Les énergies développées par l’individu pour épanouir son propre destin au sein d’une société humaine s’organisent autour de valeurs sociologiques, parmi lesquelles la reconnaissance d’un physique correspondant à une norme de santé et d’une position tenue pour louable dans la société. Ces retours favorables apparaissent comme une base d’intégration sur laquelle la notion de famille se greffe naturellement comme un complément nécessaire à un curriculum vitæ canonique et attendu. Le schéma est tellement puissant que celui qui s’en écarte, même s’il est accepté dans la société, est considéré comme un « dévieur1 » selon le néologisme d’Erving Goffman. C’est une liberté qui n’est accordée qu’à peu de personnes car seule « la position confirmée d’une position élevée peut s’accompagner de la liberté de dévier, autrement dit d’être un dévieur2 ».
Jusqu’à la fin du xxe siècle, pour les personnes affligées d’un handicap, même minime, il est très difficile d’être un dévieur : n’est pas Lord Byron qui veut, avec titre de noblesse et notoriété de poète ! Ainsi lorsqu’un(e) infirme est amoureux(se) et veut se marier, ce ne sont pas les anges qui sourient à son projet mais la société qui ricane de sa prétention.
Notre propos est de démontrer, au travers d’ouvrages romanesques, la force d’ostracisation et de destruction occasionnée par les représentations sociales dans les communautés européennes à l’égard des personnes dont l’altérité dérange l’ordre établi ancré dans l’imaginaire d’un groupe. Car les représentations décrites dans les romans ne sont pas des fantaisies d’auteur. Pierre Guénancia nous rappelle que « la représentation ne se substitue pas à la réalité, contrairement à ce qui est souvent dit, mais elle la fait voir comme de l’extérieur et elle permet ainsi de desserrer le lien avec ce qui nous est trop familier pour être perçu3 ».
Notre étude repose sur l’analyse de deux romans du xixe siècle, représentatifs de ce phénomène. Les personnages de ces romans répondent en écho aux deux questions dont l’altérité dérangeante constitue le fondement. Nous interrogerons d’abord l’échelle de tolérance des bien portants à l’égard de la différence dans César Birotteau4 et Modeste Mignon5 d’Honoré de Balzac et l’on se demandera dans quelle mesure une personne porteuse d’une infirmité6 peut être acceptée dans la société du temps comme époux(se) potentiel(le). La deuxième partie répondra aux angoisses des ostracisés eux-mêmes, dans leur souci à faire oublier l’outrage dont leurs corps sont victimes et susciter, malgré tout, l’amour de leurs élus et l’adhésion de leurs familles à une union officielle.
Acceptation du handicap, du tolérable au rédhibitoire
Bien qu’il soit d’origine pauvre et simple, la fortune a souri au très honnête César Birotteau, personnage principal du roman éponyme de Balzac. Devenu riche parfumeur à Paris, marié et père d’une jolie Césarine, Birotteau est dépeint comme « aveugle mais bon, peu spirituel mais profondément religieux [et avec] un cœur pur […], tout venait de son affection pour sa femme et pour sa fille7 ». Cette description du héros, toute en ironiques euphémismes, nous présente un personnage de belle moralité certes, mais dont la vanité gonflée de bêtise de certitudes et d’inconscience, le prédispose naturellement à devenir l’écho des représentations sociales de l’époque. Tout au long du roman, le narrateur joue à mêler l’image de sa proverbiale honnêteté avec ses ridicules amplement brocardés.
Anselme Popinot, jeune commis à la boutique du parfumeur, est follement amoureux de la fille de son patron. La généalogie8 du jeune homme, ainsi que la suite de sa destinée dans La Comédie humaine font de lui « la probité même9 », qualité cardinale aux yeux de Birotteau. Le patron ne renie pas ses origines et se souvient volontiers être entré comme employé en parfumerie « en gros souliers ferrés, arrivant de [s]on village10 ». Encouragé par cette simplicité proclamée, Popinot demande la main de Césarine au parfumeur qui lui rétorque cette réponse sibylline :
– Ah ! garçon, tu es bien hardi […] Mais garde bien ton secret, je te promets de l’oublier, et tu sortiras de chez moi demain11. […] Ainsi rentre en toi-même, essuie tes yeux, tiens ton cœur en bride et n’en parlons jamais. Je ne rougirais pas de t’avoir pour gendre : neveu de monsieur Popinot, juge au Tribunal de Première Instance ; neveu des Ragon, […] mais il y a des mais, des car, des si12 !
