Introduction
À l’origine du corps hermaphrodite était une dualité réelle ou rêvée, une blessure ou un idéal. Combien de temps l’écriture et les beaux-arts, les lois et les rituels, mirent-ils pour donner à la fusion ou à la confusion des deux sexes en une même créature leurs primitifs visages.
Ce passage extrait de l’avant-propos de l’ouvrage de Patrick Graille1 induit combien les constructions intellectuelles et morales de toutes sortes peinent à intégrer l’être bisexué. Parmi celles-ci, le droit et les institutions jouent un rôle spécifique dans l’approche du phénomène biologique de la bisexuation dans la mesure où ils imposent aux hommes une autorégulation basée sur le respect mutuel de règles communes. Chacun connaît le rôle essentiel des normes juridiques en ce qu’elles autorisent, entérinent ou prohibent les comportements humains et produisent ainsi une trame institutionnelle dans laquelle la vie et l’identité s’inscrivent. On sait moins que ces normes sont le résultat du travail technique d’une caste spécifique, à savoir celle des juristes, qui brodent sur un héritage conceptuel susceptible de traverser plusieurs contextes. Le droit n’est cependant pas indépendant de son environnement d’application car son élaboration est propre à chaque époque et à chaque espace comme l’indiquent les approches récentes sur la question du champ juridique qui replacent le phénomène de juridicisation dans une perspective sociologique, historique et politique totale2. Aussi des anthropologues tels Clifford Geertz on fait du droit un vecteur culturel pur3. De cette idée s’infère que le droit n’est pas un phénomène naturel et préexistant. Il est donc toujours une histoire sociale, façonnée à partir d’images mentales communes au groupe et mises en forme par ses opérateurs.
Dans les matières relatives au sexe, les idéologies collectives qui ont présidé à la confection normative, et en amont aux catégories juridiques, se sont beaucoup nourries du paramètre biologique qu’il faut comprendre par la norme la plus communément observable dans une espèce. Parmi ces lieux communs culturels de nature sociobiologique, un des plus notables est celui de l’unicité sexuée4, au sens où un individu est soit un homme soit une femme. Un autre, non moins prégnant, est celui d’une correspondance avérée entre le sexe génétique, hormonal, anatomique, psychologique et comportemental sur le long terme5.
Cette harmonie obligatoire est parfois remise en cause par certaines anomalies physiologiques ou discordances ; c’est notamment le cas en matière de syndrome de dysphorie de genre (transsexualisme6) ou encore de bisexuation7. L’ambition de ces quelques lignes est d’évoquer comment les juristes réagissent face à ces cas limites, à la fois dans un cadre doctrinal et donc théorique, mais également dans un environnement processuel, donc davantage juridico-social, à l’époque de l’Ancien Régime. Le contenu des sources permet de mesurer l’essence même du travail du juriste évoqué plus haut, à la fois dépendant d’une tradition antérieure dans la mesure où celui-ci reprend les arguments développés dans l’Antiquité romaine mais aussi au Moyen Âge, mais également les données médicales et sociales du temps, en particulier lors des approches judiciaires. Tout ceci a généré un substrat important dans l’imaginaire contemporain.
L’impossible entre-deux ou la déviance de l’hermaphrodite
La nature duale de l’hermaphrodite, au sens médical moderne de l’hermaphrodisme vrai d’un individu affublé à la fois d’ovaires et d’utérus mais aussi d’un pénis et d’une prostate, c’est-à-dire d’un double appareil reproducteur, demeure niée par les médecins, les encyclopédistes et les juristes sous l’Ancien Régime8. Nombreux sont ceux qui rangent l’idée d’une telle configuration physique du côté de la superstition ou de la mythologie antique. Ce procédé de rationalisation n’est pas sans conséquences car il vient plier les particularités organiques aux modèles exclusifs du mâle et de la femelle qui se prolongent en des attitudes sociales renvoyant à des rôles masculins et féminins spécifiques. Aussi les littératures juridiques descriptives ou doctrinales sous-tendent que l’hermaphrodite doit nécessairement être rattaché à l’un ou l’autre sexe. Jean Domat9 distingue bien les deux sexes chez l’individu hermaphrodite mais pour indiquer ensuite qu’il ne peut en avoir qu’un seul. Il en est de même pour Jean Baptiste Denisart10 ou encore Joseph Nicolas Guyot11 qui, au début d’une assez longue notice, affirme que pour les physiciens, le véritable hermaphrodite est une « supposition » et que la « nature… montre à la fin ce caractère qui distingue le sexe » même si au cours de l’enfance la chose peut être voilée ; elle s’affirmera à l’adolescence. Dans son Dictionnaire de droit et de pratique12, un professeur de droit nommé Claude-Joseph Ferrière résume parfaitement ces positions et leur alloue une légitimité historique et théologique en s’appuyant sur le De generatione animalium d’Aristote, le De animalibus d’Albert le Grand (vers 1200-1280) ou encore l’idée, déjà bien connue aux temps médiévaux, que le Dieu créateur a nécessairement voulu distinguer le mâle et la femelle en termes d’engendrement. En ce sens, Ferrière précise :
On tient qu’il n’y a point de véritables hermaphrodites, & en qui les deux sexes soient parfaits & en qui les parties qui les composent soient parfaitement séparées, qui puissent engendrer en eux comme les femmes, & hors d’eux comme les hommes.
