Poétique de la solidarité réprimée dans le théâtre français contemporain

Poetics of repressed solidarity in contemporary French theater

DOI : 10.52497/sociopoetiques.2567

Résumés

Cet article propose une analyse de deux textes de théâtre qui ont pour points communs d’une part d’être nés à la suite d’un engagement en faveur de l’aide aux personnes migrantes, et d’autre part d’aborder spécifiquement les notions de solidarité et de répression. Nous étudions la manière dont ces notions sont représentées : la solidarité de manière rétrospective sous forme témoignée, la répression au cœur du drame mais désamorcée par une hybridité poétique ou comique. Ainsi construites, ces œuvres invitent à une réflexion engagée sur les modes d’action de l’aide aux personnes migrantes.

This article offers an analysis of two theater texts which have in common, on the one hand, that they were born following a commitment to helping migrants, and on the other hand, that they specifically address the notions of solidarity and repression. We study the way in which these notions are represented: solidarity retrospectively in witnessed form, repression at the heart of the drama but defused by a poetic or comic hybridity. Constructed in this way, these works invite to formulate an engaged reflection on the modes of action of helping migrants.

Index

Mots-clés

théâtre militant, solidarité, répression, représentations sociales

Keywords

militant theater, solidarity, repression, social representations

Plan

Texte

Depuis au moins une vingtaine d’années, mais avec un intérêt en constante augmentation après la « crise migratoire » de 2015, les auteurices de théâtre français se sont emparé·es des thématiques de l’immigration et de l’exil. Il ne s’agit pas ici d’un théâtre de l’immigration1, mais d’écritures contemporaines sur les migrations à partir de points de vue multiples. Si certain·es auteurices écrivent à partir de leur expérience située de l’exil2, d’autres créent de toutes pièces des récits fictionnels3. Entre les deux, nombreux·ses sont celleux qui s’inspirent du réel et y font référence de manière plus ou moins implicite, en traitant de questions aussi variées que le sauvetage en Méditerranée, le passage des frontières franco-alpines ou franco-britanniques, la vie dans les camps, ou encore la notion de solidarité, à l’échelle individuelle, associative ou étatique.

Deux textes récents ont pour points communs d’une part d’être nés à la suite d’un engagement en faveur de l’aide aux personnes migrantes, d’autre part d’aborder, par leurs structure et écriture mêmes, le sujet des migrations du point de vue spécifique des questions de solidarité et de répression. Celle qui regarde le monde4 est une pièce d’Alexandra Badea, autrice roumaine installée en France. Sollicitée pour une commande d’écriture à destination de lycéen·nes, elle a choisi le thème de l’hospitalité aux personnes exilées après s’être personnellement impliquée dans une initiative solidaire pour des familles migrantes vivant dans la rue5. L’histoire est celle de Déa, une adolescente française qui fait la rencontre d’Enis, un adolescent en exil qu’elle aide à traverser la frontière franco-britannique. Grand Pays6 est une commande d’écriture à l’autrice Faustine Noguès par le collectif Le bleu d’Armand, dont les membres ont été engagé·es au sein de réseaux d’accueil de personnes migrantes7. Inspirée du procès de Cédric Herrou pour délit de solidarité en 2017, la pièce imagine le procès collectif de trois personnes, dont Xavier et Cataleya qui nous intéresseront ici, ayant aidé des migrant·es à traverser la frontière franco-italienne.

Les orientations thématiques et la construction formelle de ces deux pièces participent ensemble à construire une représentation spécifique des conditions d’accueil des personnes migrantes, dans laquelle entraide humaine et répression législative fonctionnent comme les deux faces d’une même pièce. Nous tenterons de comprendre comment le texte théâtral permet de développer une réflexion engagée sur la question de la solidarité avec les personnes migrantes.

Sur le plan thématique, deux questions semblent se croiser dans chacune des pièces : celle de la solidarité, qui suscite chez les personnages de nombreuses émotions positives mais aussi négatives ; et celle du droit, supposé déterminer froidement la légalité de cette entraide. La représentation des institutions policière et judiciaire, ainsi que de l’appareil médiatique dans Grand Pays, permet de mettre en débat ces questions, et inscrit les récits étudiés dans une volonté d’illustration de la réalité. Mais sur le plan formel, ce réalisme se trouve contaminé par une écriture poétique qui offre un contrepoint au discours législatif, et par un phénomène d’épicisation8, c’est-à-dire de présence de marqueurs épiques dans le drame, qui est à l’œuvre dans les deux textes. Ainsi, après avoir étudié successivement la représentation des formes de solidarité puis celle de la répression, nous analyserons l’apport de l’hybridité poétique, et parfois humoristique, dans l’engagement politique porté par les textes.

