Dans la tétralogie de Jean-Philippe Toussaint, la haute couture participe d’un jeu de fausses pistes. En raison de son artifice, elle est incompatible avec un ensemble romanesque qui épouse de prime abord le cycle des saisons. C’est sous le signe de l’hiver qu’est placé Faire l’amour1, annonçant successivement le printemps, l’été et l’automne. La temporalité à l’œuvre semble être celle qui rythme la nature avec laquelle l’héroïne entretient une relation privilégiée. Au terme de la tétralogie, elle est Nue2, caractérisée par sa « disposition océanique3 », sa capacité à « attei[ndre] d’instinct la dimension cosmique de l’existence4 », à retrouver un état originel. Elle établit volontiers un contact direct avec les éléments grâce au toucher. Quand elle séjourne sur l’île d’Elbe, elle aime prendre la terre à pleines mains, marcher pieds nus sur le rivage aride ou se baigner dans le plus simple appareil. Mais il ne s’agit là que d’une facette du personnage, comme le suggère la rupture du cycle des saisons dans les volets qui font suite à Faire l’amour. Fuir5 est associé à l’été, non au printemps. Les derniers romans, La Vérité sur Marie6 et Nue, sont respectivement liés à deux saisons, printemps-été pour l’un, automne-hiver pour l’autre. L’ordre naturel cède le pas à un ordre artificiel régi par les collections de haute couture.
Cultivant le goût du paradoxe, Marie peut tout aussi aisément se passer de tout vêtement pour ne faire qu’un avec la nature et transporter cent quarante kilos de bagages, répartis dans des valises, des malles et des cantines contenant des robes. Créatrice de mode, elle s’est bâti une renommée en Europe et en Asie où elle présente régulièrement ses nouvelles collections. Elle est également une femme douée en affaires. Elle a créé à Tokyo sa propre maison de couture, Allons-y Allons-o, qu’elle dirige d’une main de maître. Elle connaît les rouages du milieu de la mode séduit par le spectacle voire le spectaculaire.
Le cycle de Marie représente la haute couture dans une triple dimension : artistique, sociale et métapoétique. En tant qu’artiste, Marie explore des voies de plus en plus radicales qui bousculent les catégories génériques, transformant les robes en œuvres plastiques proches de l’art éphémère ou de la performance. Sur le plan social, deux versants caractérisent la haute couture : dans les coulisses se met en place toute une logistique, une organisation entrepreneuriale complexe et bien huilée. Le second versant est celui des spectateurs, appartenant à la bonne société, qui fréquentent les lieux à la mode et sacrifient volontiers au jeu des mondanités. Enfin, sur le plan métapoétique, le spectacle de la haute couture produit des images selon des modalités qui interrogent la production d’autres images, elles romanesques.
Haute couture et art contemporain
À l’origine, le vêtement remplit une fonction utilitaire en donnant à l’homme les moyens de résister aux aléas climatiques. Il compense un manque causé par une négligence d’Épiméthée. Dans Protagoras, Platon rappelle que ce dernier s’était chargé de doter chaque espèce d’attributs destinés à lui permettre de vivre dans la nature. Une fois la répartition terminée, l’homme, oublié, s’est trouvé nu. Le vêtement est donc artificiel dans l’acception première du terme : il est créé par l’homme. Il l’est également dans le détachement de plus en plus affirmé à l’égard de la nature, quand il fait ou suit la mode. Celle-ci est envisagée par Jacques Heim en des termes qui évoquent le mythe de Prométhée. Elle est :
l’aboutissement du travail d’organisation par lequel la nature a couvert le corps des animaux d’écailles, de plumes ou de poils. L’homme parachève ce travail et exprime sa personnalité par des ornements de son industrie7.