Les mots sont importants. Les sexes doivent être « parfaits » c’est-à-dire une réplique achevée et opérationnelle des modèles masculins et féminins en ce qu’ils permettent chacun la gestation qui lui est propre13. Surtout, est également décrit le rôle de chaque sexe : la femme reçoit et elle est pénétrée ; elle sera l’auberge du fœtus en fournissant la « matière » comme le dit Aristote14, en cela elle génère en elle ; l’homme porteur de la semence pénètre sa partenaire et en cela il génère hors de lui. En fait, transparaît ici l’idée qu’un hermaphrodite serait la somme parfaite d’un homme et d’une femme ; ce qu’il ne peut par définition pas être, en tout cas pas dans le genre humain. L’hermaphrodite n’est jamais considéré ici comme un entre-deux mais comme une somme faisant un tout, une complétude d’homme et de femme.
Un peu plus tard, le même genre d’analyse transparaît chez d’autres juristes de la même époque tels Merlin de Douai (1754-1838)15 qui explique, en suivant les physiciens de son temps, « que l’existence des véritables hermaphrodites est une supposition gratuite. Si la nature s’égare quelquefois dans la production de l’homme, elle ne va jamais jusqu’à des métamorphoses, des confusions de substances et des assemblages parfaits des deux sexes ». Aussi il convient toujours de détecter un sexe unique chez l’individu au plus tard à la puberté. Cette prédominance guide l’octroi d’une identité juridique intangible et unique, et ceci – on l’aura compris – au regard des contingences sociales relatives aux rôles sociaux déterminés mais aussi à leurs prolongements culturo-institutionnels : baptême, état civil ou union matrimoniale. Aussi, ce rattachement à l’un au l’autre sexe guidera l’insertion institutionnelle des ambivalents. Ils devront par exemple nécessairement épouser une personne de sexe opposé à celui qui leur est attribué sinon le mariage sera invalidé16. Cette conception française souffre des exceptions hors de nos frontières. Le juriste espagnol Lorenzo Matheu y Sanz17 affirme sans détour, à la controverse 48 de son traité de droit criminel, que l’hermaphrodisme vrai est une réalité biologique et historique (l’auteur parle d’herma(p)hroditi raro utruque sexu perfecti), au sujet de l’usage indistinct en termes de fécondation du corps de deux époux parfaitement bisexuels ; ceci afin d’insister sur la dépénalisation de pratiques sexuelles considérées comme déviantes. Cette approche est marginale, en particulier en ce qu’elle sous-entend une possible alternance des rôles sexuels, ce que nous appellerions aujourd’hui une double sexualité, mais surtout une gestation qui pourrait s’opérer chez les deux époux. Une telle idée est impensable pour les juristes français car c’est la gestation qui permet précisément de séparer l’homme de la femme en une dichotomie qui est le socle de rôles sociaux spécifiques et définis. C’est d’ailleurs davantage la transgression de ces rôles que l’ambivalence elle-même, qui poserait problème quand on s’intéresse à la pratique processuelle. Celle-ci révèle les préjugés sociaux relatifs à l’hermaphrodisme, que l’on associe presque toujours à des possibles pratiques déviantes, comme le travestissement ou l’accomplissement de relations sexuelles contre nature.