Deux récits de solidarité

Celle qui regarde le monde et Grand Pays sont avant tout deux histoires de solidarité. Dans le premier texte, celle-ci s’exprime sur un plan individuel, dans la relation entre Déa et Enis. Dans le second, elle est racontée sous le prisme politique du « délit de solidarité », reproché aux personnages par la justice. Déa, Xavier et Cataleya doivent rendre compte de leurs actes devant l’institution policière et judiciaire. Dans les deux cas, l’action de solidarité a déjà eu lieu quand s’ouvre la pièce.

Déa est questionnée par un commissaire. Xavier et Cataleya font face à « La Procureure » qui va juger leurs actions. S’ils sont accusé·es, les trois personnages sont donc également, d’un point de vue narratif, témoins : ce sont elleux qui racontent l’histoire. Les deux pièces suivent un schéma rhapsodique, théorisé par Jean-Pierre Sarrazac à la suite de Paul Ricœur9 :

Pour qu’un témoignage sincère et authentique parvienne jusqu’à nous – et cela, au théâtre comme dans la vie –, encore faut-il qu’un enchaînement se produise, qui ne soit brisé ni par l’oubli ni par la tromperie. Paul Ricœur a bien identifié les trois phases de la constitution du témoignage : 1. perception de la scène vécue ; 2. constitution et rétention du souvenir ; 3. présent déclaratif et narratif de la restitution des traits de l’événement… Transposer ce processus au théâtre, c’est en premier lieu introduire le « présent narratif » – et donc ce narrateur, ce conteur ou ce rhapsode, selon comment on voudra l’appeler – dans la représentation dramatique. Au lieu d’être, selon la loi sacro-sainte de la progression dramatique, une marche en avant vers la catastrophe, le drame se fait rétrospectif10.

De fait, les personnages reviennent sur une action passée, qu’iels restituent dans le temps du drame. Dans Celle qui regarde le monde, cette action nous est présentée sous une forme dramatique, par un jeu d’alternance temporelle de scène en scène. Les échanges au présent entre Déa et Enis sont antérieurs à ceux entre Déa et le commissaire, les seconds rapportant les premiers pour construire le récit. Dans un premier temps, Déa parle peu et c’est le commissaire qui revient sur les faits. Il endosse ainsi une posture de « narracteur », proche du rhapsode de Sarrazac, un personnage en tension entre la narration et l’action dramatique11 : « Tu l’as rencontré à une fête/ Il était seul dans la chambre d’amis/ Tu cherchais la cuisine et tu t’es perdue dans l’appartement/ Il lisait un livre […]12 ».

On trouve un autre type de rhapsode dans Grand Pays  : Monsieur Justice. L’entrée dans la pièce se fait à la manière d’un prologue, par un discours du personnage. Le récit à venir est exposé comme étant un exemple de son travail judiciaire, soulignant ainsi que l’angle principal de la pièce se construira dans une mise en abyme qui nous propose d’observer ce qui a mené à la situation exposée dans le prologue :

MONSIEUR JUSTICE : […] Pourquoi ça a fait scandale ? Ça, c’est une longue histoire… Je peux vous la raconter si vous voulez. Mais… On va avoir besoin de… trois prévenus. On peut avoir trois prévenus, s’il vous plait ?
(Suzanne, Xavier et Cataleya apparaissent13.)

Ainsi, bien que la forme dialoguée soit conservée, les deux drames offrent une large place à l’épicisation de leur récit, ce qui leur permet de s’éloigner de l’immédiateté de l’action pour s’intéresser aux affects des personnages.

Peu à peu, Déa commence à se confier face au commissaire comme Enis le fait avec elle. Cela commence par un écho entre les scènes 3 et 4. À la fin de la scène 3, Déa encourage Enis à « plonger dans [lui-]même14 » pour un voyage intime, une perspective qui effraie le jeune homme qui craint de « sombrer à l’intérieur15 » : toute son expérience de soi est teintée des angoisses et des traumatismes de l’exil, ici en particulier de la « traversée16 » de la mer qu’il évoquait juste auparavant. À la fin de la scène suivante, Déa, qui n’est pas dupe de l’attitude poétique du commissaire, lui fait la même proposition : « Est-ce que ça vous arrive de voyager à l’intérieur de vous-même de temps en temps17 ? »

Déa est une adolescente rêveuse, voire idéaliste, qui refuse d’abord de se confronter à la réalité : « On dirait un numéro de cirque » dit-elle à Enis lorsque celui-ci lui raconte son enfance. Mais à l’écoute du jeune homme, elle se laisse toucher par le réel, sans jamais renoncer à tenter de le conformer à ses valeurs.

