Femmes ouvrières, la part sensible du travail : L’Excès-L’Usine de Leslie Kaplan et Daewoo de François Bon

Female workers, the sensitive part of labor: L’Excès-L’Usine by Leslie Kaplan and Daewoo by François Bon

DOI : 10.52497/sociopoetiques.2211

Résumés

Réduit pendant très longtemps à une simple puissance énergétique, à une machine à produire, le corps au travail retrouve sa dimension humaine et sensible dans la production littéraire qui a accompagné la crise économique des trois dernières décennies. À partir des années 1980, les représentations littéraires du corps sont en effet impactées par les mutations sociales et économiques et les dégâts physiques et psychiques qu’elles ont provoqués. Incorporées dans la chair et dans l’esprit, ces violences sociales font du corps des ouvriers et des ouvrières le principe même de leur identité et, de ce fait, le lieu d’interrogation de toute la société contemporaine.

For a long time reduced to a mere energy power, to a machine for production, the working body regains its human and sensitive dimension in the literary production that accompanied the economic crisis of the last three decades. Starting from the 1980s, literary representations of the body are indeed impacted by social and economic changes and the physical and psychological damage they have caused. Incorporated into the flesh and mind, these social violences make the bodies of workers the very principle of their identity and, therefore, the place of questioning for the entire contemporary society.

Index

Mots-clés

corps, sensible, travail, représentation sociale, identité

Keywords

body, sensitive, labor, social representation, identity

Plan

Texte

Introduction

À partir des années 1960, le corps devient un nouvel objet d’étude pour les sciences humaines et sociales notamment dans les travaux de Michel Foucault1 analysant le rapport du corps au pouvoir, de Pierre Bourdieu2 dans ses analyses de ce qu’il appelle l’hexis corporelle, c’est-à-dire l’intégration corporelle des contraintes sociales. Le corps est de nouveau un objet d’étude également dans les travaux de Jean Baudrillard portant sur la société de consommation et la place du corps dans une telle société : « Il s’est littéralement substitué à l’âme dans [sa nouvelle] fonction morale et idéologique3 », affirme le sociologue. Aussi au cours des années 1970 Serge Moscovici développe-t-il le concept de « représentations sociales » et montre leur importance dans l’étude de la construction de l’identité individuelle et collective. La réflexion de Moscovici est reprise par plusieurs chercheurs :

Pour Abric (1987), sur un plan très général, une représentation est perçue comme le résultat d’une activité mentale par laquelle l’individu constitue et reconstitue le réel et lui donne une signification. Denise Jodelet, quant à elle, définit la notion de représentation sociale de la manière suivante : « La représentation sociale est une forme de connaissance socialement élaborée et partagée, ayant une visée pratique et concourant à la construction d’une réalité commune à un ensemble social » (Jodelet, 1989, p. 53)4.

De ce fait, en tant que réalité physique, psychique et sociale porteuse de signification, le corps serait en effet une construction des représentations sociales élaborées et partagées par une communauté. La sociologie du travail, après avoir longtemps mis le corps au travail à distance5, prend conscience de cette dynamique sociale (des transformations et de renouvellement) qui caractérise les réalités sociales et au premier rang desquelles le corps du travailleur qui devient, à nouveau, un objet d’étude à part entière. À ce propos, Thierry Pillon remarque que se donner le corps comme objet d’étude « c’est s’intéresser à une dimension apparemment mineure du travail. Sa part sensible, celle des sensations, des perceptions, des émotions6. » Une dimension du travail que le sociologue a essayé de souligner en s’appuyant sur « des textes récents s’étalant sur tout le xxe siècle écrits par des ouvriers soit sous forme de journal soit sous forme de récits autobiographiques, plus rarement sous forme d’expériences romancées7 ».

C’est à ces « expériences romancées » du corps au travail que nous nous intéressons, non pas celles qui présentent l’image habituelle du corps comme « moteur humain8 », mais celles qui mobilisent un nouvel imaginaire d’un corps sensible s’opposant à la matérialité du travail et s’imposant comme objet d’affirmation de l’identité individuelle et collective du travailleur. L’Excès-L’Usine9 de Leslie Kaplan et Daewoo10 de François Bon présentent en effet le corps ouvrier comme expression de la souffrance et des aspirations des travailleurs et, par voie de conséquence, de la société contemporaine en général. C’est à travers le corps que les deux écrivains essaient de comprendre le monde et ses enjeux sociaux, économiques et politiques.

Ainsi, nous tenterons de voir comment les nouvelles représentations sociales du corps féminin au travail nourrissent ces textes, comment elles permettent de mieux comprendre l’incertitude des femmes ouvrières exposées à un réel très complexe qu’elles ne peuvent saisir, un réel où le travail est devenu atypique, l’espace disloqué et le temps fragmenté. Nous analyserons dans un premier temps la mise à l’épreuve du corps ouvrier ainsi que le langage qui essaie de le dire dans un contexte de violence sociale. Dans un second temps, nous verrons le processus de socialisation des femmes ouvrières au prisme de ce corps violenté et fragmenté, mais révélateur de significations, de pratiques, d’attitudes et de comportements sociaux.

