Dans le paysage (para)littéraire contemporain, la série romanesque Harry Potter créée par J. K. Rowling et publiée entre 1997 et 20071 occupe une place singulière, de par son succès planétaire (qui en fait, encore aujourd’hui semble-t-il, l’une des œuvres de fiction les plus lues au monde) et, aussi, de par les innombrables œuvres de « fanfictions » (les « Potterfictions ») dont elle est à l’origine. Cet ensemble de romans a su éveiller, ou transmettre, un désir, un « enthousiasme2 » chez ses jeunes (ou moins jeunes) lecteurs, désir non seulement d’immersion dans son univers, mais aussi de création : les « fans » souhaitent parfois pasticher, prolonger, détourner des éléments de la saga. Indépendamment de ses qualités littéraires discutables, que nous laisserons entre parenthèses, l’œuvre de J. K. Rowling a indéniablement rencontré un imaginaire social, et contribué à générer une dynamique non seulement de consommation, mais aussi de création secondaire.
Nous allons d’abord envisager les différentes manifestations du complot dans l’œuvre de Rowling, en différenciant plusieurs lectures possibles ; puis nous insisterons sur la dimension « mythique » de l’itinéraire du héros, en cohérence avec certains éléments d’ordre initiatique3. Enfin, nous proposerons une interprétation orientée par la psychanalyse des sujets adolescents et de certaines personnalités dites narcissiques. Rowling va en effet au cœur de l’ambivalence de ce type de profils psychiques fréquents dans la clinique contemporaine4. Harry est déchiré intérieurement par des pulsions contradictoires, des identités opposées ; il fait corps avec le chef de la conspiration, Lord Voldemort, dont il porte en lui la trace. Mais il mène, au fil de la saga, un long et douloureux travail sur soi, pour s’arracher à cette part maudite de lui-même – la fascination de la toute-puissance – et évoluer vers un renoncement. Le roman sert alors de support pour celles et ceux qui peuvent s’y reconnaître, à la manière d’un récit fondateur lors d’un rite de passage – ceci cependant dans le cadre de nos sociétés (occidentales) hypermodernes où l’on constate une désaffection des rites initiatiques traditionnels5. Rowling inscrit ainsi ses romans dans le « malaise dans la culture » actuel6, en le rattachant à un portrait psychique des adolescents contemporains, et permet à ses innombrables lecteurs de réaliser un apprentissage de soi, à la fois par l’identification au héros, et par les liens avec les autres fans.
Une saga informée par un imaginaire protéiforme du complot
On omet souvent de signaler que la série romanesque créée par Rowling constitue une œuvre « complotiste », d’abord dans la mesure où elle est pleine de complots fictifs. Les conspirations sont partout dans Harry Potter : d’emblée, le monde de la magie décrit dans les romans est infiltré par les menées occultes de Voldemort et de ses partisans, qui cherchent à hâter son retour. Dès le début, Harry, à son arrivée à Poudlard, est confronté à l’hostilité d’un groupe d’élèves et d’un professeur (Rogue, qui se révèlera plus tard un personnage central). Par la suite, il apprend qu’il s’agit bien d’une conspiration, ourdie par les élèves de Serpentard et les « Mangemort », à l’instigation de Tom Jedusor-Voldemort, qui le vise personnellement. Harry est déjà une victime, puisqu’il a échappé par miracle, encore bébé, à une tentative d’assassinat où ses deux parents ont perdu la vie en s’interposant pour le protéger. De plus, c’est par la trahison d’un ami de la famille que ce meurtre a été rendu possible. Le « retour » de Voldemort au tome 4 (il retrouve forme humaine) prélude à un tournant autoritaire à Poudlard, où une bureaucratie obtuse prend le pouvoir, écarte Dumbledore (le protecteur de Harry) et pratique la surveillance étroite et même la torture. Advient alors le règne des fake news, des dénonciations calomnieuses, de la justice expéditive, sur le modèle des régimes collaborationnistes. Les romans mêlent ainsi une dimension fantastique du complot occulte (les Mangemort et Voldemort) et, dans le tome 5, une version plus « politique », plus réaliste de la conspiration (le ministère de la Magie). Finalement, les secrets sont progressivement révélés, selon le déroulement somme toute assez classique d’une histoire pour adolescents.