Xavier et Cataleya sont également guidé·es par leurs valeurs, bien que celles-ci soient opposées : Cataleya est une militante engagée, Xavier est un homme d’extrême droite, qui conteste avoir aidé un jeune migrant à traverser la frontière : il souhaitait au contraire le déposer à la préfecture. Tous deux appuient leur défense par un vocabulaire aligné sur leurs valeurs respectives et les sentiments qui en découlent. Xavier voulait « juste être tranquille18 », Cataleya fait appel à la « dignité humaine19 ».

Chacun·e des personnages s’implique émotionnellement d’une manière unique dans le récit de ses actions, révélant à travers l’émotion la perspective de son engagement : Déa est guidée par son amitié avec Enis, tandis que Xavier et Cataleya se positionnent politiquement, faisant passer leurs émotions au second plan sans pouvoir cependant les ignorer complètement.

Malgré la force des idéaux des personnages, si leur action se situe dans le passé tandis que le temps du drame est dédié à la parole judiciaire, c’est pour souligner la supériorité de celle-ci par rapport à l’acte solidaire. Que ce soit par le commissaire ou par la Procureure, cet acte est jugé, et les personnages en sont accusé·es : il s’agit, du point de vue de la justice, d’un acte répréhensible, illégal. Si elles sont condamnées, Déa et Cataleya ne pourront reproduire leurs actions. Ainsi, la solidarité est présentée comme particulièrement précaire, car difficilement reproductible. L’acte solidaire a pour conséquence l’accusation judiciaire, et ce quels que soient les sentiments des personnages vis-à-vis de leur acte et leur propre représentation de la justice.

Mais la double temporalité des pièces ne fait pas que signaler cette précarité : elle invite surtout à en prendre conscience, en abordant la solidarité de manière indirecte par sa condamnation. Les autrices se détournent de l’acte solidaire, selon le sens que Jean-Pierre Sarrazac donne au détour dramatique : il est une alternative à la prise de recul qui consiste à faire un « pas de côté20 », une méthode qui intègre au théâtre une « conscience narrative21 ». Sarrazac lui oppose la stratégie du direct, notamment adoptée par le théâtre documentaire. À l’inverse, la parabole, forme caractérisée par le détour, invite à investir la réalité à partir de la fiction22. En opérant une rétrospection23 sur l’action de solidarité, permettant ainsi à leurs personnages de l’incarner émotionnellement et de la défendre idéologiquement face à une institution froide et implacable, les autrices en proposent une représentation qui la réécrit, dans l’objectif d’une défense de cette solidarité. C’est autour de la répression de celle-ci que se noue le drame.

Un drame noué autour de la répression

Les deux pièces donnent à lire les échanges entre les protagonistes et l’institution policière ou judiciaire, représentante de la loi, face à laquelle ils doivent justifier leurs actes. Dans chaque texte, ces scènes sont centrales. Elles montrent la réponse répressive apportée aux actions de solidarité, mais aussi la résistance idéologique, organisée par voix médiatique dans Grand Pays. Cette intrusion de l’institution dans la fiction ancre les pièces dans nos réalités sociales.

Dans Grand Pays, c’est l’institution judiciaire qui mène la pièce et en donne le rythme. Elle est incarnée par Monsieur Justice, auteur du Code civil, qui lui donne voix et corps, et qui fonctionne à la manière d’un Monsieur Loyal au cirque. En s’adressant au public dans les premières lignes du texte, Monsieur Justice brise le quatrième mur et présente le procès au cœur du drame comme un véritable spectacle qu’il se propose d’animer. Il fait entrer les accusé·es, puis les parties civiles, les avocat·es et enfin Madame la Procureure. C’est un tribunal presque complet qui se déploie, au sein duquel la justice se montre implacable, imposant des condamnations lourdes dont Monsieur Justice se réjouit : « C’est mon moment préféré. L’annonce de la décision […] Que justice soit faite24 ! » L’institution judiciaire est ainsi représentée comme toute puissante par rapport aux individus. Elle est celle qui décide du déroulement de l’action dramatique.