Le procès : l’embarras du juriste et l’expertise du médecin
Dissipons d’abord un possible malentendu que la lecture des sources doctrinales pourrait alimenter : l’hermaphrodisme n’est pas un crime en soi et aucune forme juridique (lois, ordonnances, décrets ou autres…) ne condamne l’état physiologique même de dualité ou d’indétermination sexuelle. Partant, les récits processuels mettent certes en scène l’état physiologique du sujet mais insistent avant tout sur la responsabilité individuelle au regard d’actes réputés répréhensibles : sodomie, travestissement, débauche, tromperie ou encore profanation des sacrements du mariage.
Quelques grands procès permettent de prendre toute la mesure de l’embarras judiciaire face à la question de l’ambivalence sexuelle et aussi du peu de précautions prises lors des expertises médicales qui se révèlent la plupart du temps traumatisantes pour les accusés. L’accusation « d’avoir les deux sexes », rapportée par la plume du médecin Jacques Duval (1555-1615)18, au sujet d’une affaire mettant en scène une jeune fille du pays de Caux, qui sera au final déclarée femme et accordée en mariage au sieur de la ville, Bailly de Vimeur, montre que c’est la nature équivoque, réelle ou supposée, de l’hermaphrodite qui suscite avant tout problème. Une de ces affaires, laquelle fut résolue le 7 juin 160119 met en scène une certaine Marie le Marcis20. Cette dernière naquit dans la région de Caux le 15 octobre 1579 ; elle fut baptisée comme une fille et vécut comme telle jusqu’à l’âge de 20 ans. Considérée depuis toujours comme une femme, elle prit soudainement l’habit masculin et se fit appeler Marin après avoir révélé sa masculinité à celle qui l’employait alors comme chambrière, Jeanne le Febvre, afin d’envisager de se marier avec elle. Les deux protagonistes furent emprisonnés pour paillardise (débauche) et homosexualité. Les premières expertises, au nombre de deux et menées par deux chirurgiens et un médecin, concluent que Marie le Marcis est bien de sexe féminin. Aussi le procureur du roi demande une peine très lourde pour sodomie21 et luxure que l’on aurait voulu couvrir par les sacrements du mariage : le Marcis doit être brûlée vive et son amie Jeanne battue de verges. Les deux accusées interjettent appel de la décision. Le 10 mai 1601, la cour ordonne alors une nouvelle expertise par les médecins les plus expérimentés de Rouen dans les domaines de la chirurgie et de l’obstétrique. L’examen médical se révèle peu approfondi et fondé sur l’observation extérieure du sujet. Jacques Duval, dont nous avons parlé plus haut, fait partie des praticiens examinateurs et, après avoir introduit un doigt dans l’intimité de Marie le Marcis, y découvrit un membre viril. Il réussit à faire insérer cette particularité dans son rapport et la cour, dans le doute, condamna au final l’accusée à faire amende honorable : Marie devait rester Marie, conserver l’habit mulièbre et s’abstenir de tout concubinage ou union maritale avant ses 25 ans, sous peine de vie22. Ce jugement constitue une neutralisation du comportement du sujet autant que la possible négation de la nature de son corps. Le moyen envisagé ici pour conjurer la bisexualité étant de la désexualiser pour un temps et d’interdire au sujet tout rapport charnel qui serait forcément déviant. Par ailleurs, la lecture de l’œuvre de Jacques Duval nous montre qu’il établit trois catégories d’hermaphrodites, ceux qui seraient « parfaits » et ceux chez lesquels s’établit un caractère dominant : soit homme soit femme. Il est toujours ici question d’observation et non de sondage psychologique comme auraient pu le laisser entendre les questions personnelles posées à Marie le Marcis pendant les expertises. En ce sens, l’auteur souligne que c’est au médecin de décider du sexe de l’hermaphrodite et surtout pas à ce dernier de choisir celui qui lui convient23.
Jacques Barthélémy Salgues (1760-1830) nous explique qu’un dénouement moins clément frappa en décembre 1661 une dénommée Angélique de la Motte Vilbert d’Apremont24. Cette prieure au couvent des Filles-Dieu de Chartres fut accusée d’avoir pris des libertés peu conformes à son vœu de chasteté. Elle avait « abusé de l’un et de l’autre sexe avec des hommes et des femmes » et « séduit des jeunes filles25 ». L’auteur nous narre qu’elle sera fouettée puis emprisonnée à vie à Paris au couvent des Madelonnettes. Le polygraphe Edme Théodore Bourg considéra que « ce procès a été un des plus scandaleux et absurdes du xviiie siècle26 ».
