Initialement paru en 1998, dans un ouvrage collectif dirigé par Philippe Knee et Gérard Allard aux Presses de l’Université d’Ottawa (Rousseau juge de Jean-Jacques. Études sur les Dialogues/Studies on the Dialogues), le texte ci-après a été republié en 2003, dans une réédition du même ouvrage par les Éditions Honoré Champion. La revue Sociopoétiques les remercie d’avoir autorisé la réédition en ligne de ce texte, qui entre en écho avec le dossier « Sociopoétique du complot » de 2024.
De nombreux historiens se sont penchés récemment sur l’invention de la notion d’opinion publique durant les dernières décennies de l’Ancien Régime. Ils s’accordent en général à reconnaître qu’entre 1760 et 1789, la République des Lettres a pris conscience de l’apparition d’un tribunal, composé d’écrivains, de journalistes et de leurs lecteurs, auquel aucune autorité politique ne pouvait désormais se permettre de résister. On cite souvent Duclos, selon lequel en 1767 déjà, « le puissant commande, mais les gens d’esprit gouvernent, parce qu’à la longue ils forment l’opinion publique, qui tôt ou tard subjugue et renverse toute espèce de despotisme1 ». Ou l’on évoque Louis-Sébastien Mercier qui affirme en 1778 que « depuis trente ans seulement, il s’est fait une grande et importante révolution dans nos idées ; l’opinion publique a aujourd’hui en Europe une force prépondérante, à laquelle on ne résiste pas2 ». Que l’on présente Duclos, Mercier, Jacques Necker, Jacques Peuchet ou l’abbé Morellet comme les premiers auteurs à rendre compte de ce phénomène, on manque rarement de le saluer comme un progrès essentiel vers la constitution de cette sphère publique analysée jadis par Jürgen Habermas. Vue dans la perspective de la Révolution de 1789, l’émergence d’une opinion publique apparaît comme un accomplissement majeur des Lumières, et comme une étape cruciale vers la démocratisation de la société française.
J’aimerais aborder le même phénomène à partir d’un point de vue sensiblement différent : le point de vue d’un fou. Paraphrasant le début des Confessions, je pourrais dire et ce fou ce sera moi, mais je m’en tiendrai tout d’abord à analyser la paranoïa d’un autre, celle de Jean-Jacques Rousseau, telle qu’elle se manifeste à travers la description du « complot » dont il s’est senti la victime.
Le « complot » en question a fait couler beaucoup (trop) d’encre3. Basculement sans retour de l’imaginaire dans le délire paranoïaque ou réaction naturelle à une série de persécutions réelles : on a appris depuis quelques décennies à se libérer de cette alternative réductrice. Il n’est plus besoin de choisir entre Rousseau et sa maladie : l’originalité de l’écriture et les angoisses de persécution peuvent désormais s’intégrer dans une symbiose qui laisse à chaque aspect son irréductibilité.
La plupart des interprètes s’accordent cependant à rendre compte du complot à partir de données internes à la subjectivité (scripturaire) de Rousseau. J’aimerais ici proposer une lecture des œuvres autobiographiques (Confessions, Dialogues, Rêveries) qui déplace le cadre d’analyse. Mon parti pris sera en effet de considérer le complot non pas seulement comme une structure subjective singulière, mais comme le symptôme d’une évolution sociohistorique : l’émergence d’une opinion publique4. Une telle approche peut d’ailleurs s’autoriser de Rousseau lui-même. Je lis en effet vers la fin du troisième dialogue de Rousseau juge de Jean-Jacques :
Jusqu’ici […] [l]es opinions [publiques] erroient sans suite et sans règle au gré des passions des hommes, et ces passions s’entrechoquant sans cesse faisoient flotter le public de l’une à l’autre sans aucune direction constante. Il n’en est plus de même aujourd’hui. Les préjugés eux-mêmes ont leur marche et leurs règles, et ces règles auxquelles le public est asservi sans qu’il s’en doute s’établissent uniquement sur les vues de ceux qui le dirigent. Depuis que la secte philosophique s’est réunie en un corps sous des chefs, ces chefs par l’art de l’intrigue auquel ils se sont appliqués devenus les arbitres de l’opinion publique, le sont par elle de la réputation, même de la destinée des particuliers et par eux de celle de l’État. Leur essai fut fait sur J. J. et la grandeur du succès qui dut les étonner eux-mêmes leur fit sentir jusqu’où leur crédit pouvoit s’étendre5.
