La France de la Belle Époque voit se développer une véritable chasse aux espions, qui commence au lendemain de la défaite de 1870 pour atteindre son point culminant durant la Première Guerre mondiale. Elle est marquée par un certain nombre d’affaires retentissantes qui participent pleinement à entretenir ce climat d’« espionnite », tout comme une presse d’opinion alors en plein essor. Le 15 octobre 1894, c’est le capitaine Dreyfus, accusé à tort d’espionnage au profit de l’Allemagne, qui est arrêté. L’affaire déchaîne les passions antisémites – à commencer par celles d’Édouard Drumont –, réactivant le vieux fantasme du Juif traître à la patrie. En 1907, le prince von Eulenburg, un proche conseiller de l’empereur Guillaume II, est accusé par Maximilien Harden, un polémiste d’origine juive converti au protestantisme et à l’antisémitisme, d’être au cœur d’un vaste « lobby » homosexuel qui, non content de corrompre les mœurs en vigueur à la Cour impériale, exercerait une influence délétère sur la politique allemande, de par sa francophilie et son pacifisme. Les échos de cette dernière affaire parviennent jusque dans les colonnes de La Libre Parole où Léon Daudet établit un lien pour le moins occulte entre Maximilien Harden et le capitaine Dreyfus, le procès intenté à Eulenburg n’étant rien d’autre à ses yeux que le fruit d’une machination judéo-maçonnique1. Ils parviennent surtout jusqu’à Proust qui, à plusieurs reprises dans La Recherche, mentionne le nom d’Eulenburg, de même que ceux de Dreyfus ou de Caillaux, cet ancien président du Conseil faussement accusé d’avoir collaboré avec l’ennemi allemand.
Les salons proustiens offrent ainsi une caisse de résonance ironique à un certain nombre de « théories du complot », les soupçons se portant tour à tour – au gré du kaléidoscope social et de l’évolution des mentalités – sur le Juif, l’homosexuel ou le « Boche ». Mais La Recherche voit aussi se former d’autres conspirations fictives, au sein même de la diégèse, le cercle des comploteurs se nouant alternativement autour des Verdurin, passés maîtres dans l’art du conciliabule et de l’assassinat ciblé, ou de Rachel, quand elle cherche à exécuter une rivale. Moins que d’une théorie, le complot semble alors procéder d’un certain nombre d’interactions sociales qui informent le récit. Il est enfin un autre type de complot dans La Recherche, sans doute le plus intéressant dans la mesure où il vient jeter la suspicion sur la narration même : celui-ci se joue autour du narrateur, persuadé d’être au centre d’une conspiration imaginaire menée tantôt par Albertine, tantôt par ses parents. De ce point de vue, on pourrait lire le roman de Proust moins comme un roman du complot que comme un roman complotiste. C’est cette triple machination qu’il s’agira ici d’interroger, dans son fonctionnement social mais aussi poétique. Nous en démonterons les ressorts tour à tour rhétoriques, romanesques et sociologiques.
Le complot et ses « théories » dans La Recherche : exégèse d’un discours social
Pour commencer, il faut s’intéresser aux ressorts topiques et rhétoriques de l’imaginaire du complot tel qu’il circule dans La Recherche. Ils reposent pour l’essentiel sur l’idée selon laquelle « rien n’est tel qu’il paraît être2 ». On ne s’étonnera pas dès lors de retrouver au cœur des fantasmes conspiratoires qui hantent le récit le topos de la société secrète, ce monde invisible qui double le monde visible de sa trame cachée. Ce motif alimente la rhétorique antisémite des salons où les « Juifs et les sectateurs du condamné » – en l’occurrence Dreyfus – sont accusés par le duc de Guermantes d’être « tous unis secrètement3 », c’est-à-dire de former une sorte d’État dans l’État, un « Syndicat4 », dont Bloch et Swann constitueraient les émissaires secrets. Selon une argumentation déjà rodée par Édouard Drumont5, le Juif est alors vu comme un espion, un traître et surtout un mauvais Français, pour citer d’autres accusations portées contre Swann6 ou Bloch7. Dans leur cas, on peut même affirmer qu’ils ont doublement trahi : la France et la bonne société qui les a accueillis en son sein. Pour le marquis de Cambremer, l’affaire Dreyfus n’est ainsi rien d’autre qu’« une machine étrangère destinée à détruire le Service des renseignements, à briser la discipline, à affaiblir l’armée, à diviser les Français, à préparer l’invasion », et ce avec la complicité des littérateurs de l’époque, car, selon sa femme, c’est certain « M. Reinach et M. Hervieu sont de mèche8 ».
