Dans un contexte de prolifération médiatique et d’évidement notionnel fréquent des termes « complotisme », « théories du complot » et autres expressions dérivées1, le dossier ouvrant ce 9e numéro de la revue Sociopoétiques entend revenir sur les interactions sociales dont procède fondamentalement le complot. Projet secret visant à infléchir le devenir sociohistorique, celui-ci implique au moins deux individus ligués contre une cible plus ou moins étendue. Le regroupement, l’alliance, l’accord sont des éléments récurrents au sein des définitions étymologiques du « complot » et de ses équivalents en langues européennes : en deçà du secret, la socialité est constitutive du complot comme de la conspiration (que nous envisagerons ici comme des synonymes2). Or, les interactions qui le fondent ne se limitent pas au cercle des comploteurs, dont le regroupement n’a de sens que par rapport à un espace de sociabilité externe. À cet égard, complot et conspiration se relient à de multiples représentations sociales3. Ils constituent ainsi un objet particulièrement adapté à une approche sociopoétique qui implique l’analyse des multiples manières dont les représentations collectives informent la création littéraire4.
Les études composant ce dossier sont centrées sur des œuvres créées entre la fin du xviiie siècle et l’époque actuelle – période de développement sans précédent des fictions en langues européennes traitant de complots et des imaginaires sociaux contemporains (au sens historique du terme) auxquels elles s’articulent. De ce point de vue, les conspirateurs fictifs dont les figures et figurations se multiplient à partir du tournant du xixe siècle révèlent un nouveau rapport de l’individu au pouvoir :
Le complot moderne suppose que le pouvoir est à prendre (il ne l’était pas dans un régime monarchique de droit divin), qu’il est dans une certaine mesure désincorporé (devenu « une sorte de lieu vide », selon l’expression convenue de Claude Lefort). Le complot plonge alors ses racines dans « l’imaginaire démocratique du pouvoir », car c’est bel et bien dans les sociétés dans lesquelles les hommes se pensent comme faisant l’histoire, là où ils se donnent un pouvoir sur eux-mêmes, qu’il peut devenir une catégorie […] spécifiquement politique5.
En d’autres termes, « [l]es complots modernes sont humains6 », sans pour autant exclure une religiosité longtemps indissociable de la sphère politique. Il en va de même dans les constructions pseudo-factuelles ainsi que dans les agencements fictionnels au sein desquels se mettent à proliférer, dès la fin du xviiie siècle, diverses manigances ourdies dans l’ombre pour modeler la vie de la cité. Se développant d’abord en Europe occidentale et en particulier en France, où ils partagent des points communs avec le Geheimbundroman allemand7, les récits fictionnels en langues européennes gravitant autour de complots réalistes, fantasmagoriques ou parodiés essaiment ensuite dans l’ensemble de l’espace atlantique – dans les Amériques et, dans une moindre mesure, en Afrique8.
Si cette dynamique d’internationalisation des productions culturelles traitant de complots imaginaires implique une diversification de leurs supports, le présent dossier se focalise sur le médium textuel. En convoquant des textes canoniques ainsi que des narrations paralittéraires relevant de différents domaines linguistiques, il s’agit d’envisager des corpus souvent négligés par la critique. De fait, les conspiracy studies, selon l’expression états-unienne signant l’origine principale de ce champ d’études, sont représentées au premier chef par des historiens, des politologues, des sociologues, des psychologues, des philosophes, ou encore des spécialistes des médias9. Le nombre réduit de spécialistes de fictions (au sens esthétique du terme10) liés à ce domaine de recherche explique en partie le peu d’intérêt qu’y suscitent, à quelques exceptions près, les corpus littéraires – surtout quand il s’agit de les mettre à l’épreuve d’approches interdiscursives et/ou comparatistes11.
Pour qui s’intéresse à l’imaginaire social12 du complot, la dimension fondatrice de maintes œuvres littéraires est pourtant évidente. Diverses productions complotistes bien connues ont été alimentées par des fictions : songeons au faux antisémite des Protocoles des sages de Sion, indirectement inspiré par des romans-feuilletons français et allemands parfois bien éloignés des outrances qui distinguent le texte russe13 ; ou aux personnages du Juif errant d’Eugène Sue, cités lors de débats parlementaires houleux, durant lesquels l’on s’accusait à qui mieux mieux de comploter en faveur de (ou contre) l’enseignement religieux14. En prendre acte suppose de ne pas limiter l’étude des productions culturelles narrant des complots aux xxe et xxie siècles – comme c’est souvent le cas au sein des conspiracy studies – mais implique d’en revenir aux débuts de la culture médiatique contemporaine, où la littérature jouait un rôle autrement central. Si la dissémination médiatique et générique des fictions traitant de complots s’est ensuite accentuée, une autre donnée n’en est pas moins frappante : le motif de la conspiration continue à intéresser les auteurs de romans, qu’il s’intègre dans des best-sellers planétaires – à l’instar des « thrillers ésotériques » codifiés de Dan Brown – ou dans des fictions plus élaborées voire plus ironiques – tel le labyrinthique RCE. #Remote CodeExecution de l’autrice autrichienne Sibylle Berg (2022), pour citer un exemple récent.