Le dénouement sera plus favorable dans le procès intenté à Marguerite Malaure rapporté par François Gayot de Pitaval27. Après avoir vécu 21 ans comme une femme, Malaure fut ensuite considérée, après examen médical, comme hermaphrodite à dominance masculine. Elle fut par conséquent débaptisée et condamnée le 21 juillet 1691 à se vêtir en homme. Après bien des turpitudes et des inspections humiliantes et sordides, les commissaires du roi lui rendirent, après une ultime expertise médicale concluante, son état originel, son nom et sa vie. Cette issue heureuse et conforme à l’identité intime de la jeune femme n’effacera cependant pas les traces laissées par la procédure car elle continuera d’incarner « un réceptacle de fantasmes physiologiques et érotiques28 » dans l’opinion publique.
Le cas Anne-Jean Baptiste Grandjean29, dont nous parle Merlin de Douai dans ses Causes célèbres et intéressantes, est sans doute l’épisode le plus marquant en raison de son retentissement. L’accusée fut baptisée comme fille en novembre 1732 à Grenoble, puis après que la puberté eut entraîné l’apparition d’attributs virils, prit femme à Chambéry le 24 juin 1761. Après une expertise clinique et malgré ses protestations, elle fut déclarée hermaphrodite femelle et condamnée à trois jours de carcan avec un écriteau portant la mention « profanateur – et non profanatrice – du sacrement de mariage » puis à subir la peine du fouet et du bannissement perpétuel. Cette sanction sévère doit peut-être se comprendre dans un contexte général de rejet de l’homosexualité, vue comme une subculture néfaste, qui porterait atteinte à l’ordre social30. L’appel de cette sentence devant le Parlement de Paris aboutira, après une plaidoirie maladroite de l’avocat Vermeil qui place l’accusé(e) du côté des hermaphrodites neutres et stériles (ni homme ni femme), à un arrêt rendu le 10 janvier 1765 qui infirma l’accusation en profanation de sacrement du mariage mais déclara ce dernier abusif. Le tribunal enjoignit à l’accusé(e) de prendre des habits de femme, de ne plus hanter Françoise Lambert et autres personnes du même sexe31 : une décision qui ruine la vie maritale du protagoniste et l’empêche de construire son existence conformément à son identité intime.
Voltaire32 dira de ce jugement qu’il reflète assez bien le fanatisme religieux du temps dans la mesure où les individus affublés de défauts corporels majeurs à l’image des aveugles, des manchots, des borgnes ou encore des galeux, étaient exclus de l’autel.
Corrélativement, d’autres témoignages permettent de confirmer implicitement une atmosphère sociale véritablement hostile aux ambivalents sexuels. Au rebours de cette idée, traiter injustement quelqu’un d’hermaphrodite est un acte méritant réparation, ce qui montre combien la seule accusation marginalise. Aussi un autre litige33 rapporté par Jean Albert34 dans ses Arrêts de la cour du Parlement de Toulouse est parti d’une rumeur, émanant des Calvinistes et du prébendier de l’église cathédrale de Chartres, selon laquelle un certain Rafanel, lequel occupait la fonction de précenteur (maître de chœur) au sein de cette même institution, était hermaphrodite. La cause fit l’objet d’un appel devant le Parlement de Toulouse en juin 1652. Une expertise médicale attesta l’absence du sexe féminin chez Rafanel ; le délateur fut alors condamné à payer 300 livres d’amende et à demander pardon publiquement pour la calomnie. Toutefois, l’humiliation subie par Rafanel en raison de la visite intime qu’il supporta fut difficile à effacer des esprits35. Un autre arrêt du Parlement de Bordeaux en date du 12 janvier 1691 obligea une jeune fille qui avait usé avec malveillance du terme « hermaphrodite » pour en désigner une autre, à demander pardon à cette dernière en présence du juge et de six témoins, avec défense de réitérer de telles façons de faire36. Plus dramatique fut l’histoire de l’archevêque de Brême qui fût accusé par un diacre d’être hermaphrodite et qui ne se remettra pas, bien que cela permit de confondre son accusateur, de la honte causée par l’examen de son corps : « il abdiqua son archevêché pour pleurer, non pas son péché mais son malheur37. »
Tous ces récits induisent que, pour conjurer l’embarras et la difficulté sociétale posée par l’hermaphrodisme, cette configuration corporelle fut implicitement rangée du côté du crime ou du péché. La notion de dénonciation est en ce sens probante : traiter quelqu’un d’hermaphrodite, c’est vouloir le marginaliser, lui porter préjudice au point de déclencher des poursuites judiciaires, le couvrir d’infamie d’après le juriste François Richer38.
