La baignade nocturne constitue un topos littéraire et pictural généralement associé à la nudité et à la transgression des règles sociales diurnes. Le « bain de minuit » est à ce point ancré dans les représentations collectives qu’il a inspiré et donné son nom à des gammes de cosmétiques, convoquant un imaginaire sensuel et lointain. Sur le site Internet de la marque Equatoria, on lit par exemple : « Au Pays du Pain de Sucre, la Brume de Soin Bain de Minuit à Ipanema célèbre le culte de la beauté avec des notes parfumées joyeuses irrésistiblement séduisantes. Cette eau parfumée est un séduisant bain de vitalité1 ». Avant que ne s’opère la récupération par le marketing, le bain nocturne s’affichait déjà en août 1929 en couverture du magazine illustré La Vie parisienne, offrant au regard du lecteur, souvent masculin depuis l’inflexion grivoise de la publication à partir de la fin du xixe siècle2, un corps féminin découpé de profil en ombre chinoise sur fond de clair de lune, dans un maillot de bain moulant donnant à voir un corps galbé aux formes suggestives3.
Plus récemment, en 2017, l’artiste plasticien britannique Luke Jerram (né en 1974) a offert aux nageurs de la piscine Saint-Georges de Rennes l’expérience d’une baignade au clair de lune, grâce à son installation « Museum of the Moon », un astre géant placé en surplomb du bassin. Cette lune de sept mètres de diamètre a été gonflée à l’hélium et éclairée de l’intérieur. Sa surface reproduit avec une grande précision des détails issus d’images provenant de la NASA. Avec une échelle approximative de 1:500 000, chaque centimètre de la sculpture sphérique de Jerram représente 5 km de la surface lunaire.
Figure 2 : Lune de 7 m de diamètre réalisée par Luke Jerram et suspendue en 2017 à la piscine Saint-Georges de Rennes.
Photographie prise par FarceRéjeanne, via Wikimedia Commons, CC BY-SA 4.0
La baignade diurne est régie par des règles, surtout en cas de baignade surveillée à l’intérieur d’un périmètre délimité : il est souvent interdit de plonger, de courir ou de consommer de la nourriture à proximité d’un bassin. Plusieurs codes, notamment vestimentaires, sont à respecter, empêchant de se baigner nu sauf en cas de règlementation spécifique à des lieux de pratique naturiste. À rebours, la nuit offre un espace moins exposé aux regards voyeuristes et permet au baigneur qui le souhaite d’entrer en communion avec la nature et les éléments.
Dans cet article nous allons tout d’abord nous pencher sur la fascination conjointe que nourrissent les artistes pour l’eau et la nuit, afin d’analyser dans un deuxième temps la tentation transgressive que constitue plus spécifiquement la baignade nocturne et les bénéfices que cette dernière peut procurer, notamment parce qu’elle permet d’affranchir les baigneurs d’un regard normatif. Mais si ce moment procure un plaisir lié à la solitude, à l’exclusivité de la jouissance du lieu ou au frisson de l’effraction dans un espace prohibé, il peut aussi receler des dangers et des pièges qui peuvent transformer une pratique libératrice en une expérience mortifère dont témoignent plusieurs films issus du cinéma de genre.
La fascination pour les eaux nocturnes
Dans Les Yeux de la Nuit. Essai sur le romantisme allemand4, Alain Montandon retrace les origines allemandes du goût romantique pour la nuit, qui s’est ensuite diffusé, à l’échelle européenne, tant chez les musiciens dans leurs sonates au clair de lune que chez les peintres (Caspar David Friedrich, Joseph Vernet puis dans leur sillage Vincent Van Gogh) et chez les écrivains (par exemple Novalis et Hoffmann). La fascination nocturne s’exprime alors en réaction à la clarté prônée par la philosophie des Lumières (Aufklärung), à une époque où, parallèlement, l’éclairage urbain nocturne se développe, provoquant peu à peu a contrario un regain d’intérêt pour la nuit, perçue comme un espace de repos, une phase de rêve et de plus grande réceptivité au monde5. Loin de la nuit citadine, qui éblouit et épuise avec ses divertissements et son volume sonore, les artistes romantiques privilégient des décors naturels dans lesquels l’eau joue un rôle important, qu’il s’agisse du littoral ou de lacs. Car la nature même de l’élément aquatique en fait une matière particulièrement intéressante pour les artistes, en raison des défis que pose l’eau en termes de technique, du fait de ses reflets sous la lune ou du mouvement de la houle.
