Winnipeg 1980 reste le point tournant d’un changement fondamental, celui qui amène les personnes ayant des incapacités à parler pour elles-mêmes et non par l’intermédiaire de leurs pourvoyeurs de services.
Patrick Fougeyrollas1
Introduction
Cet article se propose, grâce à une analyse sociopoétique, de mettre en lumière les représentations que les différents personnages se font du handicap dans deux romans canadiens contemporains. Il présente aussi une étude des procédures poétiques utilisées, les recours de la création et de la production artistique, pour renverser les préjugés qui déshumanisent les personnages handicapés. En effet, dans les deux romans analysés, soit Homme invisible à la fenêtre de Monique Proulx (1993) et Un jour ils entendront mes silences de Marie-Josée Martin (2012), le discours littéraire est le lieu d’une remise en question radicale de la perception du handicap, de la déshumanisation, de la médicalisation du handicap et des rapports entre « capacité » et « incapacité ».
En effet, les romans à l’étude, dans lesquels les deux protagonistes ont un handicap, illustrent, représentent, dénoncent et même retournent l’évolution ou la fixation de certaines attitudes mentales à l’égard du handicap. À bien des égards, on note, sans s’en étonner, un contraste frappant entre les représentations valorisées par le ou la protagoniste handicapé(e) d’une part, et celles vitupérées par les autres personnages, ce qui nous donne un panorama relativement complet et représentatif de l’imaginaire collectif qui nourrit les diverses représentations du handicap.
Si ces deux romans ont en commun la mise en scène de l’expérience de vie des personnes en situation de handicap au sein de la société capacitiste, ils ont également en commun une poétique de l’absence : dans le cas de Maximilien, le personnage central du roman de Monique Proulx, Homme invisible à la fenêtre, c’est l’absence de regard qui rend invisible ; dans le cas de Corinne, dans Un jour ils entendront mes silences, c’est l’absence d’écoute qui hurle un silence emprisonnant, mais qui trahit aussi les incapacités de leur entourage et de la société à voir et à entendre. Autrement dit, l’incapacité est bien celle dont sont porteuses les représentations sociales qui empêchent de comprendre et d’accepter la diversité humaine.
Maximilien, artiste peintre hémiplégique qui se déplace sur un fauteuil qu’il appelle Rocinante, comme le cheval légendaire de Don Quichotte, laisse un espace vide dans la toile pour se représenter :
[L]a plupart du temps j’ai ménagé un espace vierge dans la tempête des couleurs, j’ai laissé un blanc, qui émerge comme un luminaire en plein centre de la toile ou dans un angle perdu. Parfois cet espace vierge a la forme d’un corps. Un corps par défaut, un corps blanc, idéal, sans traits et sans aspérité, à jamais préservé des flétrissures. Le corps de l’homme invisible (p. 76-77).
Corinne, protagoniste de Un jour ils entendront mes silences, a une paralysie cérébrale et est ce qu’on appelle une personne « lourdement handicapée » (p. 99) ; autour d’elle les autres personnages sont tour à tour convaincus qu’elle ne comprend rien (sa grand-mère, p. 111), qu’elle ne ressent rien (son père), et surtout qu’elle est incapable de communiquer, l’enfermant ainsi dans une « indémaillable solitude » (p. 143).
Invisibilité et silence sont donc des espaces partagés entre deux mondes : celui de la personne réduite à l’invisibilité ou contrainte au silence et à l’incommunicabilité d’une part, et celui de la société et de la famille normalisatrices d’autre part. Refuser de voir (réduire à l’invisibilité) et refuser d’entendre (imposer l’incommunicabilité) sont deux processus extrêmement cruels de réification, qui procèdent en ignorant la présence et l’agencéité de l’humain qui s’en trouve transformé pour devenir un « fardeau » (p. 62), comme dans le cas de Corinne, ou un spectacle choséifié qu’on peut choisir d’ignorer ou de fixer des yeux, comme dans le cas de Maximilien.
Un des intérêts majeurs de ces romans, c’est qu’ils représentent des points tournants dans la manière de représenter le handicap dans la littérature canadienne. En effet, ils ne se limitent pas à mettre en scène les réactions des personnages normés2 face au handicap, mais ils explorent les expériences des personnages ayant un handicap en leur donnant une voix (narrative) et une agencéité dans la capacité de se dire, de dire les autres et de dénoncer leur propre réification en l’exposant.
