, s’il sert à l’évidence un propos critique, fait plus. L’éclatement du corps, sublimé par la volonté et la fidélité de la vieille paralytique, devient le truchement par lequel accéder à une forme de transcendance propre à racheter la dégénérescence du monde post_révolutionnaire.
Barbey reprend cette idée tout en la complexifiant en 1864, dans Un prêtre marié, roman de l’apostasie. Dans ce roman, aux côtés de protagonistes éclatants33, et se détachant de l’ensemble du personnel romanesque nombreux de cette œuvre, s’affrontent deux femmes également marquées par une forme de déviance, l’une infirme et l’autre pas. Lorsque Sombreval revient au pays pour y acheter une ancienne propriété, accompagné de la fille qu’il a eue de son mariage sacrilège, il devient objet d’opprobre et victime de la rumeur, ce dont il mourra. Or la vindicte populaire dont il est l’objet est parallèlement représentée par deux personnages secondaires, surgis de son passé. Ces deux personnages, la grande Malgaigne et Julie la Gamase, deux vieilles femmes hostiles l’une à l’autre et mises au ban de la société l’une comme l’autre, incarnent deux postulations différentes de la notion de déviance. Julie la Gamase parvient avec peine à se déplacer :
Quand elle était debout, sa taille était courbée comme une faucille, et le temps, qui bouffonne avec ses ravages et nos infirmités, avait pris plaisir à la tordre en un Z bizarre. Elle était si déjetée que, sans sa béquille, elle aurait pu choir en avant et se serait brisé le visage34.
La volonté du narrateur de métaphoriser la notion de déviance et de la placer ainsi dans un contexte plus métaphysique est patente. C’est pourquoi le motif de la torsion invalidante et déconstructrice s’inscrit ostensiblement dans le texte, avec ce « Z bizarre » qui en est le signe concret. On apprend que la Gamase fut autrefois une « créature de mauvaise vie » atteinte par la syphilis, ce qui fournit une première explication à l’exclusion sociale dont elle est victime. Le chiffre de la faute marque le corps, qui devient déviant : la vieillesse, se souvient le narrateur, « lui déjeta son cou, déjà troué par les écrouelles, et, la frappant aux reins coupables, lui courba, comme à une bête, la tête vers la fange […] la vieillesse […], ne lui redressa pas l’âme, torse aussi, depuis bien longtemps, par le vice et par la misère » (PM, 1070). Le parallèle « âme »/« corps », explicite, illustre clairement le principe de déviance et la réaction d’ostracisme qu’il induit. Ce qui intéresse ici est qu’il fonctionne dans un sens littéral puisque de fait l’âme du personnage est corrompue. Or poser cette adéquation permet de démonter les principes qui président à l’élaboration des représentations sociales de façon plus sophistiquée. Pour en rester d’abord à cette adéquation, on voit que la bestialisation de l’individu jugé coupable est le corollaire obligé de sa perception par autrui : la vieillarde est « comme une bête » ; son corps déjeté et la torsion qui l’affecte l’animalisent car elle est marquée par une conduite jugée indigne. Mais la description de l’infirme ne se résume pas à ce parallèle et tout un bestiaire déviant (dans les deux sens du terme) vient saturer de références les rares mais violents passages descriptifs consacrés à cette figure. On retrouve bien sûr la mention du serpent déjà employée pour la Clotte : embusquée dans les fourrés à la façon des bêtes, Julie la Gamase « était sortie du buisson qui la cachait, se tortillant comme une vipère prise dans un nœud et qui ne peut se redresser […] » (PM, p. 1070). Mais ce bestiaire s’enrichit de mentions plus originales, ponctuées au besoin de néologismes :
[Sombreval, est-il dit] l’avait mainte fois rencontrée, filant le long des Males Rues, colimaçonnée sur sa béquille, véritable et immonde escargot humain, rampant dans sa bave, car en marchant elle grommelait toujours, et il avait eu besoin de toute sa force pour résister à l’idée de la prendre et de l’étouffer sous son pouce, qui, de sa largeur, eût ouvert une pièce de cent sous ; puis, cette justice faite, de la laisser (…), la face envasée dans l’ornière, comme un crapaud qu’on y aurait écrasé35 (PM, 1068, je souligne).
