Notre étude se penche sur la représentation des mémoires ou de la mémoire en particulier – des victimes, parfois autoproclamées – dans les œuvres de Lydie Salvayre. La Compagnie des spectres et Pas pleurer reviennent en effet sur des événements historiques notoires – l’Occupation sous Vichy, la révolution de l’été 1936 et la guerre civile espagnole. La résurgence de l’événement historique, qui questionne le passé à partir du présent, permet à l’auteure française d’explorer la mémoire des petites gens et des sans-voix, les oubliés de l’Histoire. Cette écriture, dont la sensibilité particulière traverse les deux œuvres, peut trouver son inspiration dans l’idéologie politique de la gauche, en vue de rétablir une forme d’égalité sociale. La mémoire des personnages enclenche une autre histoire possible qui retentit à côté de l’Histoire. Notre analyse s’inscrit dans la perspective de l’élaboration d’une approche sociopoétique dans le sillage du débat critique très dense autour des liens entre mémoire, histoire et récit1. Dès lors, l’écriture de la mémoire chez Lydie Salvayre peut-elle être envisagée selon une approche sociopoétique ? Ces deux romans sont-ils l’écho voire la représentation d’un cadre sociohistorique lié à la vie de l’auteure ? Peut-on lire dans ces œuvres l’engagement littéraire ou la posture politique de Lydie Salvayre ?
Mémoire(s) et interactions sociohistoriques
Dans La Compagnie des spectres et Pas pleurer, les images-souvenirs – de la mère de Louisiane (dans la première œuvre) et de la narratrice et sa mère (dans la seconde) – sont au premier plan ; la mémoire est donc représentative de la perception des histoires personnelles et familiales mais aussi de l’Histoire depuis le présent de la remémoration. De fait, le recours au passé apparaît comme une obsession car l’événement historique devient une hantise du présent ; les temporalités et les mémoires contradictoires redéfinissent les moments douloureux des années 1930 et 1940.
Lydie Salvayre, dans La Compagnie des spectres, met en scène trois personnages : la mère de la narratrice souffrant de troubles psychiques, la narratrice (une jeune fille de dix-huit ans) et un huissier (venu faire l’inventaire des biens après avoir constaté des impayés de loyer). Dans le récit, les voix narratives de la mère et de la fille s’adressant à l’homme de loi se superposent ; on peut, dès lors, distinguer plusieurs micro-récits enchâssés dans un récit-cadre qui donnent à l’histoire tout son sens au fur et à mesure que l’on progresse dans la lecture. L’écriture de Lydie Salvayre est saturée de dialogues, de répliques et de rebondissements dont l’intensité dévoile l’aspect théâtral de l’œuvre captivant l’attention du lecteur.
La révolution libertaire de l’été 1936, s’inscrivant dans la guerre civile d’Espagne (1936-1939) constitue le cadre narratif de référence de Pas pleurer. Ici, l’auteure, dont la présence est perceptible dans le roman à travers l’emploi de la première personne, assume pleinement l’histoire qu’elle raconte en étant la porte-parole de sa mère, Montse et de Georges Bernanos (Les Grands Cimetières sous la lune). Le projet d’écriture de cette œuvre s’enracine dans l’idée que les événements de la guerre civile d’Espagne restent encore méconnus du grand public. Ainsi, cette enquête mémorielle, mais aussi historique, se déploie par le biais des souvenirs de Montse – entre autres, l’été radieux de 1936 au cœur de la révolution libertaire constitue l’épine dorsale du récit. On peut donc percevoir ici une forme de « poétique […], qui prend en compte les représentations sociales comme éléments dynamiques de la création littéraire2 ». Partant, notre analyse cherche à faire ressortir la poétique souterraine qui régit « la manière dont les représentations et l’imaginaire social informent le texte dans son écriture même3 ». Notons, tout de même, que les deux œuvres que nous analysons s’inscrivent dans la mouvance d’« une histoire d’en bas » qui tire ses origines dans l’History from Below, une approche historiographique qui relate les événements historiques du point de vue des gens ordinaires autrement dit des témoins, parfois anonymes, dont la parole s’enracine dans les souvenirs des faits historiques vécus. L’aspect testimonial des œuvres de Lydie Salvayre est donc un élément majeur dans l’optique de notre démarche.
