Le Cas Blanche-Neige. Réception d’un conte littéraire. Lecture sociopoétique propose une étude approfondie des façons dont les réécritures et adaptations du célèbre conte des frères Grimm le renouvèlent constamment pour refléter les enjeux sociaux de différents contextes. Empruntant la première partie de son titre à la pièce de théâtre d’Howard Barker (traitée aux pages 119 à 137), l’ouvrage de Pascale Auraix-Jonchière présente une analyse fine et détaillée de ce conte spécifique et de ses transformations intertextuelles et intermédiales. Elle met ainsi à jour les relations entre représentations sociales et réinterprétations littéraires et artistiques. La lecture sociopoétique adoptée permet en effet d’analyser minutieusement les textes, traductions, illustrations, peintures et films composant le corpus tout en les replaçant dans leurs environnements propres. Cette lecture montre ainsi comment les diverses itérations du conte représentent différemment des enjeux sociaux similaires, notamment « la place du féminin dans la société », « les représentations sociales du vieillir » et « les relations intergénérationnelles » (p. 11). L’étude des œuvres composant le corpus principal de l’ouvrage est de plus enrichie par des comparaisons avec d’autres écrits issus du même contexte sociohistorique et l’analyse d’illustrations qui viennent en éclairer la compréhension. Une attention particulière est également portée au syncrétisme effectué parfois entre « Blanche-Neige » et d’autres contes, tels « La Belle au bois dormant » et « La Reine des neiges ».
L’ouvrage se divise en trois parties, chacune composée de deux à trois chapitres, qui proposent un cheminement du conte des frères Grimm à ses réécritures puis à ses adaptations. La première partie établit les éléments clés du conte qui permettront ensuite les comparaisons avec les réinterprétations traitées dans les deux parties suivantes. Prenant ainsi la forme de « prolégomènes » (p. 13), cette première partie étudie en détail le conte des frères Grimm dans ses diverses éditions. Partant de la version manuscrite de 1810, dont certains éléments sont repris par des réécritures averties (telles que celle d’Angela Carter), l’analyse met en évidence les changements apportés au conte 53 des Kinder- und Hausmärchen par les frères Grimm entre la première édition de 1812 et la dernière de 1857. Les textes allemands sont donc au cœur de cette première partie, mais elle explore aussi certaines traductions françaises, ainsi que certains intertextes antiques et médiévaux.
Ces explorations permettent de mettre à jour des éléments constitutifs du conte et leurs relations à des représentations sociales, deux aspects qui seront repris plus tard par les nouvelles itérations littéraires et artistiques du conte. Ainsi, l’examen de traductions en français parues dans les années qui suivent les publications des différentes éditions des Kinder- und Hausmärchen met en lumière les critères principaux qui servent à décrire l’héroïne et la figure maternelle et qui feront l’objet de nombreuses variations. De même, les comparaisons entre le texte des frères Grimm et ses intertextes révèlent que le conte entretient des rapports étroits avec des œuvres de l’Antiquité et du Moyen-Âge. Il existe par exemple une analogie intéressante entre la relation de Blanche-Neige et la reine et celle de Psyché et Venus dans la fabella « Psyché et Cupidon », relatée dans Les Métamorphoses d’Apulée. Quant au motif des trois gouttes de sang sur la neige qui ouvre le conte, il se trouve déjà dans le Conte du Graal de Chrétien de Troyes ainsi que dans deux contes du Pentamerone de Giambattista Basile. L’étude des différentes éditions du conte « Blanche-Neige » des frères Grimm, de ses traductions en français et de ses intertextes permet ainsi de poser des jalons essentiels qui seront repris dans les deux parties suivantes pour montrer comment les réinterprétations du conte en reprennent les constituants principaux et les renouvèlent pour leurs contextes sociaux propres.
