Exil AfroQueer : le refuge de James Baldwin en France comme espace de réinvention littéraire et sociale

AfroQueer Exile: James Baldwin’s Refuge in France as a Space of Literary and Social Reinvention

DOI : 10.52497/sociopoetiques.2549

Résumés

Cet article explore l’expérience migratoire de James Baldwin à Paris à travers la sociopoétique des migrations, en analysant comment son exil, à la fois présent et hérité, a façonné sa perspective littéraire, sociale et identitaire. En tant qu’homme noir et queer, Baldwin trouve en France un espace de liberté où il peut interroger la race, la sexualité et l’oppression, à distance de la pression directe de la société nord-américaine. Cependant, sa migration ne se limite pas à un déplacement physique : elle constitue un exil intérieur, nourrissant une tension entre attachement et rejet des États-Unis. S’il voit la France comme un refuge littéraire, il n’en ignore pas le racisme structurel hérité du passé colonial. L’article montre comment Baldwin transforme les émotions de l’exil en moteur créatif et en outil critique face à la marginalisation.

This article explores James Baldwin’s migratory experience in Paris through the lens of the sociopoetics of migration, analyzing how his exile, both present and inherited, shaped his literary, social, and identity perspectives. As a Black and Queer man, Baldwin found in France a space of freedom where he could question race, sexuality, and oppression, distanced from the direct pressures of North American society. However, his migration was not merely a physical displacement; it also constituted an inner exile, fostering a constant tension between attachment and rejection of the United States. While he regarded France as a literary refuge, he did not idealize it, becoming aware of structural racism inherited from the country’s colonial past and developing a deep empathy for other migrant populations. The article examines how Baldwin transformed the emotions of exile – such as solitude, frustration, and nostalgia – into a creative force and a critical tool against marginalization.

Index

Mots-clés

Baldwin (James), AfroQueer, racisme, LGBTphobie, migration, exil, sociopoétique

Keywords

Baldwin (James), AfroQueer, racism, LGBTphobia, migration, exile, sociopoetics

Plan

Texte

Le bilan de mon odyssée
vers le palais de la sagesse
est décevant.
D’indispensables aptitudes me font défaut.
En outre, il me semble
avoir emporté d’inutiles bagages.
Je croyais avoir pris le nécessaire,
ou le peu que j’avais :
mais il y a toujours quelque chose qu’on oublie,
dont on n’était pas averti,
qu’on n’a pas entendu.
James Baldwin, Inventaire pour mes 52 ans1

Ces vers, composés par James Baldwin à l’âge de 52 ans, incarnent l’indissociable lien entre l’exil géographique et l’exil intérieur. Pour l’écrivain AfroQueer, quitter les États-Unis ne se résume pas à une migration physique : c’est aussi une traversée des frontières sociales, culturelles et psychologiques qui façonnent l’identité. Dans son œuvre, le déplacement spatial se double d’une quête existentielle, d’une remise en question des normes imposées. L’errance devient alors un motif récurrent, à la fois concret et symbolique, où se croisent l’intime, le personnel, le social et le politique. Chez Baldwin, écrire, c’est explorer cette dualité entre le particulier et l’universel. Son style, à la fois lyrique et incisif, révèle comment les blessures personnelles, la honte, le désir refoulé ou l’aliénation raciale, s’ancrent dans des structures de pouvoir plus vastes. Que ce soit dans La Conversion2, La Chambre de Giovanni3 ou Un Autre Pays4, les trois premiers romans de Baldwin, ses personnages incarnent cette tension entre plusieurs mondes, entre partir pour survivre ou se perdre dans l’assimilation ou le risque de mort et découvrir aussi que l’exil extérieur ne suffit pas toujours à apaiser les conflits intérieurs. Ainsi, l’œuvre baldwinienne ne se contente pas de décrire des parcours migratoires, elle fait de l’exil une condition universelle, une métaphore manifeste de la lutte pour exister pleinement, au-delà des normes hégémoniques et malgré des mécanismes de domination puissants.