Homme invisible à la fenêtre et Un jour ils entendront mes silences
Longtemps, les personnages ayant un handicap figuraient généralement dans les romans à titre d’objets ou de symboles. Ils restaient souvent dans les marges de la fiction, en guise d’étrangers exotiques dont les caractéristiques physiques attirent le regard et font spectacle. Maximilien, par exemple, alors qu’il se trouve à la table d’un café avec son amie Maggie, remarque :
Nous étions tous deux pour des raisons évidemment antinomiques, la proie des regards. Pour une fois, les mirettes des braves gens en avaient pour leur argent, vagabondant entre l’estropié et la nymphe, caracolant du « c’est dommage ! » à l’« es-tu belle3 (p. 11) ! »
Souvent, les personnages handicapés étaient utilisés comme technique narrative pour faire avancer l’histoire ou pour faciliter les réactions d’autres personnages, produisant ainsi des effets narratifs qui renvoyaient à des stéréotypes sur le handicap. Comme le signale Rosemarie Garland-Thomson, le personnage handicapé était un véritable objet aux contours sentimentaux, romantiques, gothiques ou grotesques selon le cas4. Il s’agit là d’une construction métaphorique du handicap qui se nourrit davantage d’idées reçues que de la réalité des personnes en situation de handicap. Cette forme de représentation des personnages handicapés suscitait une conjoncture émotionnelle de pitié, de peur, d’inconfort ou, encore, de culpabilité qui rassurait le lecteur normé, puisqu’il pouvait se distancier du handicap. Les idées reçues entretenues par les lecteurs normés faisaient en sorte que la figure hautement stigmatisée du personnage handicapé gagnait en efficacité à l’intérieur du récit.
Cette construction faite d’un amalgame de pitié, de peur, d’inconfort et de culpabilité est très présente dans Un jour ils entendront mes silences : depuis Rodrigue, l’ami du frère de Corinne, qui oscille entre « dégoût et curiosité » (p. 127), jusqu’à l’agente de bord dans l’avion qui en regardant Corinne voit « son pire cauchemar » (p. 28), non sans oublier « les tapettes sur la tête, l’incontinence onomatopéique, les mines d’enterrement, les bénédictions spontanées et les promesses de miracle (médical ou divin), voire les injures lancées à la volée » des passants (p. 119), Corinne reste, dans la perception que les gens ont d’elle, une sorte de monstre excitant tour à tour pitié, épanchements sentimentaux, romantiques ou figurant un spectacle grotesque. L’ambition d’humanisation semble alors démesurée.
Comme il a été dit plus haut, la figure de l’individu « normé » s’enracine dans le contexte de relations sociales où un groupe reçoit sa légitimation à partir d’attributs consensuels. Or, ce groupe est une minorité à laquelle une grande quantité de personnes aspirent à appartenir pour se situer dans des positions de pouvoir5, ce qui donne lieu à une panoplie de groupes et sous-groupes qui fonctionnent de manière hiérarchique6. Dans cette dynamique de relations de pouvoir au sein de la société, on peut affirmer que la « normalité » est une idéologie7. En effet, selon Marc Angenot, « l’idéologie a pour fonction d’adapter les individus à leur rôle social, en rendant ce rôle “intelligible” et en en masquant les contradictions8 ». C’est pour cette raison que l’idéologie permet la domination d’un groupe par un autre. Les personnes handicapées, en tant que groupe minorisé, ne sont donc pas perçues comme des citoyens à part entière et doivent se battre pour conquérir des droits et pour avoir accès à la parole. En tant que subalternes, pour employer le terme consacré par le postcolonialisme9, elles sont systématiquement exclues de la polis, comme on l’a vu dans la phrase en exergue de cet article, car dans l’imaginaire collectif on se les représente comme des objets de soin et comme des individus incapables de produire et d’apporter à la société. C’est ce qui permet les affirmations en vertu desquelles elles n’ont pas de véritable citoyenneté et leur humanité est réduite à n’être que métaphorique. Pour aller plus loin dans cette analyse des représentations, on peut penser aux écrits, par exemple, de Judith Butler : les groupes de personnes sans citoyenneté (comme les esclaves, par exemple), sont classifiés comme « humains » seulement au sens figuré du terme, car leurs vies ne sont pas légitimes aux yeux de la communauté ; c’est un peu comme si ces individus ne possédaient pas toutes les qualités nécessaires pour être humains. Butler analyse le cas d’Antigone qui est exclue de l’espace commun de la polis, là « où l’humain se constitue à travers les mots et les actes […], [car l]es esclaves, les femmes et les enfants, tous ceux qui n’étaient pas des mâles possédants n’étaient pas autorisés à pénétrer la sphère publique dans laquelle l’humain était constitué par ses actes linguistiques. » Antigone « ne fait pas partie de l’humanité […]. Si elle est humaine, alors l’humain est entré en métaphore10 ».
Les personnes handicapées ont dû se battre pour s’approprier leur citoyenneté, pour se positionner comme bios politikos, pour être considérées comme des personnes à part entière et non pas comme des objets de soins. Giorgio Agamben, faisant référence aux travaux de Hannah Arendt et de Michel Foucault, explore la différence entre la vie conçue comme bio et la vie conçue comme zoé11. Les Grecs utilisaient le terme zoé pour faire référence à la vie pure ou nue. C’est-à-dire qu’il s’agit d’une vie étrangère aux relations humaines, une vie qui existe « nue », déconnectée. Ainsi, toute discrimination fondée sur la différence réduit l’être humain à la vie nue, le renvoyant à la zoé. La vie véritablement humaine est, en revanche, une vie en relation avec les autres humains, ce que les Grecs appelaient bio.
