Le titre de l’ouvrage pourrait prêter à confusion tant la copule « et » (anthropologie et littérature) marque aussi bien la conjonction que l’opposition, la proximité et la mise à distance. Certains se demanderont s’il s’agit de prudence méthodologique ou d’un obstacle épistémologique. De fait il s’agit moins d’un ouvrage dogmatique qu’une suite d’essais ou plutôt d’articles qui ont déjà fait l’objet de publications entre 1979 et 2016 et qui sont rassemblés ici sous forme de « fantaisie » (au sens musical du mot) par Jean Jamin, ethnologue et anthropologue, directeur d’études à l’EHESS, ayant fondé avec Michel Leiris la revue Gradhiva et dirigé la revue L’Homme. L’intérêt de Jean Jamin pour la littérature est fort ancien et ce précoce lecteur de Faulkner avait édité un ouvrage intitulé Faulkner. Le nom, le sol et le sang (Paris, CNRS Éditions, 2011, 223 p.) dans lequel il examine les romans de l’auteur du point de vue de l’ethnologue. Il y notait que « l’œuvre de Faulkner est authentiquement anthropologique » (p. 90) parce qu’elle met en scène les rapports entre les gens suivant des schémas prédéterminés par la race, les liens familiaux et ses mythes, et par le langage. La fiction permet d’exacerber les contradictions d’un monde en déshérence et d’interroger la construction sociale de l’identité et de l’altérité. Certes les points de vue ne sont pas identiques, comme le remarquait Françoise Zonabend écrivant que « le romancier est libre de varier à l’infini les traits sociaux qu’il décrit, de simplifier ou de forcer, comme il l’entend, les affects du groupe qu’il met en récit. L’ethnologue, lui, se doit de tenir compte de toutes les données qu’il recueille directement ou indirectement » (Mœurs normandes. Ethnologie du roman de Raoul Gain, « À chacun sa volupté », Paris, Christian Bourgois, 2003, p. 236).
Les proximités et les différences entre l’anthropologie et la littérature et l’intérêt d’un enrichissement mutuel des disciplines par des regards croisés ont fait l’objet de nombreuses réflexions et études depuis fort longtemps (de Montaigne à Rousseau). Suivant François Laplantine écrivant que « La spécificité de l’anthropologie n’est liée ni à la nature des sociétés étudiées (sociétés traditionnelles que l’on pourrait opposer aux sociétés “modernes”) ni à des “objets” particuliers (la religion, l’économie, la politique la ville…) ni aux théories utilisées (marxisme, structuralisme, fonctionnalisme, interactionnisme…) mais à un projet : l’étude de l’homme tout entier, c’est-à-dire dans toutes les sociétés, sous toutes les latitudes, dans tous ses états et à toutes les époques1 », on pourrait dire que l’on rejoint le projet de certains romanciers. Nous-même avions dirigé un numéro spécial de Poétiques comparatistes2 consacré à ce même thème dans lequel regards d’anthropologues et regards de littéraires étaient confrontés. L’anthropologie trouve en effet dans les textes littéraires de multiples éclairages quant aux conceptions de l’homme et de ses comportements. Selon Alain Viala, l’anthropologie culturelle « consiste à chercher ce que les œuvres font surgir comme interrogations sur l’homme et sur les modes d’expression où il manifeste ce qu’il ne peut manifester dans des discours scientifiques ou juridiques, et comment les modes de représentations (par la fiction, par l’image poétique) peuvent contribuer à orienter les autres formes de discours3 ». Aussi l’anthropologue peut envisager le littéraire comme une des composantes de l’anthropologie culturelle. Cette dernière s’est ouverte à des questions qui concernent également la littérature (bien que sous un autre angle) comme le rêve, le rire, la rencontre de l’autre, l’hospitalité, etc.
Le littéraire de son côté peut considérer certains textes anthropologiques comme faisant partie de la littérature. Un certain nombre de récits de voyage en particulier a pu favoriser les voisinages et les croisements entre littérature et anthropologie et tout particulièrement depuis le seizième siècle avec les voyageurs aux Amériques comme en Chine. Les relations de voyage ont eu une importance capitale quant à la découverte de la relativité des cultures, des modes de penser et de vivre de l’autre. Ceci n’évite sans doute aucunement la projection de soi et la perception de l’Autre est la plupart du temps plus révélatrice de soi-même que de l’étranger. Edward Saïd4 a montré (de manière sans doute insuffisamment nuancée, mais avec un radicalisme nécessaire à l’époque) la violence symbolique exercée par les voyageurs dans la construction de l’Autre. Ce serait cependant oublier que les relations de voyage construisent d’abord un espace de rencontre dans lequel se construit une interaction entre le voyageur et l’indigène, chacun essayant de comprendre l’autre avec ses propres outils, ce qui implique à la fois une méconnaissance, mais également une ouverture.
Claude Reichler, dans un article important, a analysé à partir d’un exemple concret, la relation de Jean de Brébeuf de 1636 de son séjour chez les Hurons, cette problématique d’une anthropologie des « zones de contact », la rencontre des cultures étant conçue comme « un mouvement complexe d’interpénétrations et d’échanges qui varie selon les contextes, les protagonistes et les moments historiques5 ». Les autobiographies de terrain, à commencer par Tristes Tropiques, puis les ouvrages de la collection « Terre humaine » sont de bons exemples de ces croisements entre littérature et anthropologie, sans parler du fait que le discours anthropologique a pu, dans sa construction même, être envisagé comme un texte de littérature, un genre narratif, voire de fiction. Au point que certains anthropologues américains ont pu emprunter aux études littéraires ou linguistiques des instruments appropriés pour analyser ce problème et certains sont même allés jusqu’à considérer l’anthropologie comme n’étant qu’un texte, comme n’étant que texte.
Si l’anthropologie est d’abord une observation, un regard, c’est aussi un faire voir, une traduction, une transformation du regard en langage. Cette organisation d’un savoir en texte pose le problème de la construction du savoir anthropologique à partir de son écriture. « La tâche que je m’efforce d’accomplir consiste, par le seul pouvoir des mots écrits, à vous faire entendre, à vous faire sentir, et avant tout à vous faire voir. Cela et rien d’autre, mais c’est immense » écrivait Joseph Conrad, dans Le Nègre du « Narcisse ». On comprend que François Laplantine puisse parler de l’ethnographie comme d’une écriture de la différence et d’une écriture différée. « Ce travail de textualisation, et cela aussi bien dans le cas de l’ethnologue que du romancier, ne se réalise pratiquement jamais “sur place” et encore moins en “direct” […]. Flaubert, pour décrire Carthage, doit revenir en Normandie et Malinowski, des îles Trobriand, en Angleterre6 ». Il y a des rapprochements singuliers et complexes entre le texte ethnographique et le discours romanesque7. L’intérêt du roman pour l’écriture du détail rejoint la démarche de l’anthropologue « qui observe patiemment et minutieusement un objet, un rite, une cérémonie (la fabrication d’un arc iroquois, la préparation du couscous en Petite Kabylie, la célébration du carnaval d’Olinda, la réalisation d’un show à Broadway)8 ». À l’observation succède la mise en discours que Jean-Michel Adam a particulièrement étudié dans ses ouvrages. Réfléchissant sur les relations entre description et narration, il écrit :
Le récit a toujours besoin de s’appuyer sur une description minimale du monde dans lequel se déroule l’intrigue relatée ; le conte merveilleux, par exemple, est un des genres du récit les plus économiquement descriptifs, à l’extrême de l’art romanesque de Balzac ou de Zola. Dans la narration anthropologique, c’est exactement l’inverse qui se produit : la description n’étant plus au service du récit, c’est ce dernier qui sert la finalité descriptive. […] L’équivalent littéraire le plus proche de ce type de pratique est celui de la littérature didactique d’un Jules Verne. L’auteur de Vingt mille lieues sous les mers ou du Tour du monde en 80 jours, en inventant des fictions destinées, avant tout, à fournir un cadre au déploiement descriptif de fiches sur les espèces marines, tel ou tel pays, ses coutumes, ses institutions, etc., trouvait, par là même, le moyen de contourner l’obstacle de l’illisibilité des fiches descriptives et autres explications didactiques9.
Il est patent que les descriptions balzaciennes ou celles du Nouveau Roman ne sont pas très éloignées de certaines démarches anthropologiques. F. Laplantine remarque à juste titre que la littérature contemporaine en outre (on pense au roman d’Umberto Eco La misteriosa fiamma delle regina Loana (2004) ou aux écrits d’un W. G. Seebald comme Schwindel Gefühle, Die Ausgewanderten, Die Ringe des Saturn) intègre de plus en plus des matériaux comme des cartes, des plans, des dessins, des photographies, non plus à titre d’illustration, mais à titre de texte documentaire inhérent au propos de l’auteur. Aussi peut-il observer que « le principe d’étanchéité n’arrive plus véritablement aujourd’hui à contenir l’instabilité des genres, et même si l’on doit admettre qu’il existe des murs, ce sont des murs mitoyens10 ». Les rapports entre Malinowski et Joseph Conrad, entre l’école de Chicago et Dos Passos, entre Lévi-Strauss et Jean-Jacques Rousseau sont bien connus.