De fait, la littérature s’avère d’autant plus apte à cristalliser les formes, modalités et enjeux pluriels des (inter)actions conspiratrices qu’elle permet leur actualisation complète, selon une perspective plus ou moins distanciée. Plus qu’à un thème figé, le complot correspond à un motif, soit une unité figurative s’actualisant en tant que parcours narratif15. Cette caractéristique est soulignée par la difficulté de rendre compte de toutes les composantes d’un complot au moyen d’une image fixe, par exemple dans le domaine de la peinture16. À l’évidence, l’intégration des éléments structuraux qui définissent le complot (la concertation collective, le secret, la cible à atteindre, la visée sociopolitique) nécessite une narrativité que l’écriture littéraire permet tout particulièrement de déployer, complexifier, perturber – voire de questionner, lorsqu’elle affiche une dimension réflexive.
Que ce phénomène puisse se manifester dans d’autres genres littéraires que le roman est souligné par le premier texte du dossier, qui revient sur le penseur et écrivain de langue française ayant pour coutume d’être associé à l’imaginaire du complot : Jean-Jacques Rousseau. Yves Citton propose une lecture actualisante de ses œuvres autobiographiques en nous invitant à envisager le complot dont Rousseau se pensait la cible comme le signe d’une évolution sociohistorique ayant mené à l’émergence d’une opinion publique – laquelle conditionne et annonce le développement d’une dissidence peut-être pas si délirante qu’il n’y paraît. La volonté de ne pas uniquement envisager les représentations du complot selon une perspective étiologique s’avère ici d’autant plus pertinente qu’au tournant et pendant une bonne partie du xixe siècle, le complot fut fréquemment associé à des dynamiques émancipatrices17, ce que montre Julie Anselmini à partir d’une étude centrée sur un corpus emblématique : les romans historiques composant le cycle des Mémoires d’un médecin (1846-1855) d’Alexandre Dumas, où les « Illuminés » pilotés par le mystérieux Joseph Balsamo incarnent une puissance politique progressiste, au diapason des opinions républicaines de l’écrivain français.
Les autres textes du dossier font écho à une conception plus récente du complot, à l’aune de laquelle la poursuite de nobles causes est davantage attribuée aux antagonistes des conspirateurs qu’aux instigateurs de telle conjuration. On le constate de manière frappante dans l’article où Antoine Ducoux envisage, à partir d’un corpus italophone du tournant du xxie siècle, les manières dont les représentations du complot informent la figuration de pratiques criminelles – en l’occurrence, mafieuses. Mutadis mutandis, l’analyse par Laurence Messonnier de la transcription fictionnelle du complot de Judas dans le dernier roman de Maryse Condé, L’Évangile du nouveau monde (2021), nous renvoie, au-delà de la profondeur historique du motif en jeu, à la récurrence actuelle des connotations négatives d’entreprises conspiratoires entrant en collusion avec la valorisation (ultra)contemporaine de la transparence démocratique18.
D’une période à l’autre, on note plus généralement la transversalité du motif du complot, qui s’insère aussi bien dans l’œuvre de Marcel Proust, comme le montre l’article de Julie Lemaire, que dans celle de Gaston Leroux, ici étudiée par Jean-Baptiste Legavre – sans oublier les manières contrastées dont l’imaginaire du complot informe ce classique de la littérature de jeunesse qu’est désormais Harry Potter, dont Julien Cueille éclaire à cet égard les enjeux socio-anthropologiques et psychanalytiques. En confrontant les mises en scène de l’initiation templière par Pierre Klossowski et par Jay Starre, l’article de Nicolas Aude suggère du reste que cet objet d’étude intrinsèquement pluridiscursif qu’est l’imaginaire du complot encourage à articuler l’analyse de la « serious fiction » et celle de la « genre fiction19 » – à rebours de la distinction fréquente entre deux types de productions culturelles qui gagnent, en l’occurrence, à être saisis comme un ensemble. Plutôt que de procéder ici à l’habituel mais ennuyeux copier-coller des résumés ouvrant ces différents articles, on adressera donc une invitation qui ne se refuse pas au lectorat habituel de la revue Sociopoétiques, ainsi qu’à toute personne intéressée qui passerait par là : celle de se plonger dans les riches analyses de ce 9e dossier, qui dessine un tableau passionnant des configurations littéraires d’un imaginaire social aussi tenace que protéiforme.