Par ailleurs, Harry lui-même, ainsi que ses amis, font bel et bien partie d’une organisation secrète (l’Ordre du Phénix) depuis laquelle ils s’efforcent de lutter en sous-main contre les forces du mal en transgressant les lois. En fomentant, en l’occurrence, un contre-complot, Harry ne réalise-t-il pas alors dans une certaine mesure ce qu’il est censé combattre ? On sait la réversibilité possible des accusations de complot, que différents acteurs du jeu politique, dans le monde réel, ne manquent pas, hélas, de se renvoyer en miroir7. On est toujours le comploteur de quelqu’un… Et, sans aller jusqu’à généraliser les accusations de complot tous azimuts (au risque d’une dilution de ce concept), rien n’interdit de s’interroger sur la part d’impensé qui demeure chez certains « antisystèmes » organisés eux-mêmes sur le mode d’une certaine clandestinité – à l’instar d’Harry Potter.
Si l’on prend en compte une autre perspective, les représentations du complot dans la saga peuvent être envisagées différemment. Rappelons que le monde ordinaire, celui des « Moldus », où vit Harry avant de partir pour Hogwarts/Poudlard, est lui-même peuplé de sorciers, sympathiques ou dangereux, qui s’efforcent de rester incognito, et doublé d’un « arrière-monde » magique que les humains ignorent, doté de son organisation propre, et même d’un ministère. Le roman étant écrit du point de vue de Harry, on est tenté de le lire selon sa propre vision du complot, celui des « Mangemort » liés à Voldemort ; toutefois, les allers-retours sont fréquents, dans les premiers tomes, entre monde ordinaire et monde des sorciers, ce qui permet de déplacer la focale. Force est de constater que, du point de vue des « Moldus », et notamment de l’oncle et la tante de Harry, qui l’ont hébergé depuis la mort de ses parents, tout porte à croire que ce sont Harry et ses amis sorciers qui semblent se concerter secrètement pour leur rendre la vie impossible, notamment en utilisant contre eux des « sortilèges », ou ce qui se présente comme tel.
En outre, le point de vue, présenté comme unilatéralement sympathique, de Harry pourrait n’être lui-même qu’une vision déformée : et si Harry n’était en fin de compte que la dupe et le porte-voix d’un discours fallacieux, voire de croyances irrationnelles – ce qui reviendrait à en faire un « complotiste » puisque le complot auquel il croit serait dans ce cas imaginaire ? Certes l’œuvre appartient, dit-on, au genre de la fantasy, qui suppose une « suspension de l’incrédulité » et une certaine immersion dans l’univers imaginaire ; pourtant, le lecteur n’est pas d’emblée plongé dans cet univers qui, au départ (et au début de chaque tome, excepté le dernier) fait irruption au sein du monde « réel », sans abolir celui-ci (à la différence de l’univers d’un Tolkien par exemple), et en maintenant la dualité entre les deux. On pourrait même aller plus loin : aux yeux du psychanalyste, le portrait psychique, pour ne pas dire clinique, de Harry, ferait pencher vers un diagnostic inquiétant : le jeune garçon, orphelin qui se juge malmené, sujet à des accès dépressifs, ne serait-il pas victime d’hallucinations, voire de paranoïa8 ?
Un mythe de (et pour) l’adolescence fascinée par les conspirations
En mettant en scène ce théâtre du secret, et son double fond, Rowling s’inscrit dans un genre, celui de la fantasy ; mais par-delà les conventions de genre, elle questionne des représentations sociales vives à notre époque. À la différence des innombrables récits de fiction centrés de manière plus ou moins métaphorique sur des complots9, l’originalité de Harry Potter consisterait à proposer un grand « mythe » (ou quasi-mythe10) populaire fondé sur le cheminement intérieur de l’adolescent, dans une initiation tortueuse. Le personnage de Harry pourrait être, selon notre hypothèse, une incarnation de l’adolescent du début du xxie siècle, marqué par des sociabilités fondées sur un intérêt pour l’imaginaire du complot. Il ne s’agit pas ici de restreindre la fascination pour les complots à la seule adolescence : on sait que toutes les classes d’âge (et les catégories sociales, d’ailleurs11) sont touchées. Et on ne saurait non plus voir dans l’œuvre de Rowling une analyse explicite de ce phénomène : si c’est un roman à thèse12, ce n’est certainement pas de ce côté-là qu’il faut la chercher. Reste que le dispositif narratif, et surtout le personnage si riche de Harry, permet de mettre en scène la quête initiatique de ce dernier, jalonnée de rites de passage, et la façon dont elle s’inscrit dans un lien social. Est-ce un hasard si tant de jeunes lecteurs s’y sont reconnus ? Sans être totalement originale, la création de Rowling insiste beaucoup sur l’idée d’apprentissage (comme dans le Bildungsroman, mais au sein d’une littérature pour la jeunesse) et, en même temps, sur celle de la conspiration13.