Mais l’anthropologue a depuis longtemps pris conscience que l’observation n’est ni neutre, ni objective et que la subjectivité de l’observateur doit être prise en compte en intégrant celui-ci dans le champ même de l’observation. Le roman du XXe siècle, au terme d’une tradition, a mis lui aussi l’accent sur le rôle du point de vue et de la subjectivité du narrateur. Le célèbre ouvrage de l’anthropologue Oscar Lewis, Les Enfants de Sanchez (1959) multiplie de manière intéressante et originale les points de vue.
Les problèmes rencontrés sont parfois fort semblables à ceux des romanciers, au point que certains anthropologues insistent sur l’aspect fictionnel de leur discours11. Marcel Mauss déjà pouvait écrire : « La sociologie et l’ethnologie descriptive exigent qu’on soit à la fois chartiste, historien, statisticien… et aussi romancier capable d’évoquer la vie d’une société tout entière12 » et Clifford Geertz, s’il parle de « description dense » parle également de « imaginative construction13 ». Certains se demandent non sans angoisse si le discours anthropologique ne produirait pas seulement des fictions, dépendantes d’un style d’écriture ainsi qu’en littérature, à l’opposé des “ vraies ” sciences qui, elles, s’occuperaient de réalités14. Pourtant beaucoup reconnaissent à juste titre la valeur heuristique de la fiction, sa valeur démonstrative dans la production des connaissances15. Les Argonautes du Pacifique occidental de Malinowski, mais aussi Dieu d’eau de Marcel Griaule, ou les célèbres « Notes sur le combat de coqs balinais » de Clifford Geertz tout comme les Immémoriaux de Victor Segalen ou les Tristes Tropiques de Lévi-Strauss peuvent être pris comme exemple, à des titres divers, d’anthropologie fictionnalisée.
Comme Daniel Fabvre, Jean Jamin se demande ce que l’anthropologie peut retirer des œuvres de fiction romanesque où l’on peut à la suite de Lévi-Strauss reconnaître « les ressorts intimes et sensibles » du fonctionnement d’une société, des matrices d’idées (suivant Merleau-Ponty). Si la littérature n’est ni un jouet ni une démonstration scientifique, elle est un moyen de créer des visions fortes et violentes de la vie humaine » (Virginia Woolf). Reprenant les mots de Musil, Jean Jamin voit chez les écrivains des expérimentateurs de sensibilité et de pensée, récusant chez eux tout projet référentiel, puisque « dans la fiction, tout doit être fictif » (Julien Gracq). Pour preuve il cite le comté de Yoknapatawpha dont Faulkner est « l’unique possesseur et propriétaire ». S’il récuse l’idée que les œuvres de fiction seraient des études de sciences sociales, ou même des doublures ou des métaphores, sa théorie de la feintise repousse un quelconque reflet d’un inconscient social à l’œuvre, même s’il est forcé de reconnaître que le roman ne peut être isolé de son contexte socioculturel de production. Cette question de la place de la fiction dans la construction du lien social et l’organisation de la pensée symbolique est posée dans l’introduction et les chapitres de l’ouvrage y répondent plus ou moins précisément. Mais, bien que nourrie de Jérôme Bruner ou de Jean-Marie Schaeffer, la réflexion sur le fonctionnement de la fiction et du réel aurait été plus féconde si l’auteur avait pu prendre connaissance de l’ouvrage en ce domaine capital de Françoise Lavocat Fait et Fiction. Pour une frontière paru au Seuil en 2016. Nous lui accordons cependant bien volontiers que c’est parce qu’il est sans lame et sans manche, que le couteau est couteau.
Nourri de nombreuses lectures où l’on trouve des points de repères aussi variés que Hamlet, Bartleby, Les Immémoriaux de Segalen (L’exote et le poète), Tandis que j’agonise, Citizen Kane, Billy Bud, mais aussi Schwob, Stevenson sont l’objet d’analyses subtiles, comme celle du meurtre de Woyzeck ou du chant d’Ophélie (Le chant, le conte, le cri). À partir de la variation des régimes de fictionnalité suivant les époques, Jean Jamin évoque ces lieux fictifs qui s’ancrent dans le réel, tels les pèlerinages à la grotte de Monte-Cristo ou la mode des maisons d’écrivains. Mais la référence fondamentale reste celle de Michel Leiris dont Jean Jamin fut à la fois disciple, collègue, ami, exécuteur testamentaire et continuateur. Ainsi en vient-il par exemple à opposer la manière de considérer l’opéra chez Leiris et Lévi-Strauss (Sous-entendu), à évoquer le Collège de Sociologie (Un sacré collège qui réunit Bataille, Caillois et Leiris) ou encore les métamorphoses de l’Afrique fantôme (Série noire).
Comment devient-on ethnographe ? Pourrait tout aussi bien être le titre de cet ouvrage foisonnant offrant une suite de variations subjectives d’un éminent chercheur hanté par la littérature.