La persécution de J.-J. est présentée ici comme le premier essai d’une machine de contrôle de l’opinion publique, machine alors juste en train de se mettre en place. C’est la description par les textes autobiographiques de cette fabrique de l’opinion qui va m’intéresser. Dans son excellente étude, Keith Michael Baker fait de Rousseau le représentant d’une vision passéiste de l’opinion publique. Contrairement à Mercier, Necker, Peuchet ou Morellet, Rousseau ne voit pas en l’opinion publique une nouvelle instance de rationalité appelée à légitimer les décisions du pouvoir politique, mais une simple « opinion » collective, avec tout ce que ce terme implique d’irrationnel et d’aberrant. J’aimerais suggérer qu’une telle définition est autant tournée vers l’avenir que vers le passé. Plus précisément, la folie du « complot » chez Rousseau nous permet d’aborder l’émergence de l’opinion publique en ces années 1770 à travers la vision d’une subjectivité hypersensible qui, parce qu’elle « déforme » le donné immédiat, peut y révéler les contours encore en germe du futur. La fabrique de l’opinion, fantasme de Rousseau délirant, décrit moins fidèlement la réalité historique de son temps qu’elle n’anticipe prophétiquement la manufacture of consent qu’un Noam Chomsky analyse au cœur de notre époque ou qu’un Jean Baudrillard observe en action lors de la guerre du Golfe6.
Au lieu de le neutraliser sous l’étiquette de la structure paranoïaque, prenons en effet au sérieux la description du « complot ». Il implique tout d’abord la projection de la folie sur les autres. « Seul parmi tous ces forcenés » (Dial., 719), ce n’est pas lui, Rousseau, mais bien ses contemporains (tous ses contemporains) qui vivent dans « un délire habituel » (Dial., 881) et méritent de loger « à Bicêtre ou aux Petites Maisons » (Dial., 909). Tel est le scandale sur lequel vient sans cesse buter le texte des Dialogues. Si J.-J., comme le prétend Rousseau, est vraiment innocent des crimes monstrueux dont on le noircit, alors c’est « tout le genre humain » qui est accusé d’aveuglement et d’injustice. Chose proprement incroyable : que toute une génération puisse ainsi « voir noir ce qui est blanc », voilà, reconnaît Rousseau, « un abyme de ténèbres où mon entendement se perd. J. J. lui-même n’y comprend rien non plus que moi. Il s’avoue incapable d’expliquer, d’entendre la conduite publique à son égard » (Dial., 878).
Le seul moyen de boucher un tel trou d’incompréhensible, le seul moyen de relever un tel défi à toute logique est d’expliquer le fourvoiement universel par une machination infiniment puissante. Le complot est là pour obturer l’abîme de ténèbres où la raison menace d’être engouffrée. Il est ce qui donne sa consistance rationnelle à la réalité : sans lui, littéralement, le monde serait fou. Le problème est qu’avec lui, il ne l’est pas moins, quoique d’une autre manière. Tout le genre humain voit noir ce qui est blanc, parce que de parfaits prestidigitateurs ont monté une impeccable illusion. Qui sont ces comploteurs ? La réponse et les accusés varient (Grimm, Diderot, d’Alembert, Choiseul, etc.), mais importent finalement peu : « ces Messieurs » sont par nature inatteignables, insaisissables, invisibles. « On ne prononce jamais devant lui le nom de ses premiers délateurs et l’on ne parle qu’avec la plus grande réserve de ceux qui influent sur son sort, de sorte qu’il lui est impossible de parvenir à savoir ni ce qu’ils disent, ni ce qu’ils font, s’ils sont à Paris ou absens, ni même s’ils sont morts ou en vie » (Dial., 718). Quoique confronté journellement à la réalité de sa persécution, Rousseau insiste à se décrire « hors d’état de remonter à la main motrice et d’assigner les causes en disant les faits7 ».