La haute couture pousse à l’extrême cette tendance de la mode en libérant le vêtement de sa fonction utilitaire. Il n’est plus un moyen, fruit d’un artisanat, mais une fin, une œuvre d’art. Le premier à avoir franchi le pas entre l’artisan et l’artiste est Charles-Frédéric Worth, qui a créé sa maison rue de la Paix à Paris dans les années 1857-1858. Il marque en effet un tournant analysé par Gilles Lipovetsky : « L’écart avec le passé est net, tranché : d’artisan “routinier” et traditionnel, le couturier, à présent modéliste, est devenu “génie” artistique moderne8. » Le tailleur ou la couturière confectionnaient des vêtements en s’appuyant sur un patron qui ne leur laissait guère d’initiative. Il s’agissait alors de reproduire, non d’innover. C’est avec Worth que le vêtement devient une création unique, inédite, surprenante. Il révèle un style singulier, donnant au couturier le statut de créateur qui possède dès lors sa griffe. Au sortir de la Première Guerre mondiale, d’étroites relations commencent à s’établir entre la haute couture et l’art moderne. Lipovetsky s’intéresse notamment à l’influence du cubisme :
La silhouette de la femme des années 1920, droite et plate, est en consonance directe avec l’espace pictural cubiste fait de plans nets et angulaires, de lignes verticales et horizontales, de contours et d’à-plats géométriques, elle fait écho à l’univers tubulaire de Léger, au dépouillement stylistique entrepris par Picasso, Braque, Matisse, après Manet et Cézanne9.
Les surréalistes travaillent également avec des couturiers. Dali a réalisé la robe homard avec la créatrice de mode Elsa Schiaparelli. Ces collaborations se poursuivent chez les générations de stylistes suivantes, qui puisent leurs sources d’inspiration dans la peinture, la sculpture ou l’architecture. Yves Saint-Laurent présente en 1965 sa robe Mondrian. Un an plus tard, il expose sa collection Pop. D’autres de ses créations sont influencées par Braque, Matisse et Van Gogh. André Courrèges, quant à lui, se tourne vers l’architecture et le design en utilisant le PVC durant les années 1960. Ces quelques exemples suffisent à montrer l’influence des arts sur la haute couture. C’est également cette voie qu’emprunte Marie en tant que « styliste et plasticienne10 ». Elle investit non seulement les podiums pour les défilés mais aussi les musées.
Ses vêtements se caractérisent par leur dimension spectaculaire même quand ils ne sont pas encore portés ni éclairés par les projecteurs. À Tokyo, elle déballe ses dernières créations dans sa chambre d’hôtel transformée en coulisses :
Autour d’elle, toutes ces robes paraissaient en représentation dans la chambre, raides et immobiles dans leurs housses translucides, parées, altières, décolletées, séductrices et colorées, amarante, incarnadines, pendues aux battants des armoires ou à des cintres de fortune, alignées sur les deux portants de voyage qu’elle avait dépliés dans la chambre d’hôtel comme dans une loge de théâtre improvisée, ou simplement déposées avec soin sur des chaises, sur les bras de fauteuils11.
La représentation personnifie les vêtements, alors dotés d’une sensualité toute féminine, prêts à être exposés au Contemporary Art Space de Shinagawa, musée à l’architecture radicale, constitué de quatre salles vastes, nues et éclairées artificiellement. Sur place, Marie dessine des croquis afin de déterminer la manière dont ses œuvres seront mises en espace, telles des installations. Le vêtement n’a plus d’autre fonction que d’être regardé.
À l’instar des grands couturiers, la créatrice utilise des étoffes précieuses qu’elle choisit en fonction de leur texture, de leur tombé, de leur drapé, et reliés grâce à plusieurs techniques énumérées dans Nue – « le point, le bâti, l’agrafe ou le raccord12 » –, rappelant que dans son acception première, la couture est un assemblage. Néanmoins, Marie n’hésite pas à explorer d’autres voies en « s’aventur[ant] parfois, en marge de la mode, sur un terrain expérimental proche des expériences les plus radicales de l’art contemporain13 ». Elle emploie en particulier des matières qui ne sont traditionnellement pas dévolues à la confection de tissus. En témoignent en particulier deux de ses créations : la collection de robes en sorbet et la robe en miel.
La première est présentée dans Fuir comme l’« une de ses œuvres emblématiques14 ». Cette « collection de l’éphémère15 » donne à voir la métamorphose de la matière gelée – « glaces, sorbets, granita, frulatto et frappé16 » – sur les corps nus des mannequins apparaissant en transparence. Ces corps ne sont plus de simples supports mais participent pleinement de la création : sous l’effet du froid, ils sont soumis à des réactions qui en modifient l’aspect comme la chair de poule ou le durcissement des seins. Marie joue également sur les couleurs, en choisissant des tons de fruits – mangue, citron, mandarine, pêche, melon, cassis, mûre, myrtille – qui donnent à l’ensemble un air « archimboldesque17 ».