La pertinence de la distinction entre bio et zoé dans les œuvres à l’étude est évidente dès qu’on se penche un peu sur les textes. Les deux personnages sont exclus de l’espace commun de la polis. On ne perçoit guère de Corinne que les composantes de sa vie nue, de sa zoé, de sa vie animale, de son immanence : on parle souvent de son corps distordu et souffrant, qu’on veut d’ailleurs redresser ; on semble ne voir d’elle que le vomi, la bave, les cris animaux et gutturaux. Mais si en effet elle bave, elle crie, elle a « des crises », on ne semble pas voir qu’elle est « très baveuse sous l’emprise de grandes émotions » (p. 127) ou qu’une « ardente faim de communiquer la dévore » (p. 123). La réduire au silence, lui refuser « la comprenure » (p. 111), l’émotion, la compréhension, l’amour des autres, c’est la reléguer à la vie nue.
Les deux romans opèrent d’une part une dénonciation de cette tentative de réduction à la vie nue, et d’autre part un retournement et une réappropriation de la bio par les protagonistes eux-mêmes. La réduction à la vie nue est toujours le fait du regard et de la perception des autres. Ou, comme l’indique clairement un titre de chapitre de Un jour ils entendront mes silences, « La tragédie est dans le regard des regardeurs » (p. 67).
Maximilien et Corinne se battent pour leur dignité dans une société qui les infantilise et qui tend à les déshumaniser. Par un moyen poétique simple mais puissant, les deux auteurs accordent la voix narrative aux protagonistes, c’est-à-dire que les deux romans sont écrits à la première personne, ce qui permet au lecteur d’avoir un accès direct au monde intérieur et aux représentations des protagonistes. Il s’agit de personnages profondément humains, avec des qualités et des défauts, qui ont leur propre conception d’eux-mêmes et de leur situation, dont les idées évoluent au fil du temps et qui se révoltent contre les limites que leur impose leur entourage, que ce soit la société, les amis ou la famille. Maximilien est un peintre montréalais qui se déplace en fauteuil roulant depuis 18 ans suite à un accident. Dans ses portraits, il coupe des corps pour se construire un corps « triomphant » et fuir la réduction à laquelle il est condamné par le regard des autres. Dans le dernier chapitre, intitulé « Autoportrait en homme invisible », Maximilien décrit un tableau imaginaire, qui « fait cent mètres de long et presque autant de large » (p. 237). Le tableau représente un vernissage où se trouvent tous ses amis et, au centre, « une toile immense qui est l’aboutissement de toutes les précédentes : elle a rassemblé les membres dispersés et leur a donné un corps total, triomphant » (p. 238). Le spectateur y trouve aussi une chaise, mais elle est vide, car Max est « debout dans la toile immense » (p. 238), ayant un corps agencé qui lui permet de s’extraire du monde :
Je me détache de la toile, par-dessus les verres, les rires, les corps qui remuent et les choses qui ne bougent pas, je me mets à courir, sur mes jambes rouges, invulnérables je cours pour échapper à ceux qui m’aiment, je cours je cours (p. 239).
Corinne, quant à elle, confronte constamment un point de vue autodiégétique cohérent à l’incohérence des préjugés contre le handicap qui construisent l’incommunicabilité dont elle est victime et une identité faite de haine, de rejet et de peurs, dans laquelle elle ne se reconnaît pas, mais qui lui est éminemment familière.
Cette confrontation, qui a recours à une stratégie poétique relativement simple puisqu’elle consiste à opposer constamment un point de vue autodiégétique à des commentaires ou des attitudes extérieurs, nous donne un accès privilégié à la dénonciation et au retournement lorsque nous nous arrêtons à comparer les images que les protagonistes ont d’eux-mêmes et l’image que leur entourage projette d’eux.
Esquisse des représentations collectives du handicap à l’époque de la publication des romans
Les romans à l’étude mettent en scène deux conceptions foncièrement différentes du handicap présentes dans nos sociétés encore de nos jours. L’analyse des représentations mentales des personnages qui réifient la personne handicapée d’une part et, d’autre part, la soigneuse élaboration de l’humanité des protagonistes, qui s’esquisse inlassablement dans les récits, est riche et prometteuse. Cette dernière conception qui fait référence au changement de paradigme dans la conception du handicap12 n’est pas toujours explicite dans les textes. Au contraire, les textes sont dominés par le portrait d’une société qui s’obstine à exclure la différence, ce qui met en évidence que tout changement de paradigme nécessite du temps pour s’enraciner dans l’imaginaire collectif.
Le 13 décembre 2006, les Nations Unies publiaient la Convention relative aux droits des personnes handicapées, un texte qui a marqué un point tournant dans l’histoire du handicap et qui allait sonner le glas de ce qu’on a appelé l’« approche médicale du handicap ». Il s’agit d’un document exhaustif qui touche aussi bien l’éducation que la santé, les femmes et les enfants et qui, de manière générale, essaye d’envisager les multiples difficultés habituelles ou extraordinaires auxquelles confrontent quotidiennement les personnes handicapées, aussi bien dans leurs droits en tant que citoyens que dans la sphère du privé. Un des aspects les plus éloquents du document est la définition qu’il avance du handicap, par laquelle il le décrit comme un concept susceptible d’évoluer tout en soulignant l’importance du contexte culturel et social qui entoure la personne handicapée. En effet, le texte signale que le handicap est le fruit d’une « interaction » qui se produit lorsqu’une personne ayant une incapacité se trouve dans un contexte incapacitant.
