« À croire que Toussaint n’y connaissait rien aux abeilles » : Échappées apicoles dans Nue et Made in China

"Toussaint didn’t know the first thing about bees": Beekeeping Escapes in Nue and Made in China

DOI : 10.52497/sociopoetiques.2001

Résumés

Chez Jean-Philippe Toussaint, l’apiculteur apparaît toujours à contre-emploi. Tour à tour malhabile, snob, vénal, illuminé, rieur, il ne ressemble en rien à l’homme sage et méticuleux qui récolte le miel en prenant soin de ses abeilles. Il donne lieu, dans Nue et dans Made in China, à une série de portraits grand-guignolesques, plus faux que nature. Pourtant, ce personnage mineur est d’emblée attaché au nom de l’écrivain. Emboîtant le pas de l’apiculteur qui « n’y conna[ît] rien aux abeilles » comme il l’écrit dans Nue, l’auteur s’approprie allègrement la matière apicole afin de permettre à la fiction de fonctionner à plein régime.

In Jean-Philippe Toussaint’s work, the beekeeper is always miscasted. By turns clumsy, snobbish, venal, loony, laughing, he bears no resemblance to the wise, meticulous man who harvests honey and cares for his bees. In Nue and Made in China, he gives rise to a series of exaggerated, larger-than-life portraits. Yet this minor character is immediately attached to the writer’s name. Following in the footsteps of the beekeeper who "knows nothing about bees", as he writes in Nue, the author blithely appropriates beekeeping material to enable fiction to work at full speed. 

Index

Mots-clés

Toussaint (Jean-Philippe), système de croyances, fantaisie, fiction, métalepse narrative

Keywords

Toussaint (Jean-Philippe), belief system, fantasy, fiction, narrative metalepsis

Plan

Texte

En 2002, peu après la parution de Faire l’amour aux Éditions de Minuit, Jean-Baptiste Harang écrit, pour le journal Libération, un article intitulé « Un temps de Toussaint ». Ce nom propre, en effet, se prête aisément au jeu de mots. Celui-ci est justifié par le changement de ton que le journaliste repère dans ce livre :

C’est le premier roman de Toussaint à balles réelles, l’humour et la distance qu’il mit naguère dans ses histoires n’ont pas disparu mais partagent le blanc et le noir des pages avec le danger, la violence des mots échangés, la cocasserie s’y fait plus mélancolique1.

Tel est le premier opus de ce qui deviendra le cycle de Marie2. À son tour, l’écrivain cultive les potentialités de son nom qu’il introduit à quatre reprises dans Nue, dernier volet de sa tétralogie romanesque, alors qu’il ne l’avait pas fait auparavant. Deux occurrences renvoient à la Toussaint, fête catholique de célébration de tous les saints qui, dans l’usage, se confond avec « l’antique fête des morts3 ». Les deux autres occurrences du nom s’écartent, en revanche, de cette inflexion funèbre. Elles prennent place dans les premières pages du roman et s’articulent autour de la robe en miel, dernière création de Marie. Le récit relate la difficile préparation du défilé, puis le spectacle proprement dit au Spiral de Tokyo. Le projet de l’artiste plasticienne est de mettre en scène une mannequin dont le corps aura été préalablement recouvert de miel, et qui, sur le podium, sera suivie d’un essaim d’abeilles. Pour ce faire, elle rencontre un apiculteur corse, prénommé Toussaint. Le nom propre désigne donc un personnage de l’histoire tout en laissant entendre celui de l’auteur.

Dans ce quatrième opus du cycle de Marie, ledit nom révèle sa labilité au sein d’un « chapitre flottant, à la fois autonome et autonomisé par rapport à toutes les autres parties du texte4 », comme l’écrit Laurent Demoulin. En effet, cette séquence n’est en aucun cas motivée par la ligne narrative principale. Son autonomisation sera confortée par la suite parce qu’elle donnera lieu à deux autres créations de Toussaint : un film, The Honey Dress, tourné au Times Museum de Canton en décembre 2014 ; un livre, Made in China, publié en 2017, texte à la croisée des genres, relevant à la fois du making of, de l’essai, du journal, de la chronique, du documentaire et de la fiction romanesque. S’opèrent différents glissements de la robe en miel à The Honey Dress, de Marie à l’auteur, du Japon à la Chine, du Spiral au Times Museum, du livre au film, du film au livre. Hybridité, intermédialité, intergénéricité sont propices à un travail de création qui, par son décloisonnement, ouvre la voie à une réflexion sur l’échappée. Celle-ci est engagée dans le chapitre de Nue consacré à la robe en miel : le jour du défilé, la mannequin trébuche, puis est attaquée par l’essaim d’abeilles. Se trouve ainsi mis à mal le bel ordonnancement voulu par l’artiste confrontée au hasard, à « ce qui échappe5 » dans une création concertée. Mais la styliste ne reste pas impuissante. Elle monte sur le podium, signant de sa seule présence une œuvre sur laquelle elle reprend le contrôle :

La conclusion inattendue du défilé du Spiral lui fit prendre conscience que, dans cette dualité inhérente à la création – ce qu’on contrôle, ce qui échappe –, il est également possible d’agir sur ce qui échappe, et qu’il y a place, dans la création artistique, pour accueillir le hasard, l’involontaire, l’inconscient, le fatal et le fortuit6.

