Introduction ou Les avatars du récit de filiation
Depuis les premiers travaux de Dominique Viart sur le récit de filiation entamés à la fin du siècle précédent, ce type de texte marqué par le souci de l’ascendance n’a cessé d’affermir sa place au sein du paysage littéraire français. À l’instar de tout genre littéraire, le récit de filiation a connu lui aussi une évolution à travers le temps et l’espace, le geste (auto-)biographique se nourrissant chaque fois de motivations fort individuelles, inextricablement liées au passé familial des auteur·e·s. Comme Viart date l’émergence de ce type de récit avec la publication de La Place d’Annie Ernaux (1983), cette nouvelle forme littéraire née sous la plume de la future Prix Nobel s’inscrit d’emblée dans une démarche dite autosociobiographique – précision générique apportée par l’auteure elle-même1. Par cette origine, le récit de filiation porte dorénavant l’empreinte d’un destin de transclasse2 coupé de ses racines populaires au bénéfice d’une ascension sociale souvent ressentie comme une trahison. À cet éloignement géographique et social du milieu d’origine se joint chez Ernaux un autre mode de distanciation, à savoir la méfiance envers une langue littéraire soumise à une continuelle remise en question, voire à un rejet virulent. Soucieuse de ne pas élargir davantage le fossé s’étant creusé entre l’univers parental et le sien, l’écrivaine fait le choix d’une écriture « plate », radicalement dépouillée de tout lyrisme pour ne pas « prendre […] le parti de l’art3 ».
Or, le défi poétique relevé aujourd’hui par de plus en plus d’auteur·e·s prêt·e·s à interroger leur généalogie familiale témoigne d’une approche contraire, située aux antipodes des codes esthétiques ernausiens4. Ainsi ces dernières années ont-elles vu se multiplier un autre modèle de narration, illustrant non plus des axes migratoires menant de la province vers la capitale, mais de l’étranger vers la France. À la conscience de l’héritage s’est ajoutée au fil des ans la volonté de reconstruire une mémoire familiale mise à l’épreuve par le fait migratoire. Si le récit de filiation tourné vers la migration reste fidèle à l’essentiel des traits génériques définis par Viart5 et qu’il garde intact le culte de la racine6, il se démarque de son contexte de création en s’écartant du dogme poétique défendu par Ernaux de « ne pas faire de l’art avec ce qui n’en est pas7 ».
L’immense soin que certaines auteures comme Kaoutar Harchi ou Nathacha Appanah, excellant toutes deux dans l’art du récit de filiation, portent au tissu verbal de leurs textes justifie de les lire sous un angle sociopoétique – approche interprétative dont Alain Montandon posa les jalons :
Il s’agit moins de sociocritique, toujours plus ou moins victime d’une conception du reflet et qui cherche dans le texte une image de faits de la société, que d’une poétique, au sens étymologique du terme, qui prend en compte les représentations sociales comme éléments dynamiques de la création littéraire8.
Considérée sous cette optique, une sociopoétique de la migration appliquée au genre du récit de filiation se donnerait comme objectif de privilégier une approche microtextuelle en analysant ce que nous proposons d’appeler une langue postmigrante9. Par cette notion nous entendons une langue apte à inscrire une mémoire héritée10 de la migration à l’intérieur même de l’écriture. S’il est vrai que la notion reste problématique, les formes d’apparence de cette langue étant quasi illimitées, il nous paraît toutefois pertinent d’en déterminer un caractère commun, soit le fondement d’une métapoésie peuplée de questionnements : quelle langue trouver, telle semble être une des questions cruciales qui la hantent, pour traduire en mots l’expérience d’exil vécue par l’ascendance ? Quelle langue trouver pour s’emparer d’une trajectoire dont on n’est l’héritier que par simple voie de filiation ? Quelle langue trouver pour valoriser le geste héroïque accompagnant tout acte migratoire ? La sociologue Nicole Lapierre prend soin de nous rappeler ce qui fait communément défaut dans le débat public, à savoir la dimension héroïque d’un tel parcours ainsi que les vertus qu’il engendre :
Si l’exil est un thème littéraire et poétique aux riches variations, […] on ne relate pas, ou peu, la dimension héroïque du parcours des migrants. Sans doute parce que l’héroïsme est plus volontiers associé à la force, à la puissance, au défi glorieux qu’à la lutte vaillante et obstinée pour s’inventer une vie nouvelle11.