Ce qui est sûr, c’est que, livrée à elle-même, l’opinion publique n’aurait pas pu produire un portrait aussi uniformément accusateur de J.-J. Comme on l’a vu, la « direction constante » qu’elle a prise, la « marche et les règles » uniformes des préjugés qui la dirigent contraignent tout effort de compréhension à postuler le travail souterrain d’« arbitres de l’opinion8 ». Qu’ils restent invisibles et innommables ne saurait suffire à remettre en doute leur existence, qui ressort d’une nécessité logique. Quant à l’inouïe efficacité de leur action, étonnante au point de les surprendre eux-mêmes, on ne peut l’attribuer qu’à la présence d’un effrayant réseau d’influence aussi parfaitement englobant que strictement hiérarchisé. Cela ressort clairement du contraste établi entre un Jean-Jacques « seul, étranger, isolé, sans appui, sans famille, ne tenant qu’à [s]es principes et à [s]es devoirs » et des Messieurs qui, « au centre du tourbillon, vivaient répandus dans le plus grand monde et s’en partageaient presque entre eux toutes les sphères. Grands, beaux esprits, gens de lettres, gens de robe, femmes, ils pouvaient de concert se faire écouter partout » (Conf., 589). Si tout le genre humain finit par être fourvoyé, c’est que collaborent à son aveuglement « les Grands, les Auteurs, les Médecins […], tous les hommes puissans, toutes les femmes galantes, tous les corps accrédités, tous ceux qui disposent de l’administration, tous ceux qui gouvernent les opinions publiques » (Dial., 781). En d’autres termes, le complot repose sur une formidable collusion (dont il trahit en même temps l’existence) entre gens de pouvoir, gens de savoir et gens de parole.
La « secte philosophique » n’y joue un rôle privilégié qu’en ce qu’elle fournit à cette collusion ses valeurs et son idéologie. L’« engouement d’athéisme », d’amoralisme et de fatalisme, « commode philosophie des heureux et des riches qui font leur paradis en ce monde », laisse « l’Europe en proye à des maitres instruits par leurs instituteurs mêmes à n’avoir d’autre guide que leur intérest ni d’autre Dieu que leurs passions » (Dial., 9719). Re-programmant ceux qu’elle contamine pour les conformer à l’image qu’elle projette sur eux, la nouvelle philosophie les rend en même temps imperméables à tout ce qui ne vient pas d’elle : « l’unique doctrine que [le public] peut gouter désormais est celle qui met ses passions à leur aise & couvre d’un vernis de sagesse le dérèglement de ses mœurs. Il ne reste plus qu’une route pour quiconque aspire à lui plaire » (Dial., 841).
Davantage encore que le complot lui-même, qui tout au long des Dialogues apparaît comme un prodige inexplicable, ce sont les effets de la fabrique de l’opinion que documente le texte, et ce sont eux dont les échos ont de quoi hanter notre présent. La machine dont J.-J. est la première victime a en effet des propriétés remarquables. Outre la reconversion à ses fins propres des consciences qu’elle infecte, elle a la manie de présenter sa colonisation comme une œuvre d’amitié :
Ses amis ? – Oui, c’est un nom qu’aiment à prendre toujours nos Messieurs pour exprimer toute leur bienveillance envers lui, toute leur sollicitude pour son bonheur, et, ce qui est bien trouvé, pour le faire accuser d’ingratitude en se montrant si peu sensible à tant de bonté (Dial., 718).
La « grande adresse » de la puissance qui dispose de Jean-Jacques « est de paraître [l]e ménager en [l]e diffamant et de donner encore à sa perfidie l’air de la générosité » (Conf., 591). Ce constant renversement entre amis et ennemis est sans doute la cause de l’incapacité à établir, pour reprendre un terme à la mode, le cognitive mapping de la situation où il se sent piégé : « tiré je ne sais comment de l’ordre des choses, je me suis vu précipité dans un cahos incompréhensible où je n’apperçois rien du tout, et plus je pense à ma situation présente et moins je puis comprendre où je suis10 ». Comment aurait-il pu ne pas sombrer dans la plus profonde confusion mentale lorsque c’est par ses bienfaiteurs qu’il se sentait persécuté ? Comment aurait-il pu se repérer dans un monde où il fallait résister non pas à des agressions en règle, mais au « zèle » d’amis qui « travaillaient dans leur idée à [l]e rendre heureux » (Conf., 465), aux générosités d’« amis protecteurs, qui voulaient absolument disposer de [s]a destinée et [l]'asservir à leurs prétendus bienfaits malgré [lui] » (Conf., 602) ? Comment expliquer une entreprise où c’est au nom de mon bonheur qu’on me défigure et qu’on m’isole ?