Le topos de la société secrète sert également de point de départ au rapprochement qui est fait par le narrateur entre le Juif et l’inverti, ces deux races maudites, obligées de se cacher pour survivre. Reprenant à son compte une information initialement livrée par Charlus, ce dernier révèle au lecteur l’existence d’une véritable « franc-maçonnerie […] qui compte dans ses rangs en ce moment quatre souverains de l’Europe9 », tirant en sous-main les ficelles de la politique européenne, « une franc-maçonnerie bien plus étendue, plus efficace et moins soupçonnée que celle des loges10 », enjambant les nations pour pénétrer les « clubs les plus fermés11 » de la société. On aura reconnu là le portrait du Juif tel qu’il s’esquisse dans La Libre Parole. On se gardera bien toutefois de conclure à l’antisémitisme de Proust12, tant les traîtres semblent interchangeables dans La Recherche. Dans Le Temps retrouvé, c’est Charlus qui est accusé de trahir la patrie13, en raison de ses origines prussiennes ou autrichiennes – on ne sait jamais bien en matière de complot.
Derrière les délires conspirationnistes qui entourent le Juif, le Prussien ou l’inverti on trouve aussi l’idée que « rien n’arrive par accident14 », autrement dit que tout a une cause, que tout peut être expliqué. Le monde retrouve alors sa cohérence, sa « lisibilité15 ». Il en est ainsi lorsque Mme Verdurin réalise – ou feint de réaliser – que Charlus n’est sans doute qu’un espion chargé par les Allemands de préparer l’installation d’une base militaire dans sa propriété. « Il y avait des choses qui m’étonnaient et que maintenant je comprends16 », affirme-t-elle ainsi l’air perspicace, comme si le cours des évènements, chamboulé par la guerre, retrouvait un sens. Telle est également, selon Charlus, la force de l’inversion qui doit permettre au narrateur de comprendre « l’enchaînement » de « certains évènements », et même de lire dans « le passé » et « l’avenir »17. L’homosexualité devient ainsi la cause unique qui permet de tout expliquer, à commencer par l’alliance entre le tsar Ferdinand de Cobourg, prince de Bulgarie, et l’empereur Guillaume18.
Cette dernière explication, jugée « puérile » par le narrateur, semble toutefois moins relever d’une pensée rationnelle, soucieuse d’apporter des preuves de ce qu’elle avance, que d’une pensée mythique, voire magique. Il en est de même lorsque le baron accuse le père de Bloch de s’être rendu coupable d’une « profanation » qu’il qualifie de « diabolique » en rachetant La Commanderie, anciennement propriété des chevaliers de l’Ordre de Malte auquel il appartient19. Il renoue ainsi avec ce vieux fond d’antisémitisme médiéval qui reproche aux Juifs de profaner des hosties en les faisant bouillir20 ou, pire encore, « d’égorger les enfants chrétiens21 ». Bien qu’il ne faille pas être totalement dupe des accusations de Charlus – la mesure de son antisémitisme doit en effet être ramenée à celle de son attirance contrariée pour Bloch – celles-ci n’en jouent pas moins sur des ressorts particulièrement archaïques caractéristiques de nombreux récits conspiratoires22, puisant à cette haine sans réelle cause qui, au Moyen Âge, rendait les Juifs responsables des épidémies de peste, selon une pseudo-logique qui est celle du bouc émissaire. De fait, pour le narrateur, les théories qui constituent le Juif ou l’Allemand en traîtres ne sont rien d’autre qu’une ruse de l’intelligence visant à légitimer des phénomènes de « haines » collectives, où l’ennemi est ravalé au rang de « bête féroce23 ».