Cette définition du handicap, qui met l’accent sur les obstacles dans les attitudes et dans l’environnement qui empêchent l’épanouissement des personnes handicapées13, est venue renverser la vieille conception selon laquelle la personne était « handicapée », donc porteuse d’un problème qu’il fallait réparer, par le biais de la médecine, et qu’il fallait qu’elle répare parce que l’on comprenait qu’elle en était responsable. Cette identification de la personne à son handicap la réduisait à un problème tout en la déshumanisant, car elle devenait un objet de soins. Dans Homme invisible à la fenêtre la réification des personnes handicapées est établie à partir de la première page :
Gérald Mortimer quitte les lieux au beau milieu de son vernissage, poussant devant lui avec des précautions bourrues cette chose sur une chaise qui est moi14.
Cette réduction de la personne à « son problème » supposait qu’elle devait être « réparée » et la renvoyait à la sphère du médical et de l’individuel. En effet, la personne qui en « souffrait » était responsable d’en guérir pour pouvoir participer à la vie sociale et s’épanouir. Cette conception, qui rejetait le handicap dans la sphère de l’intimité du foyer et à l’intérieur des espaces hétérotopiques (hôpitaux et institutions sanitaires), pour employer le terme de Michel Foucault15, se traduisait comme un mécanisme d’exclusion de la différence corporelle au niveau social. Ainsi, les espaces publics, espaces urbains, de travail, récréatifs ou politiques, organismes éducatifs, etc., étaient capables d’accueillir seulement les corps conçus comme « normaux ». L’espace était donc conçu comme exclusif et agissait comme excluant, il était destiné seulement aux corps considérés comme « capables ».
C’est bel et bien la différence corporelle qui doit être « réparée » dans une vision médicalisée du handicap. Les deux protagonistes des romans à l’étude ont du monde médical une vision très lucide et tranchante. Maximilien se révolte contre la conception biomédicale du handicap pour qui le corps blessé, improductif, est un problème à régler, conception qui réduit la personne handicapée à un objet de soins. Corinne subit plusieurs opérations chirurgicales pénibles qui ressemblent plus à une torture qu’à des soins. Elle déteste les « sarraus blancs » (p. 147) qui « ne se lassent pas de [la] palper, de scruter [son] intérieur et d’inventer de nouvelles façons de [la] tourmenter » (p. 147) pour lui offrir une position verticale qui soi-disant optimiserait son confort, mais Corinne « n’est pas dupe : verticalité rime avec normalité » (p. 147). Le corps de Corinne est une erreur qu’il faut corriger, une anormalité qu’il faut dompter :
Chaque fois qu’elle me voit, la docteure Perrot trouve matière à désapprobation et se fait un devoir de suggérer des correctifs. Elle prescrit avec imagination les refaçonnages. Elle me voudrait pâte à modeler entre ses mains (p. 160).
Le pouvoir dominateur qui impose une discipline exercée sur les corps, telle que l’a affirmé Foucault, ne saurait mieux s’illustrer que dans ces passages. Et, au comble de sa lucidité, Corinne affirme : « Mes libérations conditionnelles et provisoires rendent encore plus détestable mon retour à l’incarcération thérapeutique. » (p. 69, nous soulignons).
En contrepoint de cette discipline exercée sur le corps imprévisible et en réaction à la médicalisation du handicap, le renversement de mentalités consolidé par la Convention relative aux droits des personnes handicapées a été le fruit de plusieurs décennies de travail ardu de résistance et de militance mais aussi de réflexions, d’études et d’analyses, couronné par l’élaboration d’un nouveau champ théorique. Ce renversement est enraciné dans le cadre d’un changement de mentalités plus large et sans lequel il n’aurait pas été possible. C’est le fruit de plusieurs années de travail acharné ancré au cœur d’un moment charnière dans l’histoire des groupes minorisés, dont les personnes handicapées : les décennies des années 1960 à 1990. En effet, ces années ont été marquées par mai 1968 en France, la Révolution tranquille au Québec, les indépendances des anciennes colonies et le mouvement pour les droits humains, les civil rights aux États-Unis (spécialement en lien avec les protestations contre la guerre du Vietnam, dont un des aspects saillants est le retour des soldats avec des troubles de santé mentale et aux corps mutilés).
Les luttes des personnes racisées, des femmes et des personnes handicapées, ainsi que d’autres groupes minorisés, ont éveillé les esprits à la prise de conscience des mécanismes de production de l’altérité tout en ouvrant, du même souffle, de nouveaux champs théoriques d’études nourris spécialement par la French Theory et les études culturelles (nées en Angleterre), dont les études féministes et de genre, les études postcoloniales, les études autochtones et les Disability Studies. D’autre part, ces mouvements ont ouvert la porte, entre autres, au mouvement de l’antipsychiatrie, qui a bénéficié d’une contribution véritablement interdisciplinaire provenant de la psychiatrie elle-même, de la sociologie, de l’histoire et de l’anthropologie16. Tous ces mouvements remettaient profondément en question la construction culturelle de l’Autre en tant que « subalterne », donc sujet d’oppression systématique, tout en mettant en évidence que la fabrication de l’altérité dans la culture était le résultat d’une hiérarchisation artificielle de l’être humain. Dans ce contexte, les travaux de Foucault et de Goffman mettaient en évidence le rejet des personnes ayant des troubles de santé mentale à l’extérieur des limites de la vie sociale tout en les « séquestrant » (toujours selon Foucault) à l’intérieur de la ville, c’est-à-dire en les enfermant à l’intérieur des murs des institutions psychiatriques. Le mouvement associatif des personnes handicapées dénonçait d’autres espaces hétérotopiques comme les asiles et les centres de prise en charge des personnes handicapées, aussi bien que les usines destinées aux travailleurs ayant une incapacité physique17.