À l’appui d’un récit de filiation récent – La Mémoire délavée de Nathacha Appanah (2023) –, nous nous intéressons à la dialectique de fond inscrite dans une langue à double tranchant : tiraillée entre l’exigence de s’approprier une mémoire familiale formée par la migration et l’aveu d’échec inhérent à ce projet, elle s’installe dans un mouvement contradictoire de proximité et de distance. Conformément aux attendus d’une approche sociopoétique, il nous importe de privilégier la dimension microstructurelle pour mieux saisir la complexité d’une postmémoire en constante alerte, aux prises tant avec elle-même qu’avec les conceptions réductrices qui abondent dans les imaginaires individuels et collectifs.
À la recherche d’une langue postmigrante
Si Aurélie Barjonet constate un phénomène de troisième génération qui, évoluant autour du thème de la Shoah, se serait accentué en France depuis l’année 200612, un élan comparable peut s’observer pour le sujet de la migration13. Tout en pouvant se vanter d’une expérience d’écriture longue de vingt années, ce n’est qu’en 2023 que Nathacha Appanah, écrivaine prolifique née sur l’île Maurice en 1973, ose la publication d’un texte (auto-)biographique centré sur l’histoire de ses grands-parents, inséparable de la sienne. Comment expliquer ces deux décennies marquées par une relative pudeur par rapport à la trajectoire des siens ? Cette réticence, qui n’en est une qu’en apparence, ne peut s’éclaircir sans avoir en point de mire le tout premier roman de l’auteure14. À l’époque, la romancière en herbe s’en remet à la fiction pour ressusciter le paysage mauricien tel qu’il se présentait au xixe siècle finissant : des plantations de canne à sucre à perte de vue, labourées par les coolies, ces engagés indiens ayant traversé la mer pour se substituer aux anciens esclaves. Un système d’exploitation peut en cacher un autre. Dès 1830, l’Europe coloniale met en place un régime de travail à l’origine de flux migratoires couvrant le globe entier. Leurrés par de fausses promesses faites par des recruteurs malhonnêtes, ces nouveaux travailleurs deviennent malgré eux les figurants d’une vaste « transhumance mondiale15 », qui, aujourd’hui encore, constitue un pan refoulé de l’histoire coloniale européenne. Ce n’est que grâce à l’écrivain mauricien Khal Torabully que ce phénomène sera reconnu dans toute son ampleur, trouvant sa place au sein d’un concept à la fois poétologique et poétique qui transcende le seul destin des coolies pour en faire le symbole d’une globalisation d’en bas, bâtie sur l’oppression et la violence16.
Sans suivre expressément le sillon esthétique tracé par son célèbre précurseur, le projet d’Appanah se nourrit néanmoins d’un même zèle créateur, réveillé par le besoin de dire les dons d’adaptation et de transformation acquis par celles et ceux, qui, loin de leur terre natale, s’acharnent à construire des « foyers de misère et de résilience17 ». L’arrivée des premiers coolies à Maurice porte déjà en elle les traces de cet héroïsme méconnu que l’auteure voit incarné dans la vie de ses aïeuls. Car cette traversée de l’océan Indien n’en constitue pas moins que le dépassement d’un tabou, le passage par l’eau, censé effacer l’identité de celui qui s’y risque, étant interdit par la religion : « Ce dépassement leur donne un supplément d’âme, une détermination que l’on peut retrouver sur certaines photos. Un port de tête, un feu intérieur brûlant, un profil, un regard18 ». Pour l’écriture de son récit, Appanah, en proie à une méfiance aiguë pour la fiction, renoue avec son premier roman tout en le délaissant : « Mais aujourd’hui, j’ai l’impression que le temps se contracte, qu’il y a des choses qui m’appellent et qui ne peuvent se contenter de la fiction19 ». Derrière l’apparente naïveté de ces paroles (« des choses qui m’appellent ») se cache l’embarras d’une langue perpétuellement à la recherche d’elle-même. Car l’absence de précision ne fait que consolider le sentiment d’impuissance éprouvé par l’auteure devant la tâche qui lui incombe : narrer une vie qui ne cesse de lui glisser des mains et dont les archives ne conservent qu’une « mémoire imparfaite », déformée « par le contexte de ces prises de documentation, les erreurs humaines, le temps qui passe et qui délave20 ». De cette sensation de défaillance, Appanah fait l’axe autour duquel pivote le récit, qui, en dépit des craintes absorbées, se produit au rythme cadencé d’un paragraphe à l’autre, laissant aux blancs qui s’interposent le soin d’en accueillir les doutes. Dès l’incipit, elle tente de saisir ce qui se dérobe à son emprise :
À la tombée du jour, j’arrête d’écrire et je me rends compte combien cette chose entreprise il y a quelques mois m’échappe. Cette chose, je dis. Cette chose, comme si elle existait quelque part, cette chose tel un objet. Cette chose m’échappe, je dis. Elle n’est ni ici ni là. Cette chose, c’est un récit sur mes grands-parents et je ne l’ai pas trouvée aujourd’hui, à l’heure où s’agitent les étourneaux21.
Le regard levé vers le ciel où elle parvient à distinguer un essaim d’étourneaux, l’auteure, visiblement à court de mots, renouvelant sa voix d’anaphore en anaphore, espère déceler dans ce ballet volant un quelconque signe lui donnant accès au destin de ses aïeuls, comme si le secret migratoire des oiseaux, une fois percé, pouvait la renseigner sur celui des siens. Cette illusion est hélas condamnée à s’estomper ; n’en subsistera que la pure splendeur de la nature, brusquement dénuée de ce que, par symboles, elle aurait pu communiquer : « Ce n’est pas la voile d’un bateau, ce sont juste des étourneaux et c’est beau, aussi, juste des étourneaux22 ».
Quoique restant inachevées23, ces incessantes réflexions cristallisent la quintessence d’une langue évoluant à la manière d’un palimpseste, chaque couche d’écriture étant recouverte par une autre. Ces pages d’ouverture sont significatives en ceci qu’elles introduisent une pensée hésitante, oscillant entre la magie incantatoire d’une prose poétique et l’état brut du factuel, entre émoi et neutralité, entre l’ardeur de vouloir incorporer l’histoire des siens et l’infranchissable gouffre la tenant à distance :
Je passe des heures à faire des figures. J’ai des idées, beaucoup d’idées. J’ai des ambitions de forme, j’ai des intentions d’architecture littéraire comme si je construisais quelque chose de palpable, qui serait visible de loin. Je ne veux pas simplement raconter mes grands-parents, je veux dépasser le récit, je veux une harmonie, de la complexité à l’envers mais de la simplicité à l’endroit24.
Exil et résilience
Lorsque l’auteure scrute une carte de l’Inde25, guidée dans l’espoir de tisser, à la seule force de la contemplation, des liens familiaux jusqu’alors inexistants, elle doit vite se résigner devant l’absence d’un choc sentimental :
Alors, ici, enfin, je l’identifierais, cette émotion, je dirais que c’était la mémoire transgénérationnelle et ce serait un de ces fils délicats et insoupçonnés qui brillent dans les fictions. Mais non, il n’y a rien eu de tout ça26.
Prise entre trouble et indifférence, la langue traduit une pulsion paradoxale, constituée d’aspirations opposées : emprise intime sur l’histoire familiale et regard distant, voire scientifique, sur un temps révolu. Ainsi les chiffres, garants d’exactitude, concourent-ils à la fluidité d’une narration qui, ainsi libérée de toute charge affective, se doit d’être précise :
Entre 1834 et 1920, environ 1 500 000 engagés, dont 85 % d’Indiens, sont envoyés dans les colonies britanniques. 453 063 – presque le tiers – se retrouvent à l’île Maurice […]. Plusieurs milliers de travailleurs indiens émigrent également vers les colonies françaises (118 000 à La Réunion, 25 000 en Martinique, 42 000 en Guadeloupe)27.
L’instrument de l’enquête, motif-clé du récit de filiation28, permet à l’écriture de progresser à pas rapides pour poser le cadre au sein duquel l’intime sera banni : « Je connais les faits, je peux également les réciter, quasi par cœur, en faire un exposé, une leçon29 ». Or, compter sur la seule rhétorique de l’Histoire signifierait de renoncer à la beauté d’une langue sachant épouser deux modes d’appréhension du passé. La métaphore – figure rhétorique proliférant chez Appanah – réunit en elle seule ces deux versants, étant à la fois vectrice de littérarité et de connaissance30. Rien d’étonnant à ce que l’auteure choisisse ce procédé pour expliciter les rouages d’un système socioéconomique hérité de l’ère esclavagiste :
Ce système « plantationaire » ne fonctionne que par le jeu de dominants-dominés et comme dans un engrenage, il faut de l’eau, de l’huile, un lubrifiant quelconque pour que la machine avance. C’est ce jus qui est appelé docilité, respect mutuel, entente, obéissance ou je ne sais quoi encore31.
Que la situation des coolies puisse se lire comme la reproduction exacte de la relation coloniale32, la petite-fille de ceux qui vivent sous le joug quotidien de « micro-humiliations33 » et « portent l’exil originel de leurs aînés encore frais dans leurs veines34 » n’en laisse aucun doute. Tout en se situant dans un cadre spatio-temporel précis, le récit en dépasse les contours pour narrer une histoire universelle, dont les échos se font entendre jusqu’à aujourd’hui :
Tant qu’il y aura des mers, tant qu’il y aura la misère, tant qu’il y aura des dominateurs et des dominés, j’ai l’impression qu’il y aura toujours des bateaux pour transporter des hommes qui rêvent d’un horizon meilleur35.
Considéré sous un angle sociopoétique, le portrait que l’auteure dresse de ses grands-parents se construit à rebours de ce qui est, consciemment ou inconsciemment, véhiculé par les médias, qui, à leur tour, forgent l’imaginaire social. Ce que le récit d’Appanah met en valeur – le courage de ceux qui ont su transformer l’exil en une nouvelle structure de solidarité, opérant « comme un garde-fou contre l’inconnu, la maladie, l’épuisement36 » –, l’opinion publique a tendance à l’ignorer, le lieu commun de l’échec de l’intégration restant solidement ancré dans les discours médiatiques et politiques sur l’immigration : y domine un langage captant la migration sous le prisme soit de l’interdit (franchissement illégal de frontières), de la démesure (l’impact des « flux » migratoires sur les sociétés d’accueil), de l’homogénéisation (les migrants se conjuguant au pluriel) ou de la déficience (l’immigré modèle étant jugé selon sa capacité d’adaptation)37. Exclues de ce barème, les vertus engendrées par la migration ne deviennent visibles qu’en étudiant le fait migratoire depuis une double perspective, à l’intérieur de ce que le sociologue algérien Abdelmalek Sayad définit comme « la relation entre le système des dispositions des émigrés et l’ensemble des mécanismes auxquels ils sont soumis du fait de l’émigration38 ». D’où la nécessité de lire les trajectoires d’émigrés en prenant en compte l’ensemble des facteurs les ayant conditionnées, c’est-à-dire antérieurs (« variables qu’on peut dire d’origine ») et postérieurs (« variables d’aboutissement39 ») à l’émigration. Que les émigrés eux-mêmes aient appris à s’adapter à ce dispositif bilatéral, Appanah nous le signale en louant la sagesse dont firent preuve ses grands-parents une fois confrontés à la délicate question de savoir quelles valeurs et traditions ils devaient transmettre à la descendance. N’a survécu de ce processus de sélection que le savoir-faire jugé utile pour les générations à venir :
Ce « délestage » graduel n’est pas extraordinaire chez les descendants de déplacés ou d’exilés. Ils font, de manière instinctive, un choix entre ce qu’il faut garder de sa culture originelle et ce dont on peut se passer. C’est quasiment un choix de survie, basé sur ce qu’ils imaginent être le monde dans lequel leurs enfants évolueront et pour lequel ces derniers doivent être préparés40.
Être confronté par le biais de l’écriture à une « vie de dominé41 » ne peut se faire sans heurts avec le langage, aucun mot, aucune phrase ne semblant s’imposer comme une évidence. Lorsque l’auteure s’attache à décrire les circonstances dans lesquelles sa grand-mère, poursuivant son labeur champêtre jusqu’au terme de sa grossesse, accouche de son premier enfant, elle a un mouvement de recul devant la brutalité de l’énoncé :
Là, elle accouchait toute seule, accroupie, sur une toile de jute. J’aimerais pouvoir faire de cette dernière phrase quelque chose de banal. J’ai cherché à l’écrire différemment, à remplacer les mots par d’autres – moins évocateurs, plus flous, moins précis –, pour que cette phrase dise ce qu’elle a à dire mais qu’elle le dise de manière détournée, qu’elle devienne fine et plate et banale et qu’on puisse la lire comme une information un peu insipide42.
Assaillie par des doutes sur la manière de verbaliser l’événement, l’auteure se bat contre le simulacre d’une langue délavée, censée amadouer les vicissitudes du monde réel :
Comme c’est étrange cette marche arrière tout à coup. À essayer de rajouter du flou, de l’à peu près, de l’accessoire, je tente de faire exactement le contraire de ce que je fais d’habitude quand j’écris. Pourtant, elle est là, cette phrase, et elle porte la vérité implacable d’une femme qui connaît son corps par cœur, qui accouche comme si elle était la première humaine au monde, son instinct mammifère/animal/maternel poussé à fond, une femme qui a éprouvé et accepté sa solitude face à un monde dont elle se méfie43.