La recherche obsessionnelle de causes semble en outre conduire dans La Recherche à une forme de paranoïa, dont le politologue américain Richard Hofstadter24 a montré qu’elle était constitutive de la mentalité complotiste, radicalisant ainsi la pratique du doute et du soupçon au fondement de la rationalité des Lumières. Dans La Recherche, cette raison devenue folle ne semble même pas avoir besoin du peu de causes précises que lui fournissaient encore la germanophobie ou l’antisémitisme pour s’exercer. Elle est à l’œuvre lorsque Charlus se répand en « griefs imaginaires » contre Mme de Villeparisis qu’il soupçonne de s’être alliée avec des hommes d’affaires pour « monter contre lui tout un complot25 ». Cette rationalité délirante est surtout celle de tante Léonie, enfermée à double tour dans sa propre « guérite mentale26 » d’où elle projette toutes sortes de conspirations, faisant tenir le rôle du traître tantôt à Eulalie, tantôt à Françoise27. Cette dernière est du reste persuadée, elle aussi, qu’elle vit entourée de « mouchards », ne voyant « partout que “jalousies” et “racontages” » qui jouent dans son imagination le même rôle que « les intrigues des jésuites ou des juifs » pour d’autres28. Le complot semble ici étendre sa sphère d’action à mesure qu’il se fait plus vague, devenant non seulement sans cause mais aussi sans objet précis.
À ce titre, il touche jusqu’à la narration elle-même, atteinte par une forme de paranoïa, celle du narrateur, dont l’enfermement mental n’a rien à envier à celui de tante Léonie – lui qui écrit depuis la chambre où il est confiné. Au cœur de cette nouvelle conjuration, il y a Albertine, accusée de haute trahison comme « une femme qui [lui] eût caché qu’elle était d’un pays ennemi29 ». La paranoïa du narrateur peut rappeler la psychose qui frappe Swann, convaincu d’être victime d’« une conspiration universelle […] à laquelle tous participent cruellement et qui consiste, tandis que son amie va de l’un à l’autre, à lui tenir sur les yeux un bandeau qu’il fait perpétuellement effort pour arracher sans y réussir, car tout le monde le tient aveuglé30 ». Au mépris de toutes les apparences, le narrateur en vient même à conjecturer que Saint-Loup aurait organisé dans son dos « tout un complot pour [le] séparer d’Albertine31 ». Se réactive ainsi « ce vieux désir de résistance à un complot imaginaire tramé contre [lui] par [ses] parents (qui se figuraient qu’[il] serai[t] bien forcé d’obéir)32 » au cœur de la scène du coucher. Ses fantasmes complotistes pourraient bien dès lors témoigner d’une mentalité restée en enfance (à l’instar de certains raisonnements de Charlus). Ces mécanismes de pensée infantiles se manifestent notamment lorsque le protagoniste pénètre pour la première fois dans le salon de la duchesse de Guermantes. Victime de sa naïveté, et d’une sorte d’enchantement que le narrateur dissipe en soulignant que ses soupçons du moment étaient absurdes, le héros a alors l’impression qu’après son départ le grand monde se constituera en « comité secret » pour mener à bien « la vie mystérieuse du faubourg Saint-Germain33 ». Le complotiste apparaît ici pour ce qu’il est : un malade de l’imagination, soucieux de réenchanter un monde qui ne l’est plus.