De fait, la transmission mémorielle, dans La Compagnie des spectres et dans Pas pleurer, s’opère à partir d’un élan presque obsessionnel du passé où l’urgence de raconter l’expérience d’une vie antérieure aux nouvelles générations est accrue. Dans le premier roman, la mère s’adresse à sa fille de dix-huit ans avec beaucoup de difficultés car cette dernière ne prête pas attention aux propos délirants de la vieille femme, comme le montre cette réplique de Louisiane : « c’est de la connerie, fis-je, dans le but de l’interrompre4 ». Agacée, la jeune fille n’écoute pas les histoires saugrenues de sa mère qui, d’après elle, semblent déconnectées de la réalité. Or, dans La Compagnie des spectres, la mère de Louisiane apparaît comme la voix du passé ; elle semble incarner le rôle de celle qui doit transmettre à sa fille une mémoire vivante. C’est dans cette perspective qu’elle lui confie ses intentions :
Je t’enseigne l’Histoire car bientôt je mourrai, les bouches des derniers survivants se rempliront de terre, et qui sera là pour te dire les paralipomènes du siècle qui s’achève ? Les paraquoi ? Toutes ces horreurs, ma chérie, qui crient de la terre jusqu’à nous5.
L’importance de revenir sur « l’Histoire » est clairement formulée dans les propos de cette mère qui veut léguer une mémoire vive à sa fille. Face à une mort prochaine, la mère de Louisiane opte pour la pérennité du passé dans la mémoire des vivants et partant de Louisiane, sa fille. L’expression « derniers survivants » est une allusion au massacre des Juifs qui se justifie par l’emploi du terme « paralipomènes » renvoyant à une partie de la Bible précédant et introduisant le livre des Rois afin d’éclairer le lecteur. De fait, Lydie Salvayre opte, ici, pour l’implicite, le sous-entendu dans son projet de transmission des facettes moins connues de l’événement historique de l’Occupation sous le régime de Vichy. Le mouvement qui s’opère du passé vers le présent (et l’inverse) est personnifié par « ces horreurs » qui « crient de la terre jusqu’à nous », autrement dit, le passé ne peut se taire ; il se régénère et s’immisce dans le présent. L’image des atrocités criantes réinvestit, selon l’extrait ci-dessus, le présent.
Venons-en à la présentation du deuxième roman de Lydie Salvayre. Dans Pas pleurer, l’auteure, narratrice homodiégétique, raconte elle-même la révolution libertaire de l’été 1936. C’est en échos aux souvenirs de sa mère ainsi qu’à la lecture des Grands cimetières sous la lune de Georges Bernanos que Lydie Salvayre écrit cette fiction historique qui, selon la narratrice, met en lumière un pan méconnu des événements de l’Histoire. La fille de Montse questionne ces événements avec le sentiment de dévoiler certains camouflages historiques. Elle s’explique à ce propos :
Mais j’ai le sentiment que l’heure est venue pour moi de tirer de l’ombre ces événements d’Espagne que j’avais relégués dans un coin de ma tête pour mieux me dérober sans doute aux questionnements qu’ils risquaient de lever. L’heure est venue pour moi de les regarder. Simplement de les regarder. Jamais depuis que j’écris je n’avais ressenti une telle intimation. Regarder cette parenthèse libertaire qui fut pour ma mère un pur enchantement, cette parenthèse libertaire qui n’eut je crois d’autres équivalents en Europe, et que je suis d’autant plus heureuse de réanimer qu’elle fut longtemps méconnue, plus que méconnue, occultée par les communistes espagnols6.