La créatrice pousse plus loin ses expérimentations en concevant la robe en miel, pièce maîtresse de sa dernière collection automne-hiver qu’elle s’apprête à exposer au Spiral de Tokyo. Cette création se présente comme une gageure puisqu’il s’agit d’une « robe de haute couture sans couture18 » constituée d’une matière unique. Le vêtement devient un attribut naturel, comme si la créatrice venait corriger la maladresse d’Épiméthée. La robe et la peau forment un tout organique :
Avec la robe en miel, Marie inventait la robe sans attaches, qui tenait toute seule sur le corps du modèle, une robe en lévitation, légère, fluide, fondante, lentement liquide et sirupeuse, en apesanteur dans l’espace et au plus près du corps du modèle, puisque le corps du modèle était la robe elle-même19.
Un tel projet ne soulèverait guère de difficultés s’il n’était pas intégré dans une scénographie plus complexe : la mannequin doit se déplacer sur le podium, suivi par un cortège d’abeilles. Le problème posé par la réalisation indique clairement à quelle famille de créateurs Marie se rattache. Guénolée Milleret distingue deux approches du métier : d’un côté, les grands couturiers habiles de leurs mains, telles Jeanne Lanvin et Gabrielle Chanel, qui conçoivent leurs modèles avec pragmatisme ; de l’autre, les dessinateurs et stylistes, comme Christian Dior, qui « apportent […] l’idée, le concept, laissant libre cours à une inspiration débridée qui sera soumise dans un second temps aux impératifs de la technique20 ». La première solution envisagée pour lever l’obstacle des abeilles s’appuie sur les dernières innovations de la biorotique : constituer un essaim d’insectes robots téléguidés. Mais comme cette technologie est encore à l’état de prototype, la créatrice et ses collaborateurs décident d’utiliser une vraie colonie d’abeilles, pariant qu’elles suivront d’instinct leur reine.
Le jour du défilé, tout se déroule comme Marie l’avait prévu jusqu’à ce que survienne un incident : le trébuchement de la mannequin. C’est alors que les abeilles s’abattent sur la jeune femme « vaincue, comme une torche vivante, immolée, qui se contorsionn[e] sur le podium21 ». Ainsi, elle se transforme en victime sacrificielle, autour de laquelle se précipitent des assistants paniqués, un apiculteur en combinaison impuissant et des pompiers, un extincteur à la main, dont ils n’osent se servir de peur de rendre la situation plus incontrôlable encore. Aussi dramatique soit-il, l’accident se métamorphose in extremis en œuvre d’art à l’initiative de Marie qui, surgissant sur scène, « sign[e] le tableau22 ». La signature n’a plus pour seule fonction de parachever une œuvre. Elle accomplit un acte de création qui intègre « le hasard, l’involontaire, l’inconscient, le fatal et le fortuit23 ». Malgré elle, la créatrice produit une performance au sens plastique du terme : elle réalise une œuvre éphémère au déroulement imprévisible et qui n’est pas reproductible.
À travers ses expérimentations de plus en plus extrêmes, Marie utilise des textures bien différentes des étoffes traditionnelles allant jusqu’à abolir la notion même de textile. Ses robes ne peuvent pas être portées plus d’une fois en raison de leur viscosité. En choisissant des matières organiques, périssables à l’œil nu, l’artiste radicalise la labilité de la mode, vouée à se démoder la saison suivante, soumise à une sorte d’obsolescence programmée. Tel est « l’empire de l’éphémère », selon l’expression de Lipovetsky :
Par la féerie de la Haute Couture, des magazines, des stars, les masses ont été dressées au code de la mode, aux variations rapides des collections saisonnières, parallèlement d’ailleurs à la sacralisation du code de l’originalité et de la personnalité24.