L’épisode de la robe en miel interroge le processus de création lui-même.

Par son expertise, l’apiculteur pourrait se présenter comme un garant du contrôle, or il n’en est rien. Le Corse auquel fait appel Marie ne répond pas à ce qu’elle attend de lui. De là, le narrateur en vient à déclarer : « à croire que Toussaint n’y connaissait rien aux abeilles7 ». Se dessine ici une figure qui ne remplit aucun rôle dans le récit où il fait une brève apparition. L’apiculteur permet une échappée placée sous le signe de la fantaisie. Pourtant, ce personnage mineur est d’emblée attaché au nom de l’auteur. Il donne lieu, dans Nue et dans Made in China, à une série de portraits grand-guignolesques, plus faux que nature. Emboîtant le pas de l’apiculteur incompétent, l’auteur s’approprie allègrement la matière apicole afin de permettre à la fiction de fonctionner à plein régime.

L’apiculteur plus faux que nature

Dans La Vérité sur Marie, troisième volet de la tétralogie, l’écrivain emploie l’expression « indifférent à sa nature8 » à propos d’un cheval, Zahir, alors qu’il vomit dans la soute d’un Boeing volant dans la nuit. Or cet animal ne peut pas vomir dans la nature. Aussi l’écrivain s’inscrit-il en faux par rapport à un ordre biologique en faisant de l’équidé un « traître à son espèce9 ».

Il n’existe pas de nature d’apiculteur, mais des traits qui ressortissent à un système de croyances auquel renvoie la tournure « à croire que ». Dans nos représentations, l’apiculteur est fort d’une sagesse à l’œuvre dans la relation qu’il établit avec ses protégées ; il fait preuve de méticulosité dans les gestes qu’il effectue pour récolter le miel. Il est l’homme du juste milieu comme l’expliquent Pierre-Henri et François Tavoillot quand ils commentent les pages qu’Aristote consacre aux abeilles :

S’il veut être « performant », il devra imiter par son art (technè) apicole la mesure propre à la nature en maintenant la ruche dans un état d’équilibre permanent : il lui faudra prélever le miel de façon mesurée sans excès ni parcimonie ; il devra gérer avec soin l’espace dont disposent les abeilles dans la ruche ; il aura à cœur de stimuler les essaims afin d’éviter qu’ils ne sombrent dans la paresse. La pratique vient ici à la fois rejoindre et confirmer la métaphysique dans un message de « juste mesure », qui concerne toujours l’apiculteur d’aujourd’hui10.

Toussaint bat en brèche cette conception positive de l’apiculteur. Au fil des deux livres se constitue une confrérie de fortune, cosmopolite et hétéroclite, qui compte cinq apiculteurs identifiables : le fameux Toussaint, le seul nommé, Corse vivant à Tokyo, deux Allemands partis un temps dans les Cévennes, haut lieu de la pratique apicole, avant de s’installer sur l’île d’Hokkaido, et un Chinois du Guangdong. Le cinquième est également un Allemand, mais il ne fait pas véritablement son entrée dans l’histoire. Il est évoqué à travers un message électronique qu’il a rédigé.

Un seul de ces personnages, le Chinois, est montré dans son milieu naturel, entouré de ses abeilles. À l’écart de la civilisation, l’endroit est propice à la « retraite11 ». La description met en avant des caractéristiques attendues : « Des ruches en bois naturel étaient disposées tout au long d’un chemin pavé de galets qui montait en pente douce jusqu’à une cabane rustique nichée en hauteur12 ». Dans Nue, il est une fois question de l’environnement naturel des hyménoptères : « si une reine parvient à s’échapper d’une ruche, toute la colonie la suit dans la nature, de sorte que certains apiculteurs n’hésitent pas à couper les ailes de leurs reines pour éviter de tels exodes13 ». Cette pratique, qui est attestée et que l’on appelle « clippage », souligne un acte de violence exercée à l’encontre de la nature. Elle est le fait d’apiculteurs dénués de sollicitude envers leurs abeilles. Ils ne joueront aucun rôle dans le récit. La nature, respectée ou violentée, est le plus souvent tenue à l’écart. En effet, les apiculteurs de Nue vivent dans des milieux urbains : conformément au projet de Marie, ils occupent un temps les bureaux de sa maison de haute couture, Allons-y Allons-o, située à Tokyo. L’un des Allemands est à ce point détaché de son milieu qu’il apparaît sous les traits stéréotypés d’un mondain. C’est un personnage affecté, caricature de l’homosexuel plus sensible au brillant des strass qu’à la vie rustique.