Baldwin ne quitte pas les États-Unis en 1948, à l’âge de 24 ans, pour s’installer tranquillement en France, son départ répond à une urgence vitale, à un impératif existentiel. En tant qu’homme noir et queer dans un pays gangrené par le suprématisme et la ségrégation, il subit une double oppression, parce qu’il est directement marginalisé par le racisme et la LGBTphobie structurels. L’exil devient alors une issue nécessaire, une condition de survie psychologique, intellectuelle et même physique. Paris, la ville mythique ou mythifiée de liberté artistique pour de multiples artistes, notamment afro-américains, paraît lui offrir un espace de répit face à l’hostilité de son pays natal. Il y trouve, en tout cas, la distance nécessaire pour analyser les États-Unis d’Amérique avec une lucidité critique accrue et y écrit certains de ses textes les plus percutants où l’exil devient à la fois un motif narratif et un outil analytique. Tout au long de son œuvre, James Baldwin illustre à quel point le personnel est politique, une formule féministe emblématique qui pourrait ici être inversée en le politique est personnel, tant il inscrit les questions d’identité et d’oppression dans une dynamique à la fois collective et historique. Son écriture ne se limite pas aux romans, à la poésie ou aux pièces de théâtre ; il s’investit également dans l’essai et la chronique, où son autobiographie et son regard critique sur le monde occupent une place centrale.

Nous allons explorer l’expérience migratoire de James Baldwin sous l’angle de la sociopoétique des migrations, en analysant comment son exil a influencé sa perspective littéraire, sociale et identitaire. En quittant les États-Unis pour s’établir en France, Baldwin a pu réinventer sa voix littéraire tout en confrontant des thèmes de justice sociale propres à son pays d’origine. Nous verrons que la France a été certes un « refuge littéraire » pour Baldwin, un lieu où il pouvait repenser sa place dans le monde, libéré des contraintes raciales et sociales de la société nord-américaine, mais que néanmoins il n’idéalisait pas la France. Il a pris conscience du racisme inhérent à un pays marqué par son histoire coloniale, développant ainsi une fraternité avec les populations migrantes issues des anciennes colonies, avec lesquelles il a beaucoup socialisé. En fréquentant aussi d’autres artistes en exil à Paris, Baldwin a créé un espace de rencontre où se sont élaborés des dialogues sur la condition humaine, la migration et la place des communautés marginalisées dans le monde en résonance avec les thématiques de la sociopoétique des migrations.

Généalogie de l’exil : des migrations ancestrales présentes

Bien avant son exil parisien, James Baldwin portait déjà en lui les résonances intimes de la migration. Ses ascendants, fuyant le Sud ségrégationniste lors de la Grande Migration (1910-1970), avaient incarné cet élan vital de millions de personnes afro-américaines vers le Nord industriel en quête d’une vie meilleure du point de vue économique mais aussi en fuite des lynchages et des lois ségrégationnistes Jim Crow :

Sa mère n’avait qu’une vingtaine d’années lorsqu’elle avait quitté Deal Island dans son Maryland natal pour New York, peu avant la naissance de son fils, s’ajoutant au nombre de celles et ceux qui composaient cette foule de migrants noirs emplis d’espoir, à la recherche d’un avenir plus radieux5.

James Baldwin puise ainsi dans son histoire personnelle pour écrire La Conversion6, son premier roman, qu’il décrit comme « dans un certain sens autobiographique 7 ». Traduit à l’origine sous le titre Les Élus du Seigneur dans certaines éditions françaises8, l’histoire se passe à Harlem dans les années 1930, et le personnage principal est John Grimes, un adolescent de 14 ans, fils, comme Baldwin lui-même, d’un prédicateur tyrannique, qui affronte une crise spirituelle et identitaire lors de son initiation religieuse. Le roman explore aussi les traumatismes familiaux et notamment le poids de l’héritage de cette migration contrainte du Sud vers le Nord :

John avait lu ce que les Blancs faisaient aux gens de couleur ; comment, dans le Sud, d’où ses parents venaient, les Blancs détournaient une partie de leurs gages, les poussaient dans le feu, leur tiraient dessus – et leur faisaient des choses encore pires, ajoutait son père, qu’on ne pouvait raconter9

Le Nord est d’abord peint comme une terre promise offrant « davantage de chances aux gens de couleur et […] il fallait en profiter pour étudier dans une école du Nord et trouver un emploi plus intéressant que tout ce qu’on pourrait lui proposer dans le Sud10 ». Mais les espoirs vont vite se muer en désillusion :

