Comment substituer, par un heureux renversement de perspective, la considération à la sidération face aux migrant·e·s ? C’est la question que posent en préambule, à partir du titre de l’essai de Marielle Macé1, les directrices de cette publication collective, dont la singularité consiste à mettre les représentations de la migration – qui intéressent ordinairement la sociopoétique – à l’épreuve du terrain et à convier à la réflexion des acteurices de l’accueil2. La recherche-action qui en résulte se décline en une série d’opérations : « considérer, regarder, accompagner, emmener, apporter, inventer, se projeter, s’inscrire, s’enraciner » (p. 17).
Le volume s’ouvre sur une contribution d’Anne Schneider qui, engageant à prendre en compte les périodes littéraires, défend l’hypothèse d’un « changement de paradigme » entre « littérature migrante » (1962-2002) et « littérature de la migration post 2015 ». À la littérature de la revendication succèderait une « littérature de l’accompagnement » (p. 48) reposant, par exemple dans les collectifs d’auteurices, sur ce que Lila Ibrahim-Lamrous nomme une « “poéthique” active de la migration3 ».
Différents types de « relations » sont abordés dans le volume. L’anthropologue Jérémy Savineau étudie la « fête » organisée en contexte associatif comme « outil pour modifier les représentations (fallacieuses) à l’égard des “migrants” ». La « forme-fête » permet d’« entrer en sympathie », de « faire l’expérience d’une rencontre avec une altérité revivifiante et de revoir ses catégorisations » (p. 53-66). « Filmer les migrations » dans le cinéma italien contemporain relève selon Ellénore Loehr d’un « engagement artistique et citoyen » qui approche au plus près le réel des migrations, par exemple à Lampedusa (Gianfranco Rosi, Fuocoammare) et montre deux mondes qui ne se rencontrent pas – le cinéma contestant cependant la perception médiatique d’un flux anonyme et menaçant pour mettre en lumière des histoires singulières, des visages4.
Les relations entre l’institution scolaire, les familles et les élèves sont placées au cœur de pratiques pédagogiques et didactiques de recherche-action. La lecture est convoquée, sans surprise, pour « sensibiliser le jeune lectorat à la migration5 », « briser le silence6 », « se mettre à la place de l’autre7 », séquences pédagogiques à l’appui. Kodjo Attikpoé décrypte les « représentations de l’enfant migrant africain dans la littérature de jeunesse française8 » pour donner à voir ces « récits de l’enfer, de souffrances inouïes » (p. 117), mais aussi la force qui anime les jeunes protagonistes. Dans la mesure où la littérature (comme le cinéma) permet de modifier les représentations de la migration, ces recherches sur les migrations interrogent à la fois les phénomènes de réception et les usages pédagogiques des textes. Une étude de réception de L’Arabe du futur de Riad Sattouf permet de confronter les représentations que des étudiant·e·s se font de la migration en Algérie et en France. Alors que le processus d’« empathie fictionnelle » (Véronique Larrivé) fonctionne par-delà les frontières, il existe une individualisation des interprétations, en fonction de la sensibilité ou de l’âge des lecteurices, mais aussi d’un contexte géopolitique et culturel : les lectures en Algérie sont plus centrées sur la réalité des questions migratoires, oscillant entre « documentarisation » et « parabolisation », alors qu’en France, elles sont plus volontiers « fictionnalisantes » et sensibles au traitement narratif et graphique de l’histoire9.
La recherche-action engage également des préconisations : une formation des enseignant·e·s à l’interculturalité et la transculturalité est imaginée par une équipe d’Aix-Marseille Université10. Elle se fonde sur l’observation ethnographique, dans une école du Vaucluse, de la perception par les parents, les élèves et l’équipe éducative des pratiques culturelles et artistiques en classe et à l’extérieur de l’école. Elle met en valeur la nécessaire sensibilisation à l’interculturalité et la transculturalité, sans dérive essentialiste : la réalité complexe suppose une définition large de la culture, « instable et polychrome » (p. 182).
L’originalité de ce volume coordonné par des chercheuses en littérature consiste ainsi à mettre en regard ces approches littéraires, culturelles, artistiques et les formes d’accompagnement que proposent différent·es professionnel·les et praticien·nes de l’accueil. C’est d’abord à l’analyse littéraire qu’est confiée la tâche de « penser la relation en migration » à partir d’œuvres de Léonora Miano et Mohamed Mbougar Sarr, pour décrire lieux et personnages de l’accueil et mettre en évidence les représentations du care dans ses formes multiples : et surtout, dans la considération des voix de celles et ceux qui sont aidé·e·s11. Cette analyse de la relation est également fortement ancrée dans l’institution scolaire, à propos, par exemple, de « l’orientation post-troisième des Mineurs non accompagnés12 ». Elle fait appel à la fois aux sciences de l’éducation et à la sociologie clinique pour comprendre l’impact majeur du cadre législatif qui s’impose aux acteurices de l’orientation, et les processus manifestes de discrimination. Elle se joue ensuite au cœur de la communication entre demandeuse d’asile, travailleuse sociale et « enseignante » bénévole, dans un centre d’hébergement de demandeurs et demandeuses d’asile, où Frédérique Fogel interprète le lien social « à travers la langue et le geste13 ». L’anthropologue montre combien l’action est sur ce terrain réciproque, portée par une « dynamique de réflexivité pratique » (p. 242) et permet de sortir de l’assignation qui enferme les demandeuses d’asile « en tant qu’actrices minoritaires et discriminées d’un processus juridique violent » (p. 243). Enfin, des psychologues s’intéressent à la manière de « donner la parole au parent migrant et la transmettre aux soignants pour faciliter l’accompagnement pluridisciplinaire de la dyade parent-enfant14 ». Cette recherche menée à l’hôpital Robert-Debré (Assistance Publique-Hôpitaux de Paris) auprès d’une mère d’origine béninoise et de son enfant atteinte de leucémie aiguë montre combien l’accompagnement psychologique doit permettre le dépôt d’éléments culturels essentiels au cours des entretiens afin d’ajuster la prise en charge de manière pluridisciplinaire et de créer une « alliance thérapeutique » (p. 255).
À partir de ces approches sociopoétiques de terrain largement ouvertes à des perspectives transdisciplinaires, un positionnement éthique est résolument affirmé face aux migrations contemporaines, qui prétend renverser les préjugés et, selon le titre de l’introduction, « déplacer les bords vers le centre » (p. 17). La recherche-action infléchit dans le même mouvement les relations ordinaires entre le centre et les marges et invite les lecteurices à un salutaire déplacement heuristique qui reconsidère profondément les représentations sociales de la migration.