Ici, l’intention de l’auteure est clairement formulée : regarder les événements d’Espagne tels qu’ils ont réellement été vécus par des témoins (Montse et Bernanos). Ce regard profond établit un lien personnel entre celle qui écrit et les faits racontés. Ainsi, pour Salvayre, il s’agit de lutter contre la déformation de l’Histoire et l’oubli qui amenuisent la révolution libertaire de 1936 et la guerre civile. « Les communistes espagnols » sont clairement visés d’autant plus qu’ils n’ont jamais reconnu ladite révolution et son impact sociohistorique en Espagne. Si la présentation de ces œuvres était capitale, il convient maintenant d’analyser les interactions sociohistoriques qui se manifestent dans ces romans salvayriens.
Que ce soit dans La Compagnie des spectres – avec la plénitude mémorielle du régime de Vichy, dont les souvenirs traumatisants du frère assassiné saturent la mémoire obsessionnelle de Rose Mélie, la mère de la jeune narratrice – ou dans Pas pleurer – au cœur de la joyeuse remémoration de la révolution libertaire de 1936 – le rapport au passé semble submerger l’univers des deux récits. Les femmes d’un âge avancé ressassent les souvenirs d’un passé devenu le miroir à travers lequel elles perçoivent le présent sous le regard parfois inquisiteur de leurs filles.
En effet, dans La Compagnie des spectres, l’histoire oscille entre l’année de la mort du frère de la mère de Louise et les paroles saugrenues d’une femme embrigadée dans le passé. D’après les mots de la fille de Rose Mélie, sa mère effectue « d’incessantes navettes entre l’année 1943 et la nôtre7 ». Cette année correspond à celle où Jean, l’oncle de la narratrice, est décédé sous les coups des frères Jadre, membres d’une milice fasciste. Rose est donc constamment envahie par le souvenir obsessionnel du frère disparu. Mais il faut ajouter qu’au cours de cette année, plusieurs péripéties ont déclenché cette sombre atmosphère notamment les exactions de Pétain et la lettre ouverte des habitants de Venerque dans laquelle ils s’insurgent contre un régime méprisant et autoritaire. À ce sujet, Louisiane s’explique :
De nouveaux détails apparaissent à chacune des versions de cette année 43 si prodigues en désastres, tant et si bien que j’ai le sentiment que cette histoire où se mêlent inextricablement un frère mort, une lettre de délation et les méfaits d’un maréchal Putain n’est qu’un tissu de mensonges fondés sur quelques faits réels, une histoire qui n’existe pas, n’exista jamais, et à laquelle elle me somme de croire, une fable funèbre qu’elle parfait chaque jour, qu’elle embellit ou dramatise pour se faire valoir et donner à sa vie le sel, le sang, l’éclat qui lui manquaient8.
Pour la narratrice, sa mère se recroqueville dans le passé ; elle ne croît pas au propos de sa mère qu’elle accuse de mentir. L’omniprésence de l’année 1943 est indéniablement liée à l’imaginaire de Rose Mélie, plongée dans une spirale d’événements à partir desquels elle construit « une fable funèbre », expression d’un fantasme existentiel dû à un manque, selon Louisiane. De fait, l’obsession du passé de la mère s’oppose à l’indifférence de la fille exaspérée par l’univers parallèle du passé où vit sa génitrice. Ici, deux générations s’affrontent : d’une part, la génération de la mère – prompte à raconter, à dire le passé – et la génération de Louisiane – voulant tourner la page du passé, préoccupée par le présent. Car, comme le rappelle Guillaume Jehannin, « il se pourrait que les générations se distinguent par des intérêts contradictoires et des conditions de vie divergentes, entretenant une guerre éventuelle des âges9 ». La narratrice ne se reconnaît pas dans l’année 1943 qu’elle n’a pas vécue. Née en 1979, la jeune Louisiane ne se sent pas concernée par la mort de son oncle, qu’elle n’a pas non plus connu, si bien qu’elle minimise l’insistant récit de sa mère qu’elle traite de « folle par-dessus le marché10 ».