Le commissaire de Celle qui regarde le monde apparaît comme un être plus sensible et mesuré que Monsieur Justice, décrivant presque poétiquement les faits qui ont mené à l’arrestation de Déa. Il insiste à plusieurs reprises sur sa posture empathique, il dit agir « pour trouver la vérité sur cette histoire, pour [la] comprendre25 ». Contrairement à Monsieur Justice, il ne se réjouit pas de la situation et cherche à se montrer clément. À la fin de la pièce, il annonce à Déa l’abandon des charges contre elle, prenant sur lui la responsabilité de cette décision. S’il souligne qu’on ne peut « pas faire grand-chose » face à un système qui est « fait ainsi26 », il incarne cependant, sans le reconnaître, une opposition à l’institution. Il est le représentant de l’ordre, mais aussi un être humain capable de prononcer son propre jugement et de s’y fier. Il reconnaît implicitement que les idéaux de Déa sont plus puissants que la parole de la loi.

S’il est le vecteur de l’action dramatique, le procès de Grand Pays n’est pas le cœur du récit, mais plutôt un point de départ pour la confrontation entre idéaux et parole légale. Le procès se termine dès la deuxième scène, et la troisième, intitulée « Actions », montre l’organisation des personnages pour se défendre en appel. À cette fin, le drame quitte le tribunal pour s’emparer de l’appareil médiatique. Monsieur Justice s’efface momentanément. La spectacularisation du drame bascule dans une autre forme de mise en abyme. Xavier et Cataleya décident de faire appel à la force de l’opinion publique pour alerter sur leur jugement et déposer une question de constitution auprès du Conseil constitutionnel. Dans les scènes 4 et 5, iels s’expriment en vidéo sur Internet ou face aux caméras des journalistes. Le ou la lecteurice est ainsi placé·e dans la posture de l’internaute qui reçoit le discours des personnages. Celui-ci, qui n’est plus contaminé par les inserts juridiques des premières scènes, se déploie sur des questions idéologiques, comme lorsque Cataleya témoigne en se filmant :

J’ai compris qu’être une bonne citoyenne quand on vit près de la frontière italienne, ça veut dire traiter les gens différemment en fonction de leur couleur de peau, ne pas venir en aide, abandonner, laisser, fermer les yeux, devenir insensible, anesthésiée. La France veut m’anesthésier27.

Placé littéralement au cœur du drame (la scène 4 est centrale, et la citation ci-dessus à la moitié de l’ouvrage), ce discours apparaît clairement comme le propos réellement défendu par le texte. Cataleya exprime son refus de se laisser anesthésier et de renoncer à ses valeurs, mais elle invite en même temps le ou la lecteurice-internaute à s’engager dans le même refus. En situant l’action dans l’appareil médiatique par le recours à la mise en abyme, le texte offre à ses lecteurices un espace de réflexion active et les pousse ainsi à prendre position, à se situer idéologiquement en accord (ou non) avec les propos qu’iels reçoivent. Il propose ce que Muriel Plana qualifie d’enquête politique :

L’art dramatique ne tient donc pas un discours politique. Il est plutôt, en tant que discours artistique, le théâtre privilégié d’une enquête politique. En confrontant des éléments entre eux, en testant des questions et des réponses plurielles et contradictoires, il permet à l’auteur et au spectateur d’interroger, sur le plan éthique et philosophique, les finalités (justice ou injustice) de la politique elle-même28.

Cette invitation à s’interroger dépasse le cadre d’un simple jeu d’esprit, car Grand Pays, comme Celle qui regarde le monde, sont deux textes particulièrement ancrés dans le réel.

L’action de Grand Pays est située dans l’espace et dans le temps : « Vous avez été arrêtée le 2 mai 2016 à Tende dans le département des Alpes-Maritimes29 » récite Monsieur Justice à l’attention de Cataleya. Les personnages représentant la justice s’appuient par ailleurs sur la législation réelle : le Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile d’une part, les procédures s’appliquant à l’immigration à la frontière franco-italienne d’autre part. La Procureure décrit notamment la collaboration entre gendarmerie, police aux frontières et Aide Sociale à l’Enfance. Une inscription si précise dans le réel ouvre le doute quant aux actions relatées : ont-elles pu réellement advenir ? La quatrième de couverture fixe la limite entre fiction et réalité en précisant que le texte est « librement inspiré des procès de Cédric Herrou ». Il s’agit donc d’un théâtre documenté, qui s’appuie sur le réel en le fictionnalisant par le recours à des « effets-personnages30 » qui incarnent les divers points de vue présents dans la société.