Corps et violences sociales

Comment dire la violence ?

Leslie Kaplan et François Bon sont deux écrivains qui commencent là où les autres s’arrêtent : c’est-à-dire de la catastrophe, d’un vide qu’un drame social et économique laisse derrière lui. Et c’est le retour sur le lieu du drame vu comme une remontée aux origines du désastre, comme un naufrage dans le chaos qui, paradoxalement, annonce la naissance du texte.

Le roman de François Bon Daewoo naît d’un retour sur les lieux d’un événement douloureux à savoir la fermeture successive de trois usines Daewoo en Lorraine dans la vallée de la Fensch en 2002-2003 : l’usine de Villiers-La-Montagne qui fabriquait des micro-ondes et employait 229 femmes, celle de Mont-Saint-Martin près de Longwy qui fabriquait des tubes cathodiques pour les écrans de téléviseurs et qui employait 550 ouvriers et celle de Fameck dans les environs de la commune d’Uckange qui montait des téléviseurs et qui employait 260 ouvriers dont la majorité étaient des femmes.

À travers son roman, François Bon ambitionne de « Refuser. Faire face à l’effacement même » (D, p. 9), l’effacement de l’existence de ces centaines d’ouvrières et d’ouvriers par les licenciements violents et les délocalisations brutales. Le roman essaie de reconstituer une présence au monde ouvrier par le biais d’une forme hybride où s’intriquent écriture romanesque, séquences théâtrales et entretiens fictifs avec des personnages féminins représentatifs des femmes licenciées de la firme coréenne. Ce dispositif choral brise les silences et permet à la parole de l’autre de retentir faisant du roman un « gigantesque univers de langage11 ».

L’entretien portant sur l’incendie de l’usine Daewoo Mont-Saint-Martin12 est l’un de ces multiples espaces énonciatifs nourris de représentations sociales racontées et commentées par l’une des ouvrières. Dans cet entretien, l’ouvrière interviewée appréhende avec pertinence les séquelles physiques et psychiques après le double écroulement de son lieu de travail, d’abord par la fermeture puis par l’incendie. L’ouvrière explique que le feu porté « pour longtemps dans la tête » et le bruit « que cela fait, avec des boums et des cracs » (D, p. 30) émergent sous forme de cauchemar engendrant chez elle un épuisement physique et psychique en l’empêchant de dormir tout en créant un état d’angoisse au quotidien.

Cet état d’anxiété post-traumatique vécu dans la douleur informe le discours de l’ouvrière et, par là même, toute la poétique du texte jalonné d’images et de métaphores dérangeantes. D’abord, l’image du sable mouvant : « On est dans un monde bâti sur du sable. Quelquefois le pied enfonce, on a du mal à marcher, mais quand même on avance » (D, p. 34), dit-elle. Cette traversée périlleuse du désert accentuée par le piège des sables mouvants est une allégorie qui évoque la situation d’insécurité à la fois matérielle13 et statutaire14 subie par les ouvrières licenciées. En effet, après le drame, ces dernières passent par une période de vide total : « juste ce vide, petit vide », « tout d’un coup plus rien » (D, p. 30) ou encore « les mains vides » (D, p. 33). Ce sentiment de perdition montre que les ouvrières s’identifient à l’usine Daewoo dont la disparition a anéanti leurs identités collectives de métiers basées sur un savoir-faire acquis après des années de travail ainsi que leurs identités ouvrières de classe fondées sur « l’opposition aux patrons, l’identification au syndicat et l’attachement aux valeurs communes à toutes les cultures populaires15 ».

Une deuxième image, empruntée elle aussi au monde de la navigation, montre un corps « bateau » impliqué subjectivement dans une carrière professionnelle représentée comme un voyage :

Pas une fille qui aurait cru qu’elle irait jusqu’à ses soixante ans de cette façon. Peut-être nos pères et nos mères, oui. Mais pas nous, pas aujourd’hui : le corps d’une femme a une histoire, et cette histoire passe par d’autres caps que le travail, seulement le travail, et surtout s’il s’agit de visser des portes de four à micro-ondes, toute la journée, toute l’année (D, p. 34, nous soulignons).

