On a beaucoup soupçonné Dumas de « violer » l’histoire, fût-ce pour lui faire de beaux enfants. L’écrivain lui-même s’en est justifié à de multiples reprises, tantôt en protestant de la véracité de son propos et en mettant en avant ses méthodes historiennes, tantôt en revendiquant plus ouvertement les droits du romancier et son bien-fondé à substituer aux faits, parfois décevants, l’idéalisation fictionnelle1. En réalité, qui se penche sur les romans (et les drames) historiques de Dumas constate qu’en dépit de toutes les inventions destinées à combler les lacunes de l’histoire ou à en éclairer des recoins inconnus, l’écrivain manifeste une grande fidélité à la couleur des temps et à l’esprit des époques ; en vrai romancier historique2, cherchant à comprendre les rapports de force établis entre les groupes sociaux à une époque donnée et à comprendre sur le temps long la dynamique de l’Histoire, il fait de la fiction un puissant instrument rendant celle-ci intelligible, dévoilant son sens, sa logique providentialiste et la marche progressiste de l’humanité, en dépit de piétinements ou reculs apparents3.
Dans la vaste entreprise de compréhension et de totalisation de l’Histoire qui est celle de Dumas – n’a-t-il pas affirmé que la somme de ses romans composait un « Drame de la France » comparable, mutatis mutandis, à La Comédie humaine de Balzac4 ? –, les sociétés secrètes, figure clef du complot, occupent une place considérable. Les jésuites, « peuple mystérieux qui a pris pour devise la devise de Dieu : patiens quia aeternus5 », ourdissent un coup d’État invisible dans Le Vicomte de Bragelonne, où Aramis, devenu leur général en chef, tente de substituer à Louis XIV son jumeau maudit, l’homme au masque de fer. Les jésuites restent une organisation puissante dans Les Mohicans de Paris, dont l’intrigue se déroule sous la Restauration :
Ce pouvoir, d’abord occulte, sombre, mystérieux, s’était formé en dehors de la Charte, et commençait à s’étaler dans toute sa puissance ; maître de l’esprit du roi, il bravait l’opinion du pays : les jésuites n’ont pas de patrie ! il méprisait les lois : les jésuites n’ont d’autres lois que les statuts de leur ordre ; et, proscrits de droit et en apparence, ils étaient, par le fait et en réalité, les souverains absolus de toute la France. […] Le parti prêtre s’était donc emparé du présent et du passé, et commençait à étendre la main pour poser ses jalons dans l’avenir6.
À ces « noirs ouvriers » s’opposent dans le même roman les carbonari7, dirigés par le héros Salvator, et qu’on voit tramer divers complots tels qu’une tentative d’enlèvement de l’« Aiglon », le duc de Reichstadt, exilé en Autriche. Dans son autobiographie même, Mes Mémoires, Dumas présente la charbonnerie comme une force majeure d’opposition aux Bourbon :
Le 1er mai 1821, trois jeunes gens inconnus alors, trois hommes dont le plus vieux n’avait pas trente ans, s’assirent, pour la première fois, au fond d’un des plus pauvres quartiers de la capitale, dans une chambre […], et, là, graves ou plutôt sombres, car ils n’ignoraient pas à quelle œuvre terrible ils se livraient, […] ils jetèrent les premiers fondements de cette charbonnerie qui changea la France de 1821 et de 1822 en un vaste volcan, lequel jeta inopinément ses flammes sur les points les plus opposés, à Béfort, à La Rochelle, à Nantes et à Grenoble8.
Ainsi, selon lui, dès 1821 « [l]a France est couverte d’un immense réseau d’affiliés, et la révolution circule, inaperçue mais vivante, au milieu de la société, de l’est au couchant, du nord au midi9 ».
S’affrontent ainsi dans l’œuvre dumasienne sociétés secrètes révolutionnaires et réactionnaires (outre les jésuites, il faudrait citer les compagnons de Jéhu, héros éponymes d’un roman paru en 1857, où ils combattent les « bleus » aux côtés des Chouans). Quelles fonctions exactes leur sont attribuées ? Quel est leur rôle dans le mouvement historique global que l’œuvre du romancier donne à voir, et en quoi sont-elles une figure centrale dans la vision qu’il déploie du sens de l’Histoire, de ses acteurs et de la société environnante ? Nous privilégierons ici les forces progressistes, dotées d’un pouvoir supérieur en cela qu’il est du « bon côté » de l’Histoire, dont la destination est la liberté, la fraternité et l’égalité, aux yeux du républicain qu’est Dumas10 ; nous prendrons le cas des Illuminati11 et de leur chef, Joseph Balsamo (alias le comte de Cagliostro12), qui sont présentés comme des chevilles ouvrières de la Révolution et permettent de bien mettre en lumière les enjeux des sociétés secrètes et de leur complot à grande échelle dans l’œuvre et la pensée du romancier.