Aux yeux du sociologue, ce phénomène caractérise en particulier la période faste de la haute couture, de ses origines aux années 1960. C’est le prêt-à-porter qui, ensuite, a pris l’ascendant en s’arrogeant le pouvoir de faire et de défaire la mode. Dans la tétralogie de Toussaint, la représentation du vêtement reste exclusivement attachée à la confection de luxe comme si elle était encore sur le devant de la scène médiatique. Il ne s’agit pas pour autant de revenir à un âge d’or qui appartiendrait définitivement au passé. La démarche de la styliste plasticienne est ancrée dans le présent : l’audace expérimentale, l’utilisation de l’organique, la performance sont des traits du contemporain. À l’occasion des MTV Video Music Awards de septembre 2010, la chanteuse américaine Lady Gaga est apparue sur scène avec un ensemble entièrement constitué de viande crue élaboré par Jean-Paul Gaultier. En ce début de xxie siècle, le spectaculaire verse volontiers dans le sensationnel. C’est bien de cette société du spectacle qu’il s’agit dans le cycle de Marie.
Haute couture et société : un monde en représentation
Envisagée sous l’angle des représentations sociales, la haute couture évolue au sein d’un microcosme avec ses codes, ses rituels, ses indices de reconnaissance, microcosme formé en amont de toute une organisation qui œuvre pour sa production et en aval d’une clientèle fortunée. Elle répond, en effet, à une logique industrielle et commerciale et ce, depuis les origines. Worth faisait défiler des « sosies », qui deviendront plus tard les mannequins, afin de créer un spectacle publicitaire. À partir des années 1960, quand se développe le prêt-à-porter, elle devient peu à peu un patrimoine ainsi que l’explique Lipovetsky : certes, elle « ne produit plus la dernière mode, [mais] elle reproduit sa propre image de marque “éternelle” en réalisant des chefs-d’œuvre […] transcendant la réalité de la mode elle-même25. » C’est ce patrimoine que se partagent, en ce début de xxie siècle, les grands groupes industriels tels LVMH (Louis Vuitton-Moët Hennessy), Kering, Puig et Richemont. Elle est désormais entrée dans l’ère de la mondialisation. La griffe, étoffe cousue à l’origine à l’intérieur du vêtement, fait plus que jamais partie de l’image de la marque qu’il faut valoriser au moyen d’une stratégie marketing.
L’organisation de la maison Allons-y Allons-o est le reflet de son époque. Son identité visuelle se fonde sur un « logo stylisé, en ombres chinoises, d’un couple qui s’encour[t]26 ». À l’instar du blason, il est le signe de distinction de l’entreprise dont la notoriété se fonde sur les lettres de noblesse de la créatrice. Le graphisme épuré du logo entretient des parentés avec les initiales de Marie Madeleine Marguerite de Montalte, quatre M aux allures de griffe : « elle aurait pu signer ses collections comme ça, M.M.M.M., en hommage sibyllin à la Maison du docteur Angus Killierankie27 », référence à Murphy de Samuel Beckett L’allusion est humoristique dans la mesure où les quatre M, dans ce roman, forment le sigle de la Maison Madeleine de Miséricorde Mentale. Élaborer son image de marque en référence à une institution qui traite de maladies mentales serait fort peu judicieux dans une logique marketing. Rien n’est dit de la griffe finalement choisie par Marie. Le narrateur se contente d’indiquer le surnom, Mamo, que lui donnent ses proches, surnom qu’il transforme en MoMA, allusion au Museum of Modern Art de New York.
Dans les relations qu’elle établit avec ses partenaires professionnels, elle adopte une posture de dirigeante. Quand elle se rend à Tokyo pour organiser son exposition au Contemporary Art Space, elle se trouve « entourée d’une cour de collaborateurs, d’hôtes et d’assistants28 », le narrateur se comparant non sans humour à Monsieur Thatcher qui serait resté dans l’ombre de sa femme lors d’un voyage officiel. Les collaborateurs japonais de Marie sont des hommes d’affaires rompus à l’industrie de l’art et à l’organisation d’événements culturels, tous en « costume impeccable, avec des lunettes de soleil ou de vue, des parapluies et des attachés-cases29 ».