Birotteau s’enferre dans un salmigondis embarrassé, révélateur de son désir de rejet mêlé à celui de ne pas blesser. On y voit d’abord une accumulation de phrases courtes où la demande du commis est largement repoussée suivie d’une addition de compliments concernant ses origines. La mention finale, aussi inepte que ridicule « des mais, des car et des si » prouve combien le bourgeois est soumis à la force des représentations sociales. Au lecteur curieux de connaître les raisons d’un refus si mal déguisé, le narrateur livre les réflexions intérieures du parfumeur. Celles-ci sont éclairantes dans leurs formes, par opposition au discours précédent ; car là où il y avait longueurs, hésitations, mêlées de fausse douceur, la cruelle vérité s’embarrasse de peu de mots :
Pauvre garçon, dit Birotteau […] ! Mais il est boiteux, il a les cheveux de la couleur d’un bassin13 […]. Enfin j’ai résolu de laisser ma fille maîtresse d’elle-même jusqu’à concurrence d’une folie14.
D’abord l’infirmité de Popinot est mise en exergue par l’apostrophe pleine de pitié méprisante de « pauvre garçon » suivie de l’abrupte constatation où se devine la répugnance « il est boiteux » et se termine par la dédaigneuse comparaison de la rousseur du garçon avec un ustensile ménager.
Cette couleur de cheveux, proche de celle du feu, est honnie depuis le Moyen Åge car elle est associée au diable15 et ses suppôts16. En cumulant infirmité et couleur de cheveux malvenue, l’auteur multiplie le rôle des représentations sociales dans la diégèse du roman. Birotteau ne croit vraisemblablement pas en ces superstitions mais il croit à la mauvaise image que cela peut renvoyer de lui dans la société. Le bourgeois nourrit du dégoût et du mépris à l’égard de toute apparence s’éloignant de la norme collective. Sa fille épousant un tel être, c’est son propre statut de notable reconnu et apprécié qui s’effondre. En effet à ses yeux, la famille Birotteau dans son entier basculerait dans le « hors norme » puisqu’elle serait associée à un être liminaire au sens que Victor Tuner applique à ce terme, c’est-à-dire d’« être au seuil », non intégré dans une norme acceptée17. Le difficile rite de socialisation subi par l’invisible paysan qu’était Birotteau pour devenir l’actuel bourgeois respecté serait réduit à néant par la contamination délétère de l’anormalité de Popinot. Voilà la « folie » que ne peut accepter Birotteau le parvenu. Le mépris du personnage pour ce qu’il considère comme une incapacité, est par ailleurs illustré lors de sa rencontre avec Molineux. Cet autre propriétaire suscite chez lui un profond dédain et la formulation de sa pensée est de nouveau révélatrice des représentations de l’époque : « Je ne croyais pas qu’il pût exister des gens si infirmes18 ! dit-il en retenant sur ses lèvres le mot bête19. »
À l’inverse du bourgeois, le narrateur présente ainsi le commis :
Anselme Popinot était petit et pied-bot, infirmité que le hasard a donnée à Lord Byron, à Walter Scott20, à monsieur de Talleyrand, pour ne pas décourager ceux qui en sont affligés. Il avait ce teint éclatant et plein de taches de rousseur qui distingue les gens dont les cheveux sont rouges ; mais21 son front pur, ses yeux de la couleur des agates gris-veiné, sa jolie bouche, sa blancheur et la grâce d’une jeunesse pudique, la timidité que lui inspirait son vice de conformation22 réveillaient à son profit des sentiments protecteurs : on aime les faibles23. Popinot intéressait24.
