Dresser le portrait en pied du « héros type » de Montherlant est une tâche presque aussi ardue que de dessiner la casquette de Charles Bovary1. À la différence – de taille – près que la vaste garde-robe dans laquelle puisent les toreros, les soldats, les monarques mais aussi les ecclésiastiques, les sprinteuses et les collégiens de Montherlant obéit à une exigence de fonctionnalité et d’élégance qui fait cruellement défaut au couvre-chef du héros de Flaubert. Si le rite de passage relaté dans Madame Bovary tourne au désastre, c’est en partie parce que la « coiffure d’ordre composite » du collégien n’est pas ajustée à la situation. Montherlant semble d’ailleurs se méfier de la connotation péjorative que peut revêtir l’adjectif composite, parfois synonyme de disharmonieux ou de disparate. L’auteur préfère en effet parler de syncrétisme2 pour évoquer sa fascination pour les esthétiques mobiles et contrastées, penchant que ne dément en rien le large éventail3 d’uniformes, de maillots, d’habits religieux ou de tenues mondaines que ses personnages sont amenés à revêtir ou à délaisser. À l’exigence d’adéquation entre le vêtement et le microcosme codifié où il sera porté, s’ajoute un impératif de bon goût et de discrétion, que l’auteur rattache à son appartenance, parfois contestée4, à l’aristocratie. Si les enquêtes sociologiques de Monique de Saint-Martin5 et d’Éric Mension-Rigau6 ne réservent pas un chapitre en particulier aux vêtements, elles s’accordent sur le fait que la tenue, dans sa double acception de vêtement et de maintien, contribue, au même titre que le château de famille, les titres et les armoiries, à la sauvegarde (discrète) de l’héritage aristocratique. Porteur d’une identité collective – la caste nobiliaire mais aussi le régiment, le cercle des aficionados, l’équipe de football – et singulière, le vêtement cristallise les paradoxes d’un auteur oscillant entre solitude altière et communauté, sobriété et somptuosité, style corseté et petits écarts à la norme.
Des tenues pour tenir son rang : cohérence et élégance du dress code
La trilogie d’Alban de Bricoule7 retrace les aventures d’un jeune homme au royaume du collège, au pays des taureaux et dans l’univers des tranchées, expériences initiatiques requérant le port de vêtements spécifiques. Telle une figurine, Alban se décline ainsi en trois versions : le collégien en culotte courte des Garçons (1969), l’apprenti-torero des Bestiaires (1926) et le poilu en uniforme bleu horizon du Songe (1922). À l’instar du maillot sportif dans Les Olympiques (1924), l’uniforme militaire a des allures de toge virile, laquelle marquait à Rome le « passage de l’incompétence politique et juridique de l’enfant à la compétence des adultes8 ». De même, la taurinus furor d’Alban est en grande partie liée à la logique de cooptation et d’adoubement sur laquelle repose le mundillo de la corrida. L’alternative, durant laquelle le jeune homme revêt le costume de torero, est à la fois « un habillage et une habilitation9 ». Montherlant, qui fait la part belle aux microsociétés ritualisées, serait ainsi un ethnologue malgré lui, pour reprendre le constat amusé de Lévi-Strauss, son successeur à l’Académie française10. Le schéma ternaire adopté par Van Gennep pour décrire le rite de passage11 – les rites de séparation, de marge et d’agrégation – s’avère d’ailleurs assez opérant pour mettre en évidence le rôle du vêtement dans la trajectoire des personnages. Il n’est qu’à voir l’effet qu’ont sur le jeune héros de L’Exil (1929)12 la main bandée de Sénac et ses cheveux en brosse13. C’est parce qu’il se sent exclu du camp des « vrais poilus14 » que ce dandy, honteux de porter des guêtres15 pour recevoir ses amis en uniforme, transgresse l’interdiction maternelle et rejoint le front. Le lecteur assiste au trajet inverse dans Les Garçons, où Alban, exclu du collège, quitte son uniforme austère et son « cartable avachi16 » pour revêtir un smoking et courir les rallyes. Ces changements de tenue attirent notre attention sur la mobilité des héros, soucieux de s’agréger à un groupe tout en affichant leur singularité. Le club sportif, le couvent janséniste ou la coterie de collégiens apparaissent comme des formes de sociabilité sélectives, symptomatiques du désir de trouver un compromis entre le repli sur soi et la dissolution de son individualité dans la grisaille démocratique17.