Cette limite est également questionnable dans Celle qui regarde le monde : si les indices spatio-temporels sont plus faibles, c’est le récit des violences institutionnelles vécues par Enis qui frappe par la précision de son vocabulaire : il craint le « contrôle de papiers » car il n’est pas reconnu « mineur isolé », se méfie des « financements européens pour les centres de rétention au Soudan et en Érythrée31 ». Enis est un personnage de fiction, mais sa situation est bien réelle pour de nombreux·ses jeunes migrant·es en France. En s’appuyant ainsi sur des éléments concrets de la société, les deux textes s’inscrivent dans le théâtre politique tel que le définit Olivier Neveux : un théâtre « qui soutient, manifeste, entretient un souci, une inclinaison, un projet politique32 », ici de manière critique et frontale.

Cependant, face au réel, les pièces proposent des réponses empreintes de poésie et d’humour, qui servent autant à l’esquiver qu’à le dénoncer.

L’intrusion de la poésie et de l’humour

Les « effets-personnages » permettent de créer des figures marquantes, de l’insoumise Déa aux ridicules Sages du Conseil constitutionnel. La poésie, dans Celle qui regarde le monde, et l’humour, dans Grand Pays, dénotent à travers ces personnages deux visions différentes de l’espoir politique.

La réponse de Déa, qui refuse de laisser faire le système, l’inscrit dans une lignée d’héroïnes mythologiques. Son prénom, lui apprend Enis, signifie « celle qui regarde le monde33 ». À la fin du texte, le commissaire évoque également cette signification, reconnaissant par là le pouvoir du regard de Déa. Loin de ne faire qu’observer passivement ce qu’il se passe autour d’elle, Déa fait usage de l’acuité de son regard pour tenter de changer les choses et pour s’opposer au monde. À plusieurs reprises au cours de ses échanges avec le commissaire, elle verbalise son opposition, et maintient sa position en dépit et en parfaite connaissance des risques encourus. En cela, elle incarne une Antigone contemporaine, défiant comme son ancêtre la loi et son représentant au nom de ce qui lui semble juste :

Mais tu savais que c’était illégal d’aider quelqu’un à passer la frontière de cette manière…
Oui et alors ? Qui a fait cette loi ? Pas moi, pas nous. Le monde appartient à tout le monde, il doit y avoir une place pour tous34.

Le commissaire fera le choix de ne pas reproduire l’antique erreur de Créon et préférera laisser Déa repartir libre de sa garde à vue, après lui avoir rappelé « qu’un autre à [sa] place n’aurait pas pris tout ce temps pour [la] comprendre35 ». De l’acte d’insoumission d’Antigone à celui de Déa, les temps ont changé, et Alexandra Badea laisse ainsi éclore l’espoir d’une humanité plus compréhensive d’elle-même.

Cet espoir se dissémine, tout au long du texte, dans une écriture poétique qui vient adoucir les violences sociales et institutionnelles auxquelles font face les personnages. Enis, dans un premier temps du moins, a recours à des phrases métaphoriques pour évoquer les raisons de son exil : « les corps ont été avalés par la terre36 », confie-t-il à Déa. Le commissaire, de son côté, trahit sa sensibilité dans sa manière de dérouler les faits reprochés à Déa comme si c’était un poème :

Après un temps il t’a regardée aussi
Tout s’est joué dans ce premier regard
Sensation de rencontrer quelqu’un de proche
Quelqu’un qu’on a abandonné dans son enfance37 […]

En contaminant son propos par une forme poétique, le texte le fait vaciller dans sa posture d’autorité et remet celle-ci en question.

Marie Bernanoce définit la contagion de l’écriture théâtrale comme

une performativité […] qui conjoint approches éthique et esthétique. Cela donne naissance à une forme d’humour spécifique [qu’elle] nomme humour multicolore parce qu’il peut mêler des thématiques sombres à des éclats de rire plus ou moins colorés. La connotation négative du mot contagion rend alors compte de la part importante de noirceur dans cet humour multicolore38.

C’est précisément ce croisement entre éthique et esthétique par le biais de l’humour que propose Grand Pays en ayant recours à la ridiculisation de certaines situations ou personnages pour mieux les dénoncer. On peut mentionner la bêtise de Xavier, électeur du Front national, et qui répond « le Front national39 » à toutes les questions de son avocat, même quand il est évident que la réponse attendue n’est pas celle-là, déclenchant le rire par le comique de répétition. Mais le ridicule atteint son apogée à la fin de la pièce, lorsque les Sages du Conseil constitutionnel se réunissent pour trancher la question posée par Cataleya et Xavier.