Loin de chercher à frustrer J.-J. de tout plaisir, ses persécuteurs flattent ses désirs et l’aident à les satisfaire : on s’applique « à lui faire trouver les denrées, sinon à meilleur marché, du moins de meilleure qualité qu’il ne les aurait au même prix, ses bienfaiteurs suppléant généreusement de leur bourse à ce qu’il en coute de plus pour satisfaire la délicatesse qu’ils lui supposent, et qu’ils tâchent même d’exciter en lui par l’occasion et le bon marché » (Dial., 718). Comme le suggère Habermas, il y a bien continuité entre l’émergence d’une sphère publique et sa corruption en un vulgaire espace publicitaire11 : en dignes précurseurs de nos « fils de pub » actuels, les arbitres de l’opinion s’ingénient à susciter, sous la bannière de notre plus grand bonheur, de ces faux besoins dont le second Discours avait bien montré la logique addictive.
Conformément encore à la dynamique consumériste qui a investi notre présent, ces Messieurs finissent par « être instruits de ce qui le regard[e] aussi bien et mieux que lui-même » (Dial., 701). La fabrique de l’opinion connaît d’autant mieux mes besoins que c’est elle qui les a orchestrés. M’observant sans cesse, calculant les pentes précises de mes penchants, elle pénètre mes habitudes au-delà de ce qui en affleure à ma conscience. Si cela lui permet de me contrôler plus étroitement, c’est toujours en me laissant la plus indéniable apparence de liberté. Le sort de J.-J. a ici encore valeur d’emblème :
[I]ls ont fait en sorte que, libre en apparence au milieu des hommes, il n’eut avec eux aucune société réelle, qu’il vécut seul dans la foule, qu’il ne sut rien de ce qui se fait, rien de ce qui se dit autour de lui, rien surtout de ce qui le regarde et l’intéresse le plus, qu’il se sentit partout chargé de chaines dont il ne put ni montrer ni voir le moindre vestige (Dial, 706).
Ces chaînes invisibles (à commencer par celles des faux besoins) dont je me sens couvert sans jamais pouvoir mettre précisément le doigt dessus ne sont nullement incompatibles avec un certain libéralisme. La fabrique de l’opinion peut me laisser d’autant plus libre qu’elle connaît (parce qu’elle les a définies elle-même) les limites étroites dans lesquelles je restreindrai l’usage de ma liberté.
Car c’est bien sur la mise au jour anticipée de certains effets pervers du libéralisme que débouche l’analyse du complot. Plus précisément, Rousseau développe à partir de son cas singulier une réflexion dont les conséquences ébranlent deux piliers centraux de nos sociétés libérales contemporaines. Le premier concerne la légitimation du pouvoir politique par les mécanismes de la démocratie électorale. Que reste-t-il de la valeur de tels mécanismes, une fois qu’on les a resitués dans le cadre de la fabrique de l’opinion ? Celle-ci, on l’a vu, a pour caractéristique principale de produire un consensus là où autrefois régnaient l’entrechoquement et le flottement erratique de préjugés contradictoires12. La nouveauté de la machine dont la persécution de J.-J. est le premier essai tient moins à ce qu’elle déforme l’appréhension du réel (voir noir ce qui est blanc) qu’à ce qu’elle parvient (inexplicablement) à faire l’unanimité autour de cette déformation. Comment dès lors reconnaître la moindre légitimité à l’expression d’une telle unanimité ?
Comptez-vous pour rien le calcul des voix, quand vous êtes seul à voir autrement que tout le monde ? – Pour faire ce calcul avec justesse, il faudrait auparavant savoir combien de gens dans cette affaire ne voyent comme vous que par les yeux d’autrui. Si du nombre de ces bruyantes voix on ôtoit les échos qui ne font que répéter celle des autres, et que l’on comptât celles qui restent dans le silence, faute d’oser se faire entendre, il y aurait peut-être moins de disproportion que vous ne pensez (Dial., 698).
Lignes frappantes pour quiconque a pris la mesure du tragi-comique décalage des récents débats électoraux13 par rapport aux problèmes réels de nos sociétés.
