Ce dossier consacré à la « Sociopoétique des migrations » prolonge les recherches conduites au CELIS1, parmi celles d’autres laboratoires et programmes2, dans le champ des migrations contemporaines, en particulier autour des réfugié·e·s, de la question de l’asile, de l’« encampement du monde3 ». Ces recherches ont également pris un essor majeur à l’échelle internationale avec le développement des études migratoires, comme en témoignent par exemple les publications de la revue Migration Studies, de la Revue européenne des migrations internationales, de la revue de référence Hommes & migrations désormais éditée par le Musée national de l’histoire de l’immigration, ou encore le récent numéro spécial de la revue Mémoires en jeu/Memories at Stake4. Depuis plusieurs décennies, les études migratoires prennent en compte l’intersectionnalité de genre, classe et race/ethnicité, croisant les études postcoloniales, les études de genre, les études mémorielles ou encore l’écocritique5.
Dans ce contexte, les différentes études regroupées ici s’attachent à examiner, dans une perspective sociopoétique, comment l’écriture travaille les représentations sociales des migrations et comment ces dernières peuvent être appréhendées comme éléments dynamiques de la création littéraire. Croisant des expériences singulières et collectives et intégrant les virtualités des points de vue, elles jaugent la réception subjective, dans les littératures, d’un fait historique, social, culturel, politique saillant. Point de fixation massif des discours politiques, médiatiques et sociaux, les migrations sont également, depuis l’Antiquité, un thème privilégié des littératures de l’exil.
Les migrations sont donc appréhendées ici comme un phénomène susceptible de transformer profondément les identités, les représentations sociales et les productions culturelles et littéraires. En mettant en dialogue réflexions théoriques et analyses textuelles, les contributions offrent un cadre d’analyse sociopoétique pour comprendre les enjeux politiques et esthétiques des mobilités humaines dans le monde contemporain. Il s’agit en particulier de saisir les déclinaisons d’une « littérature-refuge6 » – « poésie-refuge », « théâtre-refuge » – qui collecte les voix des protagonistes de l’exil ou du campement, de celles et ceux qui pensent le refuge en tant qu’acteur·rice·s ; de sonder une littérature de l’accueil7. Une littérature qui non seulement met en scène les migrations, les étapes qui sont celles des parcours des exilé·e·s, des réfugié·e·s, mais qui interroge également ce que réfugier signifie, qui s’intéresse à différentes possibilités (ou impossibilités) d’habiter le monde. Cette littérature-refuge est à articuler avec l’émergence d’une nouvelle dynamique dans la littérature contemporaine, qui se déploie entre narrations documentaires et enquêtes de terrain8. Les écrivain·e·s s’y confrontent au réel et en restituent leur expérience, tout en proposant une nouvelle forme d’engagement à travers la valorisation des rapports horizontaux et des dynamiques d’empathie9. Cette démarche, qui pourrait bien s’apparenter à ce qu’Alexandre Gefen nomme le care en littérature10, repose la question de l’éthique de la responsabilité en termes d’implication par et dans l’écriture11. Elle dessine dans la cité des « scènes d’intervention12 » où la littérature intervient en acte.
Pensées des migrations
Tissées de poèmes d’Olivia Elias, Falmarès et Hassan Yassin, les études qui composent le dossier de ce numéro engagent tout d’abord à (re)penser les migrations. Elles accueillent des textes relevant lato sensu des littératures migrantes, mais aussi des littératures issues de l’immigration, des littératures des frontières, des littératures de la diaspora, de l’exil, dans leurs croisements avec d’autres catégorisations ou concepts : littératures francophones dans les aires culturelles et linguistiques du français, littératures postcoloniales, ou bien encore littératures transculturelles, littératures mondiales, « Littérature-monde13 ». Alexis Nouss pose la question : « Comment […] la nommer, cette littérature qui permettrait d’approcher l’expérience migratoire14 ? » Le syntagme désigne-t-il « une production littéraire écrite par des écrivains migrants, ou descendant de migrants, ou celle qui traiterait de thèmes liés à la migration, tels que le déracinement, la nostalgie, le passage des langues ou encore celle qui, dans sa poétique même, tend à exprimer l’éthos migratoire, une littérature de la migrance dans ce cas15 ? »
D’évidence, des auteur·ice·s qui ne sont pas directement et biographiquement concerné·e·s par le processus migratoire ont écrit sur les migrations sans appartenir stricto sensu au domaine de la « littérature migrante ». Cette dernière croise également en France la « littérature francophone », sans évidemment s’identifier à elle. Dans le monde anglophone, remarque encore Alexis Nouss, la migration literature – ou migrant literature – entretient des relations étroites avec la postcolonial literature, mais ne s’identifie pas totalement à ce champ, « alors qu’en Allemagne la Migrantenliteratur doit régler ses comptes avec le discours postnational et qu’aux États-Unis, l’ethnic literature questionne l’homogénéité d’une culture canonisée » : « de même que chaque culture linguistique et/ou nationale possède ses normes en matière d’accueil de l’étranger, chaque système littéraire va aménager une place spécifique à la littérature dite “migrante”16. » Le théoricien de La Condition de l’exilé définit alors l’« exiliance » comme « le noyau existentiel commun à toutes les expériences de sujets migrants, quelles que soient les époques, les cultures et les circonstances qui les accueillent ou les suscitent17 ».