Par ailleurs, Pas pleurer apparaît comme un faisceau d’images et de souvenirs en provenance de plusieurs mémoires fragilisées par la guerre civile d’Espagne. En effet, dans Pas pleurer, trois voix – celles de Lydie Salvayre, de Montse et de Bernanos – évoquent les mémoires de la guerre civile espagnole et la hantise du passé. Ainsi, dans cette œuvre – remarquable tant par la dimension didactique du thème abordé que par la distinction littéraire du prix Goncourt 2014 – se trouve, d’une part, l’intention de l’auteure « de faire vivre et de détourner pour un temps du néant auquel il était promis11 » le souvenir de sa mère encore présent dans le sien par le lien d’un attachement filial. D’autre part, Salvayre considère que l’été 1936 n’a pas livré tous ses secrets ; selon l’écrivaine, l’historiographie aurait occulté certains aspects de ce passé symbolique et vital de la mémoire de Montse. En effet, le récit s’ancre profondément dans l’histoire familiale de la narratrice, une histoire imbriquée dans le passé de sa mère dont la langue témoigne d’un mélange culturel entre l’espagnol et le français : le fragnol.
Aussi, deux moments phares régulent la narration dans l’œuvre de Lydie Salvayre. Il convient en effet de distinguer le temps raconté – voire le moment de l’histoire c’est-à-dire l’été 1936 et les années qui vont suivre cet épisode marquant de la vie de Montse – et le moment de l’écriture de l’œuvre « le 08 février 201112 » que nous pouvons détecter à partir des indices temporels tels qu’« aujourd’hui », « ce soir » qui montrent bien qu’il s’agit d’une forme de remémoration où s’effectue le double mouvement du présent vers le passé et du passé vers le présent. Ici, l’obsession du passé est telle qu’elle mobilise l’attention de la narratrice qui plonge dans la mémoire vacillante de sa mère dont les souvenirs alternent entre la réalité et la fiction. Notons, tout de même, que les souvenirs de l’été 1936 captivent toute l’attention de Montse au détriment d’autres souvenirs qu’elle a oubliés. Comme nous l’avons déjà mentionné plus haut, l’été 1936 est un tournant majeur dans la trame narrative de Pas Pleurer si bien qu’on peut se demander pourquoi cet été est si particulier pour Montse dont la mémoire ne semble pas s’en départir. Deux hypothèses pourraient être avancées ; primo « de tous ces souvenirs, ma mère [Montse] aura donc conservé le plus beau, vif comme une blessure13 » qui a eu lieu au cours de cet été ; secundo, Montse a perdu une partie de sa mémoire car des images-souvenirs des années postérieures à 1936 ont été « effacées et à jamais muettes, pour des raisons que j’ai quelque mal à cerner, médicales peut-être, ou bien […] parce qu’elles n’ont compté pour rien14 ».
De même, l’obsession du passé qui envahit la mémoire de Montse peut se comprendre par la dimension particulière et spectaculaire des événements de l’été 1936. Enthousiaste et excitée par sa nouvelle expérience, Montse est transportée par une sorte d’euphorie qui marque à jamais l’instant qu’elle vit. En effet, Corinne Grenouillet explique l’été 1936 en ces termes :
Montse se trouve au cœur d’un événement inédit, où tout devient possible. Le nouveau, ce qui n’a jamais été ni pensé, ni imaginé par personne, fait irruption dans la vie collective… Les hôtels de luxe et les cafés sont collectivisés et transformés en cantine (Salvayre 2014, 91) ; Montse découvre éblouie (Salvayre 2014, 96), le luxe d’un appartement bourgeois ; elle voit des garçons brûler des billets de banque par poignée (Salvayre 2014,99)15.