Il n’y avait pas, finalement, une grande différence entre l’univers du Nord et celui du Sud qu’elle avait fui ; il n’y en avait qu’une : le Nord promettait plus. Et il y avait une similitude : ce qu’il promettait, il ne le donnait pas, et ce qu’il donnait d’une main, à contrecœur et après bien des tergiversations, il le reprenait de l’autre11

Nous verrons que, tout comme cette désillusion frappait ceux qui, aux États-Unis, espéraient trouver dans le Nord une échappatoire aux violences du Sud, Baldwin va lui aussi en faire l’expérience en Europe. S’il perçoit d’abord l’exil comme une opportunité de réinvention, un espace où il pourrait se libérer des carcans de la ségrégation et de l’hétéropatriarcat nord-américains, il se heurte rapidement aux limites du mythe européen de l’universalisme et de la liberté. Car si les formes qu’il prend varient, le racisme est un phénomène profondément enraciné, aux ramifications bien plus vastes que le seul contexte américain. Baldwin va ainsi inscrire son récit migratoire dans une généalogie plus ancienne encore que la Grande Migration, convoquant l’exil originel de ses ancêtres arrachés à l’Afrique par la traite transatlantique :

Je sais, en tout cas, que le moment le plus crucial de mon propre développement vint quand je fus obligé de reconnaître que j’étais une sorte de bâtard de l’Occident ; quand j’ai suivi le fil de mon passé, je ne me suis pas retrouvé en Europe mais en Afrique12.

Cette mémoire diasporique, marquée par la violence fondatrice de l’Esclavage, façonne sa vision d’une histoire fracturée, dans laquelle il peine à trouver sa place, que ce soit dans la culture occidentale, dont il donne des exemples comme « Shakespeare, Bach, Rembrandt, les pierres de Paris, la cathédrale de Chartres et l’Empire State Building 13», ou dans la culture africaine, qu’il semble étonnamment ignorer en la réduisant à la jungle ou à la tribu :

J’étais un intrus, ce n’était pas mon héritage. En même temps, je n’avais pas d’autre héritage dont je pouvais espérer disposer – j’étais certainement inapte à la jungle ou à la tribu. Il allait falloir que je m’approprie ces siècles blancs, il allait falloir que je les fasse miens – il allait falloir que j’accepte mon attitude particulière, ma place spéciale dans ce cadre – sinon, je n’aurais de place dans aucun cadre14

Dans le rapport à l’Afrique, l’environnement cosmopolite de Paris va lui offrir une perspective unique pour analyser les dynamiques raciales en dehors du contexte américain. Il aura l’opportunité de réfléchir aux différences culturelles, historiques et sociales qui existent entre les personnes issues de la diaspora africaine et afro-américaine et de saisir plus profondément son américanité. Bien que partageant une histoire de racisme et une origine commune, il met en lumière les écarts fondamentaux entre une migration contrainte et lointaine, celle de ses ancêtres réduits en esclavage, et une migration plus récente encore en contact avec le continent d’origine. Il explore ces tensions à travers son œuvre à partir de ses rencontres avec des intellectuels africains et antillais à Paris, notamment dans un de ses premiers articles écrits en 1950 dans la capitale, « The Negro in Paris15 ». Ces distinctions, qu’il essaye d’analyser avec la rigueur et l’acuité d’un sociologue, soulèvent des questions cruciales sur l’identité, l’exil et l’appartenance. Baldwin expérimente de se placer ici en observateur externe des dynamiques raciales, évitant soigneusement le « nous » inclusif pour privilégier l’apparence d’une analyse froide et méthodique. À travers cette posture davantage détachée, il paraît déconstruire les logiques de l’oppression, non comme un acteur impliqué, mais en anthropologue des rapports de pouvoir, démontrant leur caractère systémique et universel. Dans d’autres essais, il sera moins capable de réprimer l’élan poétique qui le traverse tout en conservant leur caractère universel.

