« Judas […] se hâta de sortir. Il était nuit1. » Quand il revint avec les sbires, il faisait encore nuit, selon la Bible. Ce pacte avec les ténèbres poursuivra Judas tout au long de sa carrière posthume. Ainsi se forge la matrice du motif complotiste2 associée à l’image de Judas dont cet article proposera une analyse sociopoétique à partir de L’Évangile du nouveau monde (2021) de Maryse Condé3, auteure antillaise installée en Provence, lauréate du Prix Nobel de littérature alternatif en 2018. Porte-voix des littératures francophones, Condé entreprend, selon ses dires, une réécriture biblique après avoir été « décomplexée » par les publications sur Jésus de J. M. Coetzee et d’Amélie Nothomb4. Ce faisant, elle ne tombe pas dans le piège grossier d’une vulgarisation des liaisons dangereuses de Judas mais exploite un filon inédit, en présentant un regard distancié sur l’hypostase du mythe biblique transposé dans la Caraïbe, entre autres. Clémence ou distance désabusée vis-à-vis du célèbre personnage de traître ? C’est que L’Évangile du nouveau monde regorge de sources testamentaires et subsume malicieusement les parutions antérieures au sujet du complot ourdi par Judas. Chez Condé, Jésus est un enfant trouvé, prénommé Pascal, qui entreprend une quête œdipienne ; Judas est un syndicaliste opportuniste qui tisse un réseau de conspirateurs. Et Maryse Condé nous propose un roman d’aventures engagé dont l’optimisme éclaire d’une lumière singulière l’ambivalence de la matrice du complot de Judas.
Pour en explorer les multiples facettes, nous partirons de l’hypothèse selon laquelle l’imaginaire collectif contemporain est influencé par la mythification du complot de Judas, tributaire des palimpsestes évangéliques et des fictions qui en sont nées. Pour le démontrer, nous nous concentrerons sur les principaux schèmes liés au complot biblique ainsi qu’à la figuration de Judas dans le corpus johannique5 et les évangiles synoptiques6. Nous nous appuierons en particulier sur l’étude énonciative et interactionnelle menée par Alain Rabatel7 au sujet de la représentation de Jésus et de Judas dans l’évangile de Jean, que nous confronterons à l’univers de Maryse Condé. Une mise en regard de la diégèse romanesque avec les strates chronologiques néotestamentaires permettra ainsi d’exposer les linéaments bibliques qui parcourent le récit complotiste ainsi que les formes, modalités et enjeux des jeux intertextuels auxquels se livre l’auteure. La notion d’imaginaire collectif telle que nous l’envisageons se réfère aux constructions imaginaires dont les contenus et les processus se laissent saisir comme une expérience psychosociale. Lue au prisme de la théorie de Florence Giust-Desprairies développée dans L’Imaginaire collectif8, elle relève d’une prééminence de l’imaginaire comme faculté de se représenter une situation ou une relation qui ne relèvent pas du réel, en raison de l’influence qu’exercent sur la psyché et le comportement les mythèmes bibliques renvoyant à la trahison incarnés par Judas. À cet égard, l’idée d’une résistance aux récits véhiculés par des voix caricaturales ou lénifiantes9 fait écho à la manière dont Maryse Condé se ressaisit de l’imaginaire du complot de Judas en contrecarrant les poncifs qui lui sont associés. La finesse et l’humour dont l’auteure fait preuve lui permettent de traiter le sujet de manière cryptique sans pour autant tomber dans l’intellectualisme qu’elle rejette.
Afin d’examiner comment le motif transgénérique de la trahison de Judas alimente la fiction de Condé selon cette dynamique, nous nous pencherons dans un premier temps sur les invariants du motif complotiste originel et sur leur persistance dans les représentations de complots anti-christiques. Dans un deuxième temps, l’analyse des dynamiques de sécularisation de cette conspiration dans L’Évangile du nouveau monde permettra de faire émerger les signes d’expansion d’un mythe complotiste humanisé. Enfin, le dernier volet de l’étude visera à pointer quelques enjeux éthiques des parodies plurielles du récit biblique qui informe le roman.