Le complot, moteur du romanesque ? La Recherche et l’imaginaire des sociétés secrètes
Les représentations du complot ne nourrissent pas uniquement des projections sociales dans La Recherche : elles alimentent aussi – via la conscience paranoïaque du narrateur et les fantasmes qu’elle génère – tout un imaginaire romanesque. Le motif du complot pourrait dès lors surtout servir à produire une fiction qui emprunte aussi bien aux codes du roman policier qu’à ceux, plus spécifiques, du roman noir34, ou encore aux figures du secret au centre du roman d’espionnage35. On comprend mieux dès lors l’attirance du romancier pour les lieux cachés, au premier rang desquels figurent Venise36 avec ses mystérieux « campos » et ses ruelles tortueuses, ainsi que le Grand Hôtel de Balbec et son « labyrinthe de couloirs, de cabinets secrets » qui – selon le narrateur – satisfont le goût « oriental » de Nissim Bernard – à moins que ce ne soit son goût de « juif » ou d’« inverti » – pour les détours37. C’est sans compter l’hôtel de Jupien auquel on accède par un nouveau lacis de ruelles obscures et labyrinthiques, grâce à un mystérieux « Sésame », afin d’y célébrer « les rites secrets » de l’inversion38. « Dans les ténèbres des catacombes » se côtoient un député de l’Action libérale – le col du manteau relevé, le chapeau rabattu sur les yeux pour mieux protéger son anonymat – des apaches, un prêtre ainsi que nombre d’hommes « riche[s] et aristocratiques »39, selon un nivellement des conditions sociales dont Georg Simmel montre qu’il est propre au fonctionnement des sociétés secrètes40. Le lieu semble ainsi reprendre tous les éléments qui pour Raoul Girardet font la « mythologie » du complot41, puisant à un imaginaire de roman-feuilleton, le même qui nourrit la rhétorique complotiste d’un Édouard Drumont à l’époque de Proust. Il dessine les contours d’un espace placé, comme chez Balzac42 – le Balzac de l’Histoire des treize, qui sert de livre de chevet à Charlus43 –, sous le signe de l’obscurité mais aussi de la profondeur. Chez Proust, cet imaginaire ne reste toutefois pas cantonné aux souterrains, il contamine aussi la surface. Charlus ne propose-t-il pas en effet au novice qu’est le personnage de lui procurer le « Sésame » qui lui permettra de « descendre dans le monde44 », légitimant ainsi tous ses fantasmes ? Le visible et l’invisible semblent ainsi brouiller leurs frontières, suggérant, nous le verrons par la suite, que les deux sociétés sont sans doute moins étanches qu’elles ne le paraissent.
Dans cette atmosphère trouble, le lecteur de Proust est en outre amené à côtoyer un certain nombre de ces agents doubles dont fourmillent aussi bien les fictions du complot que les romans d’espionnage qui se développent au tournant du xxe siècle45. Au premier rang d’entre eux figure Swann, lorsqu’il surgit de l’ombre46 au début du récit, s’introduisant incognito chez les parents du narrateur – loin de soupçonner qu’ils accueillent chez eux non pas un « célèbre brigand » mais un des membres les plus éminents du faubourg Saint-Germain47 – tel un espion, ou selon un stéréotype antisémite largement répandu tel un Juif menant à bien son entreprise d’infiltration souterraine. Cette obscurité pourrait annoncer celle qui entoure Charlus, explicitement assimilé à un espion lors de sa première apparition48. Avec son regard oblique qui semble épier le narrateur tout en feignant de ne pas le voir, un « regard en coup de sonde » qui donnerait presque l’impression qu’il est un « policier en mission secrète49 », s’il n’était lui-même surveillé par la police, comme on l’apprendra plus tard50, le personnage semble alors tout droit sorti de quelque roman d’espionnage. Ses yeux baissés pourraient tout aussi bien faire de lui un « jésuite51 », comme le suggère le narrateur dans Sodome et Gomorrhe. Cette double métaphore sert aussi à qualifier Albertine, dont le visage a « la fourberie d’une espionne » lorsqu’il est vu sous un certain angle52, a fortiori quand elle tente de nier sa relation avec Andrée, retournant, selon le récit, « jésuitiquement » les arguments du narrateur contre lui53. La double comparaison fait ainsi naître dans l’imagination du lecteur un autre roman du complot54, qui vient redoubler celui imaginé par le narrateur.
