« Il acheta tous les journaux du matin et se précipita, tête baissée, dans les événements du jour. Les feuilles étaient pleines des nouvelles de Russie. On venait de découvrir, à Pétersbourg, une vaste conspiration contre le tsar. Les faits relatés étaient si stupéfiants qu’on avait peine à y ajouter foi. Je déployai L’Époque et je lus en grosses lettres majuscules en première colonne de la première page :
DÉPART DE JOSEPH ROULETABILLE POUR LA RUSSIE
et, au-dessous :
LE TSAR LE RÉCLAME ! »
Ainsi se termine (ou presque) Le Parfum de la dame en noir (1908) de Gaston Leroux (1868-1927), faisant suite au Mystère de la chambre jaune (1907). L’opus qui leur succède, Rouletabille chez le tsar (19131), commence par l’arrivée du reporter éponyme en Russie. Pour qui s’intéresse au journalisme et aux façons dont ses représentations informent les fictions littéraires centrées sur des complots2, ce troisième volume (sur huit) de Gaston Leroux (1868-1927) offre un terrain d’analyse aussi fécond qu’inédit3. Ici, le « petit reporter » au centre du récit se trouve en Russie pour offrir ses qualités d’enquêteur : il est supposé déjouer les entreprises conspiratoires répétées visant à faire assassiner un général proche du tsar, Trébassof, gouverneur (fictif) de Moscou et responsable de centaines d’exécutions sommaires en 1905. L’arrière-plan de la fiction se fonde sur une étape essentielle de la première révolution russe du xxe siècle, au cours de laquelle étudiants et ouvriers manifestent, montent des barricades et subissent une répression féroce4.
Dans le roman de Leroux, les personnages de révolutionnaires – les « nihilistes » – placardent, après les massacres, des affiches condamnant à mort le général. Elles sont ensuite apportées au palais du tsar. Le « petit père » de la Russie, persuadé que le général a sauvé l’Empire en matant la révolte, donne l’ordre de le protéger à tout prix – tandis que les révolutionnaires semblent être partout et nulle part. C’est alors qu’intervient la mission de Rouletabille, appelé par le tsar par l’entremise du gouvernement français : remonter à la source du complot qui menace le général, déjà victime de plusieurs tentatives d’attentats alors même que la police veille sur lui. Le « petit reporter » doit dénouer les fils par son raisonnement exceptionnel : c’est en tout cas ce que chacun attend.
Les représentations de la Russie qui infusent le récit de l’enquête de Rouletabille ne sortent pas de nulle part. Elles sont le produit, pour une part au moins, du passé de journaliste de Gaston Leroux. Pour écrire sa fiction, l’écrivain puise d’abord dans son ancienne expérience de grand reporter : avant de se consacrer entièrement à l’écriture romanesque à partir de 1908, il s’était rendu à trois reprises en Russie – d’abord pour couvrir le voyage du président de la République Félix Faure (trois semaines en 1897), ensuite pour le conflit russo-japonais (de juin à décembre 1904), enfin pour la Révolution de 1905 (de mars à mai de l’année suivante)5. C’est dire que l’imaginaire alimentant Rouletabille chez le tsar diffère de celui qui se dessine chez d’autres romanciers, en particulier populaires, qui avaient souvent une connaissance très indirecte de la Russie, des conflits et insurrections ainsi que des courants de pensée qui la marquent à cette époque. À lire Leroux, il est à ce titre compliqué d’attester – comme le fait avec une très grande généralité Luc Boltanski – que les représentations fictionnelles du nihilisme, répandues au tournant du xxe siècle, renverraient à une « position ambivalente par rapport à la structure des classes sociales », selon laquelle le nihiliste serait à envisager comme un déclassé en proie au « ressentiment », et, partant, à un « désir de destruction totale fondée sur une haine généralisée » qui ne serait rien d’autre qu’une haine de soi6. Dans Rouletabille chez le tsar, on en est loin.