Rowling retrouve, de façon sans doute pas totalement consciente, des chemins déjà largement empruntés par des œuvres marquantes de la fantasy, à commencer par celles de J. R. R. Tolkien (auquel elle se réfère assez peu dans ses interviews, alors que la parenté saute aux yeux de tout lecteur). L’atmosphère sombre et paranoïaque est d’ailleurs proche de celle du Seigneur des Anneaux, qui est également une forme de roman d’apprentissage dans un univers imaginaire (mais sans le contrepoint avec le monde ordinaire). Rowling se réfère plutôt, explicitement, à C. S. Lewis14, à des contes (les Contes de Canterbury15), à des mythes anglo-saxons, voire à des textes bibliques16.
La dimension mythique est à ce titre très présente dans la série romanesque, pour autant que l’on puisse parler de mythes au xxie siècle. Notre hypothèse est en tout cas que la fiction retrouve ici une certaine résonance mythique dans un contexte culturel qui n’est en rien comparable à celui des sociétés traditionnelles17. Les mythes sont certes « contrariés », parce que le rationalisme innerve tellement les schémas de pensée occidentaux qu’il interdit, semble-t-il, une adhésion naïve aux représentations qui leur sont liées. Toutefois, il faut bien remarquer que le « désenchantement du monde », selon la formule bien connue de Max Weber18, est aujourd’hui loin d’être total, et que l’hégémonie du discours techno-scientifique, s’il rend probablement plus difficile d’entrer de plain-pied dans les croyances, alimente aussi indirectement, par réaction, notre besoin de mythes et de rites. Pour les adolescents, il est devenu délicat de trouver socialement les repères symboliques collectifs, autrefois nommés « rites de passage ». Ils se trouvent donc réduits à se « bricoler » des fragments de mythes, et aussi de rituels en lien avec ces derniers, les aidant à baliser leur construction de soi19. C’est le rôle que peuvent jouer, d’une part, les complots imaginaires vus comme un terrain de jeu (hélas parfois pris bien trop au sérieux) pour tester des modes alternatifs de socialisation antisystème, sous la forme d’une contre-culture20 ; et, d’autre part, ces « grands récits » rescapés du scepticisme général que sont les fictions grand public, dans lesquelles les adolescents puisent des images identificatoires et des schémas initiatiques.
Un complot fictif dont le héros est le centre
Harry Potter se situe précisément au carrefour de ces deux dynamiques : à la fois de l’imaginaire du complot, ici exploité sur un mode d’autant plus ouvertement fictionnel qu’il confine au merveilleux, ou à la fantasy ; et de la veine mythologique, mettant le héros aux prises avec les forces du mal, voire avec le passage par la mort pour aboutir à une renaissance. Les deux lignes s’articulent particulièrement bien, puisque le dévoilement progressif du complot (les lecteurs découvrent le secret du destin de Harry en même temps que le protagoniste) va de pair avec un motif narratif courant dans les mythes, celui du sacrifice. Rappelons que la prophétie qui touche Harry, contrairement à celle d’Œdipe, ne concerne pas la sexualité mais bel et bien la pulsion de mort : Harry doit mourir pour que le responsable du complot principal, Voldemort, soit anéanti – puisqu’une partie de l’âme de Voldemort se trouve en quelque sorte incrustée, encryptée, dans Harry lui-même21. Le complot rassemble donc non seulement les Mangemort et autres forces du mal, mais aussi le principal allié et protecteur de Harry, Dumbledore lui-même, seul à connaître ce destin, et qui a planifié ce sacrifice. En ce sens, le mythe ici nous ramène plus du côté d’Abraham et d’Isaac, si ce n’est de la Passion du Christ, que d’Œdipe. Tout finira bien… au prix d’une guerre meurtrière où presque tous les amis du héros trouvent la mort, et où Harry lui-même ne survivra qu’après s’être courageusement rendu, victime innocente et consentante, à son propre sacrifice, heureusement déjoué par un bénéfique sortilège maternel, et après avoir « fait le mort », protégé par une autre mère (celle de Malefoy)22. C’est bien d’une renaissance, symbolique, qu’il s’agit, sous l’égide de l’amour maternel. Le complot alors se dissipe.
Comprenons que le complot n’est pas ici un dispositif extérieur au héros, mais que celui-ci en fait partie, puisqu’il porte un fragment de l’âme de son adversaire – ce qui le rend ambivalent, au point que le Choixpeau magique (objet doué d’une sorte de prescience des grandes dynamiques inconscientes, qui affecte les élèves de Poudlard à un groupe particulier dans l’école) hésite, au sujet d’Harry, entre Gryffondor et Serpentard, soit entre Bien et Mal23. Harry comprend la langue des serpents, il communique en pensée avec Voldemort, voire l’hallucine régulièrement. Harry est victime mais aussi complice, à son insu. Ce dispositif narratif d’implication du héros, qui est presque un lieu commun dans le genre policier ou le thriller, acquiert ici une véritable dimension initiatique, dans le contexte du récit d’apprentissage et de la découverte de soi : implicitement, l’enjeu est bien, pour cet adolescent qu’est Harry, de découvrir la complexité, sinon la contradiction, de ses tendances pulsionnelles inconscientes.
Or, si l’on relie cette dimension du roman à des représentations sociales qui excèdent le domaine de la fiction, n’est-ce pas aussi ce qui anime secrètement les dénonciateurs de conspirations (fictives) ? Là aussi, l’ambivalence est de mise, comme en témoignent entre autres les cas de « complotistes » célèbres ayant « retourné leur veste » (tel Thierry Meyssan, notamment, passé du Renouveau charismatique au militantisme gay puis au soutien des mollahs, et de la gauche à l’extrême droite) pour se retrouver parfois, finalement, du côté de ceux-là même dont ils prétendaient dénoncer les menées occultes. Combien, parmi les jeunes fascinés par les complots, ne rêvent que de rejoindre les rangs de ces « maîtres du monde » dont ils disent connaître tous les secrets24 ? La fascination pour le pouvoir, qu’il faut sans doute interpréter plutôt ici comme s’adressant à l’inconscient, ne s’accompagne pas toujours de cohérence intellectuelle, et les trajectoires psychiques semblent en l’occurrence plutôt gouvernées par l’irrationnel que par la logique25.
Économie narcissique et imaginaire du complot
Les résonances narcissiques sont omniprésentes chez Harry Potter. Le jeune homme, qui a onze ans dans le premier tome (les sept tomes correspondant exactement au cursus des études secondaires), est marqué, dans sa chair, par une cicatrice qui manifeste corporellement sa profonde faille intérieure. Élevé par une famille qui le maltraite et le méprise (c’est du moins sa version à lui), il se dit fils d’un couple d’illustres sorciers. Ce « roman familial » (on pourrait du moins le lire ainsi26) pourrait être interprété, selon une grille de lecture que l’on doit à Marthe Robert27, comme la rêverie d’un enfant dont le rapport à la réalité demeure fragile, typique de l’« enfant trouvé ». Mais le roman familial est surtout un roman narcissique. Certes Harry hallucine, dans le « miroir du Riséd » (« désir », inversé), le couple parental, qui le protège et lui permet de retrouver un peu de confiance en soi (c’est le sortilège du Patronus, qui fait appel aux souvenirs les plus chers)28. Mais il ne se vit pas en relation différenciée avec chacun de ses parents, dans un triangle œdipien permettant de se construire en s’opposant. Il reste l’enfant merveilleux, qui n’a pas su grandir ni trouver sa véritable identité. Fantôme parmi les fantômes, il vit entouré de souvenirs, assiégé par des angoisses majeures (les Détraqueurs, qui rappellent les « Nazgûl » de Tolkien), confronté à des adversaires terrifiants. Harry a bien sûr des amis, et se cherche différents pères de substitution (Hagrid, Dumbledore, Sirius, Lupin…), mais il est en proie à un mal-être qui le conduit à découvrir la part de perversité dont il est porteur (le « Horcruxe » de Voldemort). Sa rencontre, dans le tome 2, avec le souvenir de Tom Jedusor (le futur Voldemort), adolescent lui aussi en souffrance, orphelin et rejeté, ressemble à une identification en miroir. Les deux garçons ont en commun une recherche éperdue de leurs origines, un fantasme de toute-puissance ; et leur gémellité éclatera lors de la bataille finale, réplique de la « scène primitive » du meurtre originaire des parents de Harry, où les deux sortilèges s’inverseront, et où Voldemort deviendra la victime. Le complot nodal de la saga s’organise autour de cette identité gémellaire des deux personnages, qui l’un comme l’autre n’en finissent pas avec leur passé, ni avec leur quête de reconnaissance, forcément glorieuse – ni avec leur fascination pour la mort. Le roman narcissique prend alors la forme d’un roman de la conspiration.