Cette tension entre solitude et communauté transparaît notamment dans le rapport de l’écrivain à l’uniforme, qui, tout en conférant à l’individu une identité collective, l’invite à se singulariser. Néophyte au « pays du front18 », un jeune aristocrate comme Alban découvre avec émerveillement un « peuple d’hommes bleus, bleus comme lui, tous ses pareils, tous ses frères19 ». Néanmoins, cette vision fantasmée de l’uniforme comme niveleur social est contrebalancée par une soif de hauteur, que la verticalité imposée par le port de la tenue militaire ne fait qu’aiguiser. « Au centre de la rencontre des apparences et de la discipline sociale20 », l’uniforme entre en résonance avec le conservatisme de Montherlant, foncièrement attaché à l’ordre, mais aussi avec son désir d’affirmer sa haute naissance. Instrument de redressement du corps, l’uniforme s’inscrit bien dans un éthos de caste fondé sur la maîtrise de soi et l’autocontrainte21. Il n’est pas étonnant que la vision de l’uniforme de Montherlant tranche avec celle de Giono, qui, dans Le Grand Troupeau (1931), fait de la tenue militaire un carcan douloureux, une « métonymie de la contrainte qui pèse sur le combattant22 ». Si elle se teinte de cynisme, la notion de service23 reste la clé de voûte de l’héroïsme individualiste de Montherlant, qui n’ignore pas qu’un uniforme agrémenté de galons introduit – fort heureusement – de la distinction dans un monde où le collectif est censé primer sur l’individu.
À condition de ne pas en faire trop. Les ambitieux assoiffés de « gloigloire24 » et de médailles sont réprimandés. Le ruban de la croix de guerre que porte à la boutonnière Colle d’Épate25, le parasite d’Un Assassin est mon maître (1971), est jugé fort suspect. Et le médecin Lobel – mélange savoureux de Nobel et de label –, qui a épinglé sur sa blouse « la petite barrette de la Légion d’honneur26 », est comparé à « un joueur de football qui la porterait sur son maillot27 ». La retenue est un critère sur lequel s’appuie souvent Montherlant pour démasquer la vanité et saluer la véritable noblesse. Il s’agit non seulement de sauver des traditions ancestrales28 menacées de tomber dans l’oubli mais aussi de résister à la collusion des élites, favorisant l’amalgame de la haute bourgeoisie avec la noblesse. La sévérité avec laquelle l’auteur fustige la superficialité des joueurs de tennis s’ancre dans la nécessité de se distinguer d’une classe sociale qui a la fâcheuse habitude de singer les usages de la caste déclinante à laquelle il appartient. Mieux vaut, non sans un brin de paternalisme, chausser ses souliers de foot et jouer la carte du plain-pied avec la plèbe que de côtoyer ces tennismen qui poussent le snobisme jusqu’à porter des « chaussettes de soie29 » sur le court. Ces fashionables des Années folles sont bien moins intéressés par la pratique physique que par la mode tennis30. Cette futilité clinquante tranche avec l’humilité de la petite marquise que le flâneur du Fichier parisien (1952) a coutume de rencontrer dans un restaurant bon marché du boulevard Saint-Germain. « Vêtue comme une chaisière31 », cette vieille femme renoue avec l’authentique noblesse : « elle est tout le temps occupée à renoncer à quelque chose ; son vœu secret, c’est qu’on lui coupe le cou32. »
Si le terrain vestimentaire est propice à l’affirmation d’une éthique de caste, il trahit aussi le souci qu’a l’auteur de donner une cohérence à son œuvre, vaste penderie qu’il compartimente en sous-ensembles. Montherlant divise par exemple son théâtre en « deux veines33 » : les pièces « en veston » (à sujet contemporain) et les « pièces en pourpoint » (à sujet historique). De même, Port-Royal (1954), Le Maître de Santiago (1947) et La Ville dont le prince est un enfant (1967) sont a posteriori regroupés dans une « trilogie catholique34 », où l’habit ecclésiastique fait loi. Outre qu’elle a, avec raison, alimenté la réputation de misogyne de l’auteur, la bipolarisation de l’univers en deux systèmes35 – l’ordre féminin du « ruban rose36 » et l’ordre mâle – entend s’appuyer elle aussi sur un critère vestimentaire. Mais les cheveux courts, le visage sans fard et le corps musclé de l’androgyne du Songe et des Olympiques remettent en question cette division schématique. Le « bouleversement des définitions des normes sexuées37 » que cause cette figure inquiétante atteste de la fragilité des cloisons que l’auteur a posées. Plus globalement, la fonction structurante et séparatrice que Montherlant attribue au vêtement est mise à mal par une fascination évidente pour les silhouettes aux contours incertains.