Si le roman proustien trouve dans la « mythologie » du complot un répertoire d’images où puiser son inspiration – en l’occurrence bien sombre –, celui-ci pourrait bien aussi offrir une clé herméneutique pour lire La Recherche. Si l’on en croit Carlo Ginzburg, l’œuvre de Proust serait en effet « construit[e] selon un rigoureux paradigme indiciaire55 », celui-là même qui est souvent à la source des hypothèses conspirationnistes, s’efforçant – tel Sherlock Holmes ou le chasseur-cueilleur des temps primitifs56 – de reconstituer la trame d’un récit dont elles n’ont que la trace. Nombreux sont d’ailleurs les lecteurs de Proust à avoir mené l’enquête57, suivant la piste ouverte par Ginzburg. Le point de départ de cette enquête se situerait là encore du côté de la chambre de tante Léonie, affairée à guetter sur le visage de Françoise les signes de sa culpabilité imaginaire, « comme la bête et le chasseur58 ». Elle initie ainsi une entreprise de déchiffrement qui sera aussi celle du narrateur lorsqu’il se transformera non pas en chasseur mais en détective, usant de tous les subterfuges du genre policier – interrogatoires, filatures59, informateurs, expertises graphologiques60 – pour mener à bien ses investigations sur Albertine, comme Swann l’avait fait en son temps avec Odette61. À travers Albertine, il s’agit aussi de reconstituer la trame du réseau gomorrhéen, en décodant les signes – plus cabalistiques62 encore que ceux utilisés par les sodomites63 – dont il use pour rallier ses membres dispersés et renouer ainsi les fils de son immense pelote64.
La paranoïa du narrateur pourrait bien naître de cette enquête qui, selon un diagnostic opéré par Luc Boltanski à partir de romans policiers de la même époque, se prolonge au-delà des limites du raisonnable65, le conduisant à voir des sodomites, et plus encore des gomorrhéennes, partout – ce que confirme à bien des égards la lecture du roman, où le nombre de personnages appartenant à ces deux sociétés parallèles semble trop conséquent pour que cela ne finisse pas par éveiller en retour les soupçons. Au dossier instruit par le narrateur se superpose alors celui instruit par le lecteur, qui se demande si l’enquêteur lui ment – c’est la proposition d’Antoine Compagnon66 –, s’il est incompétent – c’est la proposition d’Alain Schaffner67 – ou s’il est fou à lier. Il ne lui reste plus dès lors qu’à mettre ses pas dans ceux du chasseur des temps primitifs pour (tenter de) s’orienter au sein d’un texte dont Anne Simon souligne qu’il fonctionne comme une véritable nébuleuse68, formant une sorte de réseau, une pelote, guère différente de celle des gomorrhéennes, où les indices semés ne prennent sens que plus tard, ou jamais – dans le cas d’Albertine.
Du roman du complot à la société des conspirateurs : l’ère du soupçon
Mais les soupçons du narrateur pourraient tout aussi bien être justifiés. Au-delà du fantasme, le complot semble, dans La Recherche, relever de pratiques sociales qui lui rendent une certaine réalité, celle d’une société atomisée en « petits clans69 », en « petits noyaux70 », en petites « tribus71 » qui fonctionnent comme autant de sociétés parallèles. Ainsi, le café où le narrateur retrouve Saint-Loup dans Le Côté de Guermantes est divisé en deux « petites coteries » : d’un côté Bloch et ses amis qui aiment à se retrouver là après avoir assisté aux audiences du procès Zola, de l’autre de jeunes nobles qui conspirent contre Dreyfus et ses partisans72. Derrière les langages codés qui permettent aux sodomites et aux gomorrhéennes de reconnaître les membres dispersés de leurs réseaux, mais aussi à la femme du notaire de Balbec d’identifier instinctivement, dans les allures de gentilhomme campagnard de M. de Cambremer, les « signes maçonniques de son propre cléricalisme73 », se révèlent alors des logiques d’entre-soi. Le complotisme pourrait bien dès lors se révéler n’être rien d’autre qu’une forme de snobisme. De ce point de vue, le motif du complot fictif sert tour à tour à lier ceux qui croient à la culpabilité de Dreyfus et, dans l’autre camp, à souder ceux qui, comme Swann, pensent que les antidreyfusards « ont des appuis partout74 » et que l’Affaire n’est rien d’autre qu’une vaste machination antisémite. Il s’agit ainsi de signer son appartenance à la « confrérie », autrement dit d’« en être » selon une antienne proustienne riche en doubles sens et en quiproquos75.