Pour préparer le défilé de la robe en miel, Marie réunit un « staff [de] designers et graphistes vêtus de noir, avec de fines lunettes à monture en titane, besaces en bandoulière croisées sur la poitrine30 ». Ce sont des personnages au sens étymologique du terme, portant les mêmes masques, arborant les mêmes accessoires de mode. Il est une figure qui semble extérieure à ce monde mais qui s’y inscrit parfaitement dans la représentation stéréotypée que l’on peut en avoir : l’apiculteur allemand, « légèrement homosexuel et follement amoureux31 » de Marie qui, sous ses airs bohème et évaporé, ne manque pas de ménager ses intérêts financiers. La créatrice s’entoure également d’avocats chargés d’élaborer des contrats d’assurance, d’un allergologue et d’un dermatologue évaluant les risques de recouvrir en totalité la peau de miel. Un peu avant le spectacle, dans les coulisses, les petites mains s’affairent telles des abeilles pour préparer la mannequin, une jeune fille russe de dix-sept ans. L’image de la ruche est représentative de ce microcosme hiérarchisé, dans lequel les individus ne sont pas différenciés, mais constitués en groupes selon les tâches qui leur incombent, œuvrant tous en faveur de leur reine.
Le public ciblé forme également un microcosme en représentation dans Nue lors du vernissage de l’exposition au musée. La bonne société s’y rend dans des taxis et des voitures de luxe qui dans la nuit forment « un ballet ralenti de pinceaux de phare32 » annonçant le rituel social à venir. Tous sont là pour rencontrer une styliste très en vue, qui occupe le devant de la scène médiatique, mais aussi pour se montrer, comme en témoignent quelques tenues « excentriques, lunettes colorées et coiffures voyantes, écharpes fluorescentes et touches de rose flashy33 ». À l’entrée, tous présentent leurs cartons d’invitation, véritables sésames donnant accès aux salles du musée transformé pour l’occasion en théâtre où chacun s’apprête à jouer un rôle. Malgré leur velléité de se singulariser, ils forment un ensemble indifférencié – le narrateur multiplie les noms collectifs : « multitude34 », « groupes35 », « attroupement36 », « foule37 », etc. En outre, l’analogie avec la scène de spectacle est renforcée par le dispositif visuel : faute d’avoir pu franchir le seuil du musée, le narrateur a grimpé sur le toit et s’est placé derrière l’un des hublots d’où il peut voir sans être vu. Occupant une position en surplomb, il observe un spectacle qu’il recompose mentalement avec force détails, plus de sept mois plus tard, dans son appartement à Paris.
Aussi parvient-il à distinguer a posteriori trois personnages présents lors du vernissage. L’un d’eux, Pierre Signorelli, est un homme d’affaires installé à Tokyo qui fait partie de cette élite sociale invitée au vernissage. Le deuxième est son ami Jean-Christophe de G., appartenant au même milieu, habitué au luxe, aux limousines et propriétaire d’un pur-sang amené à Tokyo où il doit concourir. Bien qu’il ne soit « en rien familier du monde de la mode et de l’art contemporain38 », il accepte d’accompagner Pierre Signorelli dans le but de séduire l’artiste, sans la connaître, par pur « goût de l’audace, du jeu, de l’aventure39 ». Sur place, tous deux rencontrent une femme prénommée Marie que Jean-Christophe de G. prend pour la reine de cette soirée. La scène, dont le comique repose sur le quiproquo, est l’occasion de saisir sur le vif les visiteurs d’une exposition. La femme porte un jugement sur les robes de la styliste plasticienne en usant d’un langage snob :
elle commença à expliquer que les œuvres exposées ce soir, étaient, si ce n’est commerciales (je mets le mot entre guillemets, dit-elle, en grattant rapidement l’air avec deux doigts pour joindre le geste à la parole), un peu faciles, un peu, disons putassières (et l’adjectif fit tiquer Jean-Christophe de G.), qu’en gros, c’était toujours le même vieux fond de sauce, et que c’était quand même très – très – superficiel40.
Émaillé d’expressions qui se veulent inspirées, ponctuées par une gestuelle convenue, le jugement rend compte de tout un discours sur l’art tenu par des critiques qui cherchent à briller en société. Pierre Signorelli adopte une posture comparable, dénigrant à son tour les œuvres par des paroles ou par des attitudes théâtrales : il montre ostensiblement une photo, lève les yeux au ciel, soupire, secoue la tête pour exprimer un jugement négatif. L’autre versant de ce discours et de cette gestuelle stéréotypés est la représentation que Jean-Christophe de G. se fait de l’artiste. Persuadé que cette femme est Marie portant un regard sur ses propres créations, il l’imagine « fragile et torturée, peut-être dépressive sous ses dehors insouciants, en tout cas encline à l’autodénigrement41 ». Il reprend le cliché selon lequel la superficialité affichée cache de la profondeur. Le beau monde sacrifie au jeu frivole des mondanités, écornant à loisir le talent de la styliste quand elle ne peut les entendre, avant de la complimenter avec emphase. « [E]ntourée d’une cour bigarrée d’admirateurs et d’officiels42 », Marie mesure ses remerciements, s’exprime avec retenue, pour maintenir une certaine distance conforme à la fois à l’étiquette et à son image d’artiste inaccessible et mystérieuse.
Le monde de l’art et de la mode apparaît sous une forme clinquante et artificielle. Chacun cherche à s’exposer, à se mettre en scène sans pour autant parvenir à se faire remarquer tant l’originalité est entrée dans la norme de cette société du paraître. Seule Marie réussit à « satur[er] l’espace de sa présence immobile43 », contrastant avec les fantoches du milieu qu’elle fréquente. La représentation d’une artiste en héroïne de roman ouvre sur une réflexion métapoétique.
La dimension spectaculaire de la haute couture : réflexion métapoétique sur la création d’images romanesques
Les études sociopoétiques du vêtement rappellent que le texte est étymologiquement un tissu, d’où l’analogie établie entre les deux. En témoigne le mot textile, choisi comme complément du nom sociopoétique, donc comme son objet privilégié, dans deux études qui lui ont été récemment consacrées : Sociopoétique du textile à l’âge classique. Du vêtement et de sa représentation à la poétique du texte44 et Tissus et vêtements chez les écrivains au xixe siècle. Sociopoétique du textile45. De fil en aiguille, les mots forment la trame du texte. Le fil renvoie à un principe de structuration. On parle, par exemple, de propos plus ou moins décousus. Ainsi, Carine Barbieri et Alain Montandon notent que « [l]es métaphores liées au fil et au tissu désignent souvent l’activité littéraire, comme acte de parler ou d’écrire46 ». Dans le cycle de Marie, les robes qui assurent la notoriété de la créatrice ne sont pas faites de fils, d’où leur « côté spectaculaire47 » qui éclaire sous un autre jour la poétique du texte.
La Vérité sur Marie explore le processus créatif à l’origine d’un spectacle à la fois de haute couture et de mots. La styliste accompagne Jean-Christophe de G., devenu son amant, à l’hippodrome de Tokyo. Dans le paddock, peu avant le départ de la course hippique, entraîneurs, turfistes et jockeys échangent d’ultimes recommandations :
Marie, immobile, les mains autour des bras, observait en rêvassant les tenues des jockeys, leurs bigarrures et leurs couleurs, et elle imaginait une collection de haute couture sur le thème de l’hippisme, qui reprendrait les motifs géométriques des casaques, combinerait des arrangements de cercles et de losanges, de croix, d’étoiles, d’épaulettes et de brandebourgs, une pléthore de pois, de rayures, de chevrons, de bretelles, de tresses et de parements, où, sur des rouges magenta ou de Solferino, elle oserait des manches cerise, des toques coquelicot ou mandarine, des dos ventre de biche. Elle jouerait de la framboise et de la jonquille, de la capucine et du chaudron, du lilas, de la pervenche, de la paille et du maïs, en se servant d’étoffes infroissables et de tissus indiens, des soies pures et mélangées, des taffetas, des tussahs et des tussors, et, pour le bouquet final, elle parachèverait le défilé en lançant une cavalcade de mannequins sur le podium, une harde de pouliches qui galoperaient, crinière au vent, dans des robes de toutes les couleurs : alezan, noir, rouan, bai, palomino, agouti, isabelle et champagne48.