En ce qui concerne les différences culturelles et historiques, Baldwin souligne que bien que partageant une ascendance africaine, les Afro-Américains et les Africains ont des expériences et des héritages distincts parce que les Afro-Américains portent le poids de l’histoire de l’esclavage et de la ségrégation aux États-Unis, tandis que les Africains à Paris sont surtout des étudiants ou des expatriés confrontés au poids du colonialisme européen :

À Paris, le statut du Noir africain, bien visible et plein de subtils inconvénients, est colonial ; et il mène ici la vie précaire et suspendue de quelqu’un qui a été récemment déraciné d’un coup. Son amertume ne ressemble pas à celle de son parent américain […]. Il a, pas si loin que ça, un pays natal, avec lequel sa relation, non moins que sa responsabilité, est d’une clarté bouleversante : son pays doit obtenir – ou doit saisir – sa liberté16.

Selon Baldwin, la différence d’expérience historique entre les deux communautés façonne leur rapport au passé et au déracinement, influençant ainsi leur manière d’appréhender le présent de manière profondément distincte :

L’Africain […] a subi privations, injustice, cruauté médiévale ; mais l’Africain n’a pas eu à subir l’aliénation complète de soi-même à son peuple, de soi-même à son passé. […] Et il n’a pas, sa vie durant, souffert pour être accepté dans une culture qui a déclaré que cheveux raides et peau blanche sont les seuls canons de beauté17

Ainsi, pour Baldwin, ce n’est pas seulement le genre d’oppressions subies qui distingue ces deux histoires, mais une déchirure de la conscience. Là où l’Africain conserve un ancrage identitaire malgré la violence coloniale, l’Afro-Américain incarne un être aliéné, dont l’exil intérieur, produit de l’esclavage et du rejet systémique, façonne une existence suspendue entre mémoire amputée et quête impossible de reconnaissance dans son pays :

Ils se font face, le Noir et l’Africain, par-dessus un abîme de trois cents ans – une aliénation trop vaste pour être comblée par la bonne volonté d’une soirée […]. Cette aliénation fait prendre conscience au Noir qu’il est un hybride. Pas seulement un hybride physique : dans chaque aspect de sa vie, il est une mémoire vivante du marché aux esclaves et de l’impact du happy end18.

Cependant, c’est précisément dans cette expérience d’aliénation que les Noirs américains vont trouver une confirmation paradoxale de leur identité américaine :

Peut-être se rend-il compte maintenant que c’est dans ce besoin de s’affirmer en relation à son passé qu’il est le plus américain ; que cette aliénation sans fond à lui-même et à son propre peuple est, en somme, l’expérience américaine19. 

Dès lors, Baldwin esquisse une métaphysique de la migration : le voyage vers le passé n’est pas une régression, mais une navigation où la quête identitaire devient acte de résurrection mémorielle. Ce douloureux périple est pour lui la clé d’une réconciliation à venir, tant individuelle que collective :

Ce que le temps apportera […], à la fin, est leur identité propre. C’est dans ce dangereux voyage et dans le même bateau que le Noir américain fera la paix avec lui-même et avec les milliers de sans-voix emportés avant lui20.

En confrontant l’héritage de la Grande Migration et l’aliénation diasporique née de l’esclavage, Baldwin transforme l’errance en arme littéraire. Son écriture devient ainsi un miroir des désillusions nord-américaines et une critique acerbe de l’universalisme européen, révélant l’exil comme un espace paradoxal de douleur et de libération. Dans ce dialogue entre l’Afrique et les États-Unis, il forge une identité hybride, assumant la condition de « bâtard de l’Occident ». Son périple douloureux dessine une cartographie de l’appartenance où la réconciliation avec soi passe par l’acceptation des ruptures ancestrales. Ainsi, l’exil devient un processus de réinvention identitaire, où Baldwin inscrit son expérience dans une généalogie de la migration, à la fois héritée et présente, montrant que c’est dans ce « dangereux voyage » qu’émerge à la fois une vérité individuelle et collective. Cette vérité n’aurait pas pu voir le jour sans la confrontation de Baldwin à la diaspora africaine à Paris, et, en somme, sans son propre exil des États-Unis.