La deuxième partie est consacrée aux réécritures littéraires du conte et s’organise chronologiquement, un chapitre se focalisant sur des réécritures du xixe siècle et un autre sur des exemples des xxe et xxie siècles. Le corpus de ces deux chapitres inclut des textes publiés en différentes langues – français, allemand, anglais, espagnol – et de différents genres littéraires – romans, nouvelles, pièces de théâtre, poèmes. Cette diversité permet de présenter une large palette de stratégies utilisées par les réécritures littéraires pour repenser et reconfigurer le conte, telles que le processus rationalisant utilisé par Alexandre Dumas, la création d’une tension entre le conte merveilleux et le roman naturaliste chez Émile Zola, la prise de parole des personnages permise par le théâtre (avec les exemples des pièces de Jean Lorrain, Robert Walser, Howard Barker et Elfriede Jelinek), la subversion des rôles à l’œuvre dans les fictions narratives de Jesús Del Campo et d’Angela Carter et la mise en poème du conte chez Anne Sexton et Philippe Beck. Si la lecture de ces œuvres se focalise principalement sur les figures de l’héroïne et de la reine ainsi que sur leurs relations, elle s’ouvre également pour intégrer des analyses précises et très révélatrices d’autres aspects du conte, tels par exemple le rôle de la forêt dangereuse et libératrice dans la pièce de Jean Lorrain, le miroir qui n’est plus magique dans celle d’Howard Barker et l’utilisation symbolique des trois couleurs (blanc, rouge et noir) dans l’ouverture de la nouvelle d’Angela Carter.
Des exemples de reconfigurations intermédiales sont les objets d’étude de la troisième partie qui centre donc la lecture sur les caractéristiques visuelles du conte. Organisés par type de support, les chapitres sont successivement consacrés aux iconotextes, à la peinture et au cinéma, les aspects visuels du conte s’entrecroisant dans les analyses des illustrations et albums choisis, des cinq tableaux de Paula Rego et du film de Pablo Berger. Cette partie propose en effet une étude des déclinaisons et significations symboliques des trois couleurs emblématiques du conte, mais également du motif du corbeau, présent en arrière-plan dans le texte des frères Grimm et qui prend une place prédominante dans les adaptations intermédiales. Elle n’en oublie toutefois pas de mettre en évidence comment ces réinterprétations visuelles questionnent à leur tour les représentations des deux figures féminines principales du conte, leurs relations et leurs places dans les sociétés au sein desquelles les œuvres sont produites. À la fin de ce riche parcours entre textes, intertextes, réécritures littéraires et adaptations intermédiales, il apparaît effectivement très clairement à quel point le conte « Blanche-Neige » est prégnant, car « cette histoire se noue autour de points sensibles, qui suspendent l’action et l’ouvrent sur des questionnements sociaux et éthiques » (p. 292), notamment la condition des femmes.
Le corpus traité dans Le Cas Blanche-Neige. Réception d’un conte littéraire. Lecture sociopoétique est ainsi d’une grande variété, incluant des réinterprétations du conte provenant de différentes époques et cultures, en plusieurs langues, dans des genres littéraires variés et sur divers supports. Cette diversité, qui n’est pourtant pas au détriment d’une analyse minutieuse de chacune des réinterprétations étudiées, est impressionnante et bienvenue pour cette étude sociopoétique qui se propose d’étudier le « cas » du conte particulier de Blanche-Neige et de ses transformations dans différents contextes sociaux. Les raisons qui ont guidé la sélection des différentes réinterprétations analysées dans l’ouvrage restent toutefois implicites. Si l’on reconnaît de grands noms de la littérature française (Dumas, Zola), des autrices anglophones dont les textes sont considérés comme précurseurs dans le champ des réécritures (Sexton, Carter) et des artistes dont les adaptations intermédiales du conte sont célèbres et récompensées par des prix (Rego, Berger), d’autres œuvres composant le corpus sont moins connues. Ce mélange d’œuvres est tout indiqué pour une telle étude, mais il aurait été opportun d’expliciter le raisonnement qui a motivé le choix du corpus. Ces explications permettraient également de clarifier les transitions entre les analyses des différentes réinterprétations et de renforcer ainsi les comparaisons possibles entre elles, comparaisons qui apparaissent déjà notamment dans les nombreuses notes de l’ouvrage renvoyant d’une œuvre à l’autre.
Le Cas Blanche-Neige. Réception d’un conte littéraire. Lecture sociopoétique est un ouvrage d’une grande qualité qui traite d’un corpus varié tout en maintenant un équilibre, crucial dans l’étude des contes de fées, entre une analyse fine et précise, qu’elle soit littéraire, picturale ou cinématographique, et une prise en compte des environnements sociaux propres à chaque œuvre étudiée. L’ouvrage est ainsi, par les analyses qu’il propose des œuvres du corpus, une contribution importante à la connaissance du conte de Blanche-Neige, de ses réécritures et adaptations intermédiales. La lecture sociopoétique qu’il adopte constitue également un modèle de méthodologie comparatiste. D’autres contes mériteraient en effet d’être analysés dans une telle perspective, comme ce « cas » Blanche-Neige.