Qui sont les Illuminati et leur chef ?
Les Illuminati apparaissent, de façon spectaculaire et spectrale, au début du roman Joseph Balsamo (1846-1848), qui s’ouvre par une « Introduction » composée de trois chapitres, « Le Mont-Tonnerre », « Celui qui est » et « L. P. D. » (Lilias pedibus destrue, devise des conspirateurs). Le lecteur suit pas à pas le cheminement, parmi les montagnes qui bordent le Rhin, dans une forêt enténébrée, d’un voyageur solitaire qui, arrivé au sommet du Mont-Tonnerre, dans l’antre d’un château en ruines, se voit soumis à une série d’épreuves initiatiques avant d’être intronisé et admis à l’assemblée des Illuminati. Après les avoir écoutés parler, il se dévoile avec éclat comme leur chef ou leur messie, le « grand Cophte » qu’ils attendaient pour conduire leur action : « fouler les lys au pied » et faire chuter la royauté afin d’émanciper le peuple et lui offrir l’égalité et la fraternité.
Nous sommes, au début du roman, en 1770 ; Balsamo annonce qu’il lui faudra vingt ans pour mener sa mission à bien, appuyé par toutes les forces vives que constituent les illuminés et leur puissant réseau :
« Comme Dieu, j’ai su vivre, vingt, trente, quarante âges d’homme. Comme Dieu, je suis éternel. Comme Dieu, je serai patient. Je porte mon sort, le vôtre, celui du monde dans le creux de cette main. Nul ne me fera ouvrir cette main pleine de vérités tonnantes que je ne consente à l’ouvrir. C’est la foudre qu’elle contient, je le sais ; eh bien, la foudre y séjournera comme dans la droite toute-puissante de Dieu13. »
La suite de l’ample série des Mémoires d’un médecin, dont Joseph Balsamo constitue le premier épisode, montrera les progrès de cette action. Après ce premier roman, où le héros éponyme s’emploie à évincer de la cour ce qu’elle a de bon (le duc de Choiseul, ministre renvoyé par le roi Louis XV) pour y développer la corruption (notamment par le biais de Jeanne Du Barry, dont Balsamo renforce le pouvoir), Le Collier de la reine (1849-1850) montrera le discrédit fatal qu’il jette sur la jeune reine Marie-Antoinette grâce à l’affaire du collier, affaire dans laquelle il manipule Jeanne de la Motte et le cardinal de Rohan, amoureux passionné de Marie-Antoinette, qu’il trompe dans son amour en substituant à la reine son sosie Oliva. Cette affaire – qui souligne le rôle décisif des passions dans l’écriture de l’histoire14 – est présentée comme un coup majeur porté à l’autorité de la monarchie. Dans Ange Pitou (1851), dont l’action est située en 1789, la Révolution éclatera ; la publication en feuilleton de ce troisième roman du cycle ayant été interrompue par l’amendement Riancey (qui a amené en juillet 1850 une surtaxe des journaux publiant des feuilletons, dont La Presse d’Émile de Girardin, dans lequel paraissait Ange Pitou), sa suite, La Comtesse de Charny, sera publiée directement en volumes entre 1852 et 1855, et montrera l’aboutissement de l’action de Balsamo, soit la chute de la monarchie : ce roman raconte la proclamation de la République, le 22 septembre 1792, et s’achève par l’exécution de Louis XVI. Quant à Marie-Antoinette, qui lui survivra de peu, elle aura été le principal instrument de son ennemi Balsamo et, avec ce dernier, la colonne vertébrale de cette longue série romanesque.