L’exil comme nécessité existentielle et politique : une question d’identité, de vie ou de mort

James Baldwin évoque son exil à Paris à plusieurs reprises, tant dans ses écrits que dans des interviews. L’un de ses témoignages les plus marquants apparaît dans le documentaire Meeting The Man : James Baldwin in Paris, où l’auteur est filmé en 1971 dans les rues de Paris, en train de raconter son histoire. À la question du réalisateur Terence Dixon sur les circonstances de son arrivée dans la capitale française, Baldwin répond qu’il est venu le 11 novembre 1948 parce que c’était « une question de vie ou de mort ». Il précise que fuir son pays n’était pas simplement une démarche pour écrire un livre ou se découvrir soi-même, mais qu’il fallait être dans une situation de désespoir pour entreprendre un tel voyage avec seulement quarante dollars en poche. Il décrit une vie d’errance au cœur même de son exil et, avec du recul, avoue ne pas savoir comment il a survécu, en particulier en raison des difficultés économiques. Pour subvenir à ses besoins, il a dû vendre des vêtements, et même sa machine à écrire : « Je ne sais pas comment j’ai fait, j’ai simplement traversé les jours, l’un après l’autre, pendant quatre ans21. »

Cependant, le chemin menant à Paris a commencé bien plus tôt, sur les bancs de l’école secondaire, lorsqu’il fut repéré et guidé par le poète Countee Cullen, un intellectuel noir engagé dans le mouvement culturel de la « Renaissance de Harlem 22» qui devint son premier professeur de français :

Enseignant le français, Cullen donna à James ses premières lettres dans une langue qu’il parla couramment par la suite ; il fut aussi à l’origine de son envie de découvrir Paris. Il guida le jeune auteur dans ses écrits, l’inscrivant dans le club de littérature et l’invitant à publier ses récits et ses poèmes dans le journal du collège, le Douglass Pilot. À ses côtés, James raffina son style, qu’il perfectionnerait encore, quelques années plus tard, au lycée23

Ainsi, si l’exil parisien de Baldwin sera plus tard motivé par la nécessité de fuir le racisme et la LGBTphobie des États-Unis, le désir de Paris germait en lui depuis l’adolescence, nourri par les mots et les dialogues intérieurs avec la littérature. Ce n’est donc pas un hasard si Paris s’imposa à lui : Cullen avait semé, entre les lignes d’un poème ou d’une leçon de français, l’idée que la France était moins un lieu géographique qu’un territoire de l’imaginaire, où les Lettres et l’identité pourraient se réinventer. Dans son essai Égaux à Paris, Baldwin reviendra sur la fascination intellectuelle qu’il nourrissait pour la France, une fascination qui, comme nous le verrons ensuite, finira par se transformer en déception : « Je considérais les Français comme une race ancienne, intelligente et cultivée, ce qu’ils sont en effet24. »

Un autre lien entre la littérature et l’exil de James Baldwin en France réside dans l’influence de l’écrivain Richard Wright, l’un de ses mentors, dont le choix de s’installer à Paris exerça également une influence déterminante sur lui. Wright fut le premier à lui transmettre la conviction qu’un écrivain noir pouvait non seulement écrire des romans, mais aussi en vivre, tout en cultivant une écriture à laquelle Baldwin pouvait s’identifier, lui qui peinait encore à achever son premier roman :

Pourtant, lorsque, en 1940, le roman Un enfant du pays de Richard Wright fut publié pour la première fois, Baldwin eut une révélation : un auteur noir pouvait écrire un roman et vivre de ses droits. Il admirait le livre de Wright, y trouvant une prose et un récit qui ressemblaient à ce qu’il connaissait25.

Une fois arrivé à Paris, malgré les difficultés et les désillusions, Baldwin va découvrir une ambiance conviviale et un élan créatif qui caractérisaient la ville après la guerre. La capitale française, bien que marquée par des rationnements, vivait un renouveau animé par une quête de liberté qui attira de nombreux artistes. Le quartier de Saint-Germain-des-Prés, notamment, en fut l’épicentre, avec des lieux comme les Deux Magots et le Café de Flore devenus des foyers d’effervescence culturelle et intellectuelle, fréquentés par des figures françaises comme Jean-Paul Sartre, Simone de Beauvoir, Boris Vian ou Juliette Gréco. Les Américains, particulièrement les artistes noirs, venaient à Paris, comme Baldwin, pour fuir la ségrégation et les inégalités raciales des États-Unis. Les clubs et cafés du Quartier latin accueillaient des légendes du jazz comme Duke Ellington, Charlie Parker et Miles Davis, et des écrivains et peintres se mêlaient dans la ville, attirés par le renouveau culturel qu’elle offrait26. L’ambiance des cafés adoucissait les mauvaises conditions dans lesquelles Baldwin logeait. Dans Égaux à Paris, il raconte comment les cafés sont devenus ses refuges :

Dès que j’ai commencé à vivre dans les hôtels français, j’ai compris la nécessité des cafés français. Du coup, j’étais difficile à trouver, car dès que je sortais du lit, je m’emparais, plein d’espoir, d’un cahier et un stylo pour monter à l’étage du Flore27.