Ces paroles, par la charge de colère et d’indignation qu’elles véhiculent, incarnent une certaine vision amère du monde, une certaine déception à cause d’une trajectoire irrémédiablement ratée. En effet, si nous considérons le « cap » auquel est destinée la femme interviewée, c’est-à-dire être ouvrière toute sa vie, nous nous rendons compte que ce cap est décevant car ce qui devrait être une simple étape aurait glissé, à l’insu de l’ouvrière, en une carrière entière où elle doit « visser des portes de four à micro-ondes, toute la journée, toute l’année » (D, p. 34). À l’usine Daewoo, le corps des ouvrières est donc réifié par la répétition de mouvements mécaniques dépourvus de toute inventivité et ne procurant aucune satisfaction. C’est un corps souffrant que les ouvrières habitent désormais puisque « le travail, surtout s’il impose des procédures ou des contraintes étrangères à l’individu, est nécessairement source de souffrance16 ».

En effet, dans son discours, l’ouvrière aborde la question de la souffrance à la fois comme sentiment, comme subjectivité, mais aussi comme fait social engendré par des conditions objectives. En mettant des mots sur son sentiment de souffrance, en le nommant, l’ouvrière extériorise son expérience à l’usine, elle lui donne forme pour la dénoncer : « le corps d’une femme a une histoire, et cette histoire passe par d’autres caps que le travail », s’indigne-t-elle. Ici, le terme « histoire » est à entendre dans son double sens : celui de mémoire (d’avant l’usine) et de récits (en dehors de cette usine). Le corps dont parle l’ouvrière serait donc libéré de l’aliénation et du silence imposés par l’usine, un corps qui possède son propre langage, qui s’exprime par sa voix, mais aussi par ses formes et ses mouvements libres. Ceci explique la présence dans Daewoo de séquences théâtrales centrées essentiellement sur le corps et la voix des ouvrières : « Le théâtre est corps17 », affirme Anne Ubersfeld. C’est grâce à la représentation théâtrale que les ouvrières oubliées de Daewoo renaissent, car le corps, comme présence matérielle sur la scène, métamorphose une idée abstraite en spectacle vivant, c’est-à-dire transforme une absence réelle en présence scénique.

Les détails de la violence

Dans le roman Daewoo, toute l’idée de la disparition des usines et des emplois est portée par la disparition d’un détail de l’usine, celle des six lettres de l’enseigne Daewoo, ou de ce qui en reste : une seule lettre W, qui flotte dans le ciel (D, p. 91) et qui rappelle l’œuvre W ou le souvenir d’enfance de Georges Perec. Un auteur que François Bon invoque parce qu’il rend compte dans ses écrits de l’état du monde actuel, parce qu’il sait comment débusquer le détail qui paraît anodin, mais, une fois écrit, devient l’entrée à un réel impassible.

Chez Leslie Kaplan également, le détail nous parle et nous interroge, il admet une puissance de sens, et cette puissance « vient de son caractère surdéterminé, il est une condensation, une convergence de sens18. » Tel est le cas d’un détail que la narratrice de L’Excès-L’Usine a remarqué dans un coin de l’usine, un détail qui, selon Leslie Kaplan, était à l’origine de l’écriture du texte :

Quand j’ai commencé à écrire mon premier livre, L’Excès-L’Usine, il y a eu un moment où je me suis dit, C’est ça, écrire, c’est ça. C’était une toute petite phrase, « les chiffons sont faibles19 ».

« Les chiffons » sont des morceaux de tissus utilisés dans les ateliers pour essuyer les mains tachées de cambouis ou de tout autre résidu industriel, ils sont aussi utilisés pour envelopper ou essuyer une pièce métallique qu’on fabrique. Il s’agit donc d’un objet commun à tout lieu industriel, un objet petit, pratique et à portée de main, mais surtout un objet dont on accorde peu d’importance car il ne demande pas de soin particulier, il ne demande ni espace de rangement ni effort d’entretien. Mais en faisant circuler son regard à travers l’usine immense, la narratrice marque un « arrêt sur image », elle attire l’attention de son lecteur sur ce détail particulier. Cette focalisation met cet objet au-devant de la scène et l’expose de ce fait au regard du lecteur, c’est-à-dire à sa capacité interprétative.

Dans le texte, le travail de l’écriture et du style, moyennant la métaphore, donne de la profondeur à ce détail plat et banal, il devient un détail qui nous interroge et qui éveille notre attention sur ce qu’il peut révéler. Ainsi, le substantif « chiffons » est qualifié par l’adjectif « faibles », une qualification qui marque un décalage, ou plutôt un transfert de sens, car en tant qu’objet inanimé, les chiffons ne peuvent éprouver le sentiment de faiblesse. Dès lors, toute l’attention du lecteur est orientée vers ce que désigne implicitement le mot « chiffons » en établissant le lien entre cet objet jeté dans un coin de l’usine et les corps des ouvrières froissés par l’usure du travail manuel. Ces morceaux de vieux linge sont à l’image de tous les ouvriers : corvéables à merci, disponibles sur le marché et interchangeables.

Mais le choix de l’adjectif « faibles » pousse la découpe du réel à l’extrême en renvoyant à un détail dans le détail, car si les « chiffons » désignent les travailleurs d’une manière générale, les « chiffons faibles » seraient à rattacher à la condition particulière de deux sous-populations de ces travailleurs : les femmes et les immigrés, deux catégories doublement dominées dans le texte de Leslie Kaplan comme cette « Yougoslave » qui parfois met « une perruque blonde pour ressembler » (EU, p. 64). En effet, les chiffons faibles renvoient à l’absence de visibilité et de reconnaissance du travail féminin. Une idée que l’écrivaine partage avec la sociologue Sarah Abdelnour, qui, dans son ouvrage Les Nouveaux Prolétaires se fonde sur les études de l’historienne du travail Sylvie Schweitzer pour démontrer que, malgré les évolutions de la condition féminine notamment à partir des années 1960, période où les femmes deviennent des citoyennes à part entière et où l’égalité trouve des fondements solides, malgré toutes ces évolutions, il y a toujours une méconnaissance du travail féminin :

Au-delà de ces évolutions, ce qui intéresse l’auteur, c’est le maintien de l’absence de visibilité et de reconnaissance du travail féminin. Cette spécificité, liée à la mise en avant des compétences naturelles des femmes, est essentiellement tributaire de la domination qu’elles subissent dans la sphère familiale et de leur relégation dans la sphère domestique.

Un processus de socialisation difficile

Voir, se voir et être vu

En effet, les personnages féminins de Leslie Kaplan et de François Bon sont représentatifs d’un déchirement entre les deux sphères qui constituent « l’espace social20 » des femmes ouvrières : la sphère intime et la sphère professionnelle. Parler de deux sphères que les femmes ouvrières doivent gérer c’est parler d’un processus de socialisation complexe, mais nécessaire à la construction d’une identité sociale double : « une identité pour soi et une identité pour autrui21. » Par identité pour soi nous entendons « l’identité individuelle synonyme d’originalité, de créativité », par identité pour autrui nous entendons « l’identité collective synonyme de discipline, de conformisme et de passivité22 ».

Toutefois, ce processus de socialisation comporte le risque d’une dissociation du soi entre un « moi » qui cherche à être conforme à la norme et un « je » qui risque de se faire infirmer par les autres. Pour comprendre cette « division du soi », il faut revenir à la psychiatrie et notamment à la lecture que fait Jacques Lacan de Freud où il insiste sur cette discordance primordiale dans la relation de l’organisme à sa réalité. Cette discordance, Jacques Lacan l’enracine dans « le stade du miroir23 » où l’enfant commence à appréhender l’image unifiée de son corps :

[…] le point important est que cette forme situe l’instance du moi, dès avant sa détermination sociale, dans une ligne de fiction, à jamais irréductible pour le seul individu, – ou plutôt, qui ne rejoindra qu’asymptotiquement le devenir du sujet, quel que soit le succès des synthèses dialectiques par quoi il doit résoudre en tant que je sa discordance d’avec sa propre réalité24.

Leslie Kaplan, qui a fait des études de psychologie à la Sorbonne, a évoqué à maintes reprises dans L’Excès-L’Usine ce détail du « miroir » ainsi que le geste de se regarder dedans. En effet, dans ce récit basé essentiellement sur le regard, les ouvrières ne se séparent jamais de leurs « miroirs » ou « glaces » dans les différents lieux de travail : « Très souvent, on se regarde, dans une glace, un miroir de poche, un reflet » (EU, p. 16), « On a amené une petite glace. On la sort de sa poche, c’est une petite ronde », « une main tient la glace avec le visage dedans » (EU, p. 29).

Mais que cherchent ces ouvrières en regardant constamment dans leurs miroirs ?

Certainement, en tant qu’adultes, ces femmes reconnaissent bien l’image de leurs corps contrairement au petit enfant dont parle Jacques Lacan pour qui la perception de son image totale est plutôt une anticipation. Il n’en demeure pas moins que ce geste est aussi important sur le plan psychologique pour ces femmes accomplies que pour ce petit enfant qui cherche à se reconnaître. Car si pour l’enfant le moment de se voir dans un miroir est le moment où se structure son image dans une double dialectique spatiale et temporelle, pour les femmes ouvrières, ce moment serait celui où cette image se restructure dans cette même double dialectique.