Mais la nuit n’évoque pas seulement le calme d’un paysage contemplé, elle constitue parfois un moment de tentation générateur d’excitation : « Les astres de la nuit prédisposent à la méditation […] comme à la satisfaction des passions6 ». Dans la tradition orphique, Eros naît de la nuit. Et en effet le bain nocturne est particulièrement propice au dévoilement des corps grâce à la discrétion permise par la pénombre, et donc pourvoyeur d’érotisme. L’histoire de l’art s’en est là aussi fait l’écho comme en témoignent les nombreuses toiles représentant, certes pas exclusivement mais majoritairement, des corps féminins dénudés.
L’expression anglaise correspondant au « bain de minuit », skinny dipping, confirme bien que l’immersion nocturne doit s’effectuer sans la charge vestimentaire diurne, dans une démarche de communion avec l’élément aquatique qui n’est pas sans rappeler le motif de la Vénus anadyomène7, c’est-à-dire de la déesse sortant des flots, telle que l’a représentée Sandro Boticelli bien sûr, mais aussi Ingres ou Théodore Chasseriau. Opter pour la nudité et se laisser aller à une sensualité qui serait inavouable en plein jour n’est toutefois pas la seule transgression qu’accomplissent les baigneurs nocturnes.
Transgressions
Se baigner de nuit traduit un goût pour l’interdit, voire pour l’effraction quand il s’agit d’une piscine privée ou d’un équipement public clos. Mais les motivations pour le faire peuvent être multiples. Parfois d’apparence légère, par exemple faire la fête (Occupy the Pool, de Seob Kim Boninsegni, 2015, 74’) ou rajeunir pour les seniors de Cocoon (Ron Howard, 1985, 113’), elles peuvent dans d’autres cas relever d’une nécessité plus impérieuse ou existentielle : s’entraîner à la natation artistique loin des railleries et de la grossophobie diurne (Les baleines ne savent pas nager, de Matthieu Ruyssen, 2020, 21’), offrir à sa mère malade le plaisir d’une ultime baignade (My mother is a fish, de Jeff Rutherford, 2019, 13’), ou tenter de faire son deuil, comme le personnage principal de Trois couleurs, Bleu, interprété par Juliette Binoche, dans le premier volet de la trilogie de Krzysztof Kieslowski, sorti en 1993. Après la mort de son mari Patrice, un grand compositeur, et de leur fille Anna dans un accident de voiture, Julie commence une nouvelle vie, anonyme et indépendante. Elle se rend à la piscine, de nuit, pour y nager. L’eau nocturne revêt ici une dimension cathartique. Si Julie songe tout d’abord à s’y noyer, elle renonce et commence à enchaîner les longueurs pour s’épuiser et ne plus penser à sa douleur.
Plusieurs films mettent d’autre part en scène des adolescents qui se retrouvent la nuit dans une piscine afin de se lancer un défi risqué qui, la plupart du temps, tourne mal. Car c’est bien à ses risques et périls qu’on brave l’interdit aquatique. Dans le court-métrage de Thomas Hefferon, The Pool (2010, 11’48), trois adolescents s’introduisent un soir dans la piscine de leur école afin d’organiser un concours d’apnée entre garçons. Mais au fur et à mesure que la soirée avance, Charlie commence à se moquer de Sam et de son surpoids. Après l’arrivée de la jeune Katie, qui leur plaît à tous, les tensions commencent à s’intensifier8. Même jeu dangereux dans Buzzkill, un court-métrage de Kathy Mitrani (2020, 11’), dans lequel une jeune fille tente désespérément de s'intégrer à un groupe d’adolescents du sud de la Floride9. Preuve s’il en fallait que l’attrait des jeunes pour l’interdit du bain nocturne est une tendance internationalement répandue, citons encore Beckenrand, de Michael Koch (2006, 20’). Dans ce court-métrage germano-suisse, un groupe d’adolescents s’oppose, dans la chaleur et le microcosme d’une piscine estivale, à un maître-nageur qu’ils soupçonnent de voyeurisme et qu’ils décident de provoquer, enclenchant une spirale funeste : lorsque l’employé constate que la piscine dont il est en charge a été remplie de mousse, il effectue une vidange et vide complètement le bassin, ce que les adolescents ignorent quand il s’élancent en chahutant la nuit suivante depuis la plus haute plateforme du plongeoir, pensant atterrir dans la mousse10... Dans son court-métrage Night Swim (2019), Victoria Rivera met en scène trois adolescentes qui pénètrent par effraction de nuit dans une piscine. Lorsque des intrus s’invitent, l’amitié des trois jeunes filles se trouve mise à l’épreuve et l’une d’elles, victime d’un viol, en fera douloureusement et durablement les frais11.