Les deux appréhensions sont franchement antithétiques. En associant cette infirmité à de grands personnages, Balzac réajuste le primat de l’esprit sur l’apparence corporelle et remet ainsi en cause les représentations sociales de l’époque au travers des préventions de Birotteau. Le procès du rejet de la différence se poursuit lorsque, après la mention des cheveux rouges, l’auteur oppose un « mais » annonçant des descriptions plus en faveur du jeune homme. La physiognomonie passionnait Balzac. Ici les traits charmants qu’il accorde à son personnage révèlent son intériorité, avec les adjectifs « pur », « jolie », « grâce », « pudique ». La polysyndète de la phrase : « Anselme avait été conduit, et25 par sa candeur et par ses sentiments religieux, à racheter son léger vice corporel26 par la perfection de son caractère27 » souligne que les grandes qualités morales du jeune homme diminuent favorablement le regard porté sur son « vice corporel » qui peut être pardonné par le regard de la société, comme le serait une faute bénigne.
Baudelaire rappelait combien Balzac, en « visionnaire passionné28 » accordait « une ardeur vitale 29» à ses personnages par « son goût prodigieux du détail, qui tient à une ambition immodérée de tout voir, de tout faire voir, de tout deviner, de tout faire deviner30 ». Pour illustrer et expliquer les sentiments de Césarine à l’égard d’Anselme, le narrateur fouille effectivement l’âme humaine en donnant à voir les raisons complexes et inconscientes des sentiments amoureux d’une jeune fille. Il commence par prévenir la surprise du lecteur en expliquant qu’il peut sembler « invraisemblable ou singulier de voir une belle fille comme Césarine éprise d’un pauvre enfant boiteux et à cheveux rouges31 » puis il développe son analyse en expliquant « le sentiment violent » suscité par la flatterie sur la jeune fille. Finalement, pénétrant l’esprit de Césarine, il en divulgue les pensées secrètes :
Le petit Popinot devait avoir beaucoup plus de raisons qu’un bel homme d’aimer une femme. Si sa femme était belle, il en serait fou jusqu’à son dernier jour, son amour lui donnerait de l’ambition, il se tuerait pour rendre sa femme heureuse, il la laisserait maîtresse au logis, il irait au-devant de la domination. Ainsi pensait Césarine involontairement et pas si crûment peut-être32.
Césarine profite donc, inconsciemment, de l’infirmité d’Anselme pour imposer sa toute-puissance au sein du couple. Toutefois, l’image valorisante qu’elle renvoie grâce à cette beauté constitue une aide puissante susceptible de permettre au jeune homme d’intégrer une société normative et intolérante.
Si Anselme Popinot réussit à inspirer l’amour à Césarine, il le doit à ses qualités, son amour idolâtre et son charme que n’affecte pas son banal vice corporel. Mais il n’en va pas de même pour les handicaps plus lourds et déformants. Le personnage de Butscha en fait l’amère expérience dans Modeste Mignon33 du même Balzac. Alors que Popinot pouvait tout espérer, la gibbosité de Butscha est trop inhumaine au regard de la société de l’époque pour lui laisser le moindre espoir de conquérir la belle Modeste.
Prisonnière d’une intense sollicitude familiale quant à son honneur, Modeste fuit sa prison d’attentions en entretenant une correspondance avec Canalis, son poète préféré. Butscha, « clerc obscur 34 » intégré à son entourage, brûle d’amour pour elle. Mais Modeste a « refou[é] (…) l’âme de son adorateur dans sa cabane de boue, par un de ces regards terribles que les jeunes filles jettent aux hommes qui ne leur plaisent pas35 ». Aucune parole n’a donc été nécessaire ; le regard d’amour envoyé par Butscha a poussé Modeste à la réaction la plus dure afin qu’aucune pitié ne nourrisse le moindre espoir chez le clerc. La distance créée entre les deux êtres relève d’une dichotomie de l’apparence rappelant le conte de « La Belle et la Bête ». La beauté de Modeste s’oppose à la difformité de Butscha, enfermé dans la « cabane de boue » que représente sa difformité inhumaine, comme un crapaud dans son marais. Par bonheur pour la jeune fille, l’amour sans espoir du clerc se sublime alors en une aide déterminante pour favoriser les desseins de la belle qui veut être aimée pour elle-même, en dehors de sa beauté ou de sa fortune, comme Butscha aurait voulu être aimé pour lui-même, malgré sa laideur et son potentiel statut de notaire.
Comme Quasimodo, Butscha est « un enfant naturel abandonné36 ». Ce statut d’orphelin recueilli évite à la famille la honte d’un enfant légitime présentant une tare aussi monstrueuse. Bien au contraire l’adoption de Butscha par les Latournelle met en exergue une miséricorde chrétienne37 dont l’écrivain reporte les effets sur le clerc, en expliquant que Butscha « vivait sous les regards de la pitié depuis l’âge de sept ans : cela ne peut-il pas vous l’expliquer tout entier ?38 ». Sans ironie, le narrateur sous-entend qu’il a vécu dans un bain constant de saines valeurs morales.
Sur le plan physique, Butscha est décrit « sans aucun semblant de jeunesse, presque nain39 ». Cette concaténation surprenante circonscrit l’âge et l’infirmité dans le même champ, comme si la déformation physique anéantissait la jeunesse et donc la séduction du sujet. C’est un « pauvre être40 » dont la vive intelligence transparaît « entre deux paupières épaisses » comme « deux lumières de canon ». À l’inverse de Popinot chez qui la vitalité et un beau visage l’emportaient sur l’infirmité, la pitié devant la monstruosité est ici dominante sur les qualités du clerc. [Il est] « marqué de la petite vérole, écrasé par une chevelure crépue, embarrassé de ses mains énormes41 ». La laideur du personnage confine à la caricature et amène le narrateur à faire rire son lecteur de l’apparence grotesque de Butscha comme lorsque celui-ci est désarmé par les propos de Modeste : « Grand Dieu ! s’écria le clerc en laissant tomber ses mains qui frôlèrent les marches42. » Sa beauté morale enfouie dans son âme, il n’affiche qu’une laideur ridicule plus proche du Polichinelle de la Commedia dell’arte que de l’être humain. Son humanité lui est sensiblement rognée puisque son identité est fréquemment remplacée par ses infirmités, comme le prouvent les apostrophes de « le nain » ou « le bossu » ou bien son prénom est associé à l’adjectif « pauvre43 » voire « grotesque44 ». Ces épithètes peuvent paraître injurieuses à notre regard contemporain, mais à l’époque du roman, un être affligé d’une gibbosité n’est pas regardé comme humain.
Le narrateur explique longuement l’existence des bossus selon le savoir et les idées de l’époque : « Les bossus sont des créations merveilleuses45 », commence-t-il. L’adjectif « merveilleux » s’entend ici dans l’acception médiévale de « hors du commun ». La « merveille » n’appartient pas au monde humain et peut être de source divine comme diabolique. D’autre part, nous notons l’emploi du mot « créations » au lieu de « créatures ». La suite de la phrase explique cette nuance : « [Ces créations sont] entièrement dues d’ailleurs à la Société ; car dans le plan de la Nature, les êtres faibles ou mal venus doivent périr46. » Balzac se réfère donc à la pitié humaine pour expliquer leur présence parmi nous. Ces survivants, nés avec de telles déformations, sont de fait des créations de l’homme et non de la nature qui les élimineraient rapidement d’elle-même. D’autre part l’auteur propose des explications à l’originale existence des bossus, en référence à la science de l’époque. Mais comme l’explique Jean-Louis Cabanes47 « les rapports que la littérature entretient avec les sciences agissent sur les représentations littéraires du corps. Balzac était à la fois fidèle à l’organicisme de Bichat et à un organicisme romantique dans lequel, selon Judith Schlanger, “les thèmes du dynamisme, de l’affinité, de la sympathie, de la polarité électrique et magnétique jouent un rôle central48” ». Ainsi, pour le narrateur, la torsion de la colonne vertébrale chez les bossus provoque une accumulation de fluide nerveux qui leur offre des possibilités particulières :
Cherchez un bossu qui ne soit pas doué de quelque faculté supérieure ? Soit d’une gaieté spirituelle, soit d’une méchanceté complète, soit d’une bonté sublime49.
Cette constance d’un caractère sans nuance chez les bossus serait l’explication « [d]es superstitions, ces traditions populaires auxquelles on doit les gnomes, les nains effrayants, les fées difformes, toute cette race de bouteilles, a dit Rabelais, contenant élixirs et baumes rares50 ».
Aussi pour un être relevant plus de « l’hominité51 » comme l’explique Pierre Ancet, que de l’humanité, il est inadmissible, malgré l’affection que lui porte son entourage, qu’il pose un regard amoureux sur Modeste. Comme le rappelle Simone Korff-Sausse, « l’identité de la personne en situation de handicap se situe souvent dans un entre-deux : ni valide ni handicapée, ni inclue ni exclue, ni pareille ni semblable. Ces personnes sont “au seuil de” dans un espace de liminalité52 ». Ainsi, alors que l’entourage de Modeste craint qu’un amoureux touche à son honneur, un proche s’exclame :
Voilà tout ce que nous voyons d’hommes ici. Je ne compte pas Butscha, pauvre petit bossu, je l’aime […]. Butscha sait très bien qu’un regard jeté sur Modeste lui vaudrait une trempée à la mode de Vannes…53
Il ne faut pourtant pas croire que ces personnages n’éprouvent que mépris pour Butscha. Ils l’aiment, à leur manière : « Nous vous aimons tous, monsieur Butscha, dit Madame Mignon d’une voix émue54 » et Dumay d’ajouter : « J’ai six cent mille francs à moi ! […] tu seras notaire au Havre et successeur de Latournelle55. »
Pourtant dans un autre roman56, Balzac représente un bossu qui se marie et fonde une famille. Mais ce bossu-là, nommé Goupil à dessein tant il est rusé et faux, est le pendant négatif de Butscha. Après avoir négocié pécuniairement son mariage grâce à sa situation de notaire, il « rend service à tout le monde […] mais il est puni dans ses enfants, qui sont horribles, rachitiques, hydrocéphales57 ». Ces déformations apparaissent clairement comme le fruit du mélange de laideur morale et physique de Goupil.
Se rendre utile pour se rendre aimable
Même si la parole des infirmes est rare dans la littérature du xixe siècle, les attitudes qui leur sont prêtées sont révélatrices de leur peur du rejet et de leur volonté de plaire pour s’attirer un peu de reconnaissance sociale. Quand il s’agit d’amour, ils se dépassent de façon hyperbolique, dans un comportement émouvant, cherchant à minimiser leurs incapacités.
Anselme doit donc multiplier les preuves de sa valeur, même physiquement, quand son problème corporel ne peut que le gêner et le faire souffrir. Birotteau, naïvement et sans conscience des efforts gigantesques du jeune commis, « vant[e] l’activité d’Anselme » (…) et rappell[e] l’âpreté de son travail dans les moments où les expéditions donn[ent] et où, les manches retroussées, les bras nus, le boiteux emball[e] et clou[e] à lui seul plus de caisses que les autres commis58 ». Le narrateur en conclut que « l’amour se repaît de dévouement59 » ; ajoutons que le désir d’être perçu comme identique aux autres, voire supérieur malgré le « vice de conformation », joue pour beaucoup dans cette ardeur. De plus son amour, confinant à la passion obsessionnelle, le conduit à dépasser ses forces physiques ; car le jeune homme se démène, même de nuit.
Il voyait Césarine assise sur toutes les caisses, couchée dans toutes les expéditions, imprimée sur toutes les factures ; il se disait : « Elle sera ma femme ! » quand, la chemise retroussée jusqu’aux coudes, habit bas, il enfonçait rageusement les clous d’une caisse, à défaut de ses commis en course60.
Mais ces efforts, tout aussi louables et admirables soient-ils, échouent à faire changer l’avis de Birotteau sur cette union. Si les jeunes gens peuvent finalement convoler c’est « grâce » à la faillite de Birotteau ! Pour le bonheur de Popinot, il existe quelque chose de plus puissant au regard de la société, qu’un pied-bot coiffé de cheveux rouges : l’argent. Mais là encore les représentations sociales diffèrent entre le commis et le notaire Crottat. En effet, la nécessité de doter largement Césarine était une évidence pour les Birotteau s’ils voulaient qu’Alexandre Crottat l’épouse. Ils étaient bien conscients que Crottat n’épousait pas leur fille pour elle-même mais pour sa dot afin d’acheter son étude. L’aspect transactionnel du mariage ne les choquait alors nullement puisqu’ils pensaient que c’étaient eux qui faisaient une bonne affaire en instituant leur fille « femme de notaire de Paris ». Il y avait la volonté d’établir bourgeoisement leur fille mais également un orgueil social pour eux-mêmes : car le notaire « jouait dans la pensée [de Constance] le rôle d’un prince héréditaire61 ». Ainsi lorsque l’oncle Pillerault annonce à Birotteau que « Popinot veut [lui] donner les fonds nécessaires au paiement intégral de [ses] dettes », au lieu de manifester sa joie, le parfumeur murmure sourdement : « Il achète sa femme62. » Insistant, Pillerault évoque l’honneur d’être réhabilité mais Birotteau persiste : « C’est vrai mais c’est vendre ma fille !63 » Certes, son humiliation de failli entre pour beaucoup dans cette façon de parler, mais ne s’y glisse-t-il pas le regret d’une transaction maritale beaucoup plus avantageuse que celle à laquelle il doit finalement céder ?
Quant à Popinot, même s’il a l’assurance des tendres sentiments de Césarine à son égard, il sait qu’il y a des limites à ne pas franchir au regard de la société. Ainsi lors du bal donné par Birotteau pour un public choisi, le jeune homme dit à la jeune fille :
Si je n’écoutais que mon désir […] je vous prierais de me faire la faveur d’une contredanse ; mais mon bonheur coûterait trop cher à notre mutuel amour-propre64.
Le narrateur vante alors « la délicatesse » de Popinot et sous-entend ainsi son approbation au choix du jeune homme. Cette décision recouvre la crainte des rires et des quolibets dans leurs dos. Les regards du public vers un couple évoluant sur une piste, attendent une image codifiée, ritualisée, où les jeunes gens évoluent avec grâce et facilité. La claudication, jugée ridicule par sa différence, n’y a pas sa place.
Pour Butscha, l’argent ne peut guère être un allié : Modeste, bien plus riche que lui, ne peut être achetée. Lorsque celle-ci se rend compte qu’il a découvert le secret de sa correspondance illicite, elle « terrasse son esclave sous ses regards [de] reine65 ». Mais l’amoureux Butscha s’humilie et plaide sa position en vantant son aide bénéfique au projet de la belle :
Ah je ne croyais pas que les vermisseaux pussent rendre service aux étoiles ! … mais il en est ainsi. Souhaiteriez-vous que [votre entourage] vous eu[t] devinée, et non un être, quasi proscrit de la vie66, qui se donne à vous comme une de ces fleurs que vous coupez pour vous en servir un moment ! (…) Prenez-moi comme vous prendriez un chien vigilant67 ? Je vous obéirai, je vous garderai, je n’aboyerai jamais, et je ne vous jugerai point. Je ne vous demande rien que de me laisser vous être bon à quelque chose. Votre père vous a mis un Dumay dans votre ménagerie, ayez un Butscha, vous m’en direz des nouvelles !... Un pauvre Butscha qui ne veut rien, pas même un os68 !
Ce long extrait expose le rapport d’infériorité systématique vis-à-vis de Modeste dans lequel se place lui-même Butscha. Il se définit lui-même comme « non humain ». Que ce soit sur le mode végétal (la fleur) puis animal (le chien), il est toujours une chose qui peut être agréable (dans un premier temps) puis utile (le chien) à Modeste, sans attente en retour. Ce faisant, Butscha exprime sa position d’être inexistant, de banni de la société mais aussi de l’amour. Son monologue relève aussi du discours hyperbolique de l’amoureux sans espoir, avec la référence poétique du vermisseau et de l’étoile69 ; il s’agit donc d’un rapport d’esclave à maître, de sous-humain à humain supérieur, de basse créature à déesse.