L’idée d’un nouveau défilé se déploie sous la forme d’images nées à la faveur de la rêverie, état qui lève toute inhibition. Se joue un spectacle à l’esthétique baroque, caractérisé par une profusion de formes, de coloris, de tissus, avant de se terminer en apothéose. La scénographie rompt avec une tradition de défilés privilégiant l’ordre et la mesure. L’acte créatif transfigure la réalité, Marie détournant audacieusement un uniforme, immuable par définition, pour n’en conserver que les lignes et les contours géométriques.
Les images sont produites à partir d’un processus poétique qui explore les potentialités du langage. La polysémie du mot robe, appartenant à la fois au vocabulaire du vêtement et de l’hippisme, conduit à la métamorphose des femmes en pouliches. L’image acoustique du signe donne à l’évocation toute sa puissance suggestive : l’énumération « des taffetas, des tussahs et des tussors » est justifiée par l’allitération en [t]. De même, les mots rares créent un effet d’étrangeté qui attire l’attention sur le signifiant, donc sur la matérialité du signe.
Ainsi, le spectacle dont il est question s’écarte de la fonction référentielle qu’il pourrait viser a priori. Marie ne cherchera pas à le chorégraphier parce qu’il puise l’essentiel de son énergie dans le langage. Ce qui est en jeu, ici, c’est l’engendrement même de l’écriture. Le texte construit dès lors « une robe de mots49 » – Toussaint n’a assisté à aucun défilé –, « image littéraire, faite de mots, d’adjectifs et de verbes, et non de tissus, de chairs et de lumières50 », selon les termes de l’écrivain dans L’Urgence et la patience. Lorsque le signe est libéré de sa transparence référentielle, il ne fait plus sens mais crée un effet énigmatique envoûtant. Toussaint prend l’exemple de ravanastron, nom utilisé par Beckett dans Watt : « Au mur, à un clou, tel un pluvier, pendait un ravanastron51 ». Et l’auteur d’expliquer : « l’image qui commençait doucement à naître dans les brumes ouateuses de mon esprit restait purement abstraite, pur vertige de rythme et de sonorité, cliquetis mental de couleurs et de consonnes – la littérature, mes agneaux52 ». Le ravanastron est au langage ce qu’un vêtement de créateur est à la haute couture. Par sa faculté à produire une image mentale faite de formes, de couleurs et de sonorités, Marie renvoie à la figure de l’écrivain qui, lors d’interviews, déclare avoir mis beaucoup de lui en elle.
Artiste exposant ses nouvelles collections, elle défile également sur la scène du roman à la manière d’une mannequin, attirant alors tous les regards sur elle. Elle sait prendre des poses en toutes circonstances. Le lendemain de son arrivée à Tokyo, dans le hall de l’hôtel, ses collaborateurs viennent à sa rencontre avec un jour de retard : « Marie alors, avec ce sens du spectacle, cette outrance dont elle avait le secret, retira théâtralement ses lunettes de soleil53 » pour mettre en lumière ses cernes creusés par une nuit d’errance dans les rues de la ville. Même quand elle se met à nu, sans fard, elle le fait de façon spectaculaire. C’est elle qui, durant cette fameuse nuit, a revêtu une « robe de collection en soie bleu nuit étoilée, strass et satin, laine chinée et organza54 », chaussée de simples mules roses offertes par l’hôtel à sa clientèle. Au cours de leur déambulation, la jeune femme et le narrateur entrent dans un petit restaurant populaire. Elle lui apparaît « plus heureuse dans la fumée de ce boui-boui que dans les ors et le luxe de tous les palaces du monde, dont les fastes inutiles [ne sont] que la pâle redondance de sa propre splendeur55 ». C’est elle encore qui, quelques heures auparavant, s’allonge au milieu de ses robes de collection, pareille à une « star énigmatique, figure vaincue et ophélienne dans son lit mortuaire d’étoffes alanguies et de couleurs de cendres56 ». Sous le regard du narrateur, elle se métamorphose en une figure surnaturelle apparentée à une héroïne shakespearienne.