Avoir les deux sexes pose problème et c’est la configuration physique qui est sanctionnée alors même que la loi est muette à ce sujet. La solution retenue par les tribunaux est de donner un sexe immuable à celui qui est ambivalent et de lui intimer de se comporter en conformité avec l’identité fixée par une expertise. Au plan symbolique, la peine d’emprisonnement ou le bannissement correspondent à une extraction de l’ambivalent sexuel du monde social au sein duquel il n’a plus sa place. L’idée comportementale est prégnante. L’acte déviant n’est pas considéré a priori comme isolé car la configuration corporelle du sujet fait que celui-ci devrait récidiver ; c’est pourquoi il faut l’extraire du périmètre social pour en maintenir l’ordre sexué.
Repères historiques en matière d’identité sexuelle
Nous avons dit plus haut que le droit est contextuel, et les conceptions au sujet de l’hermaphrodisme montrent bien une influence sociale, religieuse et institutionnelle du moment, mais il est aussi le résultat d’une tradition. Or quand on parcourt la littérature d’Ancien Régime, il est frappant de constater que les sources antiques (souvent de seconde main) sont un référent important. Ils constituent des arguments intellectuels autant qu’ils ont façonné certaines images mentales qui construisent la société de cette époque.
Pour comprendre l’exclusion sociojuridique de l’hermaphrodite, il n’est pas donc pas inutile de faire un détour historique vers ce qui serait un possible point d’ancrage, à savoir l’ancienne Rome et son droit. Les juristes impériaux, dont l’œuvre aura un incroyable retentissement sur presque tous les systèmes juridiques postérieurs en Occident, s’interrogèrent sur l’identité sexuelle de l’ambivalent. Au plan psychosocial, il faut rappeler que les hermaphrodites ou androgynes ont longtemps été perçus comme une grave transgression par les Romains39, au point qu’ils furent regardés comme des prodiges funestes40, des signes divins porteurs de sens appelant expulsion physique du sujet, le plus souvent vers le milieu aquatique41, de même qu’une cérémonie religieuse expiatoire42. Ils faisaient ainsi l’objet d’une élimination jusque vers la fin de l’époque républicaine avant que ne s’ouvre, avec l’avènement de l’empire, une période de tolérance et d’acceptation de ces anormaux sexuels43. C’est à l’époque sévérienne, plus précisément dans le premier quart du iiie siècle avant notre ère., que le célèbre jurisconsulte Ulpien (mort en 223 ou 228) pose la question suivante, dont la mémoire nous a été conservée par les compilateurs du Digeste, le grand recueil de jurisprudence classique achevé à l’époque de l’empereur Justinien :
Ulp. 1 Sab. D.1.5.10 Quaeritur : hermaphroditum cui comparamus? Et magis puto eius sexus aestimandum, qui in eo praevalet.
Trad : il se demande : à qui doit être assimilé l’hermaphrodite ? J’incline à croire qu’il doit faire partie du sexe qui prévaut en lui.
De manière toute pragmatique, Ulpien propose implicitement de prendre appui sur des schémas biologiques existants, à l’évidence le mâle ou la femelle, que le droit élève au rang de catégories juridiques comme homme ou femme, ainsi que le suggère l’emploi du verbe comparare44. Ce terme concentre tout le problème posé par l’hermaphroditus, repéré comme un individu en marge des catégories sociales et juridiques existantes. L’être bisexué remettait en cause la différenciation fondamentale entre l’homme et la femme, laquelle était enfermée dans un lien de dépendance et de subordination, ainsi que les rôles comportementaux très stricts qui en découlaient. Le premier se caractérise par son rôle actif et la seconde par son attitude passive. D’où l’assimilation à l’androgyne, au sens d’intermédiaire sexué, à la fois de l’homosexuel passif et également de l’homosexuelle qui se comporterait en homme. Pour faire court, le mâle adulte est avant tout un paterfamilias et un guerrier tandis que la femme est une mère dans le cadre marital, une materfamilias45. Le renoncement à ces codes impliquait pour le contrevenant le risque de se retrouver situé à l’autre bord : la mulier refusant le mariage échappe à sa condition tandis que le combattant pusillanime désavoue la virilité de son sexe. Suivant cette distinction sociale précise qu’il revient à la loi d’institutionnaliser, Ulpien postule que l’identité sexuelle de l’hermaphrodite doit reposer sur la définition d’un sexe unique. Cette vérité légale conduit naturellement à repousser la création juridique d’un « troisième genre46 », ni homme ni femme, expression employée sensiblement à la même époque par Alexandre Sévère dans un passage de l’H. A47 à propos de l’eunuchisme. Est rejetée également la vue de Pline l’Ancien qui qualifie les hermaphrodites de « demi-hommes48 ». D’après le juriste Paul contemporain d’Ulpien, c’est vraisemblablement une expertise (aestimatio) menée sur les organes reproducteurs, sexus désignant précisément les organes sexuels49, qui devait déterminer laquelle des parties mâle ou femelle prédominait chez l’individu. D’une telle opinion du juriste découlent au moins deux inconvénients majeurs : d’abord, elle nie la nature duale de l’être bisexué en le rattachant nécessairement à l’un ou l’autre sexe d’une manière que l’on peut présumer immuable. Ensuite, elle occulte la dimension psychologique ou comportementale : il n’est pas ici question de genre – genus –, car l’expertise est menée au seul plan physiologique. Cela n’aurait rien d’étonnant dans un système juridique qui n’envisageait pas l’estimation de ce que nous appelons préjudice moral50. Ce cheminement illustre l’approche spécifique et persistante de la dogmatique juridique usuelle au sens où le droit questionne seulement le sexe et non le genre, il élabore une identité objectivée par les seules données anatomiques visibles et n’authentifie qu’une bipartition sexuée reposant sur la différence biologique ordinaire, en repoussant par là toute discordance. L’hermaphroditus, bien que nommé comme sujet est une personne juridique indéfinie et il ne peut exister comme tel dans les taxinomies du droit. Malgré ses défauts, ce procédé d’identification binaire de l’intersexué connaîtra une postérité remarquable car les systèmes législatifs en vigueur aux temps médiévaux, sous l’Ancien Régime et même à l’époque moderne reproduiront les grandes lignes de ce carcan législatif dualiste et contraignant au sein duquel le principal intéressé n’a pas son mot à dire.
Rarissimes sont les positions institutionnelles ou doctrinales qui intègreront d’autres paramètres que celui de l’examen des parties génitales ou qui laissent un tant soit peu le choix à l’intersexué51 concernant l’établissement de son statut.
Il faut signaler à ce sujet plusieurs approches marginales. D’abord, celle d’un juriste canoniste tel Hugues de Pise (vers 1210) qui fait converger paramètre médical et attitude sociale du protagoniste. Huguccio insiste en effet sur l’importance du comportement public comme révélateur du sexe dominant52. Si l’hermaphrodite préfère les activités masculines et la compagnie des hommes, le droit le considèrera comme tel. L’examen des parties génitales peut se révéler opportun mais il convient surtout d’apprécier l’aspect extérieur le plus directement visible et observer si l’individu possède ou non de la barbe. La référence à cette dernière est fondamentale car c’est elle qui « fait » l’homme53. L’expertise préconisée par les juristes de Rome sur les seuls organes sexuels s’efface ici devant un examen corporel plus global et laisse entrevoir la prise en compte du sexe psychologique ou psychosocial de l’intersexué : c’est sa propre conduite qui détermine avant tout son identité sexuelle. Un tel raisonnement favoriserait l’attribution d’un sexe juridique en adéquation avec la construction identitaire dans sa trajectoire de vie réelle. On peut donc, au passage, affirmer sans hésiter que certains canonistes médiévaux ont intégré la notion de genre dans leur définition de l’identité sexuelle.
La mention de choix comportemental existe également, à un degré moindre puisque considéré au regard des seuls rôles lors de l’acte sexuel, chez l’auteur d’un traité de théologie morale (Verbum abbreviatum, opus morale) du xiie siècle appelé Pierre le Chantre (mort en 1197)54. Ce dernier expose que l’hermaphrodisme recèle par essence des implications sérieuses dans la mesure où cette configuration corporelle inhabituelle remet en cause l’ordre voulu par Dieu des rôles dévolus à l’homme et la femme dans l’accouplement. En principe, les hommes ne peuvent avoir de rapports sexuels avec les hommes ni les femmes avec les femmes, mais seulement les hommes avec les femmes et réciproquement ; or l’être pourvu des deux appareils reproducteurs est susceptible de remplir à la fois les rôles actif et passif. Cette alternance, laquelle est à rapprocher à l’occasion de l’homosexualité et donc de la sodomie, vice contre nature par excellence, pose évidemment problème. L’Église autorise cependant l’usage de l’organe – et de lui seul – qui procure à l’androgyne les émotions les plus vives et elle autorise le mariage dans le cas où ce dernier adopte le rôle inverse de son partenaire matrimonial. Cette position qui venait fixer l’identité sexuelle de l’individu devait rester constante. Au plan casuistique, l’Église médiévale préconisait à l’intersexué qui n’avait pas de préférence de rester chaste toute sa vie, c’est-à-dire de se priver de toute vie sexuelle et matrimoniale, afin d’éviter toute forme d’inversion. Nous avons ici affaire aux prolongements d’une conception dualiste calquée sur le critère binaire du droit romain, laquelle fait écho aux opinions des philosophes et médecins médiévaux qui nient, en suivant les conceptions aristotéliciennes qui définissent l’hermaphrodisme comme un simulacre de bisexualité, l’existence d’un intermédiaire parfait entre l’homme et la femme55. La raison en est que la nature résidant entre les mains de Dieu, celui-ci ne peut créer des êtres indéterminés.
Un autre exemple plus tardif provient de la législation prussienne composée au milieu du xviiie siècle sur l’ordre de Frédéric II afin d’unifier le droit des différentes villes ou provinces sous son autorité56. Fondée en grande partie sur le droit romain, ce corpus iuris en complète les principes en matière d’intersexuation et laisse à l’hermaphrodite le choix de son sexe lorsque l’observation ne permet pas de déterminer si le masculin ou le féminin l’emporte. En ce cas spécifique, le sujet devra se conformer pour toujours à sa décision car « il lui est défendu, sous des peines sévères et corporelles de faire usage de l’autre sexe. Ainsi un hermaphrodite qui a une fois épousé un homme, ne peut plus se marier à une femme57 ». La variante proposée par la législation prussienne s’inscrit toujours dans le respect du critère dualiste mis en évidence par les juristes de Rome et intègre le principe de l’immuabilité du sexe.
Au-delà des frontières de l’Europe, une telle possibilité laissée au sujet d’avoir un regard sur lui-même existait également dans la tradition orientale des casuistes musulmans58, à travers l’analyse du juriste hanafite Sarahksî (mort en 1106) qui accepte le cas échéant de considérer le propre témoignage de l’hermaphrodite (désigné al-khunthâ al-mushkil : hermaphrodite dont le sexe prédominant n’est pas établi) dans la mesure où le propos d’un homme sur lui-même a valeur légale dès lors qu’il s’agit d’un domaine sur lequel les autres ne peuvent témoigner59. En effet, seul l’ambivalent peut constater l’apparition des signes qui identifient son sexe véritable car il s’agit là d’une matière regardant sa plus stricte intimité. À la différence de l’homosexuel, l’être bisexué n’est pas considéré comme un délinquant mais comme une « aberration temporaire de la nature60 », une situation éphémère qui cessera dès que le sexe de l’individu se dévoilera au bout d’un certain temps, conformément à l’idée défendue par les juristes qu’il ne peut y avoir que deux sexes dans le monde sublunaire. Parmi toutes les législations humaines, c’est sans doute le droit musulman, pourtant fondé plus que tout autre sur une stricte division des sexes, qui recèle le plus grand nombre de règles relatives à l’hermaphrodisme bien que ce thème ne soit pas abordé dans le Coran mais seulement dans la tradition prophétique61. Celles-ci résultent du fait que cette ambiguïté temporaire ne pouvait échapper à la loi, ce qui implique que les raisonnements dégagés par la casuistique concernent des domaines très variés : la circoncision, le pèlerinage, la prière (l’hermaphrodite doit s’exécuter en se plaçant derrière les hommes mais devant les femmes), le droit successoral ou pénal. Pour autant, comme dans la presque totalité des univers juridiques connus, il est difficile d’y déceler une véritable taxinomisation du troisième sexe car « l’ambiguïté sexuelle n’est pas une catégorie de la loi islamique62 » ; le sujet réputé intersexué est régulièrement considéré comme une femme ou un impubère, voire même comme un homme ou en tant que membre d’une catégorie transitoire jusqu’à ce que son sexe définitif soit affirmé, ceci au détriment de toute possibilité d’évolution ultérieure.
Épilogue
Le ruissellement des idées sociologiques romaines s’est opéré sur le long temps dans la société occidentale. Aussi les ambivalents sexuels, souvent réduits à leur sexualité, n’avaient certes pas leur place dans l’espace social communautaire, de même qu’ils étaient ignorés comme tels par le droit et les institutions. Comme les homosexuels, ils ont pu bénéficier récemment en France du mariage pour tous. Il y a quelques années, avec la loi du 17 mai 2013, la France est devenue le 9e pays européen et le 14e pays au monde à autoriser le mariage homosexuel. Cette loi a ouvert de nouveaux droits pour le mariage, l’adoption et la succession, au nom des principes d’égalité et de partage des libertés. En 2014, les mariages de couples de même sexe ont représenté 4 % du total des unions. Est ainsi écartée l’idée que le mariage devrait impérativement intervenir entre deux personnes de sexe biologique opposé.
Pour autant, les restrictions présentes au regard des ambivalents résultent en grande partie des contraintes fort strictes de l’état civil. Ce dernier terme vient d’ordinaire désigner au plan abstrait les éléments retenus pour qualifier juridiquement un individu, permettant ainsi son identification63 et conditionnant également son existence juridique64, ou encore, d’un point de vue plus concret, les services étatiques français qui sont officiellement chargés de conserver ces informations dans des registres publics et de les communiquer au besoin65.
Parmi celles-ci figurent des renseignements précis relatifs à la venue au monde des personnes. En effet, d’après l’article 55 du Code civil, une déclaration de naissance doit intervenir dans les trois jours de tout accouchement ; elle sera suivie de la rédaction d’un acte de naissance qui fonde la vie juridique de l’enfant. La loi en précise le contenu : l’article 57 du CC stipule que tout acte de naissance doit indiquer, outre les nom(s), prénom(s), date et lieu de naissance, le sexe de l’enfant66. Et l’article 288 al. 1 de l’Instruction générale relative à l’état civil du 11 mai 1999 (cf. JO du 28 juillet 1999 annexe67) complète les dispositions du CC pour les cas atypiques de sexe incertain. Dans cette dernière hypothèse, il est interdit aux officiers d’état civil, sous peine de sanctions civiles68, pénales,69 voire disciplinaires,70 qui viendraient réprimer le cas échéant ceux qui ne respecteraient pas les règles d’élaboration des actes, d’omettre de compléter ou d’inscrire la mention « de sexe indéterminé » au sein du formulaire. Le langage employé se fait l’écho de la forme du document71 autant qu’il est symptomatique de l’ancrage du rejet de l’intersexuation, au sens de catégorie subsidiaire, car l’indétermination visée s’entend implicitement au regard des deux sexes, masculin et féminin72, autour desquels s’organise toute la tradition légale. Le critère de l’observation anatomique directe est toujours prépondérant. L’ancien article 55 du CC exigeait que l’enfant soit présenté à l’officier d’état civil pour constater de visu l’appartenance du nouveau-né à l’un ou l’autre sexe mais cette mesure très critiquée a laissé la place à un usage, en l’occurrence la production d’un certificat médical établi par un médecin ou une sage-femme.
Certes, une circulaire de 2011 relative à l’état civil accepte, à certaines conditions, qu’un enfant intersexué ne soit pas rattaché aux sexes masculin et féminin. Cependant, cette possibilité n’est que provisoire et ne permet dans l’avenir ni le maintien d’un sexe non binaire ni l’affirmation d’une identité de genre duale. En effet, à terme, ce texte incite les parents à inscrire leur enfant comme étant de sexe masculin ou féminin et à procéder à des « traitements appropriés », par exemple des actes chirurgicaux propres à assigner au jeune enfant le sexe masculin ou féminin.
Certaines décisions des tribunaux (TGI Tours 20 août 2015 ; CA Orléans 22 mars 2016) ont autorisé respectivement la mention « sexe neutre » ou l’absence de mention. Mais la Cour de cassation s’est conformée à une lecture stricte de la loi en indiquant que « la loi française ne permet pas de faire figurer, dans les actes de l’état civil, l’indication d’un sexe autre que masculin ou féminin73 ».
Le chemin à parcourir reste encore long avant que l’hermaphrodisme, et par conséquent une identité liée au genre incluant des configurations corporelles et des trajectoires de vie atypiques, puisse exister en tant que tel dans l’univers du droit et des institutions. Il est certains pays où l’option d’un « troisième sexe » existe : Australie – genre neutre sous conditions – Inde, Malaisie, Népal, Thaïlande ou plus près de nous en Allemagne74, nation pionnière en Europe sur ce point, mais cette création tarde à venir en France. Elle serait une révolution mentale autant que juridique qui reste à accomplir.