Des sources bibliques du motif complotiste au « baiser de Judas » condéen : bref parcours diachronique
Creuset de croyances accordant une place au surnaturel et de représentations concrètes du monde s’articulant dans des récits fondateurs (que l’on associera à cet égard à des mythes ou à des récits mythiques), la Bible constitue l’un des premiers recueils de récits de complots. Dès la Genèse, l’Ancien Testament regorge de conspirations. Sans prétendre à l’exhaustivité, nous pouvons recenser les tropes de l’effroi, de la suspicion et de la jalousie dont Satan serait à l’origine par les manigances collectives qu’il ourdit de manière clandestine. Dans le chapitre 11 de la Genèse, lorsque l’humanité déchue refuse l’ordre divin de remplir toute la terre et construit la tour de Babel « dont le sommet pénètre les cieux10 », l’alliance clanique contre Yahvé apparaît de fait comme un ferment d’un complot derrière lequel plane l’ombre de Satan. Toujours dans la Genèse, à partir du chapitre 37, la vision de la conspiration s’étrécit et passe du macrocosme de l’humanité au microcosme familial lors de l’épisode du complot contre Joseph vendu par ses frères. Jaloux de ses rêves divins, ces derniers envisagent d’abord de le tuer11 mais l’un d’eux, Juda, enjoint les autres d’en tirer plutôt profit : Joseph sera vendu comme esclave à des Ismaélites se rendant en Égypte pour faire du commerce. Devant sa disparition inexpliquée, ses frères décident d’imprégner du sang d’un bouc égorgé la tunique dont ils l’avaient dépouillé et de la remettre à leur père en attribuant son décès à une bête féroce. Quatre schèmes se font ici jour : outre le motif de la jalousie, on relève l’intention mortelle, le mensonge, la portée symbolique. En l’occurrence, il s’agirait de comprendre que si Dieu n’est pas intervenu pour déjouer le complot, il s’en est au contraire servi pour transformer le mal en bien et propulser Joseph dans sa destinée.
En outre, les complots s’opposant à l’onction prophétique sont parfois l’occasion de mettre en scène des « lanceurs d’alerte » de l’époque. Le complot est alors à l’image d’un Janus dont l’avers serait l’instigateur et le revers la victime qui subit les différentes phases de la conspiration : c’est le cas des manigances ciblant Jérémie au chapitre 3 du livre des Lamentations. Le prophète subit quatre étapes fréquentes au sein des entreprises conspiratoires : tentative de décrédibilisation (verset 14 : « Pour tout mon peuple, je suis devenu la risée ») ; pression par les accusations et les menaces (verset 46 : « Tous nos ennemis ouvrent la bouche contre nous ») ; dévoilement des complots par la prise à témoin (verset 60-61 : « Tu as été témoin de leur soif de vengeance, et de leurs complots contre moi. Tu entends leurs outrages, ô Éternel, tu connais les complots qu’ils forgent contre moi ») ; appel à la réhabilitation, voire à la vengeance (Jérémie 18 verset 23 : « Mais toi, ô Éternel, tu connais bien leurs plans pour me faire mourir. Ne pardonne pas leur forfait ! N’efface pas leur faute ! Qu’ils soient terrassés devant toi ! Au temps où ta colère éclate, agis contre eux ! »). La particularité du complot biblique réside de nouveau dans la phase « post-complotiste » : le complot anti-divin semble lui-même orchestré par Dieu dans le but de transformer le mal en bien ou d’aboutir à une révélation.
Tout aussi abondants, les récits néotestamentaires de concertations clandestines piégeuses sont souvent assimilables à des complots politico-religieux anti-christiques, comme le prouve l’exemple emblématique de la péricope de Judas. Au sein des récits de complots issus du Nouveau Testament, le sujet le plus brûlant est incontestablement celui qui entoure la mort du Christ et ses responsables à travers le personnage du célèbre traître. Il faut d’abord se souvenir que dès sa naissance, Jésus est l’objet d’un complot politique. Hérode feint de vouloir adorer ce nouveau roi tout en complotant secrètement dans la perspective de le tuer. Ensuite, tout au long de son ministère, les autorités religieuses conspirent contre Jésus pour le faire mourir. Finalement, c’est en conséquence d’un complot entre les Pharisiens et Judas que Jésus est livré et condamné à la peine de mort. Dans la lignée, pour ainsi dire, des conspirateurs précédents, Judas Iscariote, disciple de Jésus et trésorier des Douze apôtres, qui gère l’argent du groupe et participe à la diffusion de la bonne parole, livre Jésus aux Sanhédrins pour trente deniers, en le désignant par un baiser.