La résistance des personnes handicapées était souvent menée de manière désarticulée et répondait à des situations ponctuelles dans différentes régions ou pays. Ce fut au Canada, plus précisément à Winnipeg, que la première Organisation mondiale des personnes handicapées a vu le jour. L’Organisation des Nations unies (ONU), un peu en guise de réponse à ces mouvements revendicatifs, mais aussi en suivant la suggestion de Réhabilitation internationale, qui travaillait de près avec elle, avait déclaré 1981 comme l’Année internationale pour les personnes handicapées. Il est opportun de souligner l’utilisation de la préposition « pour » au lieu de « des », ce qui reflète la conception de la personne handicapée comme un objet de charité (bénéficiaires) et objet de soins (patients) », et non comme une personne à part entière, un sujet de droit. En vue de cet évènement, l’ONU avait organisé une rencontre à Winnipeg en 1980, le Congrès mondial de réhabilitation internationale, auquel devaient participer plus de 250 personnes handicapées18, dont Patrick Fougeyrollas et Henry Enns. Cette rencontre s’est avérée d’un succès sans précédent, mais non pas par les raisons attendues par Réhabilitation internationale, bien au contraire ! Ce fut l’occasion pour ces personnes, venues de tous les coins du monde, de partager et d’échanger leurs expériences « d’isolement, d’expulsion sociale, d’oppression, de violence », ce qui leur permit de les transformer en « dynamique dialogique d’émancipation19 ». Patrick Fougeyrollas décrit ce moment historique, ce point tournant dans l’histoire du handicap, comme le putsch de Winnipeg. La phrase en exergue de cet article illustre bien ce passage. En effet, l’acte de la prise de parole marque le moment où les personnes handicapées se positionnent en tant que des sujets de droit, des citoyens à part entière, par opposition au rôle qui leur était attribué en tant qu’« objets de soins ».
Nous souhaitons mettre en relief le rôle central de Patrick Fougeyrollas, non seulement dans ce « putsch », mais également son importance centrale pendant de nombreuses et fructueuses années de résistance, de militance, aussi bien que de réflexion et d’élaboration théorique dans le nouveau champ d’études du handicap. Sa résistance, sa lutte contre le capacitisme20 et ses contributions théoriques sont au cœur du roman Homme invisible à la fenêtre. En effet, Monique Proulx le remercie à la fin du livre, dans une mention qui ne fait plus partie de l’histoire racontée dans le roman :
Merci à Patrick Fougeyrollas pour sa troublante thèse d’anthropologie sociale : Entre peaux : Logis de la différence21.
Ce clin d’œil de l’auteure nous permet de penser que sa propre représentation du handicap a été bouleversée par les travaux de Fougeyrollas.
L’individu « utile et productif »
Si Corinne et Maximilien sont incompris, et même rejetés par leurs familles et amis et par la société en général, cela se manifeste d’abord par leur réification, nous l’avons vu, mais c’est surtout imputable à une prémisse de la société capacitiste. Dans les deux romans, les personnages qui les entourent ont une représentation du handicap déterminée par l’idéologie de la normalité à l’intérieur de laquelle le capacitisme se taille une place privilégiée. La valorisation des personnes dans notre société passe par leurs capacités à travailler, à produire, voire à performer22. Maximilien, conscient de sa position de subalterne, résiste en se révoltant contre l’exclusion et l’oppression que lui impose l’idéologie de la normalisation. Dans le chapitre intitulé « Portrait de Laurel », il raconte qu’il reçoit régulièrement la visite de différents messieurs et mesdames Quirion, des personnages normés, fonctionnaires de divers ministères du gouvernement qui souhaitent qu’il « se normalisasse » et qu’il « s’intégrasse ». On remarquera l’utilisation du subjonctif imparfait pompeux qui met en évidence la dimension incertaine dans le processus de normalisation de Maximilien et le ridicule de leurs exigences. Le chapitre commence brusquement par la transposition directe de son raisonnement :
Qu’on se le dise. Le corps normal est blanc, adulte, hétérosexuel, masculin, chrétien. Et productif. Les autres corps, les différents, ne sont pas toujours récupérables. Cela dépend d’eux. Cela dépend de leur aptitude à la domestication, à la soumission, de leur degré d’utilité. Sont-ils exploitables, telles les ressources naturelles d’une région périphérique ?... Alors rien n’est perdu, ils peuvent entrer dans la vaste maison de la normalité – par la porte arrière bien entendu – et s’installer dans le coqueron dont personne ne veut, mais d’où il leur sera loisible d’épier les allées et venues de la visite et de humer les fumets des partys. Les corps différents posent des problèmes à cause de leur improductivité, bien plus qu’à cause de leur différence23.