Outre le cadre dans lequel évoluent la plupart de ces hommes, d’autres aspects sont en inadéquation avec nos représentations. L’auteur-narrateur de Made in China définit rapidement ce que l’on peut attendre d’un apiculteur : « quelqu’un de compétent, au fait des moindres subtilités du métier, qui conn[aît] les gestes justes14 ». Ces traits font tout particulièrement défaut au Corse et au Chinois. Marie rencontre le premier d’entre eux lors d’un déjeuner professionnel où il se présente « le poignet dans le plâtre et le bras en écharpe15 », donc contraint d’effectuer des gestes malhabiles. En outre, incapable de répondre à la moindre question technique que lui pose l’artiste, le Corse est toujours « à côté16 » de ce qu’il devrait être. Dans Made in China, l’incompétence devient spectaculaire en s’exposant sur un plateau de cinéma. À l’instar de son héroïne, le vidéaste part en quête d’un apiculteur qui, lors du tournage, pourra lui donner des conseils avisés, mais également apparaître à l’écran en interprétant son propre rôle dans le film The Honey Dress. L’apiculteur chinois est censé répondre à cette double attente. Or, comme le déplore l’auteur-narrateur, il « avait trouvé le moyen d’être particulièrement mauvais, et même en dessous de tout17 ». Le piètre professionnel se double du piètre acteur, agissant toujours « à contretemps18 », et c’est précisément une « doublure19 » qui le remplace au pied levé.

Dès lors, l’apiculteur est toujours plus faux que nature, comme le révèle la manière dont est traité le motif de la couverture. Dans Nue, le constat selon lequel « Toussaint n’y connaissait rien aux abeilles » est immédiatement suivi d’une remarque entre parenthèses : « (ou que l’apiculture n’était pour lui qu’une couverture)20 ». Le mot est ici employé au figuré : il consiste à se faire passer pour ce que l’on n’est pas. Mais la dissimulation peut aussi être considérée au propre comme l’attestent les développements sur la tenue vestimentaire de l’apiculteur. Dans la nature, elle répond à la nécessité de se protéger contre les abeilles. Celle qu’utilise le Chinois ne sied pas au narrateur-auteur parce qu’elle n’est pas « photogénique21 ». Ainsi est choisie une tenue qui exhibe les indices de protection, « combinaison blanche intégrale, du type de celles que portent les techniciens en identification criminelle22 », « combinaison du chevalier blanc anonyme, armé de son enfumoir en inox23 ». Libérés de leur fonction utilitaire, les accessoires visent à représenter un type, voire un stéréotype, en forçant plaisamment le trait. Hors de toute visée naturaliste, la tenue dissimule l’apiculteur réel, dès lors « impénétrable derrière le voile de son masque24 ». Cette couverture de la tête au pied produit un effet de « bizarrerie25 » qui verse dans le grotesque. L’accoutrement de l’apiculteur allemand mondain dans Nue en est une parfaite illustration. Après l’accident, sur le podium, il « surg[it] comme un personnage grand-guignolesque, lourdaud et empêtré, dans sa combinaison intégrale blanche de cosmonaute, les gants épais, le masque grillagé sur le visage26 ». Il est comparable aux pompiers qui se sont également précipités auprès de la mannequin, tous arborant les insignes d’une protection inutile, tous semblables à des « effigies casquées et lourdement costumées27 ».

Durant cet épisode, l’apiculteur ne se donne pas délibérément en spectacle. Il en est tout autrement lorsque, toujours dans Nue, le second Allemand venu des Cévennes se livre à une « démonstration ahurissante28 » destinée à montrer à Marie et à ses collaborateurs que les hyménoptères sont dociles :

[S]ans la moindre abeille, le gars leur avait fait un numéro pathétique de dompteur de puces, comme dans une vieille plaisanterie, où le dompteur, égarant ses protégées, les appelant par leur nom, les retrouvant, leur faisait faire des acrobaties et des triples sauts périlleux […]29.