On retrouve le même rapport dans Naïs Micoulin de Zola70. Dans cette nouvelle, le bossu amoureux se transforme en assassin suite à la volonté de sa belle. Cependant le ton de Balzac n’est pas à la tragédie mais plutôt à la comédie comme plusieurs traits du roman le confirment71.
Butscha se transforme alors en Scapin de Molière, prêt à toutes les malices pour aider sa chère Modeste. Véritable adjuvant de conte de fées, le clerc « à la bosse pleine d’inventions72 » ne se borne pas à une obéissance servile. Si sa façon de démasquer Canalis aux regards de Modeste est une risible mystification à la Trigaudin73, il enjoint d’autre part la jeune fille à porter ses regards sur La Brière. Car ce dernier possède LA qualité essentielle aux yeux de Butscha : il aime Modeste « à sa manière74 ». Cette similitude dans la façon d’aimer est évidemment une façon pour le clerc de se retrouver en La Brière, pour aimer et épouser Modeste par procuration. La jeune fille, qui n’est pas dupe, lui rétorque en riant : « Monsieur Butscha, voudriez-vous par hasard me marier à votre goût ?75 » Mais, consciente de la volonté de son « nain mystérieux76 » à vouloir son bonheur selon ses propres critères, elle reconnaît que « [s]on conseiller-intime-privé-actuel serait encore un miroir 77»… Étrange mot que celui de « miroir » en parlant de deux êtres si dissemblables. Le romancier, par ses paroles attribuées à Modeste, reconnaît la convergence de vues et de caractères entre Modeste et Butscha. Ces deux êtres ne peuvent pourtant s’aimer à cause du corps monstrueux de l’un deux.
Le roman se clôt sur un happy-end abrupt où Modeste épouse le beau La Brière, où les amants évincés demeurent des amis et où le bonheur familial de Modeste ne connaît pas de fin. Mais quid de Butscha ? Aucune allusion au pauvre serviteur génial, visiblement voué à retourner dans sa lampe magique en attendant qu’on ait besoin de lui.
Pourtant Balzac avait rédigé un dernier tableau au roman ; tableau abandonné par la suite, où l’action, située sept ans après le mariage de Modeste, illustrait le devenir des différents personnages de l’histoire. Butscha y apparait en premier, « décoré de la légion d’honneur78 » suite à des travaux distingués, devenu précepteur du fils aîné du couple Modeste et La Brière. Il est dépeint magnifiquement vêtu, sortant de l’hôtel de la Bastie où il vit en compagnie du couple, « en tenant par la main un délicieux petit garçon79 » paraissant beaucoup plus grand que son âge, doté d’une « chevelure fine soyeuse, blonde, à boucles luisantes et légères80 ». Visiblement, le narrateur voulait montrer à ses lecteurs que le personnage le plus positivement actif du roman était récompensé de ses bons et loyaux services par les jeunes mariés. Ainsi, cet enfant dont la taille remarquable s’éloigne tant du nanisme de Butscha, dont la blondeur et la beauté l’installent aux antipodes de la laideur de Butscha et de ses cheveux crépus, apparaît comme l’enfant idéal qu’aurait rêvé avoir le couple Butscha/Modeste, si ce couple avait pu exister. De plus, cet enfant appelle Butscha « Papa81 » : est-ce de l’ironie ou un ultime cadeau fait par le narrateur au malheureux stigmatisé ? Le tableau s’égare dans une scénette de bonheur rose brutalement interrompue. La préfacière82 de l’édition commente :
On peut être reconnaissant à Balzac d’avoir renoncé à ce morceau dont la place semble indiquée dans les œuvres de la comtesse de Ségur plutôt que dans la Comédie humaine83…
Certes le bonheur n’a pas d’histoire, ou du moins ne se raconte pas. Mais le bonheur du nain bossu Butscha relève-t-il tant du mirage ou de la fantasmagorie qu’il ne puisse bénéficier que d’un repentir littéraire ? La fin du roman dont il est évincé correspond effectivement, du point de vue des représentations sociales, à la réalité, non seulement de la Comédie humaine mais de bien des sociétés. Actuelles ?