Comme toute société secrète76, ces confréries reposent d’ailleurs sur des mécanismes d’exclusion, censés renforcer la cohésion du noyau comme lorsque Swann est expulsé du salon des Verdurin77 ou que Bloch est exclu du salon de Mme de Villeparisis, où l’on ne parle de l’affaire Dreyfus qu’« entre Japhétiques78 », c’est-à-dire entre membres de la race blanche. La civilisation des salons laisse alors entrevoir des mécanismes beaucoup plus primitifs, ceux-là mêmes qui chez Proust sont à l’origine des fantasmes conspirationnistes et des haines collectives qu’ils servent à légitimer. C’est ce genre de haine qui se manifeste lorsque Rachel décide d’exécuter symboliquement une actrice rivale avec la complicité d’amis « aposté[s] » dans la salle et de spectateurs « spécialement recrutés pour cela79 ». Par une sorte d’instinct d’imitation, d’autres comédiennes qui n’avaient pas été prévenues se joignent alors au « complot », huant la débutante comme une meute partie en chasse. Cette violence mimétique s’exerce également à l’encontre de Charlus, désigné par les Verdurin comme la bête « immonde » à abattre80, de même que Swann l’avait été en son temps81. Plus qu’à quelque réflexe antisémite ou homophobe, les Verdurin semblent alors répondre au même instinct obscur que celui qui anime Rachel et ses comparses quand elles huent la jeune comédienne.
Ces mécanismes d’exclusion trouvent leur corollaire dans un effort de distinction qui vise à établir une séparation stricte entre les membres de la « confrérie » et le reste de la société. Pour Georg Simmel82, les sociétés secrètes aiment à se parer des attributs du pouvoir aristocratique, auxquels la clandestinité participe pleinement. Dans cette perspective, la petite coterie qui se constitue autour du prince de Foix forme chez Proust une sorte de rempart contre les forces nivelantes de la démocratie, en tentant de préserver un idéal de vie aristocratique alors déclinant, tandis que le petit noyau des Verdurin s’efforce d’en singer les manières. Dans La Recherche en effet, c’est le secret qui non seulement affilie mais en plus distingue et donne l’impression de figurer au rang des élus83. On comprend mieux de ce point de vue la fierté d’Aimé le maître d’hôtel lorsqu’il s’enorgueillit d’avoir été mis dans la confidence par un « monsieur très lié dans l’état-major », et apparemment très renseigné sur l’affaire Dreyfus, qui lui a appris que l’« on saura tout […] pas cette année mais l’année prochaine84 ». On comprend mieux également la joie du narrateur lorsque, initié par Saint-Loup qui place sur ses épaules non pas une cape mais le manteau de vigogne du prince de Foix85, il pénètre dans l’espace du café réservé aux aristocrates. Ce sentiment d’élection est largement partagé par les « fidèles » qui fréquentent et adhèrent aux « Credos » de « la petite église » Verdurin86, tous bien persuadés d’être porteurs d’un « signe d’élection » les différenciant du « pecus87 ».
Figurer au rang des élus, se distinguer du troupeau, qui lui n’entend rien à ce genre de choses, c’est précisément le pacte que Charlus semble proposer au narrateur lorsque, après l’avoir renvoyé à ses origines petites-bourgeoises, il offre de l’initier au « dessous de la politique européenne » en ouvrant pour lui le « dossier secret et inestimable de l’inversion88 ». Pour ce faire, le narrateur doit consentir à des « sacrifice[s] 89 » et se soumettre à une série d’épreuves qui doivent « séparer le bon grain de l’ivraie90 ». Une fois le rituel accompli, celui-ci a désormais le sentiment d’être un happy few, capable de lire entre les lignes et de percer à jour les secrets de la haute politique, quand le public prend tout à la lettre91. Ce sentiment peut aussi faire songer à celui qu’éprouve le lecteur de La Recherche, œuvre « qui vous distingue » selon les termes de Jacques Dubois92 – d’autant plus quand elle donne l’impression de pénétrer les arcanes d’un mystérieux complot, dont la circonférence est partout et le centre nulle part, à l’image d’Albertine.