Ici, le texte s’inscrit dans l’héritage du théâtre de l’absurde, en rompant avec le principe de vraisemblance qui l’avait caractérisé jusque-là. La scène est ubuesque, les quatre Sages représentés paraissant être des clowns échangeant un dialogue extrêmement comique, loin de la rigueur exigée par leur mission. Vêtus de leur « survêt » et leurs « Crocs roses avec des chaussettes40 », les Sages 1 à 4 (leur désignation numérique, en les privant d’identité propre, souligne l’insignifiance de leur position) tentent de mettre en scène l’article du Code dont ils doivent discuter, énoncé par énoncé, pour en tester la validité. Le Sage 4 incarne « quelqu’un qui a besoin d’une aide directe », et le Sage 3 « toute personne41 » lui fournissant cette aide, en transposant la scène dans une pharmacie. Le comique de situation s’étire à l’infini.

SAGE 4 : Poussez-moi jusqu’à ce rayon d’huiles végétales, [la roue de mon fauteuil] devrait se débloquer avec quelques gouttes de jojoba.
SAGE 1 : Bien.
SAGE 2 : « … l’entrée, la circulation ou le séjour… »
SAGE 1 : Facilitez-lui le séjour maintenant42.

Les Sages finissent par déclarer l’inconstitutionnalité des textes étudiés et par les raturer à l’aide de gros marqueurs dans une « cérémonie de raturage du Code43 ». Quelle autre décision prendre face à tant d’absurdité ?

Qu’il réside dans la déclamation poétique d’un commissaire ou dans les improbables tenues d’hommes politiques clownesques, l’absurde est utilisé par les deux autrices comme un outil politique pour dénoncer des situations bien plus sérieuses. En les poussant dans leurs retranchements sémantique et sémiotique, elles en mettent en lumière les incohérences et les injustices et invitent leur lectorat à en prendre conscience et à les questionner, sans cacher la réponse politique qu’elles-mêmes apportent à ce questionnement.

Les épilogues des textes révèlent cependant deux visions différentes de la solidarité réprimée. À travers son commissaire très humain, mais aussi une fin favorable pour Enis (qui a été refoulé d’Angleterre mais a pu s’installer et trouver le repos en Grèce), Alexandra Badea exprime l’espoir de l’apaisement, au moins à titre individuel. Elle offre à Déa et Enis la fin la plus heureuse qui puisse exister pour chacun·e d’elleux, sans renoncer au réalisme mais en faisant primer les émotions positives véhiculées par la poésie et l’amitié entre les personnages :

Je viendrai te voir
Viens, mais n’oublie pas tes rêves44

Au contraire, persistant dans une forme humoristique sombre, Faustine Noguès fait le choix d’une fin cynique. La dernière scène, intitulée « Happy end », est une sorte de conclusion qui n’est assumée par aucun personnage, et simplement présentée sous la forme d’une liste qui déroule les conséquences de la modification du Code. On s’aperçoit rapidement qu’il ne s’agit pas des conséquences qui ont pu avoir lieu dans notre réalité, mais de propositions de plus en plus farfelues. Le happy end en question est une résolution complètement fictive, absurdement optimiste et utopique, qui a pour but de creuser l’écart avec la fin réelle du procès dont s’inspire la pièce. La relaxe de Cédric Herrou et le débat autour du délit de solidarité n’ont finalement pas changé la situation des personnes migrantes à la frontière franco-italienne et des militant·es qui les aident. Grand Pays exprime donc, en même temps qu’une farouche volonté de faire bouger les choses, un manque d’espoir que seul le rire permet de ne pas faire sombrer dans le désespoir.

Conclusion

Ainsi, les deux textes déploient des stratégies complexes, différentes mais complémentaires, pour mener leur lectorat à une réflexion véritablement engagée, et mettre en débat non la légitimité de la solidarité, mais ses modes d’action et l’efficacité de ceux-ci vis-à-vis d’une répression institutionnelle sévère. La posture de témoin rhapsodique des personnages permet d’ancrer chacun des drames dans le réel et de représenter une diversité de points de vue. Pour autant, les autrices ne cachent pas leur engagement militant, en catégorisant ces personnages selon une perspective morale, entre les bons dont l’action est à soutenir, et les méchants qu’elles affaiblissent dans leur fonction voire moquent45.