Maximilien met également en évidence que le mécanisme d’assujettissement de la normalisation se concrétise par le contrôle du corps : « Que ça serve, diantre, puisque c’est là24. » Il signale non seulement la conception utilitaire de l’humain qui sous-tend l’idéologie de la normalité, mais du même souffle il fait allusion au regard curieux que suscite le corps différent. Ce regard qui ignore ou qui dévisage dévoile un mécanisme de réification, comme les deux côtés de la même médaille, par lequel la personne ignorée ou fixée perd son humanité en devenant un spectacle. Maximilien n’est pas la seule personne invisible puisqu’il y a d’autres corps stigmatisés aussi. En effet, il raconte l’expérience de Julius Einhorne qui souffre du « syndrome de la transparence » qu’il explique comme un curieux phénomène par lequel plus il est gros, plus il est transparent25.
C’est le capacitisme qui est au cœur de la tirade du grand-père de Corinne lorsqu’il affirme, en parlant de lui-même et de Corinne : « La mort est parfois préférable. […] À quoi c’est qu’j’suis bon, hein ? » Autrement dit, mieux vaut mourir qu’être inutile. Et Corinne n’est pas dupe : « Utile, il va sans dire, va de pair avec normal. L’utilité est une importante unité de mesure dans [le] réel [de Mme Saucier] et celui de mes parents. » (p. 80). Mais c’est encore bien plus grave que cela ; lorsqu’on est inutile, on est un fardeau, et pire : « Je ne suis pas seulement inutile », affirme Corinne, « je suis nocive » (p. 80).
Représentations de soi des protagonistes
La voix narrative des récits à l’étude est celle d’un narrateur autodiégétique. Mais la limitation de focalisation imposée par ce choix est amplement compensée par l’accès au monde intérieur de Corinne et Maximilien. En effet, le lecteur a accès à leur monde intime, à leurs pensées, croyances, émotions et sensations.
Lorsque Maximilien se retrouve seul après le départ de Monsieur Quirion, il se montre dans toute sa véritable fragilité et vulnérabilité :
Je suis malade, après son départ. Je suis malade comme je le suis toujours après le départ de ceux-là qui ont pour tâche rémunérée de me vouloir du bien, nauséeux au-delà du haut-le-cœur, enseveli sous une noirceur totale où je voudrais tuer, je voudrais hurler. […]
J’ai mal à mes droits de la personne, j’ai mal à ma dignité chambranlante, je rapetisse tout à coup et à vue d’œil et ça saigne, je frôle le néant sous le regard attentionné de cent messieurs Quirion inclinés au-dessus de mon berceau, je souffre incurablement d’inaptitude à me tenir droit parmi les humains qui choisissent.
Maxou mon pitou26.
Ce passage permet au lecteur de saisir l’intensité de la souffrance de Maximilien, l’agonie de sa douleur lorsque le dialogue devient impossible. En effet, Maximilien choisit de se taire car il sait que Monsieur Quirion ne le comprendra pas : « Je ne fais pas part à monsieur Quirion de mes considérations anthropologiques personnelles, avec lesquelles je sens qu’il ne serait pas d’accord27. » Il subit en silence le discours du fonctionnaire, qu’il a l’impression d’écouter pour la « millionième fois ». Il se sent rapetissé, infantilisé et inapte, privé de ses droits humains, exclu donc de la polis28 et du coup, de l’humain.
Lorsqu’on confronte les représentations que les « autres » ont de Corinne et les représentations qu’elle a d’elle-même, le contraste est extrêmement frappant. Malheureusement, la trame du roman consiste justement à décrire combien Corinne intériorise les points de vue extérieurs jusqu’à se les approprier et se voir comme son père la voit au point de choisir la mort, justement après une conversation avec son père où elle ressent à quel point il serait préférable qu’elle meure.
Mais si le monde capacitiste dénigre l’inutilité d’une personne handicapée et si le monde médical torture et enferme un corps indiscipliné, il n’en demeure pas moins que Corinne a une intelligence à la mesure de son âge. Son handicap lui offre d’ailleurs des dons et un univers auxquels les gens « normaux » n’ont pas accès. Par exemple, Corinne, en parlant de sa mère, dit qu’elle « rêve de lui rappeler qu’il existe un langage au-delà des mots » (p. 28). Son univers intérieur est sublime, plein de magie et de poésie :
Dans mes yeux miroite le paysage d’un atoll entouré d’eaux émeraude, ou s’élève un fabuleux palais gardé par des lions d’or. Aux côtés d’une princesse à la peau cuivrée, j’étudie un ballet plusieurs fois millénaire. Mes doigts apprennent à converser avec l’air ; mes pieds, à écouter le sol (p. 46).
