Ce coffret, composé à plusieurs mains, se présente comme une exploration littéraire, documentaire et graphique en prise directe sur un événement qui s’est produit à Clermont-Ferrand en octobre 2017 : un campement de fortune, initialement installé sur la place du 1er Mai, se réfugie à Gergovia, site de l’Université Clermont Auvergne hébergeant l’UFR de Lettres, Culture et Sciences Humaines. Dans les marges de ce campus de centre-ville, sur les parkings et dans les jardins, une vie sociale cosmopolite s’improvise, tissée de fils d’Albanie, de Russie, de Tchétchénie, du Kosovo, du Mali, d’Algérie… Une histoire de solidarités s’écrit avec bénévoles, étudiants, enseignants, réfugiés, militants. « Durant trois semaines, expliquent Catherine Milkovitch-Rioux et Nathalie Vincent-Munnia, une vie se partage, entre ses joies, ses angoisses, ses peines, ses luttes, jusqu’au dénouement : à l’issue du combat, les réfugiés seront relogés pour l’hiver1. »
De janvier 2018 à mai 2021, le coffret est réalisé avec l’aide de nombreux collaborateurs2. Il rend compte d’une sociopoétique de la trace qui vise à garder en mémoire un habitat éphémère dont la formule pourrait être : « Seul reste / l’écho / d’un passage3. » Dressé rapidement, conçu pour le provisoire, le campement n’offre pas le toit résistant et protecteur de la maison : mansionem, issu du verbe manere, désigne un lieu où l’on peut séjourner, un point d’ancrage durable. Le coffret réunit trois carnets.
Témoigner [Chroniques du campement Gergovia]
Ce premier ouvrage rassemble des photographies d’Isabelle Germanaud et de Christophe Guimard, des dessins de Bruno Pilorget et des chroniques, écrites sous la forme de poèmes, à partir des témoignages des réfugiés qu’ont recueillis les étudiants du Master Lettres et Création littéraire, guidés par l’écrivain Alban Lefranc. La trace en appelle à l’économie de moyens, à une écriture en retenue, rempart contre le pathos qui pourrait déborder de ces vies déracinées. Les étudiants ont eu le souci de la justesse tant dans l’expression que dans leur posture. « Il s’agissait d’être au plus près des témoignages recueillis, d’éviter tout discours surplombant, fût-il d’indignation4 », comme l’explique Alban Lefranc. Le carnet se compose de cinq volets : « Un an après », « Le cahier rouge », « Les jours », « Les droits » et « Les paroles ».
Les deux textes d’ouverture évoquent paradoxalement la « [f]in du campement » qui se dit à travers des négations – « On n’entend plus les rires des enfants. » – et l’aspect accompli des passés composés : « On a repeint les murs / L’herbe a repoussé / Les gens sont partis / La craie est partie / La neige est revenue ». Dès lors, textes et images répondent à l’urgence de lutter contre l’oubli. L’écrit remplit une fonction mémorielle quand il égrène quelques-uns de ces jours d’octobre, tel un journal intime polyphonique. Il témoigne également d’une autre fonction, laquelle consiste à organiser une vie de fortune : planifier, appeler Benoît – « Il y a son numéro dans le cahier rouge. » – suivre les instructions de Léna qui « a imprimé une carte / avec les magasins / qui veulent bien donner leurs cagettes ». Malgré la précarité – « Les toilettes / Toujours bouchées / Puis condamnées » –, les réfugiés deviennent « habitants du campement ». Chacune, chacun, décline son identité au moyen d’un « Je suis » à double tranchant : il préserve un ancrage – « Je suis angolais » ou « Je suis camerounaise » –, mais impose une assignation qui condamne à l’exclusion – « Je suis l’homosexuel qui doit fuir son pays. / Je suis la fille qui a refusé de se prostituer. » Ces identités meurtries se réunissent en un « nous » qui, pour avoir subi l’épreuve la dépossession – « Nous avons dormi là-bas dans la rue. » – aspire à refaire société.
Explorer [Carnet de recherche]
Catherine Milkovitch-Rioux et Nathalie Vincent-Munnia, enseignantes-chercheuses en littérature française, précisent le lien qui s’établit entre ce carnet et le précédent : « À travers l’histoire du campement de Gergovia, c’est plus largement, l’amplitude des (sans)-abris qu’il s’agit de mesurer dans les sciences sociales, la littérature, les arts5. » Il s’agit alors de mettre en perspective cette histoire éphémère dans l’histoire et la géographie des migrations appréhendées par des écrivains, des artistes et des chercheurs.