Cet affaiblissement de la violence, qu’il passe par un absurde poétique ou ridicule, reste une ressource dramatique opérant une mise à distance nécessaire à la réflexion, mais qui n’occulte jamais la violence du réel. Cependant, comme le souligne une autre accusée dans Grand Pays : « Je pense que parfois on réfléchit mieux avec la fiction46. »

1 L’expression désigne spécifiquement un théâtre par et pour les personnes immigrées en France, développé dans la seconde moitié du xxe siècle, dans

2 C’est le cas de Brigitte Smadja dans Bleu, blanc, gris, Paris, L’école des loisirs, 2002.

3 Il s’agit pour l’essentiel de pièces dédiées au jeune public, qui mobilisent une stratégie de détour métaphorique pour éviter à l’enfant une

4 Alexandra Badea, À la trace. Celle qui regarde le monde, Montreuil, L’Arche, Scène ouverte », 2018.

5 Entretien mené avec Alexandra Badea le 24 juillet 2023.

6 Faustine Noguès, Grand Pays, Paris, Éditions L’Œil du prince, « Théâtre contemporain », 2022.

7 Entretien mené avec les membres du collectif le 8 juillet 2023.

8 Jean-Pierre Sarrazac, L’Avenir du drame, Paris, Circé, 1999.

9 Paul Ricœur, La Mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil, « L’Ordre philosophique », 2000, p. 201-208.

10 Jean-Pierre Sarrazac, « Le Témoin et le Rhapsode ou le Retour du conteur », Études théâtrales, 2011/2, no51-52, 2011, p. 11‑25 [En ligne] DOI :

11 Pier Giorgio Nosari, « I sentieri dei raccontatori di storie : ipotesi per una mappa del teatro di narrazione », Prove di Drammaturgia, anno X-1

12 Alexandra Badea, À la trace. Celle qui regarde le monde, op. cit. p. 65.

13 Faustine Noguès, Grand pays, Paris, Éditions L’Œil du prince, « Théâtre contemporain », 2022, p. 17.

14 Alexandra Badea, Celle qui regarde le monde, op. cit., p. 68.

15 Idem.

16 Idem.

17 Ibid., p. 69.

18 Faustine Noguès, Grand Pays, op. cit., p. 23.

19 Ibid., p. 27.

20 Jean Pierre Sarrazac, La Parabole ou l’Enfance du théâtre, Belval, Circé, « Penser le théâtre », 2002, p. 23.

21 Ibid., p. 26.

22 Ibid., p. 22.

23 André Petitjean, « L’Écriture théâtrale contemporaine », in Théâtre d’enfance et de jeunesse. De l’hybridité à l’hybridation, Isabelle De Peretti

24 Faustine Noguès, Grand Pays, op. cit., p. 45.

25 Alexandra Badea, Celle qui regarde le monde, op. cit., p. 72.

26 Ibid., p. 91.

27 Faustine Noguès, Grand Pays, op. cit., p. 60.

28 Muriel Plana, Théâtre et politique. Modèles et concepts, Paris, Orizons, « Universités/Comparaisons », 2014, p. 19.

29 Faustine Noguès, Grand pays, op. cit., p. 25.

30 Vincent Figureau, « Théâtre », Études, Tome 417 (10), 2012, p. 388-389.

31 Alexandra Badea, Celle qui regarde le monde, op. cit., p. 73.

32 Olivier Neveux, Contre le théâtre politique, Paris, La Fabrique éditions, 2019, p. 9.

33 Alexandra Badea, Celle qui regarde le monde, op. cit., p. 70.

34 Ibid., p. 86.

35 Ibid., p. 92.

36 Ibid., p. 67.

37 Ibid., p. 66.

38 Marie Bernanoce, Vers un théâtre contagieux, Montreuil-sous-Bois, Éditions théâtrales, « Répertoire critique du théâtre contemporain pour la

39 Faustine Noguès, Grand Pays, op. cit., p. 32-33.

40 Ibid., p. 95.

41 Ibid., p. 97.

42 Ibid., p. 102.

43 Ibid., p. 117.

44 Alexandra Badea, Celle qui regarde le monde, op. cit., p. 93. Le texte ne fait pas apparaître les indications de personnages, mais la première

45 Seul Xavier, l’électeur raciste accusé d’aide aux migrants, fait vaciller la frontière entre le bien et le mal, mais son personnage reste avant

46 Faustine Noguès, Grand Pays, op. cit., p. 42.

Notes

1 L’expression désigne spécifiquement un théâtre par et pour les personnes immigrées en France, développé dans la seconde moitié du xxe siècle, dans un cadre populaire et ouvrier. Voir Samir Hadj Belgacem, « Le théâtre au service de la cause immigrée (1970-1990) », Plein droit, 2016/2, no109, 2016, p. 36‑40 [En ligne] DOI : https://doi.org/10.3917/pld.109.0036.

2 C’est le cas de Brigitte Smadja dans Bleu, blanc, gris, Paris, L’école des loisirs, 2002.

3 Il s’agit pour l’essentiel de pièces dédiées au jeune public, qui mobilisent une stratégie de détour métaphorique pour éviter à l’enfant une confrontation trop vive avec le réel.