Elle est d’une sagesse remarquable, et regrette par exemple que ses parents ne sachent pas vivre dans le moment présent : ils ont « l’absurde manie de considérer le présent à travers le filtre de ce qui pourrait être. Pour moi compte seulement ce qui est : cette minute, cet instant et cette journée » (p. 67). Et dans sa sagesse de petite fille, elle sait dire : « Rien n’est arbitraire. Avec un peu de recul, on discerne de toutes choses les causes » (p. 71). Corinne vit dans son monde, et si elle est heureuse dans ses songes et dans ses envolées, elle n’en regrette pas moins tout ce qu’elle ne peut pas partager : « Je pense à tout ce que je pourrais lui enseigner », dit-elle en parlant de sa petite sœur (p. 91). Pour elle, son père, Raymond, « n’est qu’un bipède limité dans ses perceptions » (p. 136) Mais il lui semble de plus en plus évident que pour entrer dans le monde de ses parents, qui n’est pas le sien et ne le sera jamais (p. 144), elle devrait, comme sa petite sœur, « [appartenir] à une confrérie dont [elle] est exclue : celle des bipèdes parlants » (p. 143). En somme, Corinne est loin d’avoir d’elle-même la perception que son entourage a d’elle. Elle est différente, elle a beaucoup à offrir, et sait des choses que les autres ne savent pas.
L’aménagement du monde
L’existence des êtres humains est sujette à certaines conditions. Comme l’explique Hannah Arendt, leur existence dépend de l’existence préalable d’un monde, en l’occurrence de la Terre, mais aussi de l’aménagement de ce monde29 pour le rendre habitable et capable de permettre le développement des cultures humaines. Dans l’histoire de l’Occident, depuis la Grèce et la Rome anciennes jusqu’au présent, on constate que le monde a été aménagé en fonction de certains individus : ceux qui sont capables de s’adapter et de produire, les « bipèdes parlants » de Corinne. Ainsi, non seulement l’environnement physique (espaces de travail, logement, transport, etc.) est conçu pour les corps dits « normaux », mais aussi les rôles sociaux et la place de chacun dans la société se sont développés en fonction de certaines aptitudes intellectuelles. Le système scolaire joue un rôle central dans l’entrainement des individus pour les rendre aptes au travail et capables de produire en fonction des besoins de la société30. Ainsi, les valeurs de la société bourgeoise ont aménagé un monde qui est devenu une usine à exclusions remettant en question la valeur, voire le droit à l’existence de certains êtres humains31. Or, la question qui surgit est la suivante : s’il faut aménager le monde pour pouvoir y vivre, pourquoi ne pas l’aménager pour tous les humains, et l’avoir fait (et continuer de le faire) seulement pour quelques-uns ?
Les Autres, ceux qui ne peuvent s’adapter à cet aménagement dépareillé, soit parce qu’ils ne peuvent être domestiqués, soit parce qu’ils se heurtent aux barrières mentales ou environnementales de la société, oscillent entre l’extermination (comme ce fut le cas de l’Antiquité grecque et romaine32, des régimes totalitaristes comme le nazisme et des sociétés eugénistes, comme la plupart des États-nations modernes à un moment ou à un autre de leur histoire, sous une forme ou une autre), l’exclusion par l’enfermement dans des espaces hétérotopiques et les différents accommodements offerts par certaines sociétés qui s’efforcent de construire des sociétés plus inclusives.
Le récit de Maximilien se situe dans la conjoncture entre l’exclusion et son désir de vivre dans un monde inclusif, même si ce désir reste souvent implicite et que ce qui revient plus clairement dans son discours est l’expérience de l’exclusion. Dans la scène de la visite de monsieur Quirion, lorsqu’il s’abandonne à ses réflexions d’ordre anthropologique sur les conditions de vie des personnes handicapées, il ne manque pas de faire référence à l’histoire du handicap en commençant par l’extermination systématique, en passant par l’exclusion par enfermement pour finir par évoquer la conception biomédicale du handicap :
Les corps différents sont des menaces, des fantasmes déraisonnables qui trahissent tous les idéaux de beauté et de grâce sur lesquels l’être humain campe sa foi depuis deux mille ans. On ne les emporte plus hors de la cité pour les tuer, comme à Sparte ou à Rome, on ne lapide plus leurs mères comme à Lacédémone. On ne les enferme plus à double tour avec des chaînes à leurs pieds – luxe inutile ! – comme au 19e siècle. Maintenant qu’on est civilisés et qu’on a décrété toute vie – même galeuse – sacrée, qu’on les répertorie, on les regroupe par type d’anormalité ou de monstruosité, on garde à vue leurs moignons subversifs en tâchant de réactiver leurs fibres productives. Que ça serve, diantre, puisque c’est là33.
Tout ce passage est imbu de la notion d’espace, un espace qui exclut pour assurer l’aménagement du monde pour quelques-uns. Dans les civilisations anciennes, on n’assassinait pas directement les nouveau-nés aux corps différents, on les « exposait », c’est-à-dire qu’on les excluait de l’espace humain en les déposant dans des espaces sacrés (des bois, des rivières) pour que les dieux puissent les reprendre. Ce type de société renvoie le corps déviant à un extérieur qui n’a pas été aménagé pour la vie humaine. L’exclusion par l’enfermement à l’intérieur des murs des espaces hétérotopiques signale la construction d’espaces d’exclusion pour sauvegarder (dans le cas des asiles des fous auxquels fait allusion Maximilien) et même pour contribuer au développement34 de l’aménagement du monde bourgeois. Cet aménagement non seulement exclut les personnes aux corps différents, parce que le monde n’a pas été pensé en fonction de la diversité, mais en plus exige d’elles des comportements et des « capacités » qu’elles doivent s’efforcer d’atteindre et de stimuler tout en reniant leur spécificité.