Derrière cette logique de distinction perce un fantasme de toute-puissance qui fait surgir le spectre d’une forme de totalitarisme – d’ordre cognitif, du moins – dont Hannah Arendt a montré les points de convergence avec le fonctionnement des sociétés secrètes93. En proposant au narrateur de l’initier aux secrets de l’inversion mais aussi du grand monde, Charlus se pose de fait en despote, omnipotent et omniscient, puisqu’il prétend tout connaître, y compris le passé et l’avenir. Il entend régner en maître non seulement sur les salons94 – où il dispose de tout un réseau d’indicateurs pour l’informer de ce qu’il s’y passe95 – mais aussi sur la confrérie des invertis, comme le découvre le narrateur lorsqu’il pénètre dans l’hôtel tenu par Jupien dans Le Temps retrouvé. Sur ce haut lieu de la clandestinité règne en effet un chef d’autant plus puissant qu’il reste insaisissable, un chef que, selon les termes de Simmel, « on ne peut voir nulle part, mais imaginer partout96 » – Charlus, en l’occurrence, qui, selon un mécanisme également propre au régime totalitaire97 a délégué son pouvoir à Jupien via un gérant98.
Dans La Recherche, la dimension totalitaire de l’exercice du pouvoir est aussi figurée par l’emprise que Mme Verdurin exerce sur son salon, comparé à une dictature par René Girard99. « La Patronne » exerce en effet une véritable « tyrannie100 » sur ses « fidèles » desquels elle exige une totale transparence et surtout une absolue fidélité. Si Swann est exclu, condamné en quelque sorte pour haute trahison, c’est précisément parce qu’il est accusé de se soustraire à l’autorité du pouvoir central, d’« affaiblir le principe d’autorité101 » en fréquentant d’autres cercles, plus aristocratiques, et pire encore en conservant un « espace réservé, impénétrable »102 auquel la « Présidente » n’a pas accès. Cette exigence révèle une paranoïa propre aux États policiers où les traîtres sont partout103. Avec ses sbires – au premier rang desquels figure son mari – chargés de prendre « quelques mouches innocentes » en faute, Mme Verdurin se trouve ainsi au centre d’une véritable toile qui rappelle tout autant celle de l’araignée, à laquelle elle est comparée104, que celle dont sont tissées les sociétés secrètes105.
Au-delà du « noyau » Verdurin, c’est l’ensemble de la société proustienne qui semble obéir à ce régime, chacun disposant – à l’instar de tante Léonie et de son réseau d’informateurs, qui du fond de sa « guérite mentale » lui permet d’être au courant de tout ce qui se passe à Combray106 – d’une « petite police particulière107 » pour le renseigner sur ce qui se passe chez le voisin. Ce régime policier s’exerce encore plus à plein dans le domaine amoureux, comme le montre le dispositif de surveillance mis en place par le narrateur pour espionner Albertine, qui repose sur les mêmes techniques que Charlus avec Morel108. Le délire paranoïaque du narrateur semble bien alors s’alimenter au même fantasme d’omniscience que celui du baron, pour faire de lui un véritable tyran, bien qu’il ne se reconnaisse pas comme tel.
Le complot dans La Recherche est d’abord porté par tout un imaginaire social qui érige le traître, le Prussien ou l’inverti en traître, en ennemi absolu, faisant de lui un réprouvé – ou un élu, selon le point de vue où l’on se place. Il témoigne de la persistance au cœur de la civilisation des salons d’une pensée archaïque qui ressort moins de la raison que de pulsions mimétiques. À travers la nébuleuse fantasmagorique et la rhétorique paranoïaque qui sont les siennes se joue en effet un certain nombre d’interactions sociales qui transforment les complotistes en conspirateurs, soudés autour d’un bouc émissaire qui leur donne l’impression d’« en être ». Derrière ces interactions pointe un fantasme d’omniscience qui pourrait bien transformer les élus en véritables tyrans – des autres, mais aussi d’eux-mêmes, enfermés qu’ils sont dans leur « guérite mentale » où tout le monde devient plus ou moins suspect. Mais dans La Recherche le motif du complot sert aussi de combustible à une fiction qui se lit comme un gigantesque récit de détection, aux allures pour le moins paranoïaques. Il nourrit une poétique soupçonneuse où les doutes du narrateur sont relayés par ceux du lecteur-chasseur de traces, afin de reconstituer le fil d’un récit où les coupables sont nombreux et les indices assez maigres. Loin de rendre le monde à sa lisibilité, le complot imaginé par Proust et son narrateur contribuent ainsi à brouiller encore davantage la représentation d’un devenir sociohistorique dont La Recherche, de tome en tome, souligne de plus en plus l’illisibilité.