Si l’action de Balsamo et des Illuminati n’est pas toujours au premier plan tout au long du cycle, elle en informe néanmoins l’ensemble, éclairé dans son entier par le prologue de Joseph Balsamo. Celui-ci offre un principe d’intelligibilité non seulement aux Mémoires d’un médecin mais encore, si l’on admet qu’il existe entre les romans historiques de Dumas une forme d’unité organique15, la totalité de ses romans consacrés à la période révolutionnaire. Si Blanche de Beaulieu ou la Vendéenne (1826), l’une des premières nouvelles de Dumas16, qui porte déjà sur cette période (en particulier sur la guerre de Vendée), est antérieure à Joseph Balsamo, la grande majorité de ses romans « révolutionnaires » lui sont postérieurs : Ingénue (1854), René Besson (1862), Les Blancs et les Bleus (1867), Création et Rédemption (1870)… Sur un plan macro-textuel, on est donc fondé à voir dans l’ouverture de Joseph Balsamo et dans la primauté que donne ce texte aux Illuminati une matrice de toute l’œuvre dumasienne portant sur la Révolution – elle-même conçue (comme chez Hugo) comme un tournant climatérique et une matrice de la société moderne.
Pour camper ses Illuminati et imaginer leur action pré-révolutionnaire, Dumas, à l’instar d’autres écrivains, a puisé dans les thèses conspirationnistes développées par l’abbé Barruel dans ses Mémoires pour servir à l’histoire du jacobinisme (1797-1799), qui expliquent l’éruption de 1789 comme le résultat d’un complot ourdi de longue date par une « secte dévorante17 », qui aurait ensuite infiltré les loges maçonniques pour en manipuler les membres18. Une assimilation s’opère de même dans les Mémoires d’un médecin (et chez Dumas en général) entre illuminés et francs-maçons (implantés en France à partir de 1730), dont les rapports, d’un point de vue historique, sont pourtant complexes. Tous les francs-maçons, en effet, n’étaient pas des illuminés (terme vaste et flou, comprenant différentes variétés de théosophes). Si beaucoup de ces derniers rejoignirent les loges maçonniques19, il y eut aussi un certain conflit entre la centralisation des loges révolutionnaires et l’éparpillement des sectes mystiques ; tous ne purent s’en accommoder, d’autant que certains, comme Nicolas de Bonneville20, voulaient éliminer des loges toute composante ésotérique. L’assimilation, en tout cas, ne fut jamais complète. La majorité des francs-maçons étaient par ailleurs des progressistes, mais il y en eut (comme des illuminés) de toutes opinions et, parmi eux, davantage furent victimes que bourreaux lors de la Révolution21. Mais, chez Dumas, illuminés, francs-maçons et révolutionnaires (tous englobés par Barruel sous l’appellation de jacobins) tendent à se confondre. Les illuminés sont présentés comme les fondateurs de la franc-maçonnerie révolutionnaire22 (peut-être y a-t-il là une confusion entre les théosophes en général et une société politique précise, les Illuminés de Bavière, dont l’ordre fut fondé en 1776 par Adam Weishaupt, qui fit entrer dans sa société un grand nombre de francs-maçons23). En outre, la plupart des grandes figures révolutionnaires des Mémoires d’un médecin sont affiliées à des loges maçonniques, qu’il s’agisse de figures historiques tels Marat ou Robespierre ou de personnages fictifs comme Billot et Gilbert.
Dumas – dont les positions idéologiques sont à l’opposé du réactionnaire abbé Barruel – a-t-il vraiment vu dans les illuminés-maçons et dans leur complot des acteurs et une cause essentiels de la Révolution ? Nous ne saurions l’affirmer. Ce qui est certain, c’est qu’il a trouvé dans la société secrète une figure alliant au politique les prestiges du sacré, et qui lui a permis de donner à sa fiction force impressive, cohérence et efficacité.
La société secrète, source de merveilleux et moteur dramatique du récit
On ne saurait nier la puissance pittoresque des Illuminati et plus généralement des sociétés secrètes, très présentes dans la littérature populaire24. L’entrée en matière de Joseph Balsamo plonge le lecteur dans une atmosphère délicieusement gothique, avec son lot de frissons garantis. Un voyageur à cheval chemine à travers une forêt encore obscurcie par la nuit, il pénètre ensuite dans ce chronotope gothique par excellence qu’est le château en ruines, avant d’être soumis à des épreuves rituelles (boire du sang dans un crâne, appuyer sur son front la détente d’un pistolet chargé, etc.), chacune racontée avec un luxe de détails angoissants à souhait. L’orage qui éclate contribue encore au décor grandiose et inquiétant, et le suspense est savamment maintenu, le plus longtemps possible, autour de l’identité du voyageur mystérieux, avant qu’il ne dévoile celle-ci théâtralement : « Ego sum qui sum, dit-il, je suis celui qui est » (p. 49).