Notons que dans sa première apparition néotestamentaire, Judas est présenté comme l’un des Douze sans que l’on sache quoi que ce soit de son passé pré-apostolique. Maryse Condé en fait pour sa part le compagnon préféré de Pascal/Jésus, augmentant sa fourberie par sa proximité avec celui qu’il livrera12 ; sans rien dévoiler de lui, si ce n’est son statut de délégué syndical dans une caféière, elle accentue la prémisse de la complicité pour mieux tisser la trame du complot. Dans la Bible, la nature vicieuse de Judas n’en est pas moins révélée par Jean qui rappelle qu’il dérobait l’argent de la bourse tout en s’indignant de la générosité de Marie versant un parfum onéreux sur les pieds du Christ13. Plus généralement, les évangiles le taxent de fourbe14. Mais Judas parle peu, à un tel point qu’Alain Rabatel le qualifie de « délocuté ».
En comparaison, Maryse Condé place Pascal/Jésus au centre d’un processus interactionnel autrement marqué. Elle fait advenir la rébellion de Jésus en confiant au personnage de Pascal un rôle singulier de semeur de troubles, auquel s’associe Judas Éluthère : leur pacte consiste notamment à proposer à des employés « des cours pendant lesquels il [Pascal/Jésus] tenterait de résoudre les points qui [leur] semblaient inacceptables15 ». Aussi louable qu’il puisse paraître, ce projet ne s’articule pas moins aux manipulations d’un être sans vergogne qui mèneront à la mort de Pascal. Alors que les évangiles narrent les remords suicidaires du traître, le roman de Maryse Condé se clôt sur son ascension sociale fulgurante. Qu’on l’interprète comme un pied de nez aux évangiles ou comme une modernisation du personnage de Judas (ce qui n’est du reste pas contradictoire), sa fin diégétique souligne ironiquement l’immoralité du consumérisme et l’hypocrisie du monde contemporain : la lecture par Judas d’un panégyrique de Pascal lors de ses obsèques fait figure de baiser post-mortem.
De fait, la scène du « baiser de Judas » est bien un moment clé du récit complotiste, dans la Bible comme chez Maryse Condé. À l’instar d’autres fictions, L’Évangile du nouveau monde fait de ce baiser une marque d’attirance, voire d’amour (« Pourquoi l’aimait-il tant ? […] Pascal se demandait s’il ne s’agissait pas là d’une passion homosexuelle16. ») Pour d’autres, le baiser de Judas doit plus généralement être perçu comme « le symbole de la substitution du geste au langage, à la parole, au logos17 ». De son côté, Pierre-Emmanuel Dauzat insiste sur le caractère « multiple et polyvalent » d’un « signe de complicité18 » qui renvoie autant à la pérennité de l’amour qui lie les deux protagonistes qu’à la communauté de deux calvaires (la crucifixion pour l’un, la pendaison pour l’autre). Ces relectures s’associent toutes à des « mythamorphoses », pour ainsi dire, soit des relations successives du complot contre Jésus qui conservent les arcanes du mythe biblique tout en les interprétant et les métamorphosant. À cet égard, la méta-narration contemporaine que constitue L’Évangile du nouveau monde procède à une démystification assez évidente du motif biblique.
L’Évangile du nouveau monde ou l’extension humaniste du domaine du mythe
Participant de leur irrévérence, les reconfigurations condéennes du motif du complot de Judas possèdent une portée sociopolitique, voire socio-anthropologique, que le roman affiche plus ou moins explicitement. Sous une apparente simplification du complot originel, Maryse Condé procède à une dilution et une dilation du mythe afin d’en humaniser les protagonistes. Ce faisant, elle élude la logique sacrificielle et avec elle la bipolarité de systèmes religieux fondés sur une distinction entre pur et impur pour inscrire le motif complotiste dont elle se ressaisit dans un récit à la fois hybride, ouvert et ancré dans notre époque.