Contrairement à d’autres mythes, la thématique de l’amour joue un rôle tout à fait secondaire dans Harry Potter – si l’on excepte un attachement viscéral à la famille, vue comme un cocon protecteur… mais fantasmé. L’intrigue amoureuse est quasiment absente, ou présente en filigrane sur un mode mineur (l’attirance de Harry pour Ginny). Harry n’est pas prêt à entrer dans la sexualité ; il lui faut, au préalable, résoudre ce qui l’occupe, à savoir ses failles identitaires profondes. En ce sens, le mythe antique qui se rapprocherait le plus du récit de Rowling serait le mythe de Persée : avant d’être en mesure de délivrer et d’épouser Andromède, le héros doit d’abord se confronter à ses propres ténèbres intérieures, sous les espèces du regard pétrifiant du monstre (Méduse), qu’il s’agit de capter dans un miroir pour ne pas rester paralysé par l’angoisse.
On pourrait percevoir un lien implicite entre l’imaginaire du complot et cette économie narcissique : ce qui préoccupe les adolescents fascinés par les complots fictifs semble parfois constituer l’image déformée de leurs peurs les plus secrètes, dans une sorte de sado-masochisme primaire. Reptiliens (lézards extraterrestres), Illuminati (dominateurs pervers qui organisent les guerres et les aliénations les plus cruelles), pédophiles satanistes, etc. : toutes ces figures récurrentes dans les fantasmes conspirationnistes récents oscillent généralement entre horreur et grotesque, de façon parfois indiscernable. L’amour, quel qu’il soit, tient ici bien peu de place. La fascination pour la violence extrême, les formes les plus invraisemblables (mais qui, hélas, trouvent parfois à se réaliser) de cruauté sadique, semblent avoir supplanté la question de l’Éros. La recherche de l’identité semble intriquée avec le schème de la conspiration, et les désirs meurtriers riment avec une monstruosité secrète, sans doute parce qu’elle vient de l’intérieur. Le secret porte donc d’abord sur soi.
Un rite de passage pour des sociétés du malaise
Qu’est-ce que cette cruauté intime nous dit de notre société contemporaine, hypermoderne29, cette « société du malaise30 » marquée par une crise des idéaux, et, si l’on en croit les psychanalystes, par une prépondérance des personnalités narcissiques, ces « borderline » ou « états-limites » qui semblent obsédés par une quête effrénée de soi, et pour qui l’Éros passe au second plan ? Si nous sommes autant attirés par les complots fictifs, à la scène comme à la ville, n’est-ce pas parce que nous n’en avons pas fini, nous non plus, avec notre propre construction identitaire ? En ce sens, les récits complotistes dans leur ensemble viseraient moins une interprétation (géo)politique du monde qu’ils ne s’efforceraient de répondre au besoin de rites de passage31. Or l’œuvre de Rowling finit par jouer concrètement ce rôle dans la mesure où la fréquentation de la saga, devenue un rituel d’entrée dans la lecture, contribue à réaliser l’initiation dont elle fait le récit au niveau de la diégèse. Mise en abyme, sans aucun doute, des tourments intérieurs de l’auteure, sur lesquels celle-ci s’est largement confiée32, la saga renvoie aussi au public le miroir déformant de ses fragilités, dans une fiction ancrée dans la psychologie des profondeurs, et précisément dans cette zone trouble que l’on appelle « l’archaïque33 ». Le miracle étant que l’œuvre agit ici non seulement comme un miroir (ce qui pourrait s’avérer stérilisant et pétrifiant, comme le regard de la Gorgone), mais comme un dispositif culturel en acte, une sorte de récit fondateur – un peu, mutatis mutandis, comme les mythes d’autrefois qui permettaient aux impétrants d’entrer dans le groupe.