Cette dimension spectaculaire se retrouve dans les différents épisodes du roman ou des romans suivants dans lesquels intervient le personnage central. Initié aux sciences occultes et à l’alchimie par son maître, le mage Althotas, dont le curieux habitacle roulant et dont les expériences, visant à rendre l’homme immortel, sont décrits au début du cycle25, Balsamo – aussi philanthrope qu’Althotas est misanthrope – est un héros surhumain, dont l’omniscience et l’immortalité sont affirmées : « Je suis celui qui sait », déclare-t-il (La Comtesse de Charny, chap. LXXI, p. 540) ; comme Isaac Laquedem, un autre personnage de Dumas (dans le roman du même nom, écrit en 1853), il est une vivante histoire universelle grâce aux trente-deux existences qu’il a menées, et dont il dit avoir conservé la mémoire26. Ses dons magiques, qui amènent ses comparses à le nommer « sorcier », « magicien » ou encore « enchanteur »27, sont une source importante de merveilleux, donnant lieu à des scènes théâtrales dans lesquelles la surprise admirative des autres personnages, parfois mêlée de frayeur, converge vers lui.
On songe à la scène dans laquelle il révèle son avenir sanglant à Marie-Antoinette, dans l’eau d’une carafe, au chapitre XV (« Magie ») de Joseph Balsamo, alors qu’elle a fait halte chez le baron de Taverney, chez qui Balsamo fait par ailleurs connaissance de la belle et pure Andrée de Taverney et de sa servante Nicole (la future Oliva). La teneur de la vision qu’il offre à la dauphine (sa propre décapitation, sous le couperet de la guillotine, comme elle le révélera au chapitre LXV) la plonge dans une terreur si intense qu’elle s’évanouit (p. 175). Voyant, Balsamo possède aussi un pouvoir magnétique qui le rend maître du « mystérieux domaine des influences psychiques28 » : « cet homme […] semble cacher en lui quelque chose de surnaturel, qui attire et repousse à la fois ; […] je me sentis soulevée au-devant de cet homme, comme si quelque force inconnue, mystérieuse, invincible, m’enlevait jusqu’à lui », témoigne Andrée de Taverney (chap. LXXIII, p. 618). Au cours du cycle, il se servira plusieurs fois de jeunes filles vierges, Lorenza et Andrée, comme de médiums, leur faisant lire des lettres à distance et leur donnant la seconde vue29, dans des scènes fortement chargées de connotations érotiques30.
Ces différentes scènes sont longuement décrites, occasionnant des pauses dans le récit. Elles fonctionnent en outre comme de véritables spectacles intérieurs de par la présence de témoins intradiégétiques, dont les réactions tendent à redoubler l’émerveillement du lecteur. Le sceptique Marat assiste ainsi, médusé, à la magnétisation par Balsamo d’un blessé que l’on doit amputer, et qui devient le témoin insouciant de sa propre opération : « Ne niez donc plus la conscience ; ne niez donc plus l’âme ; ne niez donc plus l’inconnu, jeune homme ! » lui dit Balsamo en guise de leçon (Joseph Balsamo, chap. CVII, p. 842). Tout en provoquant des scènes théâtrales dont le héros est à la fois l’acteur principal et le metteur en scène, le merveilleux du magnétisme sert la vitesse du récit en court-circuitant la causalité habituelle et en amenant des accélérations de l’action. En lisant à livre ouvert dans ses ennemis, Balsamo s’épargne en effet bien des intrigues : en magnétisant Lorenza ou Andrée, il perce des secrets royaux qui l’aident à mener la monarchie à l’abîme, s’évitant de longues recherches31. Les pouvoirs du héros permettent ainsi au romancier de réaliser son but : un récit mené tambour battant, enchaînant rapidement les événements et tenant le lecteur en haleine. Ce pouvoir d’accélération de l’histoire est du reste confié aux Illuminati et aux sociétés secrètes de manière plus générale, même s’il faut plusieurs décennies pour qu’aboutisse leur action, inéluctable : « Je vous ai dit, madame, que les rois de l’Europe étaient enveloppés d’un invisible réseau dans lequel ceux qui voudraient résister se débattront inutilement », dira Gilbert à Marie-Antoinette dans La Comtesse de Charny (chap. CXV, p. 786).