L’habit ne fait pas l’abbé : vêtements trompeurs et héros à double casquette
L’abbé de Pradts est un « chrétien du dehors38 », formule élégante pour qualifier le prêtre incroyant de La Ville et des Garçons. En d’autres termes, l’habit ecclésiastique offre à cet abbé athée une couverture. Mais la manière dont Montherlant réactive, à travers la figure du prêtre non croyant, le topos de l’être et du paraître, le distingue de Barbey d’Aurevilly et de Bernanos. Le mode de vie ascétique et le dévouement du prêtre-éducateur du Parc l’éloignent par exemple de l’abbé de la Croix-Jugan39. Nulle once de satanisme chez de Pradts. Pas de fantastique non plus dans la description de sa soutane, même si cette coquille rigide et protectrice se voit comparée à une « armure magique40 ». Dans Port-Royal (1954), le pouvoir de l’habit ecclésiastique devient tout de même un peu maléfique. Angélique, qui sent sa foi chanceler, se plaint des brûlures que lui inflige le bandeau de sa coiffe41. Mais nous sommes loin du fantastique funèbre des récits aurevilliens. Et parce qu’il ne se situe pas dans une perspective chrétienne, Montherlant ne condamne pas la foi de façade de l’abbé de Pradts. Contrairement au Cénabre de Bernanos42, le prêtre des Garçons porte dignement, du moins jusqu’à son renvoi, l’habit ecclésiastique. Être impeccable sur le plan des apparences est un devoir que se fixe le héros hiératique de Montherlant. À cela s’ajoute le fait qu’au collège ce prêtre athée n’est pas le seul à porter un déguisement :
Ces enfants qui ne disaient rien sur leur conduite, et ce prêtre qui ne disait rien sur sa foi, cela faisait une assemblée de figures voilées qui se croisaient, une espèce de bal masqué d’une robe noire et de mollets clairs43.
Au-delà du tableau frappant offert par cette description, la métaphore du bal masqué sape l’opposition simpliste entre nudité et artifice. La semi-nudité des têtes blondes n’est en rien gage de sincérité et de transparence. La reprise du theatrum mundi se fait ici sur un mode résigné et amusé : la propension de l’homme – à commencer par l’enfant – à duper son prochain adoucit considérablement les traits du prêtre incroyant, qui ne fait que jouer sa partition dans cette comédie universelle.
Mais le dédoublement des héros ne s’exprime pas uniquement sur le mode de l’imposture. Protéiformes, les hommes de pouvoir de Montherlant sont passés maîtres dans l’art de la superposition. Cisneros, « archevêque de Tolède, primat des Espagnes, Grand chancelier de Castille et Grand Inquisiteur44 », assume de multiples responsabilités politiques et religieuses. À cette alliance du trône et de l’autel correspond la métaphore de la « robe de bure sous [l]a pourpre45 ». Mais cette superposition ne doit pas aboutir à une confusion des strates vestimentaires, qui doivent rester bien distinctes : « la bure démentait la pourpre ; c’est ce démenti que l’être de sagesse doit porter en soi : le démenti que l’homme intérieur donne à l’homme extérieur46. » Le tissu râpeux que Cisneros porte sous son costume chatoyant doit faire ressortir la vanité du pouvoir. La superposition de différentes couches de vêtements permet ainsi d’endosser, alternativement, plusieurs statuts, tout en gardant une distance avec le rôle qu’on est en train de jouer. Ne jamais adhérer totalement au vêtement qu’on porte sans pour autant abandonner la partie, telle est aussi la devise de Ferrante. À ceci près que dans La Reine morte (1942), ce n’est plus sur le mode du cumul mais sur celui de l’évidement que s’exprime la disjonction entre l’individu et son vêtement. Le monarque désabusé dit s’être « retiré de [s]on apparence de roi47 ». Et c’est l’image de l’« armure vide48 » qu’il convoque pour exprimer sa décision de déserter le pouvoir de l’intérieur. Mais le rapport distancié au vêtement que préconise Montherlant est contrebalancé par la conscience de la nécessité d’enfiler sa pelure sociale, contrainte à laquelle refusent de se plier les hobereaux des Célibataires (1935). « Il faut s’habiller, quel supplice49 ! », s’exclame Léon, dont l’anti-mondanité viscérale aura des conséquences funestes. Démodés en tous points, les deux vieux garçons des Célibataires offrent un exemple d’hystérésis, terme, qui, dans son sens sociologique, désigne la rémanence d’attitudes « inadaptées aux conditions présentes parce qu’objectivement ajustées à des conditions révolues ou abolies50 ». Ces fins de race ont poussé bien trop loin la proscription du luxe ostentatoire51 que leur dictait leur haute naissance. L’élégance est effectivement une question de dosage, d’équilibre subtil entre austérité et frivolité. Et c’est bien parce qu’il revendique son appartenance à un milieu où tout est affaire de nuances que Montherlant pose sa loupe sur des détails loin d’être accessoires.