D’abord, ce « stade du miroir » opère chez l’enfant dans un moment d’immaturité dans la vie, pareillement chez les ouvrières, se regarder dans un miroir serait le signe d’un sentiment d’immaturité par rapport à l’usine. En effet, plusieurs indices textuels renvoient à cette idée de l’immaturité comme le « merveilleux sourire édenté » (EU, p. 12) de la plupart des femmes qui rappelle, ironiquement, le corps du petit enfant qui ne s’est pas totalement développé. La narratrice de L’Excès-L’Usine évoque aussi un contraste entre la plénitude des choses de l’usine : « la matière qui se développe, la grosse matière, plastique et raide » (EU, p. 97) et l’inachèvement des corps des êtres à l’usine : « C’est une fille inachevée », « Son corps n’est pas bien développé » (EU, p. 100). Un contraste qu’elle rattache à l’absence du temps à l’usine : « Le temps est dehors, dans les choses » (EU, p.13).

Pour ce qui est de la dialectique spatiale, pareilles au petit enfant, les femmes ouvrières découvrent leur corps ainsi que l’espace qui l’entoure à travers un miroir. En se regardant constamment dans ce miroir, les ouvrières réalisent qu’elles ne peuvent voir leur corps que morcelé et non dans sa totalité à l’image de l’espace-usine qui n’apparaît que désintégré : « Tout est devenu déchet. La peau, les dents, le regard » (EU, p. 11). Mais se regarder dans un miroir serait aussi pour les ouvrières une manière de s’assurer qu’elles sont encore physiquement intègres, qu’elles continuent d’exister dans des espaces hostiles où l’idée de la mort est omniprésente : d’abord à l’usine : « on fait des câbles. Bien sûr, on peut mourir » (EU, p.16), puis dans la banlieue : « La banlieue, c’est pareil. L’espace, l’espace tue » (EU, p. 40), et même dans l’espace chambre : « La chambre est une chambre […] On vit, on meurt, à chaque instant » (EU, p. 39).

Pour ces ouvrières, se regarder dans un miroir est donc plus qu’une simple habitude : « On avait ça pas loin, dans la poche ou sur la tablette, un petit miroir. Qu’est-ce que t’as contre ? C’est croire à soi » (D, p. 204), dit Saraï le personnage de théâtre dans Daewoo. L’expression « croire à soi » sous-entend que la réalité de l’usine fait perdre à ses femmes leur estime de soi, dès lors, il devient vital pour elles de chercher à s’affirmer en tant que femmes dans un milieu où les identités s’enlisent, voire se perdent.

La robe et la blouse

L’une des premières manifestations de l’effacement de l’identité des femmes à l’usine est l’effacement de leur corps par le port obligatoire d’un tablier ou d’une blouse : « Le jour de l’embauche, ils m’ont donné ma première blouse, habillée en sac huit heures par jour, puis droit à deux par an » (D, p. 204, nous soulignons), ironise Tsilla. Ce vêtement standard pour les « quatre cents » filles de Daewoo avec seulement deux couleurs « prune ou myrtille », s’il apparaît nécessaire pour l’organisation interne de la chaîne du travail, demeure gênant pour ces femmes, d’où le recours à l’ironie par Tsilla dans l’expression « habillée en sac ». Cette gêne des ouvrières est compréhensible puisqu’elles sont obligées de porter une tenue de travail neutre destinée aux femmes et aux hommes, une tenue qui ne sert qu’à faciliter les gestes professionnels. Ce vêtement est donc à l’origine d’un problème sérieux : il met en question l’identité personnelle de ces femmes en gommant les particularités de leurs corps.

La manière de s’habiller est en effet une façon d’afficher une certaine image sociale car le corps qui est l’origine de cette image en est aussi le support, c’est une « deuxième peau », dit Ginette Francequin25. Continuellement assujetti aux interprétations des autres, le corps serait même une construction de toutes ces interprétations comme l’affirme Caroline Courbière :

« La femme » n’existe pas, seules existent des représentations du féminin, et ces représentations relèvent d’une construction de la réalité qui cadre son analyse. Qu’elles soient individuelles ou collectives, scientifiques ou médiatiques, elles sont le résultat d’un processus d’élaboration qui stabilise, à un moment et dans un lieu donnés, un objet signifiant livré à l’interprétation26

Pour cette raison, en dehors de l’usine et malgré les conditions de vie difficiles, les travailleuses essaient tant bien que mal de négocier les contraintes sociales en prenant soin de l’apparence vestimentaire. En effet, pour les ouvrières de Daewoo il est nécessaire de « courir les soldes, les démarques, les boutiques qui ferment, tout faire pour éviter les sous-marques des hypers » (D, p. 87). Cette pratique culturelle nous renseigne sur les difficultés matérielles qui limitent les choix des ouvrières et qui les rangent dans un rang social bien délimité, celui de la classe pauvre. Mais cette pratique demeure nécessaire pour les ouvrières car elle leur permet de correspondre à une réalité biologique menacée au sein de l’usine (la féminité) et à une réalité sociale désirée dans une société où les apparences comptent.

Telles les ouvrières de Daewoo, celles de L’Excès-L’Usine tentent de relever ce défi identitaire entre la robe d’un côté et la blouse de l’autre. En effet, les personnages de Leslie Kaplan ne sont pas décrits comme des ouvrières accomplissant une tâche, mais plutôt comme des femmes qui s’assument et s’exposent par moment : « la grande femme très belle et maquillée » (EU, p. 30), « Elle a la taille ronde » (EU, p. 51), « elle montre sa jupe large et ses dents en or » (EU, p. 55). Ainsi dans le récit de l’usine, la narratrice lie très souvent les mouvements du corps au travail à des vêtements féminins : « On bouge, on sent ses jambes. On sent les bras, légers. On a une jupe serrée, en lainage, et des chaussures de dame » (EU, p. 24).

Ce qui caractérise les ouvrières de Leslie Kaplan est le fait qu’elles poussent les limites du défi identitaire à l’extrême en s’opposant frontalement au contexte du travail : « Les femmes arrivent en corsages souples. On a des yeux, on voit leurs seins » (EU, p. 70). Le champ sémantique du regard « yeux », « voit » souligne l’idée d’un corps qui se donne en spectacle mettant en scène une opposition nette entre la transparence du corsage porté par la femme et l’opacité de la blouse que devrait porter une ouvrière. Car si la blouse étouffe les particularités du corps de la femme pour ne garder que la forme globale d’une travailleuse, ce corsage léger met en valeur les formes détaillées du corps féminin.

En opposant la tendresse de leurs corps à la rugosité des surfaces industrielles, les femmes ouvrières livrent une bataille contre l’usine et ses normes, elles remettent au premier plan leurs corps comme principe d’une identité individuelle et sociale :

Le corps contemporain est en effet devenu le lieu d’interrogation privilégié de notre identité, tout comme l’identité s’est affirmée comme l’espace de problématisation primordiale de notre corporéité. Identité propre et singulière bien sûr (qui suis-je ? que puis-je, que dois-je faire de ce corps qui est le mien ?), mais identité sociale, collective et partagée également (qu’est-ce que cet amas de signification, ce palimpseste collectif que nous nommons « corps » ?)27.

Conclusion

Ce corps « palimpseste » sur lequel s’accumulent des violences sociales, ce corps comparable à un « chiffon faible » aspire, dans les textes de Leslie Kaplan et François Bon, à croire en soi en reconstituant son image et en défiant les contraintes du travail à l’usine. Ainsi, le corps du personnage dans ces textes se métamorphose par moment en un vecteur de message fort, il peut même s’ériger en outil de revendication politique. En effet, le récit dans Daewoo de la séquestration de deux élus et un chef venus pour une ultime négociation (D, p. 138-139) et la référence au texte de Zola et particulièrement à la scène horrible de l’émasculation de l’épicier Maigrat par les femmes des mineurs (D, p. 37) sont l’expression d’un ras-le-bol généralisé. Au même titre le récit de la vague de violence meurtrière qui a touché la France entière dans Désordre28 de Leslie Kaplan laisse surgir en toile de fond la mobilisation sociale communément appelée mouvement des Gilets jaunes. Dans les deux textes, les deux écrivains placent le corps au centre du conflit social. Car, finalement, c’est à travers la représentation du corps dans tous ses états (corps agressif, corps agressé, corps marchandise, corps volé, corps vendu) que nous pouvons comprendre les réalités sociales et politiques qui caractérisent la société contemporaine.

1 Voir Mathieu Potte-Bonneville, « Les corps de Michel Foucault », Cahiers philosophiques, nº 130, 2012/3, p. 72-94 [En ligne] DOI : https://doi.org/

2 Cf. Pierre Bourdieu, « Les rites comme actes d’institution », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 43, Rites et fétiches, 1982, p. 58-63

3 Jean Baudrillard, La société de consommation, ses mythes, ses structures, Paris, Denoël, 1997, p. 199.

4 Raffaella Poncioni-Derigo, « Pensée critique et représentations sociales du corps », in Construire le rapport théorie-pratique, Sylvie Mezzena et

5 Lionel Jacquot et Ingrid Volery, « Le travail dans la peau. Les figures du corps dans la sociologie du travail contemporaine », La nouvelle revue du

6 Thierry Pillon, « Le corps ouvrier au travail », Travailler, n° 32, 2014/2, p. 151-169, p. 152 [En ligne] DOI : https://doi.org/10.3917/trav.032.

7 Ibid.

8 Lionel Jacquot et Ingrid Volery, « Le travail dans la peau. Les figures du corps dans la sociologie du travail contemporaine », art. cit.

9 Leslie Kaplan, L’Excès-L’Usine, Paris, P.O.L, 1987 [1982] (la référence à l’œuvre sera désormais indiquée par l’abréviation EU).

10 François Bon, Daewoo, Paris, Fayard, 2004 (la référence à l’œuvre sera désormais indiquée par l’abréviation D).

11 « François Bon, Daewoo, théâtre, roman, dossier complet, revue de presse, images, entretiens », Tierslivres.net [En ligne] URL : http://tierslivre.

12 « Entretien : de l’incendie de Daewoo Mont-saint Martin, et l’angoisse au quotidien », D., p. 29. Dans cet entretien, l’ouvrière n’est pas désignée

13 À ce propos, Pierre Bourdieu parle de deux sortes de misère : « la misère de position » et « la misère de condition » dans son ouvrage La Misère du

14 L’insécurité statutaire est à rattacher au déficit de protection sociale définie par Robert Castel comme « propriété sociale » dans un entretien

15 Michel Verret, « Où en est la culture ouvrière aujourd’hui ? », Sociologie du travail, 31e année, n1, 1989, p. 125-130, p. 128 [En ligne] DOI :

16 Marc Loriol, « La souffrance au travail. Construction de la catégorie et mise en forme de l’expérience », Pensée plurielle, n° 38, 2015/1, p. 23-33

17 Anne Ubersfeld, Lire le théâtre, Paris, Belin, « Lettres SUP », 1996, p. 224. Cité par Aurore Chestier, « Du corps au théâtre au théâtre-corps »

18 Leslie Kaplan, Le Psychanalyste, Paris, P.O.L, 1999, p. 248-249.

19 Leslie Kaplan, « Le détail, le saut et le lien », remue.net, 14 janvier 2008 [En ligne] URL : https://remue.net/

20 Hervé Glevarec, « L’“espace social” selon P. Bourdieu. Les fondements d’une figuration de la société et d’une interprétation des pratiques

21 Claude Dubar, La Socialisation, Paris, Armand Colin, 2000, p. 108.

22 Ibid., p. 98.

23 Phase décrite par Jacques Lacan dans « Les complexes familiaux » (article publié en 1938 dans le volume VIII de l’Encyclopédie française) survenant

24 Jacques Lacan, « Le stade du miroir comme formation de la fonction du Je », Revue française de psychanalyse, vol. 13, no4, 1949, p 449-455, p. 449.

25 Ginette Francequin, Le Vêtement de travail, une deuxième peau, Toulouse, Érès, « Sociologie clinique », 2008.

26 Caroline Courbières, « Représentations du féminin : sexe, concept et définitions », Communication & langages, no 175, 2013, p. 141-152 [En lig

27 Alexandre Klein et Marianne Cloutier, « Introduction. L’imaginaire identitaire du corps contemporain », Iris, no 38, 2017, p. 59-67 [En ligne] URL 

28 Leslie Kaplan, Désordre, Paris, P.O.L, 2019.

Notes

1 Voir Mathieu Potte-Bonneville, « Les corps de Michel Foucault », Cahiers philosophiques, nº 130, 2012/3, p. 72-94 [En ligne] DOI : https://doi.org/10.3917/caph.130.0072 (consulté le 15-09-2024).

2 Cf. Pierre Bourdieu, « Les rites comme actes d’institution », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 43, Rites et fétiches, 1982, p. 58-63 [En ligne] DOI : https://doi.org/10.3406/arss.1982.2159 (consulté le 29-09-2024).

3 Jean Baudrillard, La société de consommation, ses mythes, ses structures, Paris, Denoël, 1997, p. 199.

4 Raffaella Poncioni-Derigo, « Pensée critique et représentations sociales du corps », in Construire le rapport théorie-pratique, Sylvie Mezzena et Nicolas Kramer (dir.), Genève, Éditions ies, 2019 [En ligne] DOI : https://doi.org/10.4000/books.ies.4569 (consulté le 29-09-2024).

5 Lionel Jacquot et Ingrid Volery, « Le travail dans la peau. Les figures du corps dans la sociologie du travail contemporaine », La nouvelle revue du travail, no 14, 2019 [En ligne] DOI : https://doi.org/10.4000/nrt.4541 (consulté le 23-09-2024).

6 Thierry Pillon, « Le corps ouvrier au travail », Travailler, n° 32, 2014/2, p. 151-169, p. 152 [En ligne] DOI : https://doi.org/10.3917/trav.032.0151 (consulté le 25-02-2024).

7 Ibid.

8 Lionel Jacquot et Ingrid Volery, « Le travail dans la peau. Les figures du corps dans la sociologie du travail contemporaine », art. cit.

9 Leslie Kaplan, L’Excès-L’Usine, Paris, P.O.L, 1987 [1982] (la référence à l’œuvre sera désormais indiquée par l’abréviation EU).

10 François Bon, Daewoo, Paris, Fayard, 2004 (la référence à l’œuvre sera désormais indiquée par l’abréviation D).

11 « François Bon, Daewoo, théâtre, roman, dossier complet, revue de presse, images, entretiens », Tierslivres.net [En ligne] URL : http://tierslivre.net/livres/DW/index.html (consulté le 26-02-2024).