4 Alexandra Badea, À la trace. Celle qui regarde le monde, Montreuil, L’Arche, Scène ouverte », 2018.

5 Entretien mené avec Alexandra Badea le 24 juillet 2023.

6 Faustine Noguès, Grand Pays, Paris, Éditions L’Œil du prince, « Théâtre contemporain », 2022.

7 Entretien mené avec les membres du collectif le 8 juillet 2023.

8 Jean-Pierre Sarrazac, L’Avenir du drame, Paris, Circé, 1999.

9 Paul Ricœur, La Mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil, « L’Ordre philosophique », 2000, p. 201-208.

10 Jean-Pierre Sarrazac, « Le Témoin et le Rhapsode ou le Retour du conteur », Études théâtrales, 2011/2, no51-52, 2011, p. 11‑25 [En ligne] DOI : https://doi.org/10.3917/etth.051.0011.

11 Pier Giorgio Nosari, « I sentieri dei raccontatori di storie : ipotesi per una mappa del teatro di narrazione », Prove di Drammaturgia, anno X-1, 2004, p. 13.

12 Alexandra Badea, À la trace. Celle qui regarde le monde, op. cit. p. 65.

13 Faustine Noguès, Grand pays, Paris, Éditions L’Œil du prince, « Théâtre contemporain », 2022, p. 17.

14 Alexandra Badea, Celle qui regarde le monde, op. cit., p. 68.

15 Idem.

16 Idem.

17 Ibid., p. 69.

18 Faustine Noguès, Grand Pays, op. cit., p. 23.

19 Ibid., p. 27.

20 Jean Pierre Sarrazac, La Parabole ou l’Enfance du théâtre, Belval, Circé, « Penser le théâtre », 2002, p. 23.

21 Ibid., p. 26.

22 Ibid., p. 22.

23 André Petitjean, « L’Écriture théâtrale contemporaine », in Théâtre d’enfance et de jeunesse. De l’hybridité à l’hybridation, Isabelle De Peretti et Béatrice Ferrier (dir.), Arras, Artois Presses Université, 2016, p. 82 [En ligne] DOI : https://doi.org/10.4000/books.apu.11383.

24 Faustine Noguès, Grand Pays, op. cit., p. 45.

25 Alexandra Badea, Celle qui regarde le monde, op. cit., p. 72.

26 Ibid., p. 91.

27 Faustine Noguès, Grand Pays, op. cit., p. 60.

28 Muriel Plana, Théâtre et politique. Modèles et concepts, Paris, Orizons, « Universités/Comparaisons », 2014, p. 19.

29 Faustine Noguès, Grand pays, op. cit., p. 25.

30 Vincent Figureau, « Théâtre », Études, Tome 417 (10), 2012, p. 388-389.

31 Alexandra Badea, Celle qui regarde le monde, op. cit., p. 73.

32 Olivier Neveux, Contre le théâtre politique, Paris, La Fabrique éditions, 2019, p. 9.

33 Alexandra Badea, Celle qui regarde le monde, op. cit., p. 70.

34 Ibid., p. 86.

35 Ibid., p. 92.

36 Ibid., p. 67.

37 Ibid., p. 66.

38 Marie Bernanoce, Vers un théâtre contagieux, Montreuil-sous-Bois, Éditions théâtrales, « Répertoire critique du théâtre contemporain pour la jeunesse », 2012, vol. 2/2, p. 22.

39 Faustine Noguès, Grand Pays, op. cit., p. 32-33.

40 Ibid., p. 95.

41 Ibid., p. 97.

42 Ibid., p. 102.

43 Ibid., p. 117.

44 Alexandra Badea, Celle qui regarde le monde, op. cit., p. 93. Le texte ne fait pas apparaître les indications de personnages, mais la première réplique est attribuée à Déa et la seconde à Enis.

45 Seul Xavier, l’électeur raciste accusé d’aide aux migrants, fait vaciller la frontière entre le bien et le mal, mais son personnage reste avant tout un ressort comique.

46 Faustine Noguès, Grand Pays, op. cit., p. 42.

Citer cet article

Référence électronique

Charly ANDRÉ GUIBAUD, « Poétique de la solidarité réprimée dans le théâtre français contemporain », Sociopoétiques [En ligne], 10 | 2025, mis en ligne le 21 novembre 2025, consulté le 17 décembre 2025. URL : http://revues-msh.uca.fr/sociopoetiques/index.php?id=2567

Auteur

Charly ANDRÉ GUIBAUD

ICTT, Avignon Université

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