Ce spectacle d’abeilles savantes orchestré par un piètre avatar du Maître Puce d’Hoffmann conduit les spectateurs interloqués et les lecteurs complices à se demander quel est ce cirque. Présenté sous les traits d’une « sorte d’idéaliste illuminé qu’on ne trouve plus que dans le miel30 », l’apiculteur devient le type même du ridicule qui, dans Made in China, apparaît comme une figure de rieur. Pendant la visite de son rucher, le Chinois ne cesse de ponctuer la conversation d’un « rire en cascade très communicatif 31 » en décalage par rapport à une situation qui ne prête pas du tout à rire. En témoigne la manière dont sont envisagés les risques de piqûres. Ainsi, « plus grand était le danger évoqué, plus délicieusement ravi était le rire formidable qui accompagnait ses avertissements32 ». Le rire se fait bruyamment entendre à l’occasion de l’une des rares scènes qui pourraient se conformer à la représentation de l’apiculteur dans son rucher si elle était envisagée sur le mode sérieux. Finalement s’impose la figure d’un célèbre comique troupier : « Il ressemblait […] à Henri Salvador, à peine plus sinisé que l’original, même rondeur du visage, mêmes joues cuivrées, même jovialité33 ».

Tour à tour malhabile, vénal, illuminé, rieur, l’apiculteur ne colle jamais à ce que l’on pourrait attendre de lui ; il semble toujours à contre-emploi. Ce n’est donc pas un hasard si, à l’instar du Chinois devant l’objectif de la caméra, il n’arrive pas à interpréter son rôle. De même, l’incompétence du Corse Toussaint est telle qu’elle conduit le narrateur à le suspecter d’être un faussaire. À la faveur d’un glissement du prénom au nom, l’apiculture se présente comme une couverture pour le personnage mais aussi pour l’auteur.

Quand l’auteur se pique d’apiculture : le plein régime de la fiction

L’introduction du nom de l’écrivain constitue une métalepse narrative dont Toussaint explique le fonctionnement à propos de l’épisode du cheval qui vomit dans La Vérité sur Marie. Voici ce qu’il déclare à Pierre Bayard :

[D]ès que j’ai commencé à réunir de la documentation, je me suis rendu compte que, dans la réalité, les chevaux ne vomissent pas. Physiologiquement, ils ne peuvent pas vomir. Je n’ai pourtant pas renoncé à l’image – à sa force visuelle et poétique –, ce qui m’a amené à aller vers quelque chose de beaucoup plus radical que prévu, en rompant en quelque sorte le pacte tacite qui unit le lecteur à l’auteur, qui veut que l’on ne raconte en principe que des choses qui peuvent survenir dans l’ordre du réel. En ce sens, lorsque je fais quand même vomir le cheval, alors que je sais pertinemment que c’est impossible dans le réel, je trahis ma propre présence dans le livre, je fais apparaître l’auteur : ma tête – ou ma main – dépasse soudain entre les pages34.

Dans La Vérité sur Marie, l’infraction consiste en une distorsion du réel qui trahit la présence de l’auteur, dont le nom cependant est tu. Nue marque une évolution en le rendant explicite. Il est employé la première fois dans un propos placé entre parenthèses : « un certain M. Tristani, ou Cristiani (dont le prénom n’était rien de moins que Toussaint)35 ». L’expression rien de moins que suggère l’étonnement que pourrait susciter chez le lecteur l’emploi de ce prénom, d’abord parce qu’il est peu usité dans la France hexagonale – il renvoie à une géographie et à une culture particulières, celles de la Corse, d’où est originaire l’apiculteur –, puis parce qu’il introduit le nom de l’écrivain lui-même, qui ferait son irruption inopinée dans la fiction un peu à la manière d’Alfred Hitchcock. La parenthèse introduit un commentaire décroché propice à la métalepse comme l’explique Alice Richir : « L’intrusion de cette voix autre transgresse la distinction entre le niveau de la narration et le niveau des événements narrés, bouleversement définitoire de la métalepse narrative36 ».

Cette « voix autre » est apparentée dans Nue à la figure de l’auteur qui décline son nom pour la première fois. Dans Made in China, ce n’est plus le patronyme mais le prénom, Jean-Philippe, qui est énoncé dès la première phrase à travers une question de Chen Tong, l’éditeur chinois de l’écrivain37. Le prénom instaure une familiarité signalant que l’auteur n’hésite pas à prendre ouvertement place dans le récit. Désormais, il ne feint plus de prêter son nom à un personnage d’apiculteur qui serait sa couverture, mais s’affiche au grand jour. Il use à loisir de ses prérogatives en revendiquant « la toute-puissance de [son] statut de créateur38 », un créateur qui agit de manière « radicalement désinvolte39 » lorsqu’il se permet « d’infléchir ici, de distordre là, bref de malléer les personnes réelles qu’ils étaient au gré de [son] imagination et des besoins de [sa] fiction40 ». Est convoquée ici la figure d’un auctor démiurge qui règne en maître sur ses créatures et qui se montre particulièrement impitoyable à l’égard de ses apiculteurs.