Notons d’abord que comme dans la Bible, le messie conçu par Maryse Condé, avant de devenir la cible des manigances de Judas, possède toutes les qualités requises pour sauver le monde. Métis, né dans une île imaginaire des Antilles, il semble en outre conjuguer toutes les couleurs et toutes les origines. Adopté par « un couple peu banal19 » (« en descendant d’Africain qu’il était lui, et elle, la chair blanche et rose car elle faisait partie d’une population originaire d’un îlot pierreux qui clamait qu’elle venait des Vikings20 »), Pascal a pour vraie mère une femme convertie à l’islam et pour père biologique un gourou régnant sur un ashram brésilien. Enfant trouvé dans une cabane entre les sabots d’un âne le jour de Pâques, le personnage possède a priori le bagage nécessaire pour écrire « l’évangile du nouveau monde ». Il n’est toutefois pas si évident de s’improviser prophète : Pascal en a moyennement envie et n’est pas convaincu de sa destinée divine. L’Évangile du nouveau monde tourne ainsi en dérision la « mythocratie21 », la puissance émancipatrice du mythe qu’il n’est pas toujours aisé de comprendre ni de savoir utiliser. Pascal demeure néanmoins l’incarnation de Dieu pour son père biologique, Corazon – le cœur immuable, immanent – et pour son oncle, Espiritu – le Saint-Esprit qui s’évanouit au moment où Pascal s’apprête à rencontrer son Père. La Sainte Trinité est ainsi reconstituée, humanisée tout en conservant une part de mystère et de mysticisme.
Comme dans les évangiles synoptiques et le corpus johannique, le Judas de Maryse Condé est l’ami préféré de l’Élu, recruté pour aider à diffuser la bonne parole. Or, la relation entre les deux hommes se noue après la fondation par Pascal d’une association plus humaniste qu’apostolique, dénommée Le Gai Savoir « en hommage à Nietzsche » et « dont la fonction principale consist[e] à étudier les grands textes révolutionnaires ou religieux en provenance de toutes les civilisations [nous soulignons]22 ». Pascal recrute à cette fin douze membres dont un certain Judas Éluthère, chef du personnel du Bon Kaffé, établissement florissant – car exploitant en raison d’un propriétaire sans scrupules, de la main-d’œuvre à bas coût – de l’île caribéenne imaginaire où s’ancre le récit. Condé associe ainsi dans un même personnage la figure historique du chef révolutionnaire Judas Éleuthère, dit aussi Judas le Galiléen (instigateur d’une révolte contre les Romains en Galilée), et le traître du Christ dans la tradition chrétienne, Judas Iscariote. Possédant le caractère rebelle associé au premier, le personnage de Condé explique avec cynisme qu’il doit son prénom à la déception de sa mère, trahie par un mari volage au moment de sa naissance. Marqué du sceau de la fourberie dès sa venue au monde, il parviendra à charmer Pascal de « sa jolie voix de fausset23 » tout en confortant son image de factieux, capable de soutenir les deux clans qui s’affrontent autour du projet de son maître.
De même, le complot qui se fomente progressivement contre Pascal s’articule à des considérations fort séculaires. Les miracles qu’il accomplit laissent dubitatifs (pour cause : il sauve Lazare mais laisse mourir sa mère), à un tel point que « Judas Éluthère dut casser la figure à une demi-douzaine d’individus24 » dont il réprouve l’attitude, avant de devenir le protecteur de Pascal et son compagnon de beuverie25. Pour ce qui concerne l’attente par le lecteur de la réitération des épisodes de l’hypotexte biblique, le roman exerce ensuite un effet pour le moins décevant : si Pascal organise un dernier repas dans un petit restaurant, Au Mont Ventoux, avant son départ pour Asuncion, aucune mention n’est faite de sa prescience quant à la trahison de Judas26. À l’intervention d’Espiritu, que l’on pourrait interpréter comme un avertissement du danger qui menace, Pascal oppose de manière significative un déni fort terrestre :
« Est-ce que vous ne voyez pas cette ombre épaisse ? L’ombre qui vous entoure et pèse sur vous ? – Quelle ombre ? », interrogea Pascal avec agacement27.
Enfin, signe peut-être le plus évident de l’ouverture du récit complotiste auquel procède Condé, Pascal accepte un débat avec la future victime de l’attentat mortel programmé par Judas : Norbert Pacheco, le propriétaire sans scrupules du Bon Kaffé, dont Pascal sera accusé d’avoir provoqué la mort. Une ellipse narrative exploite alors les non-dits : le lecteur retrouve Pascal en prison alors que Judas Éluthère « f[a]it partie de la nouvelle direction28 du Bon Kaffé. Lampiste éclairé par la retransmission télévisée des obsèques de Norbert Pacheco, le prophète frustré subit alors la première étape de la Passion sans qu’aucune résurrection ne se profile vraiment à l’horizon.