La comparaison avec l’anthropologie est précieuse : si l’on envisage souvent les effets interactifs, participatifs ou coopératifs des cultures fan34, et bien entendu les dimensions communautaires de celles-ci (c’est l’un des enjeux des cultural studies), il est plutôt rare de se référer aux sociétés traditionnelles et même à la notion de « mythe » à propos des fictions populaires35. Or le détour par les sociétés traditionnelles permet de mieux comprendre le rôle des mythes, à savoir fournir non pas un divertissement ou une simple croyance, mais des cadres symboliques collectifs aux individus (dont on sait qu’ils ont aujourd’hui des marges d’autonomie évidemment beaucoup plus grandes que chez les peuplades africaines ou amérindiennes traditionnelles). À cet égard, on sait que dans la plupart des rites de passage, le sujet de l’énoncé (le personnage du mythe) coïncide avec le sujet de l’énonciation (le public qui participe au rituel initiatique) : je vis ce que j’entends/lis/raconte36. L’expérience narrative est vécue à la première personne, dans un lien direct avec le récit, selon lequel les médiations sont en quelque sorte abolies, ou traversées par la dynamique identificatoire qui vient percuter les conventions de la fiction : le poétique rejoint le social. Ce que nous nommerions, dans le contexte littéraire, pacte fictionnel (reposant sur une « suspension de l’incrédulité ») est transgressé, sur un mode qui rappelle dans une certaine mesure celui de la métalepse37.
Or cette dynamique est, selon nous, caractéristique des récits complotistes, qu’ils soient fictionnels ou pseudo-factuels. Certes, la métalepse au sens strict suppose un pacte fictionnel, et donc une fiction reconnue comme telle. Dans ce cas, il faut une claire conscience des rôles de chacun (auteur, narrateur, lecteur, sujet de l’énoncé et de l’énonciation) et du mode discursif dont il s’agit. Or c’est précisément la confusion de ces différentes instances, et l’ambiguïté du statut du récit, qui est à l’œuvre dans les régimes discursifs qui nous occupent. L’identification transgressive du lecteur au narrateur, l’indiscernabilité de l’énoncé et de l’énonciation sont précisément ce que réalise aussi la narration conspirationniste, lorsqu’elle entremêle, à l’insu de son créateur ou à dessein, des motifs imaginaires avec des éléments sociopolitiques empruntés au monde réel38. Là où les partisans de QAnon se laissent griser, parfois jusqu’à la violence, par le vertige d’un récit profondément invraisemblable, et se délectent, sur un mode délétère, des résonances fictives d’un réel devenu hostile, Rowling organise, sur un mode créatif, des « métalepses » fécondes qui autorisent des millions de lecteurs à y arrimer leur propre quête identitaire.
Les jeunes publics face aux représentations du complot : un entremêlement du fictionnel et du pseudo-factuel
La frontière est parfois mince entre délire de fans et délires conspirationnistes : le succès du Da Vinci Code de Dan Brown39 en est une illustration éclatante. Les innombrables lectures au premier degré de ce roman – qui entretient, à l’instar de nombreux récits fictionnels, l’ambiguïté quant à sa propre factualité – montrent bien qu’au niveau de la réception, la porosité peut être grande entre fiction centrée sur un complot et suspicion de (vrai) complot. Certes, à ce jour, on a peu entendu d’histoires de Pottermania ayant mal tourné, et il est peu plausible que quiconque prenne au sérieux l’univers magique de Poudlard.
Pourtant tout est possible. Si l’heureuse fortune de la saga semble (effet du marketing ?) plutôt avoir produit un enthousiasme communicatif, cela n’a pas empêché l’auteure d’être rattrapée par les polémiques, sur un registre d’abord extérieur à l’œuvre elle-même : ses prises de position sur les identités transgenres ont fini par écorner considérablement son image40, menaçant le chiffre des ventes. Plus directement lié à la question des représentations du complot, l’aspect des Gobelins dans les films (pourtant anciens) de la franchise Harry Potter a ensuite été jugé trop proche de certaines caricatures antisémites de l’entre-deux-guerres41 ; de là à taxer l’auteure des romans (qui a apporté sa caution aux adaptations cinématographiques) d’antisémitisme, il n’y avait qu’un pas42. Surprenant ? N’oublions pas qu’Umberto Eco lui-même, militant du mouvement « Gauche pour Israël » a pu être soupçonné d’antisémitisme, parce qu’il mettait en scène des personnages antisémites dans Le Cimetière de Prague43. Concernant Rowling, la lecture du texte se trouve donc, in fine, surdéterminée par des polémiques totalement extrinsèques (il n’y a pas de personnages transgenres dans la saga) qui rejaillissent sur la réception des romans.
Ce qui semble en jeu, au-delà de telles polémiques, c’est le statut de la fiction et du récit imaginaire au sein des processus anthropologiques contemporains de construction identitaire. La fiction, à travers les mythes et les récits traditionnels, a toujours été au cœur des rituels de passage vers l’âge adulte ; aujourd’hui, ce sont des récits populaires, validés par leur succès médiatique mondial, qui sont amenés à jouer, pour les jeunes publics, ce rôle de structuration de soi. Mais ils jouent ce rôle en concurrence avec d’autres récits, qui ne se présentent pas comme fictions : les narrations complotistes pseudo-factuelles. Or l’intrication entre les deux cadres pragmatiques – celui d’œuvres comme Harry Potter, et celui de « théories du complot » qui se voudraient « sérieuses » – est bien plus importante qu’on ne le reconnaît habituellement. Les motifs, les ressorts narratifs, les procédés rhétoriques ainsi que la porosité entre énonciation et énoncé, sont étonnamment proches44.
Ce qui rapproche les fantasmes conspirationnistes et les fictions littéraires centrées sur des complots, c’est surtout l’usage qui en est fait par des adolescents encore « sur le seuil », entre rêves de l’enfance et réalité du monde adulte. Dans les deux cas, le rêve et la réalité s’interpénètrent, selon une alchimie subtile qui permet à la fois de préserver l’enchantement, celui de la toute-puissance infantile et du principe de plaisir, et, en même temps, de tenter des incursions, sur un mode protégé, dans l’univers sérieux du réel. On a un pied dans le fantasme, l’autre dans le monde des adultes, et tout discours est marqué par sa valeur de « jeu » (au sens où le jeu est un apprivoisement du réel, une médiation entre monde interne et monde externe45). Sans doute les médias privilégiés aussi bien par les fans de fictions que par les « complotistes » – à savoir les réseaux sociaux, par essence virtuels – contribuent-ils à maintenir cette ambiguïté entre rêve et réalité, dans une sorte de lieu alternatif suspendu, où l’impossible devient possible.
Avec Harry Potter, le complot au sens strict reste en tout cas cantonné au cadre de la fiction : à l’évidence, il ne sort pas du roman pour contaminer des discours complotistes pseudo-factuels qui mettraient en scène les mêmes personnages. C’est peut-être ce qui fait sa force, et son pouvoir instituant pour tant de jeunes lecteurs. La puissance identificatoire du personnage d’Harry réside en ce qu’il représente, en lui-même, une incarnation des tourments et des tensions internes de tout adolescent, qu’il soit ou non en proie aux tentations du conspirationnisme. C’est en cela, nous semble-t-il, que la saga de Rowling peut être in fine envisagée comme un mythe complotiste adolescent. Loin des élucubrations des « apprentis sorciers » de la complosphère, elle contribue à réenchanter le monde sur un tout autre mode, sans en gommer les aspérités et les cruautés, mais en invitant les lecteurs à entreprendre une traversée des catastrophes. Comme dans les mythes antiques, mais dans un contexte culturel et psychique très différent, la toute-puissance, ou l’absence de toute limite dans laquelle nombre d’« antisystèmes » se complaisent, sont dévoilées comme leurre. Harry Potter, comme d’autres œuvres emblématiques de la « pop culture46, s’adresse à des sujets sur le seuil entre dedans et dehors, enfance et âge adulte, en précarité relationnelle et subjective, dans une « société du malaise47 » où la crainte de l’effondrement48 est plus que jamais à l’ordre du jour.