La désinvolture induit un traitement du sujet qui fait fi de tout pacte de vraisemblance. Si l’on considère que c’est l’auteur Toussaint qui « n’y conn[aît] rien aux abeilles », il peut alors se dispenser de recourir à une documentation fiable. Les sources d’informations évoquées quant aux insectes n’ont pas de valeur scientifique. Le prouvent les conseils que donne par voie électronique l’apiculteur allemand auquel il est fait allusion dans Made in China. Ce dernier, que l’auteur n’a pas directement rencontré, s’adresse à Mme Oster-Stierle, professeure titulaire d’une chaire de littérature française en Allemagne avec qui Toussaint avait échangé sur son projet de film. Les deux instances censées donner une caution au savoir – la première par sa pratique raisonnée du métier, la seconde par son titre universitaire – sacrifient au goût du sensationnalisme en délivrant des « faits saillants ou remarquables41 » qui auraient plus leur place dans le Guinness des Records que dans un traité d’apiculture. Il est question, par exemple, d’une vidéo sur YouTube montrant « un concours de "barbes à abeilles"42 ». Ailleurs, la collecte de données prend les allures d’une déambulation allègre dans les allées d’un marché chinois où le vidéaste et ses collaborateurs achètent divers accessoires qu’ils pourront utiliser lors du tournage. Ils font ainsi leur miel de tout ce qu’ils trouvent comme l’atteste la comparaison apicole utilisée par l’auteur-narrateur au terme de leur journée : « comme si, après avoir butiné tout l’après-midi dans différents vergers, nous rapportions maintenant à la ruche les fruits de notre récolte43 ».

La légèreté avec laquelle est abordé le sujet des abeilles produit un « décalage loufoque » que Christine Jérusalem définit comme une « sorte de virus plus ou moins voyant, qui perturbe le récit en s’attaquant à sa vraisemblance et à son sérieux44 ». La critique étudie trois romans des Éditions de Minuit où il est question de mouches : Lac (1989) de Jean Echenoz, Coup de foudre (1995) d’Éric Laurrent et Loin d’Odile (1998) de Christian Oster. Chez Toussaint, c’est l’abeille qui est abordée sous un angle loufoque. Lors de l’épisode du marché, le vidéaste explique comment il a trouvé miraculeusement, dans une caisse, des abeilles mortes en vrac qu’il s’est empressé d’acheter afin de les coller sur le dos de l’actrice. Or celles-ci étaient en réalité des huîtres séchées. « Et alors ?45 », s’exclame-t-il avec désinvolture, avant de ménager une chute des plus surprenantes qui lui permet d’établir une relation de connivence avec le lecteur : « Finalement, vous savez à quoi elles ressemblaient, à des petites moules46 ».

Dès lors, le traitement du motif apicole donne à l’auteur l’opportunité de « prendre le large vers la fiction47 ». L’image maritime participe d’une poétique de l’échappée qui se développe au gré d’un imaginaire débridé. Le confirment plusieurs remarques qui allient débordement et exaltation : « en annexe à son message, Patricia avait joint les explications de l’apiculteur, qu’il avait truffées d’incises savantes et de pétulantes bifurcations enjouées, qu’il avait dû rédiger en bouillonnant de jubilation contenue48 ». Ainsi est suggérée une écriture en pattes d’apiculteur, pour paraphraser Christine Jérusalem. Cet essor de la fiction est déjà repérable dans Nue au moment où, au détour d’une phrase, l’évocation de « vraies abeilles » est balayée par celle de « faux insectes téléguidés49 », lesquels ouvrent la voie à un scénario digne d’un roman de science-fiction. En effet, il est envisagé, un temps, de faire voler « de minuscules robots aériens dotés de capteurs électroniques ventraux50 ». Ce projet, précise le narrateur, était « agrément[é] de documents joints croquignolets qui contenaient des schémas complexes de prototypes volants miniaturisés, à l’allure sibylline de machines à voler de Léonard de Vinci51 ». L’échappée participe d’une écriture de l’enjouement « ouverte à tous les possibles52 » qui suppose, de la part de l’auteur, de ne pas emboîter le pas de l’apiculteur réel, caution d’un savoir nécessairement bridé, obéissant à la stricte loi de la vérité. Brouillant délibérément les repères entre le vrai et le faux, il n’hésite pas à affirmer : « il est indéniable que je romance53 ». Même si ce livre porte sur une expérience qui s’est réellement produite, la préparation du tournage de The Honey Dress en Chine, il se prête à être lu, ainsi que le fait Ulrike Schneider, « comme une fiction54 ».