Au-delà de la critique des trahisons et tartufferies minant la vie politique et économique caribéenne (entre autres), on peut envisager l’humanisation et l’ouverture du motif biblique à l’aune des observations de Luc Boltanski quant à la dimension symbolique des récits complotistes contemporains :
[La] figure du complot […] focalise des soupçons qui concernent l’exercice du pouvoir. […] Ainsi s’échafaudent des ontologies politiques qui tablent sur une réalité distribuée. À une réalité de surface, apparente mais sans doute illusoire, bien qu’elle ait un statut officiel, s’oppose une réalité profonde, cachée, menaçante, officieuse, mais bien plus réelle29.
De fait « [l]es aventures du conflit entre ces deux réalités30 » tissent la trame de L’Évangile du nouveau monde qui n’a de cesse de s’attarder sur l’antinomie entre la réalité apparente des faits et une réalité opaque, dissimulée par la puissance étatique. La réécriture de Maryse Condé s’accorde ainsi à une perception souvent associée à l’idée de complot, à laquelle elle adapte la cautèle de Judas en la démultipliant.
Parodies plurielles du complot anti-christique : une émancipation romanesque à portée éthique
L’herméneutique du récit biblique originel fait émerger des zones d’ombre quant au rôle joué par Judas dans la mort de Jésus. Sans conduire à la réhabilitation du traître, elles rappellent qu’il faut s’appuyer sur l’imagerie duelle des victimes trahies et exécutées, mais aussi « des figures de gloire et de triomphe31 ». Mutatis mutandis, les parodies qui innervent L’Évangile du nouveau monde invitent à envisager à nouveaux frais les enjeux du complot de Judas. À ce titre, la parodie revêt chez Condé les acceptions évoquées par Gérard Genette qui l’associe au sens propre, à « l’imitation burlesque d’une œuvre sérieuse » mais aussi, au sens figuré, à une « contrefaçon grotesque ». Comme le suggère encore Genette, l’étymologie du terme (parôdein) évoque un contre-chant qui raille l’original32 de sorte qu’il en est venu peu à peu à « évoquer spontanément […], le pastiche satirique, et donc à faire double emploi avec charge et caricature33 ». C’est dans cette perspective que Maryse Condé, loin de se restreindre à une réécriture impie de la Bible, recourt à l’intertextualité en nous invitant à une lecture dialogique du motif complotiste.
Celle-ci est encouragée de la manière sans doute la plus évidente par une structure et un imaginaire baroques qui permettent de démultiplier les complots au sein de la diégèse : l’île imaginaire de Caracalla (nouvelle Utopia) devient le théâtre d’un complot fomenté contre un responsable culturel, démis de ses fonctions et emprisonné pour prise illégale d’intérêts sans qu’aucun procès n’ait lieu ; l’éviction d’un professeur précède une vague d’arrestations à laquelle Pascal échappe pour gagner la localité d’Harmonie avant de rejoindre son île où a été créée une nouvelle Arche d’alliance. L’épisode cumule les allusions vétérotestamentaires, du Déluge au Veau d’or, avant que la trahison principale ne soit révélée et que la fin du roman prenne ainsi les allures d’un conte qui finit mal :
Judas Éluthère était devenu un despote que ni grève ni manifestation ne parvenaient à ébranler. Comme il était proche du ministre de l’Intérieur, il commandait aux policiers et aux gendarmes […]. Pascal déclara que tout cela était à prévoir. N’avait-il pas essayé de les avertir de ce qu’il redoutait34 ?
Pascal, à travers les cours de philosophie politique qu’il délivrait aux ouvriers à l’instigation de Judas même, avait de fait tenté de les mettre en garde contre la fourberie des puissants. En l’occurrence, la laïcisation du mythe originel correspond à une nouvelle parabole en écho aux prédications christiques.