12 « Entretien : de l’incendie de Daewoo Mont-saint Martin, et l’angoisse au quotidien », D., p. 29. Dans cet entretien, l’ouvrière n’est pas désignée par un pseudonyme comme toutes les autres, elle est plutôt désignée par ses qualités langagières : la pertinence de ses remarques et le choix de son vocabulaire.

13 À ce propos, Pierre Bourdieu parle de deux sortes de misère : « la misère de position » et « la misère de condition » dans son ouvrage La Misère du monde, Paris, Seuil, 1993, p. 11.

14 L’insécurité statutaire est à rattacher au déficit de protection sociale définie par Robert Castel comme « propriété sociale » dans un entretien avec Xavier Molénat : « Repenser la protection sociale », entretien avec Robert Castel, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales, Observatoire des inégalités [En ligne] URL : https://www.inegalites.fr/Repenser-la-protection-sociale-entretien-avec-Robert-Castel-directeur-d-etudes?id_theme=16 (consulté le 28-02-2024).

15 Michel Verret, « Où en est la culture ouvrière aujourd’hui ? », Sociologie du travail, 31e année, n1, 1989, p. 125-130, p. 128 [En ligne] DOI : https://doi.org/10.3406/sotra.1989.2449 (consulté le 18-09-2024).

16 Marc Loriol, « La souffrance au travail. Construction de la catégorie et mise en forme de l’expérience », Pensée plurielle, n° 38, 2015/1, p. 23-33 [En ligne] DOI : https://doi.org/10.3917/pp.038.0023 (consulté le 24-09-2024).

17 Anne Ubersfeld, Lire le théâtre, Paris, Belin, « Lettres SUP », 1996, p. 224. Cité par Aurore Chestier, « Du corps au théâtre au théâtre-corps », Corps, no 2, 2007/1, p. 105-110, p. 105 [En ligne] DOI : https://doi.org/10.3917/corp.002.0105 (consulté le 3-03-2024).

18 Leslie Kaplan, Le Psychanalyste, Paris, P.O.L, 1999, p. 248-249.

19 Leslie Kaplan, « Le détail, le saut et le lien », remue.net, 14 janvier 2008 [En ligne] URL : https://remue.net/Leslie-Kaplan-Le-detail-le-saut-et-le-lien (consulté le 21-09-2024).

20 Hervé Glevarec, « L’“espace social” selon P. Bourdieu. Les fondements d’une figuration de la société et d’une interprétation des pratiques culturelles », L’Année sociologique, vol. 71, 2021/1, p. 223-266 [En ligne] DOI : https://doi.org/10.3917/anso.211.0223 (consulté le 29-09-2024).

21 Claude Dubar, La Socialisation, Paris, Armand Colin, 2000, p. 108.

22 Ibid., p. 98.

23 Phase décrite par Jacques Lacan dans « Les complexes familiaux » (article publié en 1938 dans le volume VIII de l’Encyclopédie française) survenant entre six et dix-huit mois, au cours de laquelle l’enfant appréhende l’image unifiée de son corps et se reconnaît dans le miroir (dimension imaginaire), en un moment de jubilation. C’est le temps où se constitue l’identification narcissique du moi (moi idéal).

24 Jacques Lacan, « Le stade du miroir comme formation de la fonction du Je », Revue française de psychanalyse, vol. 13, no4, 1949, p 449-455, p. 449. [En ligne] URL : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k54444473/f3.item.langfr (consulté le 11-03-2024).

25 Ginette Francequin, Le Vêtement de travail, une deuxième peau, Toulouse, Érès, « Sociologie clinique », 2008.

26 Caroline Courbières, « Représentations du féminin : sexe, concept et définitions », Communication & langages, no 175, 2013, p. 141-152 [En ligne] DOI : https://doi.org/10.4074/S0336150013011083 (consulté le 18-09-2024).

27 Alexandre Klein et Marianne Cloutier, « Introduction. L’imaginaire identitaire du corps contemporain », Iris, no 38, 2017, p. 59-67 [En ligne] URL : https://publications-prairial.fr/iris/index.php?id=1067 (consulté le 17-03-2024).

28 Leslie Kaplan, Désordre, Paris, P.O.L, 2019.

Citer cet article

Référence électronique

Abdelhamid NASRALLI, « Femmes ouvrières, la part sensible du travail : L’Excès-L’Usine de Leslie Kaplan et Daewoo de François Bon », Sociopoétiques [En ligne], 9 | 2024, mis en ligne le 13 novembre 2024, consulté le 21 novembre 2024. URL : http://revues-msh.uca.fr/sociopoetiques/index.php?id=2211

Auteur

Abdelhamid NASRALLI

CELIS, Université Clermont Auvergne

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