L’originalité de cette étude est d’insister sur l’aspect pragmatique de la conversation sociale dans les salons français en en montrant l’aspect socialement productif et ne se limitant pas à la vision anthropologique pessimiste des moralistes fondée sur l’amour propre qui ramène tout aux mobiles individuels de l’homme de cour.
L’un des fils conducteurs de l’analyse est l’opposition de l’idéal et du réel, entre les théories idéalisant l’esprit de la conversation française et la réalité de celle-ci dans ses pratiques historiques (combien de conversations sont fustigées pour leur profond et désolant ennui – un thème récurrent). Il n’en reste pas moins que les définitions de la conversation sociale telle que Mlle de Scudéry l’a par exemple explicitée ont inscrit un dispositif qui a pu servir de modèle à toute l’Europe.
La tension entre idéalité et réalité dans les salons, la description de l’honnêteté comme idéal de convenance, et d’autres thèmes abordés n’ont certes rien de nouveau dans cette petite étude, car ce sont là des analyses maintes fois réitérées que l’auteur est loin de connaître toutes, comme en témoigne une bibliographie parfois un peu lacunaire. L’intérêt de cet ouvrage réside dans les microanalyses de textes exemplaires et dans la perspective historique, sensible aux changements culturels et sociaux, du siècle classique jusqu’à Proust. Dès le dix-huitième, les attitudes changent, plus éclairées d’une part et plus critiques et négatives d’autre part. Une attitude critique et négative de la culture salonnière se fait jour qui ne cesse de s’approfondir au siècle suivant et cela jusqu’à Proust qui offre une vision stéréoscopique des conversations qui met en question la culture salonnière.
La réflexion que fait naître une culture de la conversation est sans conteste l’air(e) de liberté que celle-ci institue. Depuis le Courtisan de Castiglione, premier grand modèle européen d’une conversation libre et réglée, nombreux sont ceux qui ont mis en avant l’espace de liberté et d’égalité instauré par cette sociabilité des échanges auquel Fumaroli a rendu justice dans un célèbre article publié dans les Lieux de mémoire de Pierre Nora. La Marianne de Marivaux qui découvre une telle pratique donne l’exemple de ce que la conversation peut avoir de « liant, d’obligeant et d’aimable » (La Vie de Marianne, Garnier-Flammarion, 1978, p. 205). Moment d’intégration sociale fort loin des préjugés faisant de la conversation un ensemble de frivolités et de politesses superficielles. On sait combien Rousseau montrera avec Saint-Preux les perversions de l’usage du monde. Le désert et le vide, le creux et l’artifice d’une sociabilité seront également décriés par un Chamfort, admirable observateur d’une société vaine, arbitraire et tyrannique. Stendhal soulignera par exemple la rupture apportée par la Révolution et l’ère napoléonienne, par laquelle la conversation a désormais perdu son esprit étincelant pour devenir sérieuse : « La légèreté française périt, le sérieux prit sa place, et tellement sa place, que les gens aimables d’un autre siècle font tache dans les salons de 1825 » (De la conversation, dans Racine et Shakespeare). Les conversations sont devenues « insipides ». La Restauration s’est efforcée de retrouver l’ancienne culture sociale de l’Ancien Régime sans y parvenir, ainsi qu’on peut le voir expliqué par Balzac dans Une conversation entre onze heures et minuit, qu’analyse l’auteure. Finalement la conversation se détache des habitudes anciennes pour devenir, à l’exemple de l’Échantillon de causerie française moins un échange dialogué qu’une suite de récits. Et avec Proust, la mondanité a achevé l’aliénation sociale, « nous ne sommes plus nous-mêmes » avec les causeries surannées et la frivolité stérile.
On aurait cependant aimé que l’idée de Lefebvre selon laquelle l’espace social est un produit social soit plus développée et intégrée à la réflexion sur l’évolution de cette culture conversationnelle, capitale dans les interactions de l’individu et de sa société.