Quand il se tient à distance d’elle, il recompose son image. C’est dans un train qui le conduit de Shanghai à Pékin qu’il reçoit un appel de Marie lui apprenant le décès de son père. Elle se trouve alors au Louvre. Il l’imagine traverser en courant la Grande Galerie, exposée à la lumière aveuglante du soleil, comme si elle était sous les feux des projecteurs, œuvre défilant dans un lieu emblématique de l’art57. Au sortir du musée, il lui donne une pose de tragédienne : « à moitié allongée sur un banc, elle ne bougeait plus, la nuque reposant sur le marbre58 ». Lors des obsèques de son père, sur l’île d’Elbe, il la voit en pensée escorter le corbillard à cheval, « dans un de ces gestes de folie dont elle était capable, de panache, d’audace et de bravoure59 ». Telles sont les trois attributs essentiels d’un héros, d’une héroïne en l’occurrence. Elle s’inscrit dans la lignée de femmes célébrées par les poètes lyriques : Hélène, Marie, Laure et Béatrice. Ce n’est pas un hasard si Nue a pour épigraphe une phrase de Dante : « Dire d’elle ce qui jamais ne fut dit d’aucune60 ». Les quatre M formant ses initiales deviennent l’emblème de l’héroïne, quatre M donnés en titre au spectacle créé par Jean-Philippe Toussaint et The Delano Orchestra, dont la première a eu lieu le 14 mars 2016 à La Comédie de Clermont-Ferrand. Il ne s’agit plus alors d’établir une analogie avec le nom de la maison de santé dans Murphy mais de suggérer la dimension littéraire du personnage, par un hommage discret rendu à Beckett, auteur phare de la maison Minuit, dont l’initiale est également un M.
À travers cette héroïne fantasque, caractérisée par « son échevellement, ses flamboyances et son extravagance61 », l’auteur construit un personnage éminemment romanesque et, par là même, interroge les relations entre l’art et l’artifice dans la création. Le romanesque est considéré par ses détracteurs comme un anti-modèle pour le roman parce qu’il exerce sa séduction au moyen de procédés faciles. Il flatte le goût du lecteur pour l’aventure, le rocambolesque et les personnages hauts en couleur. En somme, le roman romanesque – l’expression forme soit un pléonasme, soit un oxymore selon la relation que l’on prête aux deux termes, considérés comme indissociables ou antagonistes – et la haute couture soulèvent des questions comparables : peuvent-ils prétendre au statut d’œuvres d’art ou ne sont-ils que des formes superficielles ? Le cycle de Marie rend compte d’une tendance à réinvestir le romanesque propre au roman contemporain selon des modalités qu’analyse Aline Mura-Brunel :
[L]e retour ne saurait se confondre avec une régression ni une reprise à l’identique dans la mesure où le romanesque se manifeste, aujourd’hui, dans la fiction avec des significations inédites, des codes renouvelés, suscitant et réfléchissant des attentes différentes ; il ne revient pas dans le paysage contemporain lavé de tout « soupçon »62.
Le spectacle et le spectaculaire inhérents à la haute couture portent le romanesque à son paroxysme tout en se jouant de lui : la distance entre l’objet exposé et le spectateur permet la distanciation. Bruno Blanckeman montre que dans Faire l’amour – cela est valable également pour les trois autres volets de la tétralogie –, Toussaint s’amuse avec « les nouveaux clichés romanesques, ceux de la fiction-mode et de la prose-spectacle – cette production livresque très médiatisée qui généralement vend beaucoup, pense peu, écrit mal63 ».
Femme d’affaires, styliste, artiste, organisatrice de défilés et d’expositions, personnage qui s’expose aux regards, Marie est représentée sous toutes les coutures. Toujours sous les projecteurs, elle n’est paradoxalement jamais décrite. Il est impossible de se représenter ses traits, sa chevelure ni le grain de sa peau, telle une mannequin devenant silhouette en mouvement qui sublime le vêtement. En se focalisant sur la haute couture, Toussaint privilégie l’habillement dans ce qu’il a de moins utilitaire, de plus sophistiqué. Si le spectaculaire sacrifie parfois au sensationnel, il ne cède jamais à la vulgarité ; l’écrivain reflète le goût d’une certaine société pour l’éphémère et la superficialité sans pour autant le flatter. Ces romans de la mode ne cherchent pas à être dans l’air du temps, c’est-à-dire à la mode.