Les questions culturelles et mémorielles liées aux migrations invitent également à prendre en considération les littératures de la postmigration18 tout comme la postmémoire de la migration. Le concept de littérature migrante conserve son intérêt « autant dans le contexte d’une mondialisation multipliant déplacements transfrontaliers et croisements de langues et de cultures que dans le cadre, plus conflictuel, des migrations contemporaines19 ». Les enjeux sont, de manière concomitante, à la fois sociaux, politiques, culturels et littéraires, comme le souligne encore Alexis Nouss :
De fait, une interrogation sur la littérature migrante croise différents axes de réflexion tels que ceux portant sur la nature des frontières, le sort de l’État-nation, le pluralisme culturel (métissage, créolisation, hybridité), l’héritage du cosmopolitisme, les dispositifs de nomadisme ou la constitution des diasporas. Mais la réception de cette littérature doit-elle retenir sa valeur sociologique sans que ne soient véritablement dégagés des traits formels spécifiques ? Peut-on, en d’autres termes, aller plus loin et traiter de la littérature migrante en tant que genre littéraire20 ?
Ce sont des questions que prolongent ici Martina Kopf, qui interroge la littérature migrante à travers le prisme de la « nouvelle littérature mondiale », envisagée dans le contexte des sociétés postmigrantes contemporaines, et Melanie Koch-Fröhlich, qui engage une réflexion sur la manière dont les mémoires migratoires se transmettent et se transforment d’une génération à l’autre. Le concept de « langue postmigrante » ouvre de manière novatrice à une réflexion sur la dimension métapoétique d’écritures dont la migration est l’héritage.
Exploration d’espaces
Les études sociopoétiques de ce numéro invitent ensuite à l’exploration des espaces ouverts par les voyages singuliers de la migration, du départ à la traversée des frontières, de l’habitat précaire aux non-lieux urbains. Sara Trabucco analyse la frontière comme lieu de tension entre enfermement et ouverture, entre identité fixe et relation mouvante. Anne Schneider étudie Lampedusa non seulement comme un lieu géographique, mais aussi comme un symbole chargé de récits et de représentations, condensant les expériences contrastées des exilé·e·s et des sociétés d’accueil. Carmen Mata Barreiro décrit la ville comme un espace paradoxal, à la fois refuge et lieu d’exclusion, où les migrant·e·s sont souvent confronté·e·s à une violence systémique qui produit malgré tout des résistances invisibles. Ces études observent et relient de manière systématique les dimensions spatiales, temporelles et sociales des migrations, explorent des configurations géographiques variées, depuis les trajectoires entre l’Afrique et l’Europe jusqu’aux circulations entre l’Inde et les Amériques, en passant par les situations d’exil liées aux conflits contemporains. Elles examinent également les temporalités migratoires, en considérant les différentes phases du parcours migratoire : les motivations du départ, les épreuves du parcours et les conditions d’accueil et d’installation. Les divers points de vue considérés incluent non seulement les personnes exilées, mais aussi celleux qui restent, les descendant·e·s et les acteurs et actrices de l’accueil. Dans cette représentation des espaces de la migration, la littérature reflète en outre l’« encampement du monde21 » : aux frontières de l’Europe, en France comme partout dans le monde, la présence des camps est l’une des manifestations les plus symboliques de l’histoire des réfugié·e·s22. « L’existence des camps est ainsi emblématique de temporalités entrelacées23 » – celles de l’oppression et du refuge – en même temps qu’elle dessine l’architecture et les infrastructures de l’exil : « Dans un contexte qui se veut humanitaire, les réfugiés sont soumis à un régime d’exception, d’enfermement et de contrôle, de mise en marge24 » qui interroge en outre notre « monde urbain qui vient et qui pourrait venir autrement25 ».
Figures migrantes
Les contributeur·ice·s de ce dossier sont également sensibles aux figures migrantes, acteur·ice·s aux statