Le xixe siècle est habité par le démon du jeu. Vincent Laisney le rappelle : « l’homme du xixe siècle, toutes classes confondues, à Paris comme en province, en famille comme au cercle, a énormément joué1. » Les jeux font l’objet d’articles de presse, des ouvrages techniques (traités, revues, manuels) leur sont dédiés2. Et la littérature n’est pas non plus en reste, que ce soit en France ou en Europe. Laisney recense ainsi quelques textes centrés sur des représentations littéraires du jeu : « La Partie de trictrac » de Mérimée, « La Dame de pique » de Pouchkine, ou encore « Le Dessous de cartes d’une partie de whist » de Barbey d’Aurevilly3.
Partageant le constat de Laisney selon lequel « sur le modèle du remarquable ouvrage de Jean-Paul Aron, Le Joueur du xixe siècle reste à écrire4 », nous proposons dans cet article d’apporter notre contribution à cette vaste entreprise à travers l’étude du cas précis de la représentation littéraire du jeu de cartes dans deux des nouvelles susmentionnées, à savoir « La Dame de pique » (« Пиковая дама », 1834) de Pouchkine, et « Le Dessous de cartes d’une partie de whist » (1850) de Barbey d’Aurevilly. Outre leur appartenance générique et leur lien avec l’univers des cartes à jouer (explicite dès le titre), les deux nouvelles se ressemblent par le cœur de leur intrigue : à savoir un meurtre sur fond de partie de cartes, mais également par les marques de surnaturel qui les parsèment (le fantôme de la comtesse d’un côté, le « fantastique de la réalité5 » de l’autre).
Plane sur ces deux textes l’influence de la nouvelle d’Hoffmann : « Le Bonheur au jeu » (« Spielerglück », 1820) qui joue sans conteste un rôle paradigmatique aussi bien en France qu’en Russie. Par le biais d’une perspective comparatiste, il s’agira donc d’envisager une sociopoétique du jeu de cartes dans la nouvelle du xixe siècle, et de voir comment les cartes dépassent leur fonction mondaine pour devenir le ressort de la tension narrative. En cela notre réflexion s’inscrit dans la continuité de la « sociopoétique du jeu et du jouet » déjà esquissée par Aurélien Lorig. L’étude de « l’approche narrative du divertissement6 » fait ici office d’outil d’analyse de la manière dont « jeux et jouets retranscrivent, au-delà du rôle que traditionnellement on a pu leur assigner, un discours à la fois historique, idéologique, littéraire et sociologique7 ».
Le jeu de cartes au xixe siècle
Devenu un phénomène social généralisé, le jeu est au xixe siècle l’un des ingrédients de la sociabilité des classes aisées8. Dans ce contexte, les jeux de cartes, quoique toujours impurs car « empêtr[és] de la magie manifeste et universelle de l’argent9 », s’affranchissent de l’espace populaire et marginalisé du tripot des siècles précédents10. Ils colonisent les cénacles les plus privés et signent l’adoption par l’élite d’une culture du loisir. Alors que le xviiie siècle des Lumières s’était farouchement opposé aux jeux de hasard et d’argent, le xixe siècle est le théâtre d’une multiplication des salles de jeux et autres casinos que les pouvoirs peinent à juguler11.
Fidèles à cet esprit du temps, les personnages de Barbey d’Aurevilly et de Pouchkine sont des joueurs patentés. Un jeu revient dans les deux nouvelles : le whist. Jeu éponyme du texte de Barbey d’Aurevilly, le whist est le premier élément de caractérisation de Marmor de Karkoël, présenté au lecteur comme « ce whisteur inconnu, remorqué par Hartford12 ». En comparaison, le whist (« вист » [vist] dans le texte russe) occupe une place périphérique chez Pouchkine. Dans la salle de jeu de Tchekalinski, il est simplement le jeu des spectateurs, du personnel romanesque en marge de l’intrigue13. Le whist finit même par s’arrêter afin de laisser toute la place à l’ultime coup d’éclat de la nouvelle : « les généraux et les conseillers avaient délaissé leur whist pour assister à un jeu aussi extraordinaire14. » Chez Pouchkine, le vrai jeu n’est donc pas le whist, mais le pharaon (« фараон » [faraon]). Il s’agit du jeu de prédilection de la comtesse, dont l’évocation – poétiquement structurante – ouvre et clôt la nouvelle15.
Règles du jeu et représentation littéraire
La nouvelle de Pouchkine se fonde en partie sur une opposition entre le whist et le pharaon. Selon Georges Nivat, cette antithèse s’explique par le fait qu’« il y a deux versants du jeu : le jeu qui entretient le bon commerce social (le whist), calme et raisonné, réservé aux messieurs pondérés – et le jeu qui détruit le commerce social, ravageant tout (le pharaon, la roulette) et celui-là est le jeu russe. Par sa symbolique il figure les aléas du despotisme16 ». Partant de l’idée d’un rapport au jeu spécifiquement russe, Nivat propose de lire l’échec de Hermann, l’Allemand, comme le résultat d’une aversion au risque qui le rend intrinsèquement plus proche du joueur de whist, timoré, que du joueur de pharaon, « ce jeu extrêmement simple et donc dangereux17 ». Mises en regard, les nouvelles de Pouchkine et de Barbey d’Aurevilly illustrent l’articulation poétique du jeu et de l’imaginaire social. Systématiquement, les jeux sont associés à des tempéraments ; et l’on sait à quel point la littérature du xixe siècle a été friande de ces derniers18.
Le whist du « Dessous de cartes » constitue l’allégorie de la retenue virtuose de la comtesse du Tremblay. Le narrateur insiste à de nombreuses reprises sur ce marbre qui dissimule tout autant les traits de la comtesse que ceux de Marmor (dont l’onomastique accentue encore la posture toute marmoréenne19). La comparaison entre les deux nouvelles corrobore donc en partie le propos de Nivat. Cependant, « Le dessous de cartes » montre bien que le whist ne se résume pas, dans ses représentations littéraires, à un « jeu qui entretient le bon commerce social ». En réalité, tout comme le pharaon, le whist naît au xviiie siècle en réponse à la mise à l’index de la loterie par les monarchies européennes20. Par ailleurs, à la différence du pharaon, le whist n’est pas un jeu individuel. Chaque whisteur dispose d’un partner. La partie de cartes est ainsi le lieu de toutes les associations, y compris les moins vraisemblables. Alors que la critique aurevillienne s’est déjà posé explicitement la question de « ce que jouer veut dire21 », elle ne s’est que peu interrogée sur ce que jouer au whist veut dire. Or, en tant que jeu d’équipe, le whist est un jeu où les partners doivent agir de concert sans échanger une seule parole. Il est, en somme, la parfaite matrice d’un récit de crime.
Axiologie des jeux de cartes : le cas de la noblesse aurevillienne
Il est intéressant de noter que, dans « Le dessous de cartes d’une partie de whist », la pratique ludique est indissociable de marqueurs sociaux. Âge et genre modèlent le rapport au jeu. Les codes de la sociabilité obligent à des formes de partition, distinguant ainsi les jeux auxquels il sied ou non de s’adonner en fonction de la place que l’on occupe dans le milieu. La première section du « Dessous de cartes » se termine par un aperçu de cette structuration de l’espace social du jeu :
Quand les quatre tables de whist étaient établies pour les douairières et les vieux gentilshommes, et les deux tables d’écarté pour les jeunes gens, ces demoiselles se plaçaient, comme à l’église, dans leurs chapelles où elles étaient séparées des hommes, et elles formaient, dans un angle du salon, un groupe silencieux… pour leur sexe (car tout est relatif22).
Au regard du whist, l’écarté apparaît comme un jeu propre à la jeunesse de cette ville, « la plus profondément et la plus férocement aristocratique de France23 ». La popularité de l’écarté en France remonte au début du xixe siècle. Dans l’article qu’il lui consacre, le Dictionnaire de la conversation et de la lecture en fait un portrait peu flatteur : « On peut assurer que l’adoption de l’écarté dans tous nos salons a ajouté un danger à ceux que redoutaient les pères de famille prudents en envoyant leurs enfants dans la capitale. Que de jeunes gens ont perdu, en quelques heures, à ce jeu perfide, des sommes destinées à leur instruction ou à leur existence de plusieurs mois24 ! » Entre les tables de whist et les tables d’écarté se noue donc une opposition générationnelle. Les codes de l’ancienne aristocratie, où « douairières » et « vieux gentilshommes » jouent de concert, semblent étrangers à cette jeune génération gagnée par la mode et devenue étrangère à des tempéraments aussi hors-norme que ceux d’un Marmor de Karkoël ou d’une comtesse du Tremblay25.
À la différence de l’écarté, le whist est une affaire sérieuse. Pour la microsociété du Dessous de cartes, il revêt la fonction de « rite sacré26 », et ce conformément aux usages ludiques du xixe siècle français. Toujours dans le Dictionnaire de la conversation et de la lecture, le whist est présenté comme un jeu stratégique requérant une grande habileté. Volontiers liturgique, le lexique employé le distingue clairement de la futilité de l’écarté27. En cela, le fait que les femmes du Dessous de cartes jouent au whist est un signe de leur caractère exceptionnel. Il ne s’agit pas de femmes ordinaires, mais de vestiges de la société d’Ancien Régime28.
La représentation littéraire des jeux de cartes au sein de la nouvelle de Barbey d’Aurevilly participe pleinement de la construction des personnages. Les pratiques ludiques ne sont pas un élément de folklore. Elles tissent la toile du drame mis en branle par l’irruption de Karkoël au sein de ce microcosme déclinant. Le whist se transforme en un véritable poison, dénaturant les rapports humains de tout un chacun29. À ce titre, la comtesse du Tremblay est sans doute le personnage le plus changé par l’influence de Karkoël. Lors de la partie du diamant, le ricochet des regards perçu par le narrateur révèle à demi-mot le secret de la diabolique. La comtesse n’est plus qu’une dame de carreau manipulée par un joueur expert :
Je fus frappé alors du groupe qu’ils formaient à eux quatre.
La lumière rouge du couchant immergeait par la fenêtre ouverte. Le chevalier de Tharsis regardait le diamant ; M. de Saint-Albans, Herminie ; Mme du Tremblay, Karkoël, qui regardait d’un œil distrait sa dame de carreau. Mais ce qui me frappa surtout, ce fut Herminie. La Rose de Stasseville était pâle, plus pâle que sa mère. La pourpre du jour mourant, qui versait son transparent reflet sur ses joues pâles, lui donnait l’air d’une tête de victime, réfléchie dans un miroir qu’on aurait dit étamé avec du sang30.
Tout comme la figure de jeu de cartes, la comtesse du Tremblay est accompagnée d’une rose. Sa fille, Herminie, sera la victime de cette dame de carreau qui finit par dévorer la rose qu’elle a entre les mains. De Pouchkine à Barbey d’Aurevilly, de la dame de pique à la dame de carreau, ce sont donc les dames des cartes à jouer qui supportent la dimension cartière de l’intrigue des deux nouvelles.
Spectres de la noblesse française dans le salon mondain russe
Dans la nouvelle de Pouchkine, la représentation du jeu de cartes dans le cercle nobiliaire favorise la production d’un récit qu’elle semble prédéterminer en partie mais au sein duquel une part d’aléatoire est rendue possible.
Tandis que « Le Dessous de cartes d’une partie de whist » se déroule dans un salon aux battants ouverts un soir d’été31, l’espace mondain de la nouvelle de Pouchkine est associé à l’enfermement. Animé par de vives conversations dans les deux nouvelles, chez Pouchkine, l’espace mondain est moins représenté comme un refuge pour « la dernière gloire de l’esprit français32 » que comme un lieu de sociabilité destiné à la noblesse militaire russe. Le salon fait contraste avec les vastes antichambres de « la vieille comtesse33 ». C’est au sein de l’enfermement nobiliaire que le récit prend forme. La description de l’espace clos est dépassée par la mention de Paris et des salons de la cour de Versailles dans lesquels la comtesse a joué au jeu de pharaon, et par la mention de noms évocateurs de pouvoir, comme Richelieu et le duc d’Orléans, ou bien qui suscitent une certaine fascination, à l’instar de la figure ésotérique du comte de Saint-Germain34. Le surnom donné à la comtesse placée au centre de cette sphère de pouvoir, « La Vénus Moscovite », est une construction française d’ailleurs mentionnée en français dans la version originale35.
Ces deux premiers lieux contrastent avec le dernier, un salon dévoilé, au lecteur comme à Hermann, à l’issue d’une « enfilade de pièces somptueuses, remplie de serviteurs empressés36 » et au centre duquel Hermann retrouve « devant une longue table, autour de laquelle se pressaient une vingtaine de joueurs37 ». L’occasion de se libérer de la passion qui le dévore, incarnée par la combinaison gagnante. Ce dernier espace semble faire la synthèse des deux premiers : un salon mondain habité par différentes formes de noblesse dans lequel le jeu est lié, comme chez Barbey d’Aurevilly, à l’oisiveté et aux passions38, mais aussi au « conte39 » (« Сказка » [skazka] dans le texte russe), mot qui, aussitôt prononcé par Hermann, enclenche la mécanique de son anéantissement orchestré par la combinaison cartière.
Ces trois lieux clos mettent en scène l’évolution d’une relation particulière entre la comtesse et l’officier, incarnation d’un rapport de force entre deux formes de noblesses – l’une décadente, l’autre ambitieuse40 – et au sein duquel circule une énergie invisible rythmée par la représentation en mouvement des cartes au fil du récit.
Le jeu de cartes pouchkinien, mise en œuvre d’une mystique de l’anéantissement
Chez Pouchkine, le cercle nobiliaire est marqué par une certaine fascination pour un idéal aristocratique français incarné par la comtesse russe. Son titre de noblesse et son passage à la cour de Versailles la dotent à la fois d’un rang social symboliquement supérieur aux autres personnages et d’une maîtrise des conventions aristocratiques françaises. Cette reconnaissance sociale dans un pays étranger en fait un personnage légendaire, c’est-à-dire voué à être conté, dans le cercle social constitué de joueurs puis dans l’esprit d’Hermann. D’emblée légendaire, la comtesse apparaît comme le spectre d’une aristocratie fantasmée dont l’énergie traverse le récit.
Sa résurrection dans l’esprit d’Hermann est suggérée bien avant sa mort, lorsque le narrateur décrit le corps inerte mais bien éveillé de la future victime, insomniaque : « Dans ses yeux ternes on lisait une absence complète de pensée et, en la regardant se balancer ainsi, on aurait pu croire que le mouvement de l’horrible vieille ne provenait pas de sa propre volonté, mais d’un secret courant galvanique41. » Plus encore, elle est à peine vivante avant de succomber aux menaces d’Hermann, et dotée d’une énergie vengeresse qui la rend d’autant plus vive à la fin du récit, c’est-à-dire après son enterrement.
Des éléments prophétiques viennent aussi ponctuer la sortie de Lisaveta, effrayée « sans trop savoir pourquoi42 » et prise d’un « trouble étrange43 » après avoir aperçu Hermann pour la première fois. Associés à l’« angoisse fébrile44 » de celui-ci qui l’empêche de jouer au jeu, ces éléments laissent présager le destin tragique d’un personnage d’emblée malade45. Les mauvais présages se concrétisent au moment de la mort de la comtesse, véritable point de bascule du récit alors que les cartes sont intériorisées par Hermann et conditionnent sa nouvelle perception du monde :
Le trois, le sept, l’as effacèrent bientôt dans l’imagination de Hermann le souvenir de la vieille comtesse. Le trois, le sept, l’as ne quittaient plus son esprit et revenaient sans cesse sur ses lèvres. Voyait-il une jeune fille : « Que sa taille est bien prise ! disait-il, un vrai trois de cœur. » Lui demandait-on l’heure, il répondait : « Un sept moins cinq ». Tout homme un peu gros lui rappelait un as. Le trois, le sept, l’as le poursuivaient en rêve et sous maints aspects46.
La combinaison gagnante donne un sens nouveau aux êtres et aux objets perçus par le personnage, qu’elle modèle à loisir. Mais ce passage marque en même temps le début de l’enfermement intérieur d’Hermann, faisant ainsi de sa psyché l’ultime lieu clos de la nouvelle, verrouillé à jamais par la dame de pique.
L’apparition de cette figure à la fin du récit signe l’exclusion d’Hermann du cercle de joueurs dans lequel il était parvenu à s’introduire la veille : « Lorsqu’il quitta la table, une conversation bruyante s’éleva. “Un fameux ponte !” disaient les joueurs. Tchekalinski mêla les cartes : le jeu reprit son cours47. » La trajectoire sociale d’Hermann n’est pas sans rappeler les romans de formation, notamment français et allemands, dans lesquels l’ambition joue un rôle important dans le parcours du personnage qui met en œuvre des mécanismes de séduction pour s’introduire dans un cercle social, comme le veut l’intrigue amoureuse mise en scène par Hermann.
Aussitôt explicité lorsque la carte sort du jeu, l’anéantissement d’Hermann est symbolisé par la dame de pique qui vient remplacer l’as, symbole de nouveaux départs et d’opportunité, mais aussi du protagoniste solitaire. Le langage des cartes se dote donc d’une symbolique nouvelle, celle de l’effondrement du joueur devant l’impossibilité de saisir le sens des cartes à mesure qu’elles le construisent.
Conclusion
Que ce soit chez Pouchkine ou chez Barbey d’Aurevilly, le jeu de cartes cristallise un ensemble de représentations sociales. Mais si les cartes rassemblent autour du salon, c’est pour mieux mettre en lumière un ensemble de rapports de force entre plusieurs catégories nobiliaires, incarnées par différentes générations. Loin de vanter l’idéal moral d’une noblesse intellectuellement supérieure, les cartes font apparaître les vices d’une classe sociale en déclin, prise dans un conflit intérieur entre le mouvement de sa propre subjectivité et l’obsession du gain. Ainsi, loin de constituer une limite à l’écriture d’une intériorité, la brièveté de la nouvelle l’encourage en l’articulant aux représentations sociales dans un espace partagé.
Favorisés par le salon mondain, le pharaon et le whist font apparaître, au fil de ces récits de crime, une lecture mystique du monde favorisée par la symbolique des cartes et déployée par le sens en mouvement de ces dernières. Parce qu’elles sont soumises à une interprétation en mouvement, les cartes sont propices à la représentation d’une forme de transcendance qui s’effectue par les intuitions et les mouvements intellectuels du personnage. Pour le lecteur comme pour le joueur, le sens de l’interprétation varie au fil des révélations.