Le point de vue pourtant a ici glissé de l’opinion publique dont le narrateur se fait l’écho à Sombreval, lui-même doublement ostracisé : par la collectivité et par Julie la Gamase elle-même. Ce qui, en effet, la distingue de Clothilde Mauduit est le fait qu’elle reprend à son compte la haine que la foule des villageois voue au prêtre marié dans un phénomène de mimétisme hagard qui fait du personnage une terrible caricature. Loin de tenir à des valeurs qui lui seraient propres, comme le fait la Clotte, proche de la « stupidité d’un être désorganisé, près de se dissoudre » (PM, 942) lorsque Sombreval la sauve alors qu’elle est au bord de l’apoplexie, elle ne retrouve son « intelligence » (p. 943), c’est-à-dire ses esprits, que pour le maudire et l’« apostroph (er) avec furie » (PM., p. 1068) dès qu’elle le croise. Pour autant, l’abjection du portrait détaillé de la vieille mendiante ne relève en rien du réalisme aux dires de Barbey, qui se réclame de Murillo plutôt que de Courbet quand il s’agit de défendre ces pages, critiquées par le directeur du Pays :
Vous connaissez le Galeux de Murillo, ce chef-d’œuvre entre les chefs-d’œuvre. La lèpre est là, hideuse aussi, implacable, dévorante, mais le peintre a jeté par-dessus un rayon de soleil36.
C’est que le tableau de l’infirme que présente Barbey a un objectif bien précis : permettre de discerner la présence du Mal en elle, et son absence d’âme. Pour donner à voir cette intériorité corrompue, il reprend à son compte les stéréotypes qui nourrissent les fantasmes collectifs.
Mais cette infirme véritablement bestiale a son double inverse dans le roman avec le personnage de la Malgaigne, une octogénaire « qui ne bouge plus guère de (sa) bijude » (PM, p. 905), bien qu’elle ne soit atteinte par aucune véritable infirmité. L’ancienne nourrice de Sombreval, à qui l’on reproche ses anciennes accointances avec le surnaturel, et bien qu’elle soit « redevenue religieuse » (PM, p. 968) est pourtant stigmatisée à l’identique. En réalité, la Malgaigne marche « d’un pas lent, mais ferme » (p. 966), en s’aidant de son bâton d’épine, qui assure aussi son maintien lorsqu’elle s’immobilise :
Elle était debout sur la route au bord de l’étang, les deux mains appuyées à ce long bâton d’épine sèche que les paysans passent à la vapeur d’un four pour lui donner un brillant solide (PM., p. 957).
Ce qui l’oppose à Julie la Gamase est sa rectitude – à entendre là aussi dans un sens tout à la fois physique et moral : on l’appelle « la GRANDE MALGAIGNE, car elle était plus grande de taille que les autres femmes du pays […] et elle se tenait droite comme un mai, malgré l’âge37 […] » (PM., 957). Cette stature et cette posture font d’elle une figure de la clairvoyance, qui échappe aux contraintes de la pensée groupale car elle se dégage de tout système réducteur en voyant au-delà : « elle n’avait pu abolir en elle ce genre d’imagination qui la poussait invinciblement vers le merveilleux […] C’était le fond et la moelle d’une organisation pleine de poésie », « elle soutenait que le monde invisible était celui des deux encore dans lequel elle voyait le plus » (PM., p. 958). Comme l’écrira Barbey dix ans plus tard, à l’occasion de ses Diaboliques, il ne s’agit pas là de diableries (ou de sorcellerie) mais d’un sens de la transcendance – ce qu’il nomme « merveilleux » ou « poésie ». Si la Malgaigne a la prescience du devenir des protagonistes, c’est en raison de sa croyance en un système de rétribution des peines38, à l’évidence emprunté à Joseph de Maistre.
Flaubert comme Barbey scénarisent dans leurs romans les mécanismes qui président aux représentations collectives, qu’ils appliquent l’un et l’autre au cas de figure spécifique qu’incarne la personne infirme, fortement stigmatisée et chosifiée en fonction de pulsions ostracisantes réductrices. En cela, leurs personnages ont valeur de force oppositionnelle puisqu’ils sont le support actif d’une critique. Pour autant, les deux écrivains ne défendent ni la même idéologie ni la même poétique.
Il s’agit pour Flaubert de passer au crible grâce à une ironie mordante les travers de la société bourgeoise contemporaine. En faisant jouer entre eux les différents systèmes de pensée, il montre ses protagonistes devenir des victimes du système dont ils sont partie prenante. Barbey lui aussi, dans Un prêtre marié comme dans L’Ensorcelée, conteste le fonctionnement de l’ostracisme social. Mais il élabore d’une œuvre à l’autre un dispositif complexe qui a pour effet de substituer à une opposition critique une opposition édifiante à visée transcendante. Dans son optique, la rectitude ou la perversion morale ne relèvent pas d’une simple dégénérescence civilisationnelle et sociétale mais du lien que celle-ci entretient avec la transcendance : la Clotte se sacrifie aux pulsions de la foule pour sauver son idéal ; et si Julie la Gamase redouble de façon sordide les mécanismes collectifs d’ostracisme, c’est en raison de son ancrage dans une matérialité dépourvue de toute forme d’élévation, à l’inverse de ce que traduit le personnage de guide qu’est la grande Malgaigne, droite en effet, c’est-à-dire incorruptible grâce à ses accointances avec le « merveilleux ».