Ces retournements continuels, nullement dissimulés, qui plus est, au lecteur, constituent les traces symptomatiques d’une langue ballottée au gré des idées qu’elle conquiert, rejette et reconquiert. Refus ou consentement : ce dualisme prend forme dès l’intitulé du récit, ouvrant la voie à deux lectures distinctes. Aussi le titre traduit-il l’aveuglement de l’auteure quant à la réalité du parcours migratoire suivi par ses aïeuls. Pendant longtemps, elle les croyait n’être arrivés sur l’île Maurice qu’à l’aube du xxe siècle, son esprit leur épargnant ainsi le lot de misères attaché à la vie des coolies. À cette première acception se joint toutefois un second sens, l’expression pouvant aussi désigner une mémoire lacunaire, dont les trous ne demandent qu’à être étoffés par celui ou celle qui ose la raviver. C’est dans cette seconde acception du terme, chargée d’une volonté explicite44, que l’auteure met en pratique ce que Viart nomme une éthique de restitution45, en rendant la parole à celles et ceux qui en furent privé·e·s pour contredire les préjugés en cours sur la migration.
Quand les mots ne jaillissent pas d’eux-mêmes, les images peuvent être d’un secours important. Paru dans la collection « trait et portraits » éditée par Mercure de France, le récit d’Appanah s’accompagne d’illustrations censées « habite[r] les livres comme une autre voix en écho, formant presque un récit souterrain46 ». Pour une lecture sociopoétique de l’œuvre, cet arrangement hybride nous semble révélateur, les photographies insérées dans le texte éclairant sous un angle complémentaire les dynamiques sociales à l’œuvre dans la consolidation de trajectoires issues de la migration. S’adressant tout à la fois au goût du réel – photographies prises des archives de l’auteure, reproduction de gravures, cartes géographiques et dessins représentant l’île Maurice à l’époque des coolies, natures mortes photographiées – et à celui de l’imaginaire – photographies de vols d’étourneaux dont l’agroupement donne l’illusion d’une seule forme apparaissant dans le ciel –, ces images composent un ensemble pictural hétéroclite qui se fait le miroir d’une langue postmigrante telle que nous la concevons. Les deux usages que l’auteure fait de la photographie – source mémorielle et documentaire versus support de fantasmes et de rêveries – reflètent le mouvement de balançoire que la langue, dans son va-et-vient entre poésie et factuel, ne cesse d’imiter. Tandis que les photographies faisant directement appel au réel (personnes et objets) aident à rendre tangible un monde disparu, celles des vols d’étourneaux – ressemblant par le flou qu’ils instaurent aux peintures pointillistes – semblent au contraire propices à transmettre au lecteur le mystère d’un lien protecteur susceptible de naître entre les générations passées et présentes.
S’il est vrai que « notre mémoire précède notre naissance47 », comme l’affirme Pierre Assouline dans un beau récit intime remontant sa généalogie séfarade, la prose d’Appanah semble tacitement souscrire à cette maxime. Tout en assumant l’histoire postérieure à sa venue au monde, l’auteure se voit confrontée à l’impossibilité d’y adhérer pleinement. De cette dualité naît une prose qui ne cesse de lui échapper, ayant le questionnement comme seul repère. Source et sujet de création, la mémoire familiale s’inscrit en contrepoint du destin des engagés indiens dans une métapoésie qui n’avance qu’à tâtons dans une dialectique infinie. Bien qu’il ne se fige jamais en aucune certitude sur la manière de s’approprier une expérience de déplacement nichée dans les plis de la postmémoire, le récit s’érige en discours crédible, authentique et cohérent sur la migration, sensibilisant aux mérites de celles et ceux ayant su faire de l’exil un lieu de résilience. Quoique centré sur une période distincte, il n’hésite pas pour autant à apporter une réflexion généralisée sur le thème de la migration et la dimension héroïque qui, de tout temps, lui est propre. Ainsi, en réactualisant les questions du passé, il s’avère un puissant régulateur des discours politique, social et médiatique unilatéralement dirigés vers les difficultés de gestion d’une réalité souvent qualifiée de phénomène de crise. En expérimentant une nouvelle forme d’écrire la migration, Appanah relève le défi ambitieux d’opposer aux imaginaires individuels et collectifs un contre-discours littéraire mettant en lumière le courage de celles et ceux ayant consenti à l’abandon (forcé ou volontaire). « Aucune frontière ne vous laisse passer sereinement. Elles blessent toutes48 » : à ces blessures endurées s’ajoute la nécessité de s’adapter à un nouveau monde au sein duquel les anciennes mœurs et croyances n’ont plus leur raison d’être. Grâce à son statut hybride situé entre biographie familiale, autobiographie et recherche documentaire, le récit de filiation peut, à juste titre, revendiquer le droit de se constituer en un lieu de réflexion stimulant sur tous les groupes de migrants qui, pour des raisons diverses, se sont vus ou se voient forcés à refaire leur vie ailleurs.