Alors que la vision « optimiste » de l’opinion publique en fait l’expression d’une rationalité critique supra-individuelle assurée par un débat d’idées où chaque individu est appelé à contribuer de sa voix propre, Rousseau suggère que la fabrique de l’opinion sape les bases d’un tel débat en abolissant toute individualité. « Les François n’ont point d’existence personnelle ; ils ne pensent et n’agissent que par masses, chacun d’eux par lui seul n’est rien » (Dial., 963). Anticipant remarquablement notre société de mass media, Rousseau se sent vivre dans un monde où les opinions individuelles ne dépendent que marginalement d’une capacité personnelle et proprement humaine à délibérer, à interpréter librement des informations et à en tirer des décisions morales fondamentalement imprévisibles. Il décrit déjà un modèle de propagande, pour reprendre les termes de Chomsky14, où tout un système de filtres et de collusions réduit l’opinion publique à une simple variable dans une équation politique aisément calculable en termes de flux de capitaux, d’injections publicitaires et d’asymptotes idéologiques :
[J]e compris que mes contemporains n’étaient par rapport à moi que des êtres méchaniques qui n’agissaient que par impulsion et dont je ne pouvais calculer l’action que par les loix du mouvement. […] [J]e ne vis plus en eux que des masses différemment mues, dépourvues à mon égard de toute moralité (Rêv., 1078).
Le second principe ébranlé si l’on prend au sérieux la théorie (paranoïaque) du complot est celui de la liberté d’expression. Décrété de prise de corps par le Parlement de Paris et voué à l’errance pour le seul crime d’avoir publié ses idées, Rousseau est bien placé pour apprécier la valeur d’un tel principe. Il est d’autant plus significatif qu’il ne se contente pas de simplement réclamer le droit de s’exprimer librement. Ce qu’il décrit de la machine de ces Messieurs esquisse en fait une approche radicalement nouvelle du problème, envisagé cette fois non plus du côté de l’émission de la parole potentiellement subversive, mais du côté de sa réception.
La nature de la fabrique de l’opinion est telle que toutes les mesures traditionnelles visant à réprimer la source de la parole sont finalement superflues. Le consensus produit par la machine doit sa force ultime à ce qu’il rend toute expression dissidente proprement irrecevable. L’angoisse de trouver un dépositaire, qui hante tous les textes tardifs de Rousseau15, peut être lue comme le symptôme de cette conscience douloureuse d’émettre une parole que personne n’est en mesure de recevoir. Le ressassement en est obsédant des premières aux dernières pages des Dialogues. « Je m’expliquerai : mais ce sera prendre le soin le plus inutile ou le plus superflu : car tout ce que je vous dirai ne saurait être entendu que par ceux à qui l’on n’a pas besoin de le dire » (Dial., 668). « Tous [mes lecteurs/auditeurs], je n’en doute pas, resteront sourds à mes raisons […]. Nul ne m’écoutera, l’expérience m’en avertit » (Dial., 98716).
Plus retorse et plus efficace que toutes les censures politiques qui jusqu’au xviiie siècle avaient frappé les écrivains, la fabrique de l’opinion neutralise la dissidence non pas en muselant la voix du parleur, mais en créant autour de lui un désert dans lequel on se fera un mérite de le laisser crier à son aise. Les livres brûlés, les décrets de prise de corps et les embastillements, Rousseau les voit, les craint et les subit dans son présent, mais il sait déjà que de telles mesures spectaculaires contribuent plus à la publicité qu’à l’étouffement des ouvrages interdits. À travers les ténèbres du complot, il entrevoit une forme de contrôle beaucoup plus douce, plus discrète et plus efficace qui, de par la simple logique des réseaux de distribution et des horizons d’attente, condamne l’écrivain à une audience (marginale) déjà convaincue. Formé dans ses goûts et ses habitudes par la machine de ces Messieurs, le « grand » public (le seul qui aujourd’hui vote et consomme de manière significative) ne peut désormais être atteint que par ceux qui se contenteront de répéter les formes et les messages produits par la machine : « il ne reste plus qu’une route pour quiconque aspire à lui plaire ». Aucune dissidence n’est formellement interdite ; on la laisse se développer dans des marges dont on connaît bien l’isolation. Je suis libre de parler parce qu’il est clair que je ne saurais me faire entendre. Autrefois, avant ces années 1760 où la fabrique de l’opinion s’est mise en place, « quand je publiai mes premiers écrits, encore livré à lui-même, [le public] n’avoit point en total adopté de secte et pouvait écouter la voix de la vérité et de la raison. Mais aujourd’hui subjugué tout entier il ne pense plus, il ne raisonne plus, il n’est plus rien par lui-même, et ne suit plus que les impressions que lui donnent ses guides » (Dial., 841) — lesquels ont, eux, comme on l’a vu, le privilège de pouvoir « de concert se faire écouter partout [je souligne] » (Conf., 590).