Conclusion

Dans Nue et Made in China, l’apiculteur est certes lié à la confection de la robe en miel, mais sans y être subordonné en raison de son inhabileté foncière. Il apparaît donc comme un personnage inutile, mineur, accessoire – et c’est précisément par une batterie d’accessoires qu’il est représenté. La fonction première de sa présence est d’amuser le lecteur par son manque d’expertise et ses folles suggestions.

Il invite, en outre, à une réflexion sur la place de la compétence et du savoir dans le traitement d’un sujet. En faisant le choix de ne pas travailler sur documents, l’écrivain se déleste d’informations pléthoriques qui, selon lui, constituent « un danger pernicieux », comme il le déclare dans C’est vous l’écrivain : « car je me suis rendu compte que l’abondance d’informations induit finalement une paresse de l’imaginaire55 ». Le traitement fantaisiste de l’apiculteur permet de débrider la fiction en l’émancipant d’un pacte de lecture fondé sur l’effet de réel. Dans cette perspective, un parallèle peut être établi entre Marie créatrice de la robe en miel et l’écrivain créateur de ses apiculteurs : l’une fait entorse aux mots en inventant une robe de haute couture sans coutures, l’autre fait entorse à nos représentations en imaginant des apiculteurs qui n’ont rien de l’apiculteur. Dans ces textes, il est l’absent de tout rucher. Il donne matière à des images faites de mots destinées à devenir, à partir de Made in China, des images de film, dont la réalisation soulève des difficultés matérielles. Néanmoins, ces dernières ne freinent jamais le mouvement d’échappée chez un auteur soucieux de décloisonner genres et formes pour produire une œuvre ouverte. Made in China ne s’achève pas sur un point final, mais sur la mention d’un lien électronique donnant accès au film, The Honey Dress, dont quelques images seront ensuite intégrées dans M.M.M.M., spectacle hybride créé en résidence à Clermont-Ferrand le 14 mars 2016. Le titre de ce spectacle sera aussitôt repris par l’écrivain à l’occasion de la réédition de sa tétralogie sous la forme d’un seul volume. Entorses, distorsions, échappées participent d’une création en liberté.

Enfin, la figure de l’apiculteur permet à l’auteur d’afficher son nom. Mais son entrée dans le champ de la fiction ne saurait mener à un dévoilement de soi en vertu duquel le « Toussaint » de Nue déboucherait sur le « Jean-Philippe » plus intime de Made in China. Il choisit, en effet, de donner son nom à un personnage suspecté d’être un faux apiculteur. Le motif de la couverture, qui se décline à travers les thèmes du masque et de la doublure, révèle la persona de l’auteur, non la personne privée. Toussaint reste en retrait derrière ses prête-noms.

1 Jean-Baptiste Harang, « Un temps de Toussaint », Libération, 1er septembre 2002 [En ligne] URL : https://www.liberation.fr/livres/2002/09/19/

2 Ce cycle se poursuivra avec la publication de Fuir (2005), de La Vérité sur Marie (2009) et de Nue (2013). Il sera publié en un seul volume sous le

3 Jean-Philippe Toussaint, Nue, Paris, Éditions de Minuit, 2013, p. 139. Il est question de « la Toussaint » (ibid., p. 102) et de la « veille de

4 Laurent Demoulin, « La fragmentation partielle de M.M.M.M. »),Roman 20-50, no 72, Jean-Philippe Toussaint M.M.M.M. (Faire l’amour, Fuir, La Vérité

5 Jean-Philippe Toussaint, Nue, op. cit., p. 25.

6 Ibid.

7 Ibid., p. 15.

8 Jean-Philippe Toussaint, La Vérité sur Marie, Paris, Éditions de Minuit, 2009, p. 138.

9 Ibid.

10 Pierre-Henri Tavoillot, François Tavoillot, L’Abeille (et le) philosophe. Étonnant voyage dans la ruche des sages, Paris, Odile Jacob, « Odile 

11 Jean-Philippe Toussaint, Made in China, op. cit.,p. 141.

12 Ibid.

13 Jean-Philippe Toussaint, Nue, op. cit., p. 13-14.

14 Jean-Philippe Toussaint, Made in China, op. cit.,p. 144.

15 Jean-Philippe Toussaint, Nue, op. cit., p. 14.

16 Ibid., p. 15.

17 Jean-Philippe Toussaint, Made in China, op. cit.,p. 145.

18 Ibid.

19 Ibid., p. 144.

20 Jean-Philippe Toussaint, Nue, op. cit., p. 15. Christophe Meurée et Maria Giovanna Petrillo notent à propos de cet extrait que « [l]’apparition du