Les cafés, les clubs et les bars étaient des espaces où il pouvait non seulement écrire et discuter durant la journée, mais aussi, le soir venu, trouver une communauté queer, notamment à la Reine Blanche et au Fiacre. Ces bars, fréquentés par des personnes queers, ont joué un rôle clé dans l’affirmation de sa propre orientation affective/sexuelle28. Cette question va d’ailleurs être le sujet central de son deuxième roman La Chambre de Giovanni29 qui raconte l’exil de David, un Américain à Paris, luttant avec ses désirs pour Giovanni, lui-même un migrant italien. L’exil et la migration jouent un rôle central dans la construction des personnages et de leurs luttes internes. L’exil, à la fois physique et psychologique, y est un thème récurrent, notamment à travers David, un personnage qui fuit ses dilemmes intérieurs et ses désirs en s’installant à Paris. L’exil de David n’est pas seulement géographique, mais aussi existentiel, puisqu’il cherche à échapper à son identité, à sa sexualité et à la contrainte de la famille et de la société nord-américaine. Paris, bien que perçu comme un refuge de liberté, devient finalement un lieu de confrontation avec ses conflits intérieurs. La migration est aussi symbolique, représentant la quête de David pour s’émanciper d’une société qui ne lui permet pas de vivre son amour pour Giovanni, tout en étant lui-même pris au piège par ses propres peurs et préjugés intériorisés. Le roman aborde donc la migration comme une tentative de réinvention personnelle, mais aussi comme un processus qui expose les tensions entre la quête de liberté et les obstacles des réalités émotionnelles et sociales de l’individu. Baldwin montre avec justesse que l’exil ne garantit pas la transformation de soi. Même loin, David reste prisonnier de ce qu’il porte en lui. Il quitte un pays, mais ses conflits intérieurs le (pour)suivent.

Le roman s’inscrit ainsi dans la légende de Paris dont Baldwin parle dans Une question d’identité, faisant de la ville un espace mythifié :

Car Paris, selon sa légende, est la ville où tout le monde perd la tête et sa vertu, vit au moins une histoire d’amour, cesse pratiquement d’arriver où que ce soit à l’heure, et fait la nique aux puritains – la cité, en bref, où tous s’enivrent au bon vieil air de la liberté30.

Néanmoins, la légende « a ses limites 31», et dans ses écrits, qu’ils soient essais ou fictions, Paris apparaît toujours sous un prisme ambivalent. Entre la ville rêvée et la ville réelle, une tension s’installe, car les migrants et les exilés arrivent « en effet dans une ville n’existant que dans son esprit32 ». La confrontation avec la réalité, souvent synonyme de désillusion, mène alors au mal-être ou au départ : « C’est peut-être aussi pourquoi, quand la tension entre le réel et l’imaginaire devient insupportable, tant de gens passent par une sorte de dépression, ou prennent le premier bateau pour rentrer33. »

Baldwin va vivre en France l’une des expériences les plus difficiles de son existence lorsqu’il est incarcéré pendant quelques jours dans une prison française pour un fait mineur. Cet épisode va lui faire prendre conscience que le mal, symbolisé à la fin de son récit par le rire humiliant de ceux qui se croient supérieurs, et qu’il avait fuis aux États-Unis, est en réalité universel, immuable et qu’il le poursuivra partout :

Je l’avais entendu si souvent dans mon pays natal que j’avais résolu de trouver un endroit où je ne l’entendrais plus jamais. D’une façon profonde, noire, glaciale et libératrice, ma vie, à mes propres yeux, commença pendant cette première année en Paris, quand je me rendais compte que ce rire est universel, et que rien ne peut jamais l’étouffer34

L’exil de James Baldwin en France, bien qu’initialement perçu comme un refuge, s’avère être un espace ambivalent où se confrontent aspiration à la liberté et désillusion face aux persistances du racisme, de la LGBTphobie ou de la marginalisation. Son parcours illustre la complexité de la migration, qui ne se limite pas à une simple relocalisation géographique, mais engage une inespérée et profonde remise en question identitaire, culturelle et politique. En faisant de son exil une matière littéraire, Baldwin transforme la douleur du déracinement en un puissant outil d’analyse et de résistance, inscrivant ainsi son expérience personnelle dans une généalogie plus large des migrations AfroQueer.