Tout le récit de Maximilien fuse de références à l’exclusion qu’il vit en raison de cet aménagement conçu seulement pour quelques-uns. Il a trouvé logis dans un vieil immeuble insalubre de Montréal, au 6e étage, d’où il peut épier les allées et venues des gens dans la rue qui deviendront des modèles de ses tableaux à leur insu. Pour pouvoir se déplacer, monté sur « Fidèle Rossinante », il lui faut un ascenseur qui ne fonctionne pas toujours, il lui faut des rampes, des trottoirs déneigés… Sa vie de tous les jours est déterminée par un monde qui n’a pas été aménagé pour lui. Ainsi, s’habiller ou prendre un bain sont des gestes ordinaires qui deviennent impossibles dans un monde hostile :
Les gestes quotidiens – se lever, se nourrir, excréter, se raser… – ont tous acquis un poids qui ne me permet plus de les traiter avec désinvolture : ouvrir ou fermer la porte de chez moi, ou décider de me lever en pleine nuit pour travailler, ne peuvent être que l’aboutissement d’une décision irrévocable, mûrement réfléchie. Le temps que je mets à les accomplir les a ennoblis. Ils sont devenus, tous, des champs de bataille sur lesquels je remporte de petites victoires chaque jour, des adversaires intègres qui exercent sans cesse ma vigilance35.
Le dénouement illustre bien les limitations imposées par un monde aménagé seulement pour les personnes « valides », au moment où Maximilien essaye de se rendre chez Lady. Le fil conducteur du récit de Maximilien est tissé sur une histoire d’amour qui a échoué. Avant de devenir paraplégique, il avait eu une relation tourmentée avec Lady, qui déménage dans un appartement qui se trouve juste en face du building de Maximilien. Ils entretiennent donc d’une certaine façon leur relation à travers les fenêtres. Finalement, une nuit, il lui annonce qu’il va traverser la rue pour se rendre chez elle. Après une longue péripétie qui inclut une descente en monte-charge, Maximilien, monté sur Fidèle Rossinante, réussit à traverser la rue et à ouvrir la porte de l’immeuble de Lady, pour trouver que
Il n’y a pas d’ascenseur.
Pas d’ascenseur nulle part. Que des escaliers, qui déploient jusqu’à elle leur vol asymétrique et tournoyant, et moi à leurs pieds, trop imbécile pour voler, flamant rose inepte planté dans un parterre de banlieue, parmi des fleurs de plastique.
Dans le cas de Corinne, c’est encore exprimer faiblement son inadéquation au monde que de dire qu’elle vit dans un monde qui n’est pas fait pour elle. Si elle bénéficie, techniquement, d’aménagements physiques qui lui permettent de prendre l’avion ou de monter dans l’autobus pour se rendre à l’école, elle dispose aussi d’un outil de communication dont on ne veut pas qu’elle se serve. Plus que tout, elle est prisonnière mentalement d’un monde qui ne peut pas la recevoir affectivement et émotionnellement avant tout.
Conclusion
La question de base qui sous-tend l’histoire de nos deux protagonistes est celle posée par Antigone il y a 2500 ans : comment vivre dans un monde qui ne veut pas de nous ? « Mais je meurs avant le temps, c’est pour moi grand profit, je le déclare. Quand on vit, comme je le fais, au milieu des maux, comment la mort ne serait-elle pas un avantage36 ? » Il n’y a pas de réponse simple, ni univoque, ni libre de contradictions à cette question. Dans les deux romans, les réponses proviennent des protagonistes. Dans le cas de Corinne, la réponse est le suicide, parce que le roman est un parcours d’intériorisation du discours de son entourage et surtout de son père, convaincu qu’il vaut mieux que Corinne meure. Dans le cas de Maximilien, la réponse est la fuite ou la quête héroïque, aussi bien physique que mentale : il est un Don Quichotte, un « fou » parce qu’il vit dans une époque qui n’est pas la sienne. Pour fuir, il se fabrique un corps imaginaire dans une toile imaginaire à partir des morceaux de corps de ses modèles collectionnés au fil du temps.
La souffrance de Maximilien, sa révolte, sa nausée et son cri d’angoisse mettent en évidence le fait que cette conception de la personne qui mesure sa valeur selon sa capacité à produire déshumanise non seulement la personne considérée « incapable », mais aussi les personnes normées. Dans le cas de Corinne, c’est sa mort qui dénonce la cruauté extrême des perceptions d’une société de personnes normées, le prix exorbitant que nous payons en cédant à nos incapacités à aimer, qui sont finalement les seules incapacités de vivre. Ce que nous disent ces romans, c’est l’incapacité des gens normés et « normaux » qui sont incapables de voir l’humanité au-delà de la norme, d’embrasser et d’aimer une différence.