21 Jean-Philippe Toussaint, Made in China, op. cit.,p. 143.

22 Ibid.

23 Ibid., p. 145.

24 Ibid., p. 146.

25 Ibid., p. 144.

26 Jean-Philippe Toussaint, Nue, op. cit., p. 22.

27 Ibid., p. 23.

28 Ibid., p. 16.

29 Ibid., p. 16-17.

30 Ibid., p. 16.

31 Jean-Philippe Toussaint, Made in China, op. cit.,p. 142.

32 Ibid., p. 142-143.

33 Ibid., p. 142.

34 Pierre Bayard, Jean-Philippe Toussaint, « L’auteur, le narrateur et le pur-sang », in La Vérité sur Marie, Paris, Éditions de Minuit, « Double »

35 Jean-Philippe Toussaint, Nue, op. cit., p. 14. C’est cette occurrence du nom propre, la première dans le roman et, plus largement, dans l’œuvre de

36 Alice Richir, « L’intime entre parenthèses. Fonction du commentaire décroché dans l’œuvre de Jean-Philippe Toussaint », Poétique, n° 172, 2012/4

37 Telle est la phrase liminaire du livre : « “Cher Jean-Philippe, est-ce que tu peux me transférer l’horaire de ton vol ? Il faut que je m’organise”

38 Ibid., p. 81.

39 Ibid., p. 131.

40 Ibid., p. 125.

41 Ibid., p. 53.

42 Ibid., p. 54.

43 Ibid., p. 164.

44 Christine Jérusalem, « Le loufoque : une écriture en pattes de mouche », in Figures du loufoque à la fin du xxe siècle, Jean-Pierre Mouray et Jean

45 Jean-Philippe Toussaint, Made in China, op. cit., p. 159.

46 Ibid., p. 160.

47 Ibid., p. 126.

48 Ibid., p. 54.

49 Jean-Philippe Toussaint, Nue, op. cit., p. 13.

50 Ibid.

51 Ibid.

52 Jean-Philippe Toussaint, Made in China, op. cit., p. 122.

53 Ibid., p. 114.

54 Ulrike Schneider, « "Quand je suis le narrateur de mes livres". Les enjeux de l’intrusion de l’auteur-narrateur dans Made in China », in Lire

55 Jean-Philippe Toussaint, C’est vous l’écrivain, Paris, Éditions Le Robert, 2022, p. 69.

Notes

1 Jean-Baptiste Harang, « Un temps de Toussaint », Libération, 1er septembre 2002 [En ligne] URL : https://www.liberation.fr/livres/2002/09/19/un-temps-de-toussaint_415956/ (page consultée le 08/07/2022).

2 Ce cycle se poursuivra avec la publication de Fuir (2005), de La Vérité sur Marie (2009) et de Nue (2013). Il sera publié en un seul volume sous le titre M.M.M.M. (2017).

3 Jean-Philippe Toussaint, Nue, Paris, Éditions de Minuit, 2013, p. 139. Il est question de « la Toussaint » (ibid., p. 102) et de la « veille de Toussaint » (ibid., p. 134).

4 Laurent Demoulin, « La fragmentation partielle de M.M.M.M. »), Roman 20-50, no 72, Jean-Philippe Toussaint M.M.M.M. (Faire l’amour, Fuir, La Vérité sur Marie, Nue), 2021, p. 20 [En ligne] DOI : https://doi.org/10.3917/r2050.072.0011. C’est l’auteur qui souligne.

5 Jean-Philippe Toussaint, Nue, op. cit., p. 25.

6 Ibid.

7 Ibid., p. 15.

8 Jean-Philippe Toussaint, La Vérité sur Marie, Paris, Éditions de Minuit, 2009, p. 138.

9 Ibid.

10 Pierre-Henri Tavoillot, François Tavoillot, L’Abeille (et le) philosophe. Étonnant voyage dans la ruche des sages, Paris, Odile Jacob, « Odile Jacob Poches », [2015] 2017, p. 50. La dimension métaphysique s’explique par la compréhension du monde que permet l’observation de la ruche. Cette dernière révèle « l’harmonie profonde du cosmos finalisé : son fonctionnement, image microcosmique du grand cosmos, est la preuve vivante et visible que “la nature ne fait rien en vain” » (ibid., p. 51).