Le carnet compte vingt-neuf illustrations de Bruno Pilorget, Marion Bernard, Dominique Marteau et bien d’autres artistes. Vingt-quatre contributeurs ont écrit des textes. Du côté de l’histoire, Laurent Lamoine, enseignant-chercheur en histoire romaine, évoque, à la faveur de la parenté entre Gergovie et Gergovia, les camps de César durant la guerre des Gaules. Camille Cordier-Montvenoux, doctorante en histoire contemporaine, opte pour un temps plus resserré en proposant « [u]ne brève histoire des réfugiés en Auvergne6 ». Alain Chevarin, ancien professeur de Lettres à l’Institut universitaire de formation des maîtres (devenu INSPÉ), se concentre, quant à lui, sur une vingtaine d’années précédant l’installation du campement à Gergovia. Il explique les circonstances qui ont vu naître le Réseau éducation sans frontières 63 en 1998 à la suite d’une mobilisation de bénévoles et d’associations humanitaires pour défendre les droits d’autres migrants. La temporalité est abordée sous un tout autre angle, à partir de la question qu’une adolescente pose à l’enseignante et écrivaine Dalie Farah, à Gergovia : « En fait, quelle est la différence entre l’imparfait et le passé simple7 ? » Cette question, à la fois dérisoire dans le contexte et complexe à expliquer, conduit l’écrivaine à ce constat : « Conjuguer l’injustice est la seule concordance qui semble dominer la grammaire de notre siècle8. » Notre siècle mais aussi d’autres temps. Ainsi, l’écrivain Arno Bertina fustige notre propension à construire une historiographie qui nous aveugle : la magnificence de Versailles nous fait oublier la misère à laquelle le peuple a été réduit pour bâtir le château. De nos jours, nos silences sur la situation des migrants ne devraient pas se satisfaire des futures cérémonies commémoratives que nous organiserons pour leur rendre hommage quand il sera trop tard. « Car il est trop commode de s’en remettre à l’histoire pour laver nos fautes du moment9. » Du côté d’une géographie littéraire, Lila Ibrahim-Lamrous, maîtresse de conférences en littérature française, conjugue au présent ce qu’elle appelle le passage « de Charybde en Lampedusa », sur la Méditerranée, mer au milieu de terres inhospitalières. Natividad Planas, maîtresse de conférences en histoire contemporaine, considère les relations entre une géographie urbaine et la défense des droits comme ceux du sol : « la murette haute de 1 m 50 qui sépare l’université de l’espace public matérialise une limite à la fois spatiale et juridique10. » Outre l’histoire et la géographie, les contributeurs de ce carnet explorent les acceptions des mots de l’exil et de l’accueil. Alain Montandon, professeur émérite de littérature générale et comparée, porte son attention sur la notion d’hospitalité et sur l’ambivalence du nom « hôte » qui « désigne en français à la fois celui qui reçoit et celui qui est reçu11 ». Le chercheur met en lumière une autre ambivalence, fondée sur l’étymologie et sur la parenté entre hospes, étymon de « hôte », et hostis, signifiant « étranger, ennemi ». « L’hôte serait-il donc un ennemi12 ? » Cette analyse sémantique se poursuit dans l’article « (Sans)-abris » : Catherine Milkovitch-Rioux et Nathalie Vincent-Munnia partent de l’origine du mot (se) réfugier pour en déplier les acceptions : « Le mot désigne un moyen de se dérober à un danger et, par métonymie, le lieu où l’on se retire momentanément pour échapper à ce danger. Quant aux catégories qui désignent les personnes en situation de “réfugiés”, elles font écho à des statuts administratifs […]13. » Ces réfugiés, eux-mêmes, sont désignés par une myriade d’étiquettes qui les condamnent, selon les termes de Patrick Chamoiseau, à devenir « inclassables – à la fois clandestins bannis expulsés expurgés exilés désolés voyageurs tapageurs réfugiés expatriés rapatriés mondialisés et démondialisés, dessalés ou noyés, demandeurs d’asile, demandeurs de tout ce qui peut manquer aux vertus de ce monde, demandeurs d’une autre cartographie de nos humanités14 ». Autant de mouvements migratoires que Chloé Chaudet, maîtresse de conférences en littérature générale et comparée, replace dans les différentes phases de mondialisation à la lumière de l’essai d’Ottmar Ette TransArea. Une histoire littéraire de la mondialisation qu’elle a traduit15. Ce deuxième carnet contient également des témoignages d’artistes telles Florence Pazottu et Marie Cosnay, de réfugiés telle Souzan Adlo, Kurde de Syrie, ainsi que des textes littéraires de Jean-Pierre Siméon, Jacques Jouet et Youssif Haliem. Le volume présente, enfin, de riches orientations bibliographiques en littératures, critique littéraire, sciences humaines et sociales, muséographie.
Relier [La chaîne du livre]
Ce dernier carnet, qui se présente sous la forme d’un livret, rappelle que la réalisation d’un livre requiert un travail collaboratif. « Marcher, tisser, observer, chanter, raconter une histoire, dessiner et écrire… » : tels sont les jalons essentiels que retrace Tim Ingold dans Une brève histoire des lignes, jalons qui ont permis de composer ce coffret, de conserver l’éphémère.
Les trois carnets trouvent leur unité dans des énoncés à l’infinitif qui énoncent des actions, croisent création, recherche et engagement militant parce que, comme l’écrit Rafik Arfaoui, ingénieur et doctorant en géographie, « accueillir, c’est aussi se révolter28 ». Pour témoigner de cette histoire de l’accueil – ou de l’exclusion – des réfugié·e·s dans nos sociétés occidentales contemporaines, ils mettent ainsi en œuvre une sociopoétique de la recherche-création.