Mais en dépit des risques liés au mépris du règlement, se baigner de nuit peut aussi permettre de transgresser avec moins de pression les prescriptions normatives de la société, en matière d’identité de genre notamment, et de s’en affranchir. Dans le court-métrage Swim, de Mari Walker (2017, 10’), une jeune fille transgenre enfile un maillot de bain composé d’une seule pièce et découvre la liberté d’être enfin elle-même à l’occasion d’un bain de minuit secret, tandis que l’été touche à sa fin12. La piscine devient ici un lieu d’introspection et d’expérimentation qui marque une étape importante dans la construction de l’identité choisie. La réalisatrice Mari Walker dit s’être inspirée d’un souvenir personnel survenu dans une piscine lorsqu’elle était plus jeune :
Swim est basé sur une expérience autobiographique. Lorsque j’étais adolescente, j’ai volé le maillot de bain de ma mère et je suis allée prendre un bain de minuit en cachette. Des années plus tard, après ma transition, alors que je me rendais à Washington depuis la Californie je me suis retrouvée coincée dans une chambre d’hôtel particulièrement miteuse où l’air conditionné était en panne. Je me suis réveillée au milieu de la nuit, trempée de sueur, et j’ai regardé la piscine de l’hôtel avec envie. Je me suis soudain rendu compte que je n’avais pas nagé depuis ma transition, alors que j’adorais le faire quand j’étais jeune. Le souvenir du vol du maillot de bain de ma mère a refait surface. […] La nuit où je suis allé nager a été l’un des rares moments de mon enfance où je me suis senti vraiment libre. La liberté prend de nombreuses formes, mais pour moi, nager en cette nuit d’été est devenu le symbole de ce qui pourrait advenir si je sautais le pas13.
Le spot publicitaire de 2018 pour le parfum Bleu de Chanel, réalisé par Steve McQueen, met en scène l’acteur Gaspard Ulliel suivant, jusque dans une piscine située sur le toit d’un immeuble de Bangkok, une belle femme mystérieuse, jouée par le mannequin allemand Nur Hellmann. Tous deux s’observent d’abord de loin puis l’homme quitte la réunion à laquelle il assistait pour la retrouver au plus vite, au son de la chanson « Starman », de David Bowie. On pourrait interpréter cette baignade sous les étoiles comme la prise de conscience d’un business man qui réalise soudain, à la faveur d’un plongeon vivifiant, combien sa vie de bureau est aliénante.
Si la baignade nocturne se révèle, comme dans ces exemples, libératrice, elle peut aussi être source d’effroi et constitue de ce fait un ressort prisé des films de genre.
Frissons et dangers
Le baigneur nocturne, du fait qu’il est partiellement ou totalement dénudé, se trouve en effet vulnérable. Attaqué par des forces occultes, il risque la noyade et peine à lutter comme il pourrait le faire sur la terre ferme. Et contrairement à ce que l’on pourrait croire, les piscines, du fait de leur caractère clos et sans échappatoire, exposent tout autant voire plus au danger que la baignade en milieu naturel14.
La scène de piscine de Cat People (La Féline) du réalisateur franco-américain Jacques Tourneur (1942) en constitue l’exemple le plus emblématique. Dans ce long-métrage au budget contraint, Alice se baigne de nuit dans une piscine située en sous-sol. L’atmosphère devient rapidement oppressante dans le huis-clos d’un bassin où l’on entend, hors-champ, les cris terrifiants et menaçants d’un animal qu’on devine être une panthère, sans que l’on sache avec certitude s’il s’agit d’hallucinations acoustiques ou d’un danger bien réel. Lorsqu’elle sort de la piscine, Alice retrouve son peignoir de bain lacéré, signature d’un grand félin, sans toutefois que le spectateur ait pu apercevoir l’animal15. Autre classique du cinéma de genre, Shivers, le premier long-métrage du réalisateur canadien David Cronenberg, sorti en 1975. L’argument est le suivant : un jeune couple visite un ensemble immobilier qui se révèle très particulier. Un médecin nommé Emil Hobbes tente des expériences avec un parasite très contagieux. Et chaque personne qui le contracte se transforme en maniaque sexuel. Or le parasite s’échappe et le cauchemar commence. Le film s’achève sur une scène orgiaque nocturne dans la piscine de la résidence, au cours de laquelle Roger St. Luc, un médecin qui tentait de stopper la propagation de l’épidémie, se trouve à son tour infecté.
En 2011, Jérémie Perrin, récemment salué par la critique pour son long-métrage Mars Express, a réalisé une vidéo musicale accompagnant le morceau Fantasy de DyE (Juan de Guillebon, Tigersushirecords)16. Un groupe de lycéens s’introduit dans la piscine locale avec l’intention de boire des bières et de faire une séance de nage nocturne, dans un climat de romance et de transgression. Mais la baignade tourne rapidement au cauchemar sanglant. En raison de son caractère érotico-horrifique, la vidéo est d’ailleurs déconseillée à un public non averti. Comme chez Jacques Tourneur, on ne sait pas s’il s’agit de la réalité ou d’un fantasme, ce que suggère le titre du morceau.