11 Jean-Philippe Toussaint, Made in China, op. cit., p. 141.

12 Ibid.

13 Jean-Philippe Toussaint, Nue, op. cit., p. 13-14.

14 Jean-Philippe Toussaint, Made in China, op. cit., p. 144.

15 Jean-Philippe Toussaint, Nue, op. cit., p. 14.

16 Ibid., p. 15.

17 Jean-Philippe Toussaint, Made in China, op. cit., p. 145.

18 Ibid.

19 Ibid., p. 144.

20 Jean-Philippe Toussaint, Nue, op. cit., p. 15. Christophe Meurée et Maria Giovanna Petrillo notent à propos de cet extrait que « [l]’apparition du nom de l’écrivain est soulignée, en manière de clin d’œil, par une hyperbole – encadrée par des parenthèses, signe d’un trait d’ironie chez l’auteur ». Christophe Meurée et Maria Giovanna Petrillo, « Persiste et signe “Rien de moins que Toussaint” », Roman 20-50, no 72, Jean-Philippe Toussaint M.M.M.M. (Faire l’amour, Fuir, La Vérité sur Marie, Nue), 2021, p. 139 [En ligne] DOI : https://doi.org/10.3917/r2050.072.0131.

21 Jean-Philippe Toussaint, Made in China, op. cit., p. 143.

22 Ibid.

23 Ibid., p. 145.

24 Ibid., p. 146.

25 Ibid., p. 144.

26 Jean-Philippe Toussaint, Nue, op. cit., p. 22.

27 Ibid., p. 23.

28 Ibid., p. 16.

29 Ibid., p. 16-17.

30 Ibid., p. 16.

31 Jean-Philippe Toussaint, Made in China, op. cit., p. 142.

32 Ibid., p. 142-143.

33 Ibid., p. 142.

34 Pierre Bayard, Jean-Philippe Toussaint, « L’auteur, le narrateur et le pur-sang », in La Vérité sur Marie, Paris, Éditions de Minuit, « Double », [2009] 2013, p. 215.

35 Jean-Philippe Toussaint, Nue, op. cit., p. 14. C’est cette occurrence du nom propre, la première dans le roman et, plus largement, dans l’œuvre de l’écrivain, que reprennent Christophe Meurée et Maria Giovanna Petrillo dans le titre de leur article : « Persiste et signe “Rien de moins que Toussaint” », art. cit.

36 Alice Richir, « L’intime entre parenthèses. Fonction du commentaire décroché dans l’œuvre de Jean-Philippe Toussaint », Poétique, n° 172, 2012/4, p. 471-472 [En ligne] DOI : https://doi.org/10.3917/poeti.172.0469. C’est l’auteur qui souligne.

37 Telle est la phrase liminaire du livre : « “Cher Jean-Philippe, est-ce que tu peux me transférer l’horaire de ton vol ? Il faut que je m’organise”, m’écrivait Chen Tong quelques jours avant mon arrivée en Chine. » (Jean-Philippe Toussaint, Made in China, op. cit., p. 9).

38 Ibid., p. 81.

39 Ibid., p. 131.

40 Ibid., p. 125.

41 Ibid., p. 53.

42 Ibid., p. 54.

43 Ibid., p. 164.

44 Christine Jérusalem, « Le loufoque : une écriture en pattes de mouche », in Figures du loufoque à la fin du xxe siècle, Jean-Pierre Mouray et Jean-Bernard Vray (dir.), Saint-Étienne, Publications de l’université de Saint-Étienne, 2003, p. 135.

45 Jean-Philippe Toussaint, Made in China, op. cit., p. 159.

46 Ibid., p. 160.

47 Ibid., p. 126.

48 Ibid., p. 54.

49 Jean-Philippe Toussaint, Nue, op. cit., p. 13.

50 Ibid.

51 Ibid.

52 Jean-Philippe Toussaint, Made in China, op. cit., p. 122.

53 Ibid., p. 114.

54 Ulrike Schneider, « "Quand je suis le narrateur de mes livres". Les enjeux de l’intrusion de l’auteur-narrateur dans Made in China », in Lire, voir, penser l’œuvre de Jean-Philippe Toussaint, Jean-Michel Devésa (dir.), Bruxelles, Les Impressions Nouvelles, 2020, p. 182.

55 Jean-Philippe Toussaint, C’est vous l’écrivain, Paris, Éditions Le Robert, 2022, p. 69.

Citer cet article

Référence électronique

Frédéric CLAMENS-NANNI, « « À croire que Toussaint n’y connaissait rien aux abeilles » : Échappées apicoles dans Nue et Made in China », Sociopoétiques [En ligne], 8 | 2023, mis en ligne le 26 octobre 2023, consulté le 21 novembre 2024. URL : http://revues-msh.uca.fr/sociopoetiques/index.php?id=2001

Auteur

Frédéric CLAMENS-NANNI

CELIS, Université Clermont Auvergne

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