Les Illuminati et leur chef sont donc un moteur du récit et de l’action historiques, tout en étant dotés d’une forte charge spectaculaire. Ils sont en outre une véritable charpente du récit. Leur présence assure en effet la cohésion du cycle des Mémoires d’un médecin, Joseph Balsamo orchestrant, dans le sens qu’il juge favorable, les divers complots à petite échelle des courtisans du roi32, et resurgissant à des moments clefs pour structurer l’intrigue. Les premières pages de La Comtesse de Charny sont ainsi constituées d’une nouvelle séquence divinatoire dans laquelle le héros raconte à Gilbert sa propre histoire, ce qui « permet à la fois un retour sur les deux romans précédents et la réaffirmation des pouvoirs surnaturels du Grand Cophte33 », comme le souligne Corinne Saminadayar-Perrin – qui note que le chef des Illuminés, « [p]résent dans les premières pages de trois romans sur quatre », « assure la cohérence d’ensemble de la tétralogie, non sans un savant effet de variation venu corriger la récurrence des séquences narratives d’ouverture34 ».
Dévoiler le sens politique et démocratique de l’histoire : les secrets de la Providence
« Amuser et instruire » a toujours été le mot d’ordre du romancier Dumas, félicité par Michelet pour avoir « plus appris d’histoire au peuple que tous les historiens35 ». La dimension spectaculaire, la couleur merveilleuse et l’efficacité narrative des Illuminati et des interventions de leur chef ne visent pas seulement le divertissement et le plaisir des lecteurs ; ils dévoilent aussi un sens de l’Histoire et permettent au romancier de figurer sa vision du mouvement historique et de ses fins. Le complot de la société secrète, in fine, appuie une conspiration de bien plus grande envergure, celle de la Providence.
On pourrait certes avoir l’impression, en lisant Mémoires d’un médecin, qu’un individu surhumain y scénarise et écrit à lui seul l’histoire, par la force de sa « volonté toute-puissante » (Joseph Balsamo, chap. CXLVII, p. 1078). Des scènes clefs sont centrées autour de Balsamo, adversaire principal de la reine, et qui s’entoure, pour mieux déboulonner la royauté, d’adjuvants intelligents tels que Jeanne de la Motte ou Gilbert (ancien serviteur des Taverney, élève de Rousseau et apprenti médecin). Il y a cependant dans ces affrontements, outre leur potentiel dramatique, lié à la personnalisation ponctuelle des enjeux, une forme de symbolisation : Balsamo personnifie la poussée de l’opposition révolutionnaire quand Marie-Antoinette devient presque une allégorie de la monarchie, fragile en dépit de sa morgue – il est vrai que les émotions et passions en jeu chez la reine et autour de celle-ci empêchent l’allégorie de se figer : si Balsamo est surhumain, Marie-Antoinette, elle, est « humaine, trop humaine ».
Pourtant, à chaque fois qu’apparaît Balsamo, resurgit derrière lui l’ensemble des Illuminati, qu’il représente par synecdoque. L’ouverture matricielle de Joseph Balsamo a en effet soigneusement insisté sur l’idée d’une délégation du pouvoir à Balsamo, chef suprême d’une vaste communauté. Derrière le Grand Cophte, sont ligués les six chefs des illuminés, envoyés des quatre coins du monde (Suède, Suisse, Écosse, Espagne, Amérique, Russie) ainsi que trois cents frères représentant chacun dix mille associés, soit « trois cents épées qui valent trois millions de poignards » (p. 45) ; ce sont donc, en définitive, plusieurs millions d’hommes de tous les grands pays qui ont confié au Grand Cophte ses prérogatives. Le cosmopolitisme des illuminés confère en outre une dimension internationale, sinon universelle à leur association fraternelle, reflétant l’échelle à laquelle Dumas (qui assiste avec passion, en 1848, au « Printemps des peuples ») pense le progrès politique : la France est le fer de lance d’une Révolution qui doit un jour faire de l’Europe « une immense fédération de citoyens », « une colossale société de frères36 ».
Au-delà de sa représentativité comme chef des Illuminati, Balsamo, qui se présente constamment comme l’envoyé de la Providence, est investi d’un prestige sacré. Selon Lorenza, « un roi n’inspire pas plus de respect, un dieu plus d’adorations que n’en ont pour lui les gens auxquels il daigne se révéler » (Joseph Balsamo, chap LI, p. 467) ; « Il me semble que tu as les pouvoirs de Dieu, tu commandes, et l’on t’obéit », lui dit-elle plus loin (chap. LVI, p. 508). Dans La Comtesse de Charny, les illuminés se présentent eux-mêmes, plus que comme les sujets, comme les « apôtres » de Cagliostro (chap. LXXII, p. 487), qui associe à son système politique une métaphysique37, et qui est véritablement divinisé. Ce statut lui est avant tout conféré par le lien mystique qu’il entretient avec ses frères d’armes et de pensée (on songe à la fausse étymologie du terme « religion » : ce qui relie). Balsamo personnifie l’âme de cette association : « Vous êtes épars, tremblants, ignorés les uns des autres ; moi seul sais tous vos noms ; moi seul estime, pour en faire un tout, vos valeurs divisées ; moi seul suis la chaîne qui vous relie dans un grand nœud fraternel », leur déclare-t-il (Joseph Balsamo, « Introduction », p. 59). Réciproquement, l’organisation des illuminés symbolise la puissance de Balsamo, fondée sur le secret, « secret qui est une de mes forces, force d’autant plus grande qu’elle demeurera éternellement cachée aux yeux de tous et ne se manifestera jamais que par l’effet », comme il le souligne lui-même (ibid., chap. CIV, p. 812) ; la société est l’expansion de ce secret, fortement nourrie qu’elle est par l’occultisme38, et réactivant un fantasme archaïque : « Dans les antiques civilisations de type traditionnel, les mages détenaient la réalité du pouvoir dont les rois n’étaient que les instruments. Leur savoir ésotérique n’était jamais écrit ; ses lumières n’étaient dispensées qu’à une élite d’initiés, sous le voile de mystères et de symboles », écrit René Alleau39. Si Balsamo confère à l’association sa toute-puissance, et lui infuse son essence mystérieuse, en retour, cette association est ainsi la matérialisation et l’amplification de son pouvoir occulte.
Chef charismatique des illuminés et des maçons (dont font partie des penseurs tels que Rousseau ou des hommes politiques comme Marat, fréquentant tous deux la loge de la rue Plâtrière40), Balsamo apparaît finalement comme une émanation légitime, philosophique et spirituelle du Peuple dans son entier, une concentration des forces de celui-ci, qui le portent tandis qu’il les galvanise : « je me suis fait peuple », affirme-t-il lui-même (Joseph Balsamo, chap. CIV, p. 813). On constate d’ailleurs qu’il s’efface lorsqu’une nouvelle représentation, plus directe, du peuple, entre en scène, en 1789, dans Ange Pitou. Après les artisans clandestins, qui ont ourdi leur complot dans l’ombre, les géants révolutionnaires (le fermier Billot, qui incarne le peuple, ainsi que le titan historique Danton) et la mer déchaînée de la foule déferlent ; le complot ayant débouché sur la déflagration révolutionnaire, il devient caduc, et les conspirateurs se mettent en retrait.
Car c’est surtout lorsque la liberté piétine, voire régresse, qu’ils sont nécessaires pour assurer une forme de continuité ou de cohésion au processus progressiste et démocratique. Sous les régimes monarchistes, ils gardent en main ce fil dont parle Hugo dans la préface de La Légende des siècles (1859), « ce fil qui s’atténue quelquefois au point de devenir invisible, mais qui ne casse jamais, le grand fil mystérieux du labyrinthe humain, le Progrès41 ». C’est ce que nous voyons également dans Les Mohicans de Paris. Chef des carbonari et – comme son prédécesseur Balsamo, des francs-maçons42 –, Salvator conspire contre le régime de la Restauration jusqu’aux Trois Glorieuses. Dans l’épilogue (en une sorte de transposition d’un épisode raconté au chapitre CLXXIII de Mes Mémoires, où Dumas envoie sa démission à Louis-Philippe au lendemain des Trois Glorieuses, auxquelles il a directement participé43), il affirme à Louis-Philippe qu’il continuera à conspirer :
Le 31 juillet 1830, le duc d’Orléans, nommé lieutenant général du royaume, fit appeler Salvator, un de ceux qui, avec Joubert, Cavaignac, Bastide, Thomas, Guinard et vingt autres, avaient, après la bataille, le 29 juillet, arboré le drapeau tricolore sur les Tuileries.
« Si le vœu de la nation m’élève au trône, dit le duc d’Orléans, croyez-vous que les républicains se rallieront à moi ?
– Assurément non, répondit Salvator au nom de ses compagnons.
– Que feront-ils alors ?
– Ce que votre Altesse faisait avec nous : ils conspireront.
– C’est de l’entêtement ! dit le futur roi.
– C’est de la persévérance, dit Salvator en s’inclinant44. »
Le romancier historique, ce grand comploteur devant l’Éternel
Les sociétés secrètes révolutionnaires sont donc les auxiliaires d’un dessein providentiel dont le surhomme, manipulateur expert, est lui-même l’instrument. Cette vision de l’Histoire, soutenue par une conception des grands hommes comme « pions » de la Providence, Dumas la formule précocement. Dès Gaule et France (1833) et tout au long de son œuvre, l’auteur ne cesse d’affirmer la présence d’une « divinité qui veille à la loi du progrès, de quelque nom qu’on la nomme, Dieu, Nature ou Providence45 », « divinité » qui se manifeste de manière éclatante lors de certains épisodes mais qui, toujours active, préside à l’ensemble du mouvement historique.
Dans Joseph Balsamo, le héros éponyme, convaincu que « la loi du monde, la première, la plus puissante de toutes, est celle du progrès » (chap. CVI, p. 836), tire une part importante de son prestige de sa capacité à percevoir clairement et à énoncer ce sens de l’Histoire, cette conspiration suprême de la Providence. Voyant et prophète (il revendique l’être explicitement46, et le narrateur le confirme47), il met sous les yeux de ses affidés le monde vers lequel tendre, convoquant l’utopie par la force de son éloquence et de sa vision. Au début du roman, il exhorte les illuminés à réaliser une société idéale, et leur fait une prédiction qui, comme le remarque Raymond Bellour, est « le véritable principe producteur du récit48 » ; au chapitre LXXIII de La Comtesse de Charny, il fera le bilan de leur action et, pour leur infuser une nouvelle énergie, leur montrera, resplendissante, la société qui rayonne dans le futur :
« Frères, un jour viendra où ce mot qui nous paraît sacré, la patrie, où cette parole qui nous paraît sainte, la nationalité, disparaîtront […]. Frères, un jour viendra où les hommes […] attelleront des coursiers de flamme, non seulement à la pensée, mais encore à la matière […]. Frères, un jour viendra, enfin, où les peuples, grâce à ces communications terrestres et aériennes contre lesquelles les rois sont impuissants, comprendront qu’ils sont liés les uns aux autres par la solidarité des douleurs passées […]. Alors, frères, vous verrez un magnifique spectacle se dérouler à la face du Seigneur ; toute frontière idéale disparaîtra, toute limite factice sera effacée […], les peuples se donneront la main, et sur tout haut sommet s’élèvera un autel, l’autel de la fraternité » (p. 491).
Dans cette vision – qui annonce celle d’Enjolras sur la barricade, dans Les Misérables – Balsamo évoque, par la force de l’hypotypose, une société universelle, un monde remodelé physiquement et moralement. Le futur de l’indicatif, la répétition du verbe « voir » et l’anaphore de l’adresse « Frères » donnent d’ores et déjà une consistance à cette société, instituée magiquement par l’invocation.
La capacité à faire naître l’utopie par la parole accroît le prestige du surhomme. Le pouvoir de Balsamo et son éloquence sacrée sont même indissociables : « Cagliostro [était] plus ardent, plus illuminé, plus resplendissant, à mesure que la question grandissait » (La Comtesse de Charny, chap. LXXIII, p. 490). En retour, le surhomme et la société secrète fournissent à l’utopie les conditions énonciatives qu’elle requiert. Cette dernière est en effet, selon la définition de Corinne Saminadayar-Perrin, une « parole des frontières, engagée dans le réel mais tirant sa dignité de ses liens avec l’autre monde49 ». Or le surhomme, par ses dons surnaturels, est lui-même hors du monde ; il a « accès à un autre niveau de réalité qui l’arrache au pragmatisme immédiat50 ». Quant au lieu de l’énonciation – un château isolé, une cave ignorée, un souterrain secret, etc. –, il est symboliquement hors frontières. Ainsi, les représentations utopiques apparaissent bien chez Dumas, plus qu’un discours, comme « un dispositif narratif où la parole inspirée, échappant aux frontières de l’espace pragmatique, se métamorphose en écho de l’au-delà, et ouvre l’avenir par son déploiement prophétique51 ». Donnant un lieu à ce qui est absent de tout lieu, le roman rend imaginairement présent un avenir accomplissant l’Histoire – ou l’abolissant.
Cet avènement procède par le truchement du surhomme, mais aussi du romancier. Captivant ses comparses par la puissance de son savoir, de sa séduction et de ses dons magnétiques, tirant toutes les ficelles et énonçant dans une position de surplomb le sens de l’Histoire, Balsamo apparaît, à l’intérieur de la fiction, comme une figure fantasmatique et démiurgique du romancier lui-même, qui prétend convertir ou galvaniser son lecteur, ou du moins provoquer chez lui « par l’émotionnel et l’identification, sinon une véritable prise de conscience, […] un assentiment52 ». Dans les passages métadiscursifs, Dumas se présente ainsi comme un prophète et comme un porte-flambeau, comme un mage, comme une figure christique ou encore comme un Juge souverain, traduisant les acteurs de l’histoire devant son tribunal suprême et guidant le public vers plus de lumière53.
Il est aussi frappant qu’au prologue de Joseph Balsamo, construit autour du héros en gloire, réponde l’avant-propos du Collier de la reine. Dans ce texte daté du 29 novembre 1848, le romancier met en exergue ses propres pouvoirs de prophétie au regard de la révolution de février 1848, qu’il se flatte d’avoir annoncée dès 1833, dans Gaule et France. Dans l’épilogue de cet essai, l’écrivain évoquait de fait « le gouffre où va s’engloutir le gouvernement actuel », ajoutant : « le phare que nous allumons sur sa route n’éclairera que son naufrage, car, voulût-il virer de bord, il ne le pourrait plus maintenant, le courant qui l’entraîne est trop rapide, et le vent qui le pousse est trop large54 ». Ce passage est reproduit textuellement dans l’avant-propos du Collier de la reine (p. 3), avant que l’auteur ne commente :
La révolution prévue et annoncée par nous ne nous a donc pas pris à l’improviste. Nous l’avons saluée comme une apparition fatalement attendue […]. Depuis vingt ans que nous fouillons le passé des peuples, nous savons ce que c’est que les révolutions (p. 4).
Achevant d’assimiler le romancier historique et le prophète, Dumas n’écrira-t-il pas dans Création et Rédemption que l’historien est « [l]e grand prêtre de la postérité55 » ?
Les illuminés, essaimant peu à peu dans les loges maçonniques, sont ainsi chez Dumas des acteurs essentiels de la Révolution, qu’ils préparent en sapant les fondements philosophiques et le prestige de la monarchie, et en se faisant les trésoriers des révolutionnaires. En présentant la Révolution comme le but de leur association et la clef de l’état de plénitude et de bonheur auquel ils aspirent, Dumas lui transfère le caractère sacré du but métaphysique ou mystique que les illuminés cherchent à atteindre ; il en fait ce noyau de vérités fondamentales d’où dépend leur salut, noyau qui continue à être appréhendé par des voies initiatiques et « par l’intermédiaire des rites et des symboles tout autant que par les efforts personnels de l’initié56 ». Arme essentielle du surhomme, le secret est réinvesti sur le plan des représentations historiques : incarnations du secret comme force politique, les sociétés secrètes donnent corps dans les romans à ce « côté invisible et mystérieux des événements » (La Comtesse de Charny, chap. XIX, p. 130) que Dumas veut révéler à son public.
Il serait donc bien réducteur de voir dans les sociétés secrètes révolutionnaires un simple ingrédient pittoresque. Non seulement elles sont un moteur dramatique du récit, qu’elles structurent avec cohérence, mais elles ont pour principale mission de figurer, dans les temps obscurs, le principe républicain qui chemine à travers l’Histoire, à la jonction du plan historique et métaphysique. Ce principe, elles le font advenir au sein de leur association fraternelle ; leur chef actualise aussi, « ici et maintenant », par la force de son éloquence prophétique, la société utopique qu’il s’emploie à forger. Dotés de tous les prestiges romanesques, entourés d’une aura merveilleuse, les Illuminati, comme les carbonari, dévoilent avant tout la marche providentialiste et démocratique de l’Histoire. Dans ce cycle de la fin de la monarchie qu’est Mémoires d’un médecin, ils sont les appuis du peuple et les opposants de la royauté, les destructeurs et les refondateurs ; leur travail de fourmi prépare les temps nouveaux ; leur œuvre titanesque, comme celle du romancier-vulgarisateur, vise à « donner au peuple ses lettres de noblesse, lettres de noblesse inattaquables contre lesquelles il n’y aura pas de nuit du 4 août57 ».