Ce que Leroux semble surtout vouloir exposer est un entrelacement généralisé : tout se mêle et s’emmêle dans le roman, où les repères ordinaires grâce auxquels nous parvenons à coordonner nos actions perdent force et évidence. Comme l’écrit le politiste Michel Dobry, les « conjonctures fluides [ont pour conséquence] l’effondrement des définitions routinières des situations7 » : il en va ainsi dans Rouletabille chez le tsar. De ce point de vue, poétique de l’entrelacement et représentations du complot sont indissociables dans cet opus et méritent analyse. Les figurations enchevêtrées du complot qui caractérisent la fiction de Leroux lui offrent d’abord l’occasion, y compris quand il retient des formes narratives attendues, de montrer qu’on ne saurait appréhender la conjoncture sociohistorique de son époque en érigeant d’un côté un camp du bien et, de l’autre un camp du mal. Par ailleurs, la poétique de l’entrelacement cultivée par le romancier lui permet de revenir autrement sur un aspect central de la saga. Ordinairement présenté comme un détective parvenant, grâce à sa raison, à percer les énigmes qui lui sont soumises, le « petit reporter » n’arrive ici plus à raisonner. Or, c’est, par un apparent paradoxe, au moment où il ressent la plus grande émotion – il sait qu’il va mourir – qu’il retrouve la raison et réussit enfin à dévoiler les tenants et les aboutissants du complot en jeu : loin d’être séparées, raison et émotion s’avèrent étroitement entrelacées au sein de la dynamique de dévoilement en jeu dans le roman.
Quand les mots ne font pas (toujours) toutes les choses
Le terme même de « complot » n’est jamais retenu par Gaston Leroux. Si celui de « vaste conjuration » indique, à la fin du Parfum de la dame en noir, les raisons du départ de Rouletabille pour la Russie, aucun synonyme n’est repérable dans Rouletabille chez le tsar sinon « intrigue » (une occurrence) et « machination » (trois occurrences). La chose est pourtant bien là, sans le mot. Rouletabille chez le tsar met en scène le héros aux prises avec, d’un côté, les proches du tsar et sa police et, de l’autre, les révolutionnaires qui œuvrent clandestinement à investir l’appareil d’État et approcher ses représentants.
Simplifier pour mieux complexifier
On ne saurait se pencher sur les figurations du complot dans le roman sans être frappé par le travail sur le langage qu’effectue Gaston Leroux. Il a tout d’un lissage supprimant les aspérités et autres complexités de la politique russe. Il suffit pour s’en convaincre de comparer les écrits de journaliste de Leroux à Rouletabille chez le tsar. Dans un article de mai 1906, Leroux se propose par exemple de présenter les différents partis politiques russes aux lecteurs français du Matin (l’un des quotidiens disposant d’un des plus forts tirages ; il atteindra avant la Première Guerre mondiale le million d’exemplaires chaque jour). Leroux-journaliste y recense, dans une visée pédagogique, pas moins de vingt-deux partis8 qu’il regroupera dans un autre article, paru le même mois, en huit familles dont il précise qu’elles peuvent, pour certaines, se recouper9. Et de préciser, une fois les anarchistes décrits :
Tous les nihilistes ne sont point des anarchistes. Le nihilisme est souvent un moyen, sans être une doctrine. Il y a des nihilistes qui ont un autre idéal social que celui de l’anarchie, mais qui, en Russie, n’espèrent point pouvoir atteindre leur idéal sans l’anéantissement préalable de ce qui existe10.
Pourtant, dans Rouletabille chez le tsar, les forces en présence opposent le pouvoir tsariste aux seuls « nihilistes » (cinquante-six occurrences), nommés aussi « révolutionnaires » de manière synonymique (soixante-deux occurrences). Le narrateur ne leur prête aucune philosophie explicite, pas plus qu’un projet politique détaillé. Ces « nihilistes » sont dépeints comme voulant supprimer le régime par tous les moyens (à commencer par celui des attentats), mus par la vengeance à la suite de souffrances endurées ou par une vision romantique de l’action politique. À une seule reprise, ils disposent d’un drapeau noir (« la flamme noire de la révolution », hissée à la poupe d’un cotre à la frontière russo-finlandaise, p. 216). Tout se passe comme si Gaston Leroux s’échinait à simplifier les forces en présence.
Le roman n’en réfute pas moins toute vision dualiste qui pourrait en découler. Le Bien et le Mal ne s’opposent pas. Les « bons » ne sauraient se distinguer aussi facilement des « méchants ». La fiction du complot permet alors de pointer la complexité de la séquence historique dans laquelle s’inscrit le roman, ainsi que l’impossibilité de penser l’être humain d’un seul tenant. Le général et gouverneur de Moscou Trébassof – que Rouletabille est donc supposé protéger des nihilistes – n’est pas (seulement) le « boucher » sans aucune pitié, exécutant les révolutionnaires sans scrupule, que décrivent les « journaux de Paris » (p. 18) : au-delà de sa « bonne mine paternelle », il est présenté en militaire qui exécute les ordres qu’on lui impose, une « bonne figure de condamné à mort [par les révolutionnaires], qui paraît apprécier si tranquillement la vie » (p. 18-19). De leur côté et tout comme le tsar (« un bien brave homme », p. 6), les nihilistes n’en sont pas moins sympathiques. Rouletabille échange avec un révolutionnaire chargé de l’éliminer sur le chemin de Pétersbourg, mais qu’il démasque ; et l’homme de lui « avou[er] qu’il était heureux d’avoir avec [lui] une petite conversation […]. Une demi-heure plus tard, l’entente cordiale était signée » (p. 8-9). Autre exemple : le comité central révolutionnaire qui lit la sentence de mort qui vaut exécution immédiate du reporter est composé d’une « trentaine de jeunes gens […] avec des yeux bleus candides et un teint pâle », « [d]’autres plus âgés [affichant] des types de christs [comme ceux] enchâssés dans les icônes aux ciselures d’argent et d’or » (p. 227). On peine à voir dans ces conspirateurs des tueurs sans foi ni loi, même si Rouletabille les traite auparavant « d’assassins » après une exécution dont il est témoin… en attendant la sienne.
Ces enchevêtrements suggérant une volonté de l’écrivain de dépeindre des personnages qui sortent des clichés (quitte à en réintroduire avec cette idée qui voudrait que chaque homme porte en lui une part de bien) sont le produit de tout un travail du romancier. Sa bonne connaissance de la situation russe du fait de ses reportages passés, souvent menés au plus près d’insurgés soumis à une puissante répression tsariste dont la violence le marque11 n’en est pas la seule cause. Leroux va en effet reprendre des passages entiers de ses articles dans son roman. Plusieurs chercheurs ont souligné ce travail d’intertextualité, souvent de manière allusive (Guillaume Fau12, Évelyne Diebolt13) ou plus en détail. Ainsi Mouhssine Yamouri14, dans un chapitre remarquable de sa thèse jamais publiée, compare terme à terme articles journalistiques et passages du roman. Il montre ainsi la pratique d’ampleur de découpage, collage et autocopie qu’effectue le créateur de Rouletabille.
Mais le plus marquant est le transfert et, plus précisément, l’inversion que réalise le romancier – inversion pointée par ces chercheurs mais sans qu’ils n’en expliquent la portée. Il n’est pourtant pas anodin que Gaston Leroux prête au général responsable des massacres ses propres phrases écrites dans la presse en pleine répression sanglante. Le journaliste Leroux entame, ainsi, lyrique, l’un des articles concernés :
Elle est morte, la jeunesse de Moscou !... […] Ils n’avaient pas trouvé un seul coin de la terre russe où il n’y eut de gémissements. Maintenant, elle est morte la jeunesse de Moscou, et autour de ses cadavres on n’entend plus de gémissements, car ceux pour qui elle est morte n’osent même plus gémir…15
La formule qui ouvre l’extrait (et s’y trouve répétée) et quelques autres deviennent, dans Rouletabille chez le tsar, celles du général pendant son sommeil, hanté par les morts dont il est responsable. Il « chasse avec des gestes insensés tout un peuple de fantômes », observe alors Rouletabille qui se rend la nuit dans sa chambre (p. 79). Ce n’est pas tout : le général endormi récite les poèmes que sa fille tant aimée a traduits dans un « album de jeune fille » (p. 45). Ces vers peu « orthodoxes » ont été écrits par son promis, Boris, premier officier d’ordonnance du général qui « manquait de zèle dans la répression et n’encourageait guère le général à se montrer sévère » (p. 52) ; c’est qu’il « a des idées très avancées » (p. 95). Autant dire, une fois encore, que tout se mêle. Il s’agit bien pour Leroux d’indiquer l’impossibilité non pas de nommer le mal – il le fait tout au long de ses textes sans renvoyer pour autant dos à dos les protagonistes – mais de faire prendre conscience des enchevêtrements et complexités indissociables de l’entreprise conspiratoire au centre du récit.
Entre rumeurs, déguisements et traîtrises
D’autres figures narratives sans doute plus attendues par le sens commun dans une fiction centrée sur un complot se déploient dans Rouletabille chez le tsar. Faut-il les considérer comme essentielles sinon indispensables aux représentations ordinaires du complot ? On en fait ici l’hypothèse : rumeurs, dissimulations, traîtrises sont ici présentes. Ainsi, les rumeurs circulent au palais. Leroux en traite une sous une forme humoristique, pour en faire une énigme secondaire du roman : les édredons de la famille royale ont disparu une journée avant qu’ils ne soient remis… à leur place ! Et chacun de traquer la vérité alors qu’on a retrouvé seulement deux plumes dans le boudoir de l’impératrice. « Du moment qu’ils peuvent enlever les édredons, vous pensez qu’il leur serait aussi facile d’enlever… […] Je ne pense plus rien » (p. 220), prend alors peur le grand maréchal de la cour, n’osant imaginer le pire à venir. La mémoire des protagonistes sert de point d’appui, des précédents même anciens existent et c’est bien pourquoi la rumeur en conjoncture de complot peut se répandre à une si grande vitesse : « Ils sont parvenus à se ménager des intelligences jusque dans le palais impérial ! », note le grand maréchal de la cour tandis que « le tsar […] trouv[e] quelquefois, sous sa serviette, une lettre renfermant sa condamnation à mort… » (p. 220-221). Entre prudence et paranoïa, chacun se méfie autant des objets que des humains, y compris les plus proches.
On ne saurait oublier non plus que le déguisement – et donc, la dissimulation – fait partie des topoï du roman populaire (de police, notamment) et de la saga de Rouletabille en particulier. S’il ne concerne pas cette fois le protagoniste du roman, il est bien présent et accordé, en bonne logique, à la trame narrative du complot au cœur de Rouletabille chez le tsar. Ainsi, des nihilistes se déguisent en médecins pour venir soigner le général qui vient de subir un empoisonnement. Démasqués par Rouletabille prévenu par le chef de la police secrète, ils se font exploser (p. 194) laissant derrière eux morts et blessés et une datcha détruite – alors que le général et ses proches, certes en piètre état, ont eu le temps de s’éclipser avant qu’il ne soit trop tard. Il en va de même des faux cochers du général Tchipoff qui meurt dans un attentat (p. 212). Même situation avec les agents de la police, que l’on n’associerait pas a priori à un imaginaire du complot : ils surgissent à tout moment de l’ombre. Personne ne semble pouvoir se fier à personne : qui sait si un policier n’est pas un nihiliste déguisé et un nihiliste un policer espion ? C’est d’ailleurs en raison de cette suspicion même que Rouletabille écarte la police de la surveillance de la datcha.
Les dissimulations ne sont pas que vestimentaires dans Rouletabille chez le tsar : elles recouvrent différents rôles attendus au sein d’une intrigue fondée sur un complot. D’abord celui du traître qui, lui-même, se divise en deux catégories : le traître par cynisme, et le traître par idéalisme ou naïveté. Le traître par cynisme est incarné par plusieurs personnages dont Michel, le second officier d’ordonnance du général, appelé auprès du gouverneur de Moscou parce qu’on juge Boris (le premier officier d’ordonnance) trop tendre. Las : il ne travaille que pour lui-même, tente de séduire la fille du général pour disposer de l’immense fortune familiale, sert d’intermédiaire aux nihilistes pour finalement être liquidé par la police. Il n’est qu’un « officier félon […] traître à toutes les parties » (p. 417).
Mais tout étant toujours plus compliqué dans le roman, certains personnages se refusent à dévoiler quoi que ce soit en sachant que l’autre est un traître potentiel mais qui dispose de ressources suffisantes pour se maintenir sur un fil. C’est dire qu’on peut aisément « ne compren[dre] rien à ce pays où les pires ennemis soup[ent] ensemble » (p. 132). Ainsi du chef de la police secrète, Gousnovtski. Il est détesté par le « grand maître de la police » proche du tsar. Mais comment s’en passer ? Il a des indicateurs partout, est prêt à tout et en particulier à laisser les nihilistes commettre les pires attentats pour rester en lien avec eux… Il joue des uns contre les autres et même d’un clan de la cour contre un autre. N’est-il pas celui qui a été à la manœuvre pour supprimer par un attentat l’ancien premier ministre avec la complicité des nihilistes ? « Des gens bien renseignés » l’affirment (p. 63). Mais, en définitive, ce qui compte le plus n’est-il pas qu’il envo[ie] en Sibérie le plus grand nombre de têtes chaudes qu’il [peut] » (p. 64) ? Et n’est-ce pas lui qui a prévenu juste à temps que les faux médecins déguisés allaient commettre un attentat suicide ? Il a sauvé le général.
De son côté, le traître par idéalisme ou naïveté – seconde incarnation ici de la trahison – est surtout représenté par les personnages des « petites filles », enfants des dignitaires du régime suspectées de se laisser séduire par la geste nihiliste. Comment imaginer que les bombes qui vont tuer le général Tchipoff étaient cachées par sa propre fille dans son logement ? Le « grand maître de la police du tsar » l’explique à son « jeune ami » Rouletabille :
Ah ! nos petites filles !… vous ne les connaissez pas ! elles sont terribles ! terribles !… faisait Koupriane en allumant un gros cigare… Bien plus terribles que les garçons !… Dans les bonnes familles, les garçons font encore la noce… mais les filles… elles lisent !… elles se montent la tête… elles sont prêtes à tout… elles ne connaissent plus ni père… ni mère… c’est le cas de le dire… Ah ! vous êtes un enfant !… Vous ne pouvez pas comprendre !… Deux beaux yeux, un air de mélancolie, une voix douce… et vous êtes pris… (p. 211-212).
Reconduisant le topos misogyne de la femme manipulatrice, le personnage du « grand maître de la police » déchiffre la supposée traîtrise de la propre fille du général, la belle Natacha, qui sera arrêtée et emprisonnée. Téléguidée par les nihilistes qu’elle fréquente à l’université, elle aurait elle-même empoisonné avec de « l’arséniate de soude » les raisins que s’apprêtait à déguster son père.
Quand l’émotion n’est pas extérieure au travail journalistique
Dans cette fabrique du complot, Rouletabille chez le tsar présente une autre spécificité : dévoilement du complot et émotion y font couple. Le roman, par l’entremise de la figure de Rouletabille, permet aussi de questionner la place de l’émotion dans la quête de l’information. Point souvent aveugle, longtemps refoulée, l’émotion est sauf exception mise de côté aussi bien par les chercheurs ayant pour objet le journalisme16 que par les journalistes eux-mêmes se penchant publiquement sur leur activité. L’intérêt de la fiction de Leroux est ici qu’elle pourrait constituer une sorte d’idéal-type : elle grossit ce qui touche les journalistes, comme tous les humains ordinaires. Chacun peut être travaillé aussi bien par la raison que par ses émotions qui ne sont pas sans effets. Aussi étonnant que cela puisse paraître, les quelques spécialistes des ouvrages qui mettent en scène « le petit reporter » ne s’en sont jamais préoccupés, focalisés sur la fameuse intelligence rationnelle de Rouletabille. S’intéresser à l’enquête visant à lever le voile sur le complot au centre de Rouletabille chez le tsar permet précisément d’adopter un regard plus complexe.
La vérité par la raison ?
Les historiens de l’imaginaire, Dominique Kalifa en tête, l’ont souligné à maintes reprises : Rouletabille fait partie de ces quelques figures de journalistes fictionnalisés qui ont permis au journalisme dit d’information de se valoriser et d’être valorisé, aux côtés des Fandor (dans la série des Fantômas), d’Isidore Beautrelet (dans un épisode d’Arsène Lupin) et de quelques autres17. Le travail de légitimation des gens de presse n’aurait été possible sans le vecteur des romans populaires et de la grande presse d’information de la Belle époque. Mais ce qui nous intéresse ici est moins leurs intrépidité, jeunesse, courage, force et résistance physique (entre autres qualités exceptionnelles) que leur intelligence, considérée elle aussi comme distinctive. Dans la littérature feuilletonesque concernée, le raisonnement hors du commun de ces reporters leur permet de déjouer des pièges que même policiers et magistrats n’imaginaient pas.
Dès Le Mystère de la chambre jaune et Le Parfum de la dame en noir, Leroux présente le mode d’investigation du reporter. Tout semble passer par la raison, assène Rouletabille lui-même : « Il faut raisonner d’abord ! Et voir ensuite si les marques sensibles peuvent entrer dans le cercle de votre raisonnement… » (Le Mystère de la chambre jaune, p. 493-494). La plupart des chercheurs en sont persuadés : Rouletabille est ce journaliste enquêteur qui impose une autre façon de penser l’investigation. Cherchant ainsi à dégager l’apport de Leroux dans l’histoire des romans populaires, Daniel Compère, entre autres, l’associe à la mise en intrigue d’« un nouveau type de détective qui s’appuie sur le raisonnement logique18 ». Sa méthode consiste à établir un catalogue des faits en traçant un cercle. À l’intérieur est envisagé ce qui est possible – les hypothèses, en quelque sorte. À l’extérieur est renvoyé tout ce qui ne l’est pas. L’observation ne doit venir qu’ensuite, même si elle parasite et marque les premières impressions. Elle ne saurait en tout cas être à l’origine du raisonnement. Les traces confirment, valident. En d’autres termes, les traces « sont des auxiliaires de la vérité scientifique19 ».
Mais faut-il aller jusqu’à penser qu’avec Rouletabille « le reporter a la lourde tâche de symboliser […] le besoin de rationalité de l’esprit humain20 », selon la formule de Daniel Couegnas ? Il n’est ici pas anodin de noter que Gaston Leroux exerce son métier de journaliste à une époque où commence à se construire le mythe de l’objectivité. Le terme, certes absent des écrits de Leroux, va s’imposer progressivement dans l’univers des journalistes non sans créer des incompréhensions jusqu’à nos jours : s’agit-il d’une démarche générale (donner la parole à toutes les parties prenantes de la question traitée), d’une écriture supposée neutre (dans le ton adopté et le vocabulaire retenu), d’un mode de raisonnement clinique, dépris d’émotions, ou, plus prosaïquement, d’une méthode de recueil de l’information21 ? Ne serait-ce pas aussi un stratagème pour cibler des publics aux opinions différentes, à une époque où les tirages massifs sont rendus possibles par de nouvelles techniques d’impression et la hausse de la scolarisation22 ? Le développement des représentations d’une objectivité journalistique va en tout cas avoir pour première conséquence de produire des incompréhensions (les journalistes seront régulièrement accusés de ne pas être « objectifs ») et des bricolages discursifs (ils aimeraient se réclamer de l’« honnêteté » mais retiennent fréquemment le terme d’« objectivité », sans toujours s’en rendre compte). Mais on ne saurait omettre une seconde conséquence : les journalistes vont être sommés (et vont s’imposer) de refouler publiquement leurs émotions. De ce point de vue, la mobilisation constante de représentations de la raison par Gaston Leroux (« raison » et ses dérivés sont activés cinquante-trois fois dans Rouletabille chez le tsar23) pourrait être considérée comme une façon de s’inscrire, à sa manière, dans un processus qui le dépasse : l’idée, encore en construction à la Belle époque, selon laquelle l’objectivité – à tout le moins la distance ou la neutralité – serait constitutive d’un savoir journalistique commun.
Toutefois, il serait abusif d’envisager ici Rouletabille comme un parangon de la seule raison : le roman du complot tel que l’envisage Leroux est plus complexe et plus subtil. Quatre paramètres sont ici à prendre en compte. Le premier est que le reporter s’appuie aussi sur ce que Couegnas appelle sa « conviction intime24 ». Le chercheur le relève sans aller plus loin et en s’en tenant aux deux seuls premiers volumes de la saga. Or, il en est de même dans Rouletabille chez le tsar. Si, pour le reporter, le coupable n’est pas celui que tous s’imaginent, c’est aussi que le corps « parle » : le regard plein d’amour de la belle Natacha et sa « face mystique » (p. 248) ne sauraient être ceux d’une meurtrière ayant tenté, de mèche avec les nihilistes, d’empoisonner son général de père. Ajoutons – deuxième paramètre – qu’en dépit de leur (relative) fréquence, les occurrences du terme « raison » sont deux fois moins repérables dans Rouletabille chez le tsar que dans Le Mystère de la chambre jaune ou Le Parfum de la dame en noir. Un troisième paramètre qui pourrait faire douter de cette seule focalisation sur la raison pour analyser la démarche de Rouletabille est – et chacun en conviendra à la première lecture – que les romans de Leroux sont loin de seulement donner à lire des raisonnements logiques. Ils sont tout autant marqués par une forme de démesure sinon de folie : le vraisemblable côtoie l’impossible et l’impensable, le mélodrame ou l’onirisme sont partie prenante de la trame narrative, les scènes « dont l’effet est avant tout visuel [sont] exagérément magnétiques pour l’œil, surjouées25 ». Le quatrième et dernier paramètre – lié aux trois autres – est que Rouletabille ne cesse d’être travaillé par ses émotions.
La vérité par l’émotion ?
Tout se passe comme si les suspicions de complot qui rythment Rouletabille chez le tsar parasitaient les beaux raisonnements logiques. Dans le roman, les émotions surnagent et dominent des personnages incapables de savoir avec certitude si leurs interlocuteurs penchent pour les révolutionnaires ou pour l’Empire. Beaucoup vivent dans la peur d’être tués, arrêtés ou liquidés – à moins qu’ils n’adoptent la partition du martyr ou, au contraire, se divertissent pour oublier (ainsi des amis du général entre rires, histoires drôles et champagne). Troublé par cette situation générale, Rouletabille est déstabilisé par une culture et des traditions qu’il ne maîtrise pas (« Quel pays ! » répète-t-il, p. 241 par exemple). Si les manifestations des émotions du reporter ne sont pas nouvelles26, leur exacerbation dans Rouletabille chez le tsar prend ainsi appui sur des notations physiologiques fréquentes, dont quelques citations emblématiques permettent de rendre compte :
- Il avait une peur horrible (p. 85).
- Elle le vit blêmir (p. 170).
- Il dit, avec des lèvres qui tremblaient (p. 179).
- Rouletabille se retourna furieux (p. 183).
- [Rouletabille] est très pâle (p. 191).
- Il était « rouge de honte » (p. 210).
- Rouletabille pousse un cri d’horreur (p. 229).
- Il tremblait (p. 229).
- On vit Rouletabille tressaillir (p. 238).
- Rouletabille […] était si ému qu’il s’essuyait les yeux avec sa manche (p. 257).
Leroux aurait pu concevoir un personnage dépassant cette émotion intense en la mettant à distance pour déployer son raisonnement exceptionnel. Il se serait alors contenté de reproduire la dichotomie ordinaire entre raison et émotion. Si l’écrivain s’en était tenu là, il aurait certes déjà donné à lire une leçon importante et pourtant trop souvent masquée par les journalistes, tellement le mythe de l’objectivité journalistique est puissant : les gens de presse sont eux aussi travaillés par les charges émotionnelles liées à leurs enquêtes. Mais l’auteur de Rouletabille chez le tsar va plus loin, en mettant en mots ce qu’il n’avait qu’esquissé dans Le Mystère de la chambre jaune et Le Parfum de la dame en noir : raison et émotion sont consubstantielles. Pour mieux le dire : sans émotion, le raisonnement paraît impossible.
Reprenons la trame : Rouletabille ne réussit pas à expliquer ce qu’il « sent », soit la non-culpabilité de la fille du général. Pour lui, elle n’a rien à voir avec le complot ou, plutôt, elle s’est sacrifiée pour sauver son père d’une liquidation par les nihilistes. Courant de Pétersbourg à la frontière norvégienne, allant du palais à la datcha du général en passant par le domicile du chef de la police secrète, l’enquêteur craint le pire, a l’impression de tout rater, de laisser par mégarde des nihilistes déguisés approcher la datcha du général blessé, d’être même responsable du meurtre de l’officier d’ordonnance. Il perd ses repères :
[T]el un cheval poussif tourne avec ses chevaux de bois, tel il tournait avec sa pensée qui, elle aussi, était en bois. Quand il se frappait le front, il lui paraissait qu’il cognait sur une boule de buis. Rouletabille n’était plus Rouletabille (p. 183-184).
Ce n’est qu’en ressentant la plus grande émotion possible que tout bascule et que le « bon » raisonnement s’enclenche. Arrêté par les nihilistes, Rouletabille est condamné à mort par le tribunal révolutionnaire pour avoir servi le tsar. Il va être exécuté aussitôt. C’est précisément à cet instant qu’il retrouve ses esprits, dénoue le nœud de l’énigme, construit le bon raisonnement que personne n’avait imaginé auparavant. Natacha s’est en fait laissé accuser par les sbires du tsar d’avoir empoisonné son général de père, quitte à être déportée dans les geôles lointaines du régime en Sibérie. Elle ne pouvait leur révéler les raisons du pacte conclu avec les nihilistes. Elle leur avait bien promis l’immense fortune du général qu’elle aurait obtenue en héritage à sa mort. En échange, les nihilistes avaient promis que cessent les complots visant à l’assassiner. Et ce n’est pas elle qui a versé le poison. Rouletabille parvient à prouver que le poison avait été versé par la… femme du général, la belle-mère de Natacha. Et ce n’était qu’une simulation d’empoisonnement visant à faire condamner Natacha ; sa belle-mère étant persuadée qu’elle voulait la mort de son propre père… L’émotion ultime, alors que les nihilistes allaient lui mettre la corde au cou, a déclenché chez le petit reporter une image, celle de la montre au bras du général qu’il regardait en l’admirant, et de l’heure indiquée au moment de l’empoisonnement. C’est cette scène revenue à son esprit au plus fort de l’émotion qui lui permet de construire le « bon » raisonnement et de démontrer que l’empoisonnement ne peut être imputé à Natacha…
Leroux retient ici une situation extrême que l’on peut penser comme idéale-typique – la confrontation à une mort prochaine – pour nous délivrer une leçon qu’il ne formule pas, en l’occurrence, de manière didactique : l’émotion n’annihile pas (ni toujours ni forcément) le raisonnement. Mieux, c’est l’émotion qui rend possible, par un apparent paradoxe, le déclenchement du raisonnement et l’érection du « bon » jugement. L’échange final entre le tsar et le reporter l’indique autrement. Comment le petit reporter a-t-il bien pu retrouver les tenants et les aboutissants avec un tel brio, lui demande un peu plus tard le tsar ? « Il y a des choses qui sont si simples, sire, qu’on ne peut y penser que la corde au cou ! » (p. 252), répond le reporter, avant d’ajouter : « Cette preuve nécessaire de l’innocence de Natacha, Majesté, je l’ai trouvée la corde au cou !… Ah ! je vous jure qu’il était temps ! » (p. 253). Il peut alors recevoir la cravate de Sainte-Anne de Russie des mains du tsar puis retourner à Paris. Et Gaston Leroux d’écrire, en guise d’excipit : « Quand le train prit son élan vers la frontière, Rouletabille se laissa retomber sur les coussins et fit : “Ouf” » (p. 259).
On ne saurait bien sûr voir dans ce roman de grande diffusion une peinture en tout point crédible de la Russie du début du xxe siècle. De fait, Rouletabille chez le tsar est informé par des stéréotypes qu’il est loin d’activer sans distance. Frédéric Sounac le souligne bien quand il classe et résume les clichés qui structurent le livre (la Russie n’est que « superficiellement civilisée » ; le caractère russe est « infantile et fanatique » ; la Russie est finalement « indéchiffrable »), tout en indiquant aussitôt que leur « prolifération même [en] dénonce ironiquement la nature »27. Dans ce contexte, la mise en intrigue des représentations stéréotypées du complot qui caractérise le troisième opus de la saga des Rouletabille a pour intérêt d’éclairer deux aspects essentiels ayant trait au travail de journaliste : d’une part l’intertextualité entre le travail de reporter de Leroux et le travail du romancier qu’il est devenu, d’autre part les ressorts complexes du travail journalistique en tant que tel.
De ce point de vue, le narrateur de Rouletabille chez le tsar est loin de pouvoir être considéré comme un porte-parole de l’ordre tsariste, quand bien même la mission de Rouletabille est d’aider les dignitaires du régime à déjouer le complot. Si le roman de Leroux ne prend pas le parti des révolutionnaires, il en émane dans l’ensemble un certain humanisme. Le dernier dialogue entre le tsar et Rouletabille l’indique suffisamment, le reporter réclamant « le progrès et la pitié » (p. 256). À l’instar de nombreux autres romans populaires, Rouletabille chez le tsar articule in fine le motif du complot à la figuration de « déchirements sociaux, révoltes, folies, dérèglements, excès spirituels et “anomalies” psychologiques28 » – l’œuvre de Leroux ayant pour spécificité qu’en son sein, la « pansémie bouffonne29 » n’est jamais loin.