Par ailleurs, le récit confine parfois à un commentaire à charge des figures de l’hypotexte biblique. À ce titre, la rencontre finale entre Judas et Pascal, au cours de laquelle « Pascal se demand[e] si Judas ne s’était pas rapproché de lui pour mieux le surveiller et détruire les projets qu’il caressait35 » souligne la volte-face idéologique de Judas et son absence de morale par des termes de plus en plus péjoratifs, sans pour autant décider Pascal à rompre totalement avec son ancien disciple. Dans une certaine mesure, on pourrait y lire une dénonciation de l’aveuglement de la figure messianique qui traverse le roman. Le questionnement de Pascal peut également être interprété comme un rappel biblique de la nécessité de la fourberie de Judas pour faire advenir le destin de Pascal/Jésus – même si la lecture évangélique de Condé substitue à la parousie une vision humaniste de l’être humain conduit par l’amour et non l’envie.
Il reste une autre figure du passé à laquelle le roman fait allusion de manière aussi parodique qu’engagée. Pascal connaît en effet un désenchantement proche de celui décrit par Blaise Pascal dans ses Pensées, qui se traduit par un dégoût du monde et un sentiment général d’abandon. Dans une certaine mesure, le « Deus absconditus » de Blaise Pascal trouverait à ce titre un équivalent dans les apparitions sporadiques d’Espiritu. La pensée sapientielle du protagoniste de Condé rejoint en outre celle du philosophe poète qui se déploie dans le Mémorial, transfigurant alors Blaise Pascal en témoin de l’Absolu : dans l’ordre de l’amour, l’être humain est élevé par l’humilité et la charité. Là se trouve aussi une correspondance avec le dénouement du roman de Condé, où l’absence de Dieu laisse finalement la place au feu de sa présence sensible au cœur. Associée au triomphe de Judas, la mort apocalyptique de Pascal suite au crash de l’avion le ramenant sur son île originelle paraît certes d’abord faire pièce à la parabole évangélique. Mais l’épilogue semble au contraire l’exhausser en mettant en scène « Monsieur et Madame Gribaldi » (la référence au révolutionnaire italien est à peine voilée par la voyelle manquante), un couple de métis cultivateurs de « roses Tété Négresse » adoptant un fils, « Alfa », qu’ils éduquent selon des préceptes de tolérance. En écho à ce nouveau commencement, les dernières lignes du roman suggèrent une éthique fondée sur l’agapè :
C’est grâce à cet amour qui fait battre [le] cœur, que l’individu peut supporter souffrances, désillusions, avanies de toutes sortes, que seul cet amour-là peut transfigurer le monde et le rendre harmonieux36.
Les luttes personnelles de l’auteure contre le racisme, contre les compromissions et pour la tolérance semblent en somme fusionner avec la réponse fabuleuse que la fin de son roman apporte au récit complotiste qu’elle a auparavant travaillé en tout sens.
L’Évangile du nouveau monde s’apparente donc à une fable dystopique, un vrai faux conte biblique qui met en scène des événements politiques et économiques contemporains à partir de la péricope du complot de Judas. En « mythamorphosant » le récit biblique de Judas, elle n’en offre pas moins un panorama assez complet des constituants du complot en jeu, qu’il s’agisse de sa genèse, des motivations troubles de son instigateur, de l’hypocrisie de celui-ci ou encore de son geste accusatoire. En l’occurrence, le contraste entre les figures romanesques de Pascal et de Judas permet d’éclairer une quadruple opposition – collectivité/individu, alliance/rupture, duplicité/transparence, normalité/singularité – à laquelle l’épilogue oppose à son tour, du moins en surface, un hymne à l’amour universel.
Plus profondément, le roman témoigne d’un renouvellement des représentations du complot que l’on peut associer à la métaphore végétale du rhizome – qui, à l’instar des multiples relectures qui ponctuent L’Évangile du nouveau monde – prolifère horizontalement, le plus souvent de manière souterraine, et est dépourvu de centre ou, ce qui revient au même, en a plusieurs. Le complot s’y articule sans conteste à un imaginaire du devenir, ou du réseau, d’une multiplicité rebelle à la centralisation et à la hiérarchisation. Pour paraphraser Edmond Cros, les éléments relatifs au récit complotiste originel ont, en somme, vocation à « entrer dans de nouvelles dispositions que ne cesse de convoquer le flux ininterrompu de l’Histoire » dans la mesure où « l’imaginaire social est ainsi fait […] qu’il lui faut, sur le mode du non conscient, se fixer sur des repères pris dans le passé pour parler de ce à quoi la collectivité est confrontée37 ».