Il y a certes toujours une chance de pouvoir ouvrir une brèche par laquelle la dissidence s’infiltre dans le corps social : « il n’est pas impossible qu’il s’en trouve un qui m’écoute » (Dial., 987). Mais cela relève de l’improbable, de l’accident, de l’accroc, ou, comme l’exprime très précisément Rousseau, de la catégorie du pas-impossible. À moins de se bercer d’illusions, on doit se résigner à parler dans le vide : « je sais d’avance quel ton tous prendront après m’avoir lu […]. [I]ls me plaindront beaucoup de voir si noir ce qui est si blanc, car ils ont tous la candeur des Cygnes ; mais ils ne comprendront rien à tout ce que j’ai dit là » (Dial., 988).
Je m’arrête ici. Que vaut donc cette figure d’un « totalitarisme libéral » que je viens d’extraire du complot ? Quel est le statut de cette fabrique de l’opinion dont Rousseau se présente comme la première victime ? Pourquoi suis-je amené à y reconnaître une image de mon environnement médiatique ? Cette machine, entrevue par Rousseau dans son délire, ne s’est-elle pleinement déployée que de nos jours ? Peut-être.
Mais peut-être faut-il chercher ailleurs l’actualité du fantasme de Rousseau. La fabrique de l’opinion ne date pas d’hier17. Ce qui pourrait en revanche être plus spécifique à notre époque historique, c’est la solitude, l’isolement, l’éparpillement où se perd la dissidence dans sa lutte contre/dans la machine. Après la déliquescence des idéologies et des institutions qui structuraient et cimentaient (pour le meilleur comme pour le pire) les opposants, chacun se retrouve « seul parmi tous ces forcenés », « sans appui », « étranger » aux réseaux d’influence dont on suspecte les obscures collusions. Si le délire de Rousseau m’offre un miroir, c’est peut-être qu’il reflète une paranoïa dans laquelle ma propre situation historique me pousse. La figure anticipée qu’esquissent les Dialogues pourrait bien être davantage celle de la folie de ma dissidence que celle de la fabrique de l’opinion.
En quoi consiste cette dissidence dont J.-J. m’offre l’image ? D’abord en un état de confusion dont on a déjà relevé qu’il n’était pas sans évoquer les difficultés actuelles à dresser le cognitive mapping de nos sociétés post-industrielles. « Précipité dans un cahos incompréhensible », Rousseau se sent manipulé, persécuté, étouffé par une machination universelle dont les instigateurs se présentent comme ses bienfaiteurs et dont la « main motrice » est vouée à lui échapper.
De cette confrontation à un ennemi invisible mais omniprésent résulte naturellement une méfiance envers toute action. « Sa force [de J. J.] n’est pas dans l’action mais dans la résistance » (Dial., 818) ;
[N]e jamais faire de mal lui paroit une maxime plus utile, plus sublime et beaucoup plus difficile même que celle de faire du bien car souvent le bien qu’on fait sous un rapport devient un mal sous mille autres […] souvent il n’y a d’autre moyen de s’abstenir de nuire que de s’abstenir tout à fait d’agir, et selon lui, le meilleur régime, tant moral que physique, est un régime purement négatif (Dial., 855).
Comment ne pas reconnaître dans un tel régime l’éthique négative qui semble se substituer de plus en plus à ce que l’on appelait naguère l’« action politique » ? Un symptôme majeur de cette évolution réside sans doute en ce que le boycott soit devenu l’instrument privilégié de protestation. Il s’agit là cependant d’un phénomène bien plus large : des scrupules de la political correctness à la conversion au végétarianisme, les dissidents d’aujourd’hui semblent préoccupés surtout de « s’abstenir de nuire », au risque d’en arriver à « s’abstenir tout à fait d’agir ». On voit comment la confusion relevée précédemment est la cause de cette éthique négative : la « peur de mal faire sans le vouloir et sans le savoir » (Rêv., 1051), la suspicion de ne pouvoir « plus faire aucun bien qui ne tourne à mal », de ne pouvoir « plus agir sans nuire » (Rêv., 1000) viennent de notre impuissance à identifier d’où et à travers quels réseaux exacts la « main motrice » orchestre notre destin.