Souci du détail et second degré dans les plis
Pourtant critique à l’égard du cinéma, l’écrivain se plaît à zoomer sur des détails révélateurs, piquants ou insolites. Le dramaturge parle même de « théâtre à vision rapprochée52 » pour souligner son intérêt pour l’infiniment petit. Contrairement au public d’une salle de cinéma, les spectateurs assis « (au-delà du troisième rang de l’orchestre)53 » ne verront pas les ongles noirs de Jeanne la Folle. L’auteur du Cardinal d’Espagne (1960) suggère par là que les ongles négligés de cette femme revenue de tout n’ont rien d’anodin. Il s’agit moins de reconstituer une époque – les pièces de Montherlant ne sont pas à proprement parler historiques – que de manifester son sens aigu de la nuance. Par exemple, la robe franciscaine de Cisneros est « de bure grossière, grise (grise et non brune)54 ». Cette attention quasi maniaque au détail est assez étonnante de la part d’un auteur qui se montre plutôt avare en notations physiques et vestimentaires55. Le dramaturge peut ainsi passer de l’épure didascalique à la notation tatillonne : les règles du bon goût sont d’autant plus subtiles qu’elles sont imprévisibles. Pour Montherlant, le style tient bien à un je ne sais quoi qui échappe au commun des mortels et sur lequel il serait vain de s’appesantir. Le dandy laborieux qui, pour être dans le ton, se reporte de manière systématique à un code vestimentaire préétabli, a toutes les chances de faire une faute de goût.
Mais cultiver le naturel56 et l’aléatoire revient aussi pour le dramaturge à garder la mainmise sur ses textes. Comment transcrire sur scène le « “un rien dame de compagnie”, mais un rien seulement57 » qui caractérise Mlle Andriot ? Les finitions très soignées de Celles qu’on prend dans ses bras (1950) risquent à tout moment d’être trahies par des comédiens et metteurs en scène peu scrupuleux. Les coups de ciseaux qu’occasionne la scène sont regardés avec méfiance par l’auteur. C’est d’ailleurs durant la répétition des couturières, propice aux ultimes retouches, que l’auteur découvre les « coupures58 » que Pierre Dux a infligées à La Reine morte (1942). Pour passer la rampe, la pièce doit s’ajuster aux besoins de la scène, au risque de se voir mutilée. C’est ce que suggère la métaphore de la coiffure dont use Montherlant pour désigner la mise en scène, capable de mettre en valeur mais aussi d’enlaidir des visages au départ harmonieux59. Cette image s’inscrit dans une conception textocentriste du théâtre, reléguant la mise en scène du côté de l’accessoire. Frileux à l’égard de la scène, Montherlant enveloppe ses écrits de couches protectrices – préfaces, avertissements, postfaces, notes – et contraint le lecteur à un effeuillage minutieux. Emmitouflées dans d’épais dossiers, ses pièces se trouvent donc souvent un peu engoncées, ce qui explique sans doute la réticence des metteurs en scène actuels à s’en emparer.
Comme pour contrebalancer cette tendance à corseter60 ses écrits – par un style guindé et un paratexte envahissant – l’écrivain introduit de petites respirations. Les gros plans sur certains détails lui offrent l’occasion d’adresser un sourire complice à son lecteur fidèle. La référence au « veston d’intérieur61 » élimé de Léon n’est pas seulement destinée à souligner le laisser-aller de cet aristocrate déclassé. Pour un lecteur familier de Montherlant, ce passage est un clin d’œil à la bipartition théâtrale veston/pourpoint exposée par l’auteur. Le lecteur a beau, avec Les Célibataires, être dans un roman et non au théâtre, il comprend que ce récit a toute sa place dans la collection de vestons de l’auteur. Cette allusion fait ainsi office de signature, elle signale au lecteur qu’il a bien affaire à un modèle dessiné par Montherlant. Ajouter une touche de fantaisie à une tenue sans en gâcher l’harmonie est aussi l’une des marques de fabrique de l’auteur. Par exemple, l’allusion aux chaussures de Françoise vient par sa trivialité désamorcer un peu le tragique de Port-Royal. « Quel bruit vous faites en marchant, ma Sœur, avec vos souliers qui craquent62 ! » s’exclame Angélique alors même que l’avenir du couvent est menacé.
Cet attachement au détail est aussi symptomatique du « don d’attention63 » salué dans Pitié pour les femmes (1936). Trait distinctif du grand écrivain pour Costals, ce don d’attention est également l’une des qualités que Montherlant exige de la part de son lecteur, invité à repérer les touches d’humour qui émaillent ses écrits. La description du smoking d’Alban – « jaquette et haut de forme, souliers vernis, guêtres claires, gants beurre-frais (soigneusement retournés sur le poignet), jonc à pomme d’or (oui, sans blague)64 » – est sans doute un clin d’œil amusé de l’auteur à sa période dandy65. À la coquetterie excessive d’Alban répond le fantasme de naturel de Dandillot, qui quitte son costume pour goûter aux joies (artificielles et douloureuses) de la vie saine :
Il rompit solennellement avec la vie mondaine, bazarda même son frac, symbole de toutes les souillures de Babylone, et ne s’occupa plus que de grand air, de soleil, de régimes alimentaires, de mensurations, de pesées, plongé dans les tableaux synoptiques affolants de tout ce que l’homme doit faire pour demeurer « naturel », et dans ce qu’on pourrait appeler les travaux forcés de la vie « naturelle », enfin rabâchant de la nature, qu’il ne pouvait atteindre que par les artifices les plus saugrenus66.
L’hébertisme mal digéré de cet industriel, qui oppose la corruption du vêtement à l’authenticité de la nudité n’est, là non plus, pas exempt d’autodistance. Dans ce volume des Jeunes Filles, publié une dizaine d’années après Les Olympiques, que fait l’auteur sinon brosser sa propre caricature ? La sportolâtrie du jeune Montherlant louant les vertus de la nudité des corps galbés par l’effort est ici subtilement tournée en dérision. Publié en 1924, l’année même des Jeux olympiques à Paris, son recueil à la gloire du sport était pourtant une œuvre sur mesure, en parfaite adéquation avec son époque. La nudité était en effet une tenue en vogue dans les années vingt, durant lesquelles la « littérature sportive » vantait les bienfaits de l’activité physique et du grand air. Le recul temporel offre ainsi à l’écrivain l’occasion de se moquer, certes gentiment et discrètement, de cette mode du sport dont il a lui aussi été la victime. Quant au castillanisme de Montherlant dramaturge, parfois raillé par les critiques67, il se trouve lui aussi mis à distance par l’auteur lui-même, qui affiche avec humour son ton « fraise espagnole68 ». La galerie de cols qui se dessine tout au long de l’œuvre – la collerette d’Alvaro, le col « graisseux69 » de Léon, le col « mou70 » d’Octave, le col « romain71 » de l’abbé de Pradts, la collection de cravates de Ravier72 – ne témoigne pas seulement de la fonction métonymique que Montherlant entend donner à cette partie supérieure du vêtement qui encadre le visage et le cou. Sans doute pourra-t-on aussi déceler dans ce défilé de cols un clin d’œil au style collet monté qui a fait la réputation de l’auteur.
Cédant souvent « au style gentilhomme73 », Montherlant reconnaît volontiers que sa prose ampoulée et ses costumes empesés pourront « [n]ous prendre sur les nerfs74 ». Parce qu’il est exhibé, voire surjoué, le côté ostensiblement rétro et précieux de l’œuvre n’est donc pas dénué d’humour. Toujours est-il que le second degré et le léger débraillé qui se logent parfois dans les replis du texte ont été dans l’esprit des critiques et des lecteurs largement éclipsés par la rigidité old-fashioned qui émane à première vue d’une œuvre habitée/habillée par un fantasme de rectitude, d’ordre et de contrôle. Semer le désordre dans cette garde-robe amidonnée et (trop) bien rangée, que ce soit en forçant le trait, comme dans la mise en scène très noire de Michel Fau75, ou en jouant sur l’anachronisme, comme dans le court-métrage Nouvelle Vague de François Ozon76, offre pourtant la possibilité de dépoussiérer les vestons et pourpoints de Montherlant.