Parmi les productions actuelles et dans lesquelles les piscines, sources de loisir et d’amusement diurnes, se transforment en piège mortel une fois la nuit tombée, on peut citer 12 feet deep, un thriller horrifique américain de Matt Eskandari, sorti en 2017 (spectateurs claustrophobes, abstenez-vous !). Bree va nager dans la piscine d’un centre aquatique où la rejoint sa sœur, Jonna, une toxicomane en voie de guérison et qui est abstinente depuis trois mois. Le directeur de la piscine demande ensuite aux clients de partir car la piscine ferme pour quelques jours. En rangeant ses affaires, Bree s’aperçoit que sa bague de fiançailles a disparu. Jonna la voit, coincée dans la grille métallique au fond de la piscine et toutes deux plongent pour la récupérer. Mais après un rapide coup d’œil, le directeur, ignorant que les femmes sont au fond de l’eau, enclenche le volet qui recouvre le bassin et s’en va. Terrifiées, les deux sœurs tentent en vain de pousser la bâche vers le haut ou de la percer. Jonna avoue à sa sœur que c’est elle qui a jeté la bague dans la piscine par jalousie envers elle et sa vie rangée. Bree révèle alors qu’elle est diabétique et qu’elle a besoin d’insuline sous peine de tomber dans un coma diabétique. Tous les ingrédients sont donc réunis dans l’intrigue pour faire grimper la tension : le huis-clos, la fratrie fragilisée par des révélations embarrassantes et l’imminence d’un danger mortel. La terreur est ici générée par un simple mécanisme, sans aileron ni tentacules, mais néanmoins implacable.
En 2024, le film d’horreur Night Swim de Bryce McGuire reprend le motif de la funeste baignade nocturne, mais sans grande originalité scénaristique. Peu après avoir emménagé dans leur nouvelle demeure, un ancien joueur de baseball atteint d’une maladie dégénérative et sa famille découvrent que leur piscine, construite sur une ancienne source, est habitée par une force maléfique. Alors que le père de famille se régénère au contact de l’eau et semble récupérer sa force perdue, son épouse Eve, leur fille Izzy et leur fils Elliott sont témoins de phénomènes de plus en plus effrayants à chaque fois qu’ils se baignent, surtout de nuit. Ils ignorent encore que quelques décennies plus tôt, une fillette s’est noyée dans la même piscine. Mais le spectateur identifie rapidement des références à des classiques du film d’horreur aquatique, tels que La créature du marais (Swamp Thing) de Wes Craven (1982) ou Abyss de James Cameron (1989), face auquel Night Swim ne tient pas longtemps la comparaison17. Il s’inscrit toutefois dans la longue série de films qui contribuent à conférer à la baignade nocturne une image sulfureuse, que l’actualité vient parfois étayer, rejoignant la fiction18.
L’exploration du corpus cinématographique sélectionné dans cet article prouve que la baignade nocturne ne correspond pas toujours à la partie de plaisir ni à la promesse de régénération et de calme suggérée par les peintres du xixe siècle. Si se baigner de nuit permet parfois l’épanouissement à l’abri des regards et des jugements de la société, comme dans Swim, de Mari Walker, c’est aussi souvent une pratique qui expose à des périls physiques ou psychologiques que semble toutefois ignorer le marketing pour les cosmétiques ou les maillots de bain19. Ou peut-être ces derniers misent-ils au contraire stratégiquement sur cette ambivalence, sur le goût pour le frisson et l’interdit, pour une transgression calculée et commercialement attractive. Pour ceux chez qui cet article a pu réveiller des angoisses d’agressions subaquatiques et de noyades, sachez que d’autres représentations de la baignade nocturne existent, à destination de la jeunesse notamment. Dans son album Rendez-vous à la piscine, Jean-Baptiste Drouot (Hélium, 2023) renoue avec la dimension joyeuse et festive du bain nocturne collectif : personne ne soupçonne que la nuit, quand sa famille est endormie, c’est au tour de Kapok le chien de s’amuser ! Page après page, ses amis débarquent successivement pour faire la fête dans un réjouissant tumulte musical et chorégraphique.
Épisode festif, moment d’épanouissement vers la (con)quête de soi ou prélude à un déchaînement de forces hostiles ou occultes, la baignade nocturne est donc investie de plusieurs tonalités et prolongements, qui coexisteront sans s’exclure tant que la nuit restera le temps privilégié des artistes, et que l’eau demeurera une source récurrente de leur inspiration.