Toutefois, loin de céder aux illusions d’une liberté totale, il saisit, à travers ses rencontres et ses épreuves, que l’exil ne garantit pas l’échappatoire tant espérée. Il révèle au contraire une autre forme de confrontation, celle d’un monde où l’oppression, sous diverses formes, demeure omniprésente et où l’identité, même en mouvement, reste façonnée par des structures de pouvoir profondément ancrées. Son parcours illustre finalement que l’exil, au-delà d’un destin individuel, est une « odyssée » universelle, traversant l’histoire et les frontières, et que c’est dans ce « dangereux voyage » que se joue, pour beaucoup, la quête d’une place dans le monde.

1 James Baldwin, Jimmy’s Blues. Poèmes, trad. Hubert Nyssen et Philippa Wehle, Arles, Actes Sud, 1985, p. 97.

2 James Baldwin, La Conversion (Go Tell It on the Mountain,1953), trad. Michèle Albaret-Maatsch, Paris, Éditions Rivages, 2017.

3 James Baldwin, La Chambre de Giovanni (Giovanni’s Room, 1956), trad. Élizabeth Guinsbourg, Paris, Éditions Rivages, 1997.

4 James Baldwin, Un autre pays (Another Country, 1962), trad. Jean Autret, Paris, Éditions Gallimard, 1996.

5 Yannick M. Blec, James Baldwin, Paris, Gallimard, 2024, Kindle ed., loc. 176-178.

6 James Baldwin, La Conversion, op. cit.

7 Interview télévisée à Pierre Desgraupes, le 3 avril 1957. [En ligne] URL : https://www.ina.fr/ina-eclaire-actu/video/i00016118/

8 James Baldwin, Les Élus du Seigneur, trad. Henri Hell et Maud Vidal, Paris, Éditions de La Table ronde, 1957.

9 James Baldwin, La Conversion, op. cit., p. 50.

10 Ibid., p. 241.

11 Ibid., p. 243-244.

12 James Baldwin, « Notes autobiographiques » in Chroniques d’un enfant du pays, trad. Marie Darrieussecq, Paris, Gallimard, coll. Folio, 2019, p. 32.

13 Ibid, p. 32.

14 Ibid., p. 32-33.

15 James Baldwin, « The Negro in Paris », in The Reporter, 1952. Document original [En ligne] URL : https://collections.library.yale.edu/catalog/

16 James Baldwin, « Rendez-vous sur la Seine : noir et brun se rencontrent », ibid., p. 189.

17 Ibid., p. 190-191.

18 Ibid., p. 191.

19 Ibid, p. 191.

20 Ibid., p. 192.

21 « I don’t know how I did, I got through one day to the next for four years. »

22 Avec la Grande Migration, Harlem devint le point de convergence pour de nombreux artistes et intellectuels noirs. C’est dans ce quartier qu’émergea

23 Ibid., loc. 377.

24 James Baldwin, « Égaux à Paris », in Chroniques d’un enfant du pays, op. cit., p. 213-214.

25 Yannick M. Blec, James Baldwin, op. cit., loc. 722-724.

26 Ibid., loc. 774.

27 James Baldwin, « Égaux à Paris » in Chroniques d’un enfant du pays, op. cit., p. 212.

28 Yannick M. Blec, James Baldwin, op. cit., loc. 797.

29 James Baldwin, La Chambre de Giovanni, op. cit.

30 James Baldwin, « Une question d’identité » in Chroniques d’un enfant du pays, op. cit., p. 197-198.

31 Ibid., p. 198.

32 Ibid., p. 197.

33 Ibid., p. 197.

34 James Baldwin, « Égaux à Paris » in Chroniques d’un enfant du pays, op. cit., p. 239.

Notes

1 James Baldwin, Jimmy’s Blues. Poèmes, trad. Hubert Nyssen et Philippa Wehle, Arles, Actes Sud, 1985, p. 97.

2 James Baldwin, La Conversion (Go Tell It on the Mountain,1953), trad. Michèle Albaret-Maatsch, Paris, Éditions Rivages, 2017.

3 James Baldwin, La Chambre de Giovanni (Giovanni’s Room, 1956), trad. Élizabeth Guinsbourg, Paris, Éditions Rivages, 1997.

4 James Baldwin, Un autre pays (Another Country, 1962), trad. Jean Autret, Paris, Éditions Gallimard, 1996.

5 Yannick M. Blec, James Baldwin, Paris, Gallimard, 2024, Kindle ed., loc. 176-178.

6 James Baldwin, La Conversion, op. cit.

7 Interview télévisée à Pierre Desgraupes, le 3 avril 1957. [En ligne] URL : https://www.ina.fr/ina-eclaire-actu/video/i00016118/james-baldwin-a-propos-de-son-livre-les-elus-du-seigneur

8 James Baldwin, Les Élus du Seigneur, trad. Henri Hell et Maud Vidal, Paris, Éditions de La Table ronde, 1957.

9 James Baldwin, La Conversion, op. cit., p. 50.

10 Ibid., p. 241.

11 Ibid., p. 243-244.

12 James Baldwin, « Notes autobiographiques » in Chroniques d’un enfant du pays, trad. Marie Darrieussecq, Paris, Gallimard, coll. Folio, 2019, p. 32.

13 Ibid, p. 32.

14 Ibid., p. 32-33.

15 James Baldwin, « The Negro in Paris », in The Reporter, 1952. Document original [En ligne] URL : https://collections.library.yale.edu/catalog/2110585. Publié d’abord en 1952 dans la revue The Reporter et après en 1955 dans une version remaniée avec le titre « Encounter on the Seine: Black Meets Brown/Rendez-vous sur la Seine : noir et brun se rencontrent » dans le recueil d’essais Notes of a Native Son. Traduction française : Chroniques d’un enfant du pays, op. cit.

16 James Baldwin, « Rendez-vous sur la Seine : noir et brun se rencontrent », ibid., p. 189.

17 Ibid., p. 190-191.

18 Ibid., p. 191.

19 Ibid, p. 191.

20 Ibid., p. 192.

21 « I don’t know how I did, I got through one day to the next for four years. »

22 Avec la Grande Migration, Harlem devint le point de convergence pour de nombreux artistes et intellectuels noirs. C’est dans ce quartier qu’émergea une nouvelle vision de l’identité afro-américaine, donnant naissance à un mouvement culturel qui sera ultérieurement désigné sous le nom de « Renaissance de Harlem ». Voir Yannick M. Blec, James Baldwin, op. cit., loc. 368.

23 Ibid., loc. 377.

24 James Baldwin, « Égaux à Paris », in Chroniques d’un enfant du pays, op. cit., p. 213-214.

25 Yannick M. Blec, James Baldwin, op. cit., loc. 722-724.

26 Ibid., loc. 774.

27 James Baldwin, « Égaux à Paris » in Chroniques d’un enfant du pays, op. cit., p. 212.

28 Yannick M. Blec, James Baldwin, op. cit., loc. 797.

29 James Baldwin, La Chambre de Giovanni, op. cit.

30 James Baldwin, « Une question d’identité » in Chroniques d’un enfant du pays, op. cit., p. 197-198.

31 Ibid., p. 198.

32 Ibid., p. 197.

33 Ibid., p. 197.

34 James Baldwin, « Égaux à Paris » in Chroniques d’un enfant du pays, op. cit., p. 239.

Citer cet article

Référence électronique

Luísa SEMEDO, « Exil AfroQueer : le refuge de James Baldwin en France comme espace de réinvention littéraire et sociale », Sociopoétiques [En ligne], 10 | 2025, mis en ligne le 01 décembre 2025, consulté le 17 décembre 2025. URL : http://revues-msh.uca.fr/sociopoetiques/index.php?id=2549

Auteur

Luísa SEMEDO

CREPAL, Université Sorbonne Nouvelle
QUIR RESEARCH HUB – CITCOM, Universidade de Lisboa

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