Qu’une telle angoisse de nuire puisse facilement conduire à l’impasse, le sort de J.-J. nous l’indique assez. À vouloir rigoureusement « ne jamais se mettre dans une situation qui lui fasse trouver son avantage dans le préjudice d’autrui » (Dial., 855), le dissident s’assigne une tâche impossible qui ne peut conduire qu’à la paralysie. Étant donné l’intrication infinie des intérêts entrecroisés formant le tissu social moderne, un tel précepte débouche soit sur une auto-surveillance infinie et épuisante, soit sur le renoncement à tout commerce avec autrui. Dans les deux cas, la dissidence s’auto-consume dans un repli sur soi qui laisse la machine intacte et triomphante. Tout ce qui lui reste à espérer, conformément à la position décrite dans les derniers mots de la première promenade, c’est que les hommes, et « toutes leurs épouvantables machines », ne l’empêchent pas « de jouir de [s]on innocence » (Rêv., 1001).
Car ce que mettent en scène les trois grands textes autobiographiques, c’est bien une passion, avec ce que le mot implique de jouissance et de martyre : la passion de l’in-nocence. Rousseau échappe à l’impasse en faisant de l’auto-consomption de J.-J. un spectacle. Le martyre de sa paralysie prend alors valeur de témoignage. À défaut d’oser agir, et désespérant de pouvoir se faire entendre, J.-J. se voue à donner par sa posture l’exemple d’une alternative au modèle de comportement promu par la fabrique de l’opinion. C’est cela, répète-t-il, que ces Messieurs ne sauraient lui pardonner.
J’entrevois bien dans tout cela la cause secrète qui a mis en fureur les auteurs du complot. La route que J. J. avait prise étoit trop contraire à la leur pour qu’ils lui pardonnassent de donner un exemple qu’ils ne vouloient pas suivre et d’occasionner des comparaisons qu’il ne leur convenoit pas de souffrir » (Dial., 883).
L’être différent suffit à faire acte de dissidence. « La foule empressée à suivre une route qui l’égare ne voit pas avec plaisir ceux qui, prenant une route contraire, semblent par-là lui reprocher son erreur » (Dial., 891). Rousseau décrit ainsi J.-J. comme le paradoxe incarné : celui qui prend à rebrousse-poil l’opinion (doxa).
Car il ne s’agit pas seulement de briser le consensus. Le repli sur soi va directement à rebours de la logique de l’intérêt prônée par l’idéologie dominante. Ce qui fait la valeur subversive de J.-J., au-delà de « son audacieuse morale » et de « ses livres », c’est « surtout son désintéressement » (Dial., 702). Les Dialogues insistent sur ce point avec une obstination remarquable. L’exemple de J.-J. menace la bonne marche de la machine parce qu’il y démontre la possibilité d’agir « sans consulter […] son propre avantage ni celui de personne en particulier », de « ne pas plier […] sa morale à son profit » (Dial., 886), de se laisser inspirer par « le seul amour de la vérité sans mélange d’aucun intérêt personnel » (Dial., 842). L’exemple fait ici fonction de réquisitoire : en exhibant son scandaleux désintéressement, J.J. « occasionne des comparaisons » qui mettent à jour la vénalité généralisée caractérisant les complices de la fabrique de l’opinion. Depuis le Discours sur les sciences et les arts jusqu’aux Rêveries, Rousseau a constamment assimilé l’état d’homme de lettres à une forme de prostitution. Contrairement à ceux qui font de l’écriture un métier, et qui se soumettent dès lors à l’obligation de « plaire à la multitude » et de quêter ses applaudissements, il répète fièrement qu’il n’a jamais toléré de « prostituer [ses talents] en les mettant à prix, sûr que cette vénalité même les auroit anéantis […]. Les productions de [s]on âme ne sont point à vendre ; c’est leur désintéressement seul qui peut leur donner de la force et de l’élévation » (Dial., 839).
On est là au cœur de la dissidence, où bat aussi bien la folie apparente de Rousseau que la profonde lucidité de ses écrits. Renouons en effet, pour terminer, quelques fils laissés épars entre désintéressement et folie, opinion publique et complot. Dans le deuxième livre des Confessions, au moment de dévoiler la « grande maxime de morale » qui devait diriger sa vie, et qui consiste à « éviter les situations qui mettent nos devoirs en opposition avec nos intérêts », Rousseau signale que la mise en pratique d’un tel principe lui a donné « l’air le plus bizarre et le plus fou dans le public » (Conf., 92). En décrivant sa réforme personnelle, dans le livre huit, il insiste à présenter son « désintéressement » (qui le pousse à refuser le poste de caissier offert par Francueil ou la pension accordée par Louis XV) comme la cause tout à la fois de la brouillerie, du complot et de l’apparence de folie qui l’ont dès lors poursuivi auprès de ses anciens amis (Conf., 443-444). Il n’y a plus qu’à ajouter un passage des Rêveries pour compléter le tableau. Dans la huitième promenade, au moment même où il relève que la fabrique de l’opinion a transformé ses contemporains en « des êtres méchaniques », en des « masses différemment mues » dont on ne peut « calculer l’action que par les lois du mouvement », puisqu’elles sont « dépourvues […] de toute moralité » (Rêv., 1078), il ajoute ces remarques où il analyse avec une frappante lucidité les dérives de sa propre paranoïa :
Quand les infortunés ne savent à qui s’en prendre de leurs malheurs ils s’en prennent à la destinée qu’ils personnifient à laquelle ils prêtent des yeux et une intelligence pour les tourmenter à dessein […]. [Le malheureux] imagine un sort qui s’acharne à dessein sur lui pour le tourmenter et trouvant un aliment à sa colère il s’anime et s’enflamme contre l’ennemi qu’il s’est créé (Rêv., 1078).
En se résignant finalement à ne voir dans le « complot » que « les actes d’une pure fatalité, où [il] ne devai[t] supposer ni direction, ni intention, ni cause morale » (Rêv., 1079), Rousseau fait remonter la folie de la dissidence à la racine de la fabrique de l’opinion. Réfléchie et dépassée par le texte, la paranoïa se résout en la révélation d’une logique mécanique déshumanisée et déshumanisante. Bien plus inquiétante que toutes les « noirceurs » de la persécution (lesquelles supposent au moins des êtres doués de volonté), cette lucidité finale révèle, au cœur de l’entreprise des Lumières, une « aveugle nécessité » sans « main motrice » ni « moralité ». L’opinion publique qui condamne J.-J. au rôle de proscrit, loin d’être un antidote au despotisme, n’en est qu’un avatar, d’autant plus terrifiant qu’il a l’art de neutraliser toute résistance en échappant à toute prise. À la figure jadis clairement identifiable du despote se sont désormais substituées des « masses » mises en mouvement par des médias omniprésents selon une dynamique dont la vénalité, pour être rigoureusement calculable, est cependant aussi irrésistible que les lois du monde physique. L’exemple de désintéressement que Rousseau s’obstine à vouloir incarner est folie en ce qu’il défie la loi universelle de gravitation autour de l’intérêt particulier, telle que l’entérine et la promeut la fabrique de l’opinion.
Le moindre paradoxe de la position assumée par Rousseau n’est sans doute pas qu’il ait été dans les faits le plus adulé des écrivains des Lumières, au moment même où il se peignait comme un universel proscrit. Faut-il croire que sa faveur auprès de l’opinion publique de son temps suffit à démentir la validité de la machination qu’il a fantasmée ? Ou vaudrait-il mieux suggérer que c’est précisément pour s’être exhibé en victime de la machine qu’il est parvenu à se faire aduler par l’opinion ?
Quoi qu’il en soit, mon propos était moins d’analyser le « cas Rousseau » que d’en tirer une représentation de notre présent. Est-ce folie que de voir la circulation des discours régie par d’inquiétantes collusions, qui ne respectent la liberté d’expression qu’en neutralisant la réception de tout ce qui pourrait les menacer ? Est-il délirant de soupçonner la candeur des cygnes qui, au nom de mon bonheur, me vantent la complaisance aux faux besoins qu’ils suscitent en moi ? La passion de l’innocence et le rejet de la vénalité inhérente à la logique de l’intérêt conduisent-ils fatalement à une position d’aliénation ? Ai-je fait autre chose qu’une lecture paranoïaque des Dialogues en postulant que c’est moi que le texte (et la machine qu’il décrit) regarde ? Quelle que soit la réponse que chacun apporte à ces questions, c’est bien grâce aux fantômes que Rousseau imagine autour de lui que son œuvre peut esquisser les ombres de notre présent.