Montse, au moment des faits, est marquée par le contraste entre la vie à la campagne et l’agitation qui règne dans la ville de Barcelone pendant la révolution. Ainsi, cet instant reste gravé dans sa mémoire alors qu’elle raconte à sa fille son passé. La mémoire du sujet est réceptive non seulement au caractère saugrenu de l’événement mais aussi à l’« irruption » des actions qui structurent cette révolution espagnole si bien que le temps n’altère pas le souvenir éblouissant de ce moment unique dont la douceur et la gaieté éveillent encore les sens de la vieille femme, témoin d’une histoire personnelle méconnue de l’Histoire.
En revenant dans Pas pleurer sur les souvenirs les plus vifs de sa mère, Lydie Salvayre braque les projecteurs sur un événement : la révolution libertaire de 1936 à Barcelone. Aussi questionne-t-elle, de manière sous-jacente, les mémoires collectives espagnole et française sur la nécessité de ne pas ignorer certains pans de l’histoire. En écrivant la mémoire de la révolution libertaire de 1936 de sa mère et l’obsession du passé qui en découle, la romancière conserve la mémoire ou les mémoires des vaincus, des anonymes du quotidien que l’Histoire, hâtée par l’exigence d’objectivité, n’évoque pas. Si l’écrivaine rappelle l’omniprésence mémorielle dans ses œuvres, il convient maintenant de se pencher sur le type de mémoire qui constitue l’épine dorsale de l’écriture de Salvayre.
Approche sociopoétique : résurgences mémorielles et représentations sociohistoriques
Il convient de préciser que le fait d’envisager la question de l’écriture d’une ou de plusieurs mémoire(s) des vaincus dépasse largement le contenu de l’œuvre. Cette question requiert un panorama plus vaste qui s’étend du cercle familial au cercle sociopolitique de Lydie Salvayre. En effet, la fille de Montse, née en France, est issue de la deuxième génération d’immigrés espagnols. En étant loin de l’Espagne, terre de ses parents et de ses grands-parents, nous formulons l’hypothèse que Salvayre aurait connu – depuis la France (pays d’accueil de ses parents) – une recrudescence d’images-souvenirs ayant bercé son enfance. Par conséquent, il est plausible que les enfants ressentent, consciemment ou inconsciemment, la nécessité de perpétuer voire de relayer la mémoire collective familiale.
En effet, le concept de « post-mémoire », élaboré par Marianne Hirsch16, envisage l’existence d’une « mémoire souterraine et énigmatique à la fois intime et collective qui caractérise la transmission d’un traumatisme historique à des générations qui ne l’ont pas vécu17 ». En ce sens, la post-mémoire établit un lien intergénérationnel d’autant plus que « les événements se sont produits dans le passé mais leurs effets se prolongent dans le présent18 ». Telle une arborescence, les descendants endossent la mémoire des ascendants. On peut donc penser à l’urgence d’un « devoir de mémoire » qui traverse l’histoire de Montse. Mais il s’avère que la pression mémorielle au sein de la famille est perçue comme quelque chose de pesant dans la vie des enfants qui subissent, au quotidien, le ressassement du passé par l’ancienne génération nostalgique d’une époque révolue qui structure encore les perceptions du présent. Dans une interview, Lydie Salvayre s’interroge en ces termes :
Mais que faire quand un parent vous accable [de l’histoire familiale] ? On se bouche les oreilles ? Il y a, avec des circonstances différentes, un peu de mon histoire. Pendant longtemps je n’ai rien voulu savoir des histoires dont on me rabâtait les oreilles, au point de développer ce que Freud appelait « une passion pour l’ignorance19 ».
L’histoire familiale n’a cessé de bercer l’enfance de l’écrivaine si bien que sa propre histoire est liée à celle de sa mère dont la mémoire se mêle à la sienne. L’expression « on me rabattait les oreilles » sous-entend une forme de lassitude faisant en sorte que la vague inébranlable du passé s’abatte sur la conscience d’une jeune fille partagée entre deux réalités (la sienne et celle de sa mère) constituées d’histoires pleines d’émotions.
En outre, la mémoire des vaincus c’est aussi l’épiphanie du souvenir où l’événement est davantage célébré au rythme d’un émerveillement qui transfigure le quotidien. D’ailleurs, Corine Grenouillet20 perçoit un rapprochement entre la révolution libertaire de 1936 et « l’événement monstre21 » dont parle Pierre Nora à propos de mai 1968 en France. En effet, la force de la parole créatrice qui tire du néant l’action, l’enthousiasme et l’euphorie du moment caractérisent ces événements dont le souvenir se perpétue dans la mémoire collective. Plus loin, dans son article, elle émet l’hypothèse – que nous partageons – selon laquelle les événements de mai 1968 auraient influencé Salvayre dans son approche littéraire de la révolution de Barcelone.
L’œuvre de Lydie Salvayre se distingue par un mélange d’intimité et d’histoire. Ce contraste artistique atteste l’idée majeure qui motive le projet d’écriture de Pas pleurer et est évoqué plus haut dans notre étude. En effet, le sentiment que tout n’avait pas été dit à propos de l’été 1936 à Barcelone nécessite de confronter les versions de l’histoire à celles du vécu personnel et de l’émotion vive où la subjectivité se mêle aux événements historiques. Ce faisant, que ce soit du point de vue des souvenirs de Montse ou des témoignages de Bernanos, la description de la réalité sociopolitique se heurte à la perception subjective des personnages. C’est aussi tout l’enjeu de la fiction littéraire où une histoire de l’humain se substitue à une histoire rigoureusement objective, tournée vers l’analyse des faits. De fait, alors que la ville de Barcelone subit des bombardements intempestifs, Montse se rappelle avoir vu des hommes brûler des billets de banque, « et personne n’a l’idée de les en empêcher, personne n’a l’idée de s’emparer de cette manne22 ». Cette scène révèle non seulement la détermination de la foule à vouloir changer la situation socio-économique de cette époque mais aussi un dévouement qui place l’intérêt collectif au-dessus des appétences individuelles. Ainsi, la narratrice s’interroge sur cet aspect de la guerre méconnu des livres d’histoire en écoutant sa mère d’un air enjoué :
J’écoute ma mère ce matin me raconter cet épisode que je n’avais lu dans aucun livre d’histoire et qui me semble incarner tout à coup l’un des emblèmes forts de cette période. J’écoute ma mère et je me demande une fois encore, car depuis qu’elle me raconte son été prodigieux c’est la même question qui revient, je me demande : Qu’est-il resté en elle de ce temps, aujourd’hui impensable, où des hommes brûlaient des liasses de billets pour dire leur dédain de l’argent et des démences qu’il engendre ? Juste des souvenirs ou davantage que cela23 ?
Lydie Salvayre voit dans ce souvenir un élément important pour comprendre la révolution libertaire de l’été 1936. Il faut en effet préciser que la guerre civile d’Espagne est aussi le fruit d’un affrontement idéologique. Si pour les socialistes il faut se défaire de certaines aliénations perçues comme désuètes afin de rechercher de nouveaux modèles politiques, les franquistes, quant à eux, s’accrochent à l’esprit d’un conservatisme légendaire qui place la famille, la patrie et la religion au centre de la société. Cela dit, le mépris des uns envers les autres au profit des catégorisations socio-économiques divise la société espagnole et entraîne la séparation des riches et des pauvres.
Engagement littéraire ou « pensée politique de gauche24 » ?
La question de l’engagement littéraire a été développée par Jean-Paul Sartre. En effet, selon ce dernier, l’écrivain engage la liberté du lecteur dans un pacte tacite car en lisant une œuvre le lecteur doit prendre position et s’engager. Ainsi, l’œuvre préconise une prise de responsabilité de la part du lecteur face à la réalité du monde qui s’offre à lui d’autant plus que « l’écrivain homme libre s’adressant à des hommes libres, n’a qu’un seul sujet : la liberté25 ». De fait, l’écrivain est confronté à la réalité politique de son temps à travers les thèmes qu’il développe dans ses œuvres. Il convient donc de s’interroger sur le rôle politique de l’écrivain.
Cette interrogation nécessite de définir, en amont, la fonction de la littérature dans la société. Pourquoi écrit-on ? Les liens entre littérature et politique sont anciens et se renouvellent au cours du temps. Ainsi, l’écart considérable entre la droite et la gauche se manifeste comme un principe de division du champ littéraire de l’entre-deux-guerres à la fin des années 197026. Or, les écrivains contemporains ne revendiquent pas clairement ou pas du tout une appartenance politique assumée. Dès lors, peut-on voir dans les œuvres de Salvayre le reflet d’une politique de gauche ? Sous quelles formes se manifeste l’engagement de l’écrivaine ?
Pas pleurer et La Compagnie des spectres naissent et s’enracinent dans une époque, un moment et un contexte sociopolitique donné. En ce sens, l’auteure interpelle des individus déterminés par des réalités sociales, historiques, géopolitiques et géographiques variées. L’œuvre n’est donc pas isolée ; elle prend tout son sens avec la collaboration du lecteur si bien que « chaque livre propose une libération concrète à partir d’une aliénation particulière27 ». Cette aliénation revêt plusieurs formes selon le projet d’écriture de chaque auteur. Partant, dans Pas pleurer, Salvayre ne regrette pas nécessairement les années nostalgiques d’une Espagne révolue ; elle célèbre, au contraire, la révolution libertaire de l’été 1936 comme un écho à la liberté. Elle endosse donc un rôle politique : confronter la mémoire de la révolution anarchique et de la guerre civile d’Espagne à la réalité sociopolitique actuelle.
Ainsi, l’écriture de Lydie Salvayre comporte des marques d’engagement de la romancière. L’hymne élogieux du moment libertaire dans Pas pleurer indique le positionnement politique de l’œuvre dans le champ littéraire français. En effet, comme nous l’avons déjà souligné dans notre étude, il est possible d’établir des rapprochements entre la révolution anarchique de Barcelone évoquée, par Salvayre, dans l’œuvre citée et les mouvements de contestation qui ont marqué la France pendant le mois de mai 1968. Par exemple, la libération de la parole individuelle est au centre des deux mouvements ; la dynamique de l’engagement se déploie aussi bien à travers les souvenirs que Montse raconte à sa fille (Pas pleurer) que dans les luttes et les prises de parole des manifestants pendant les mobilisations de mai 1968 en France.
De fait, l’atmosphère de liberté et d’affranchissement que Montse découvre en arrivant à Barcelone constitue un souvenir patent dans la mémoire de la vieille femme. L’émotion est vive et la conquête du pouvoir augure un sentiment de libération totale.
Pour conclure, l’écriture de la mémoire, chez Lydie Salvayre, s’opère par le biais d’un imaginaire sociohistorique régulant les représentations mémorielles à l’œuvre dans ses fictions historiques. Concrètement, les histoires personnelles de ses personnages ont permis de comprendre que le passé s’immisce de façon récurrente dans leur mémoire. Ainsi, dans La Compagnie des spectres et dans Pas pleurer, les voix narratives s’articulent autour de la mémoire des vaincus, c’est-à-dire des victimes d’un système politique dictatorial. De toute évidence, les souvenirs de la révolution libertaire de Barcelone, de la guerre civile d’Espagne (1936-1939) et de l’Occupation nazie de la France pendant la Seconde Guerre mondiale saturent ces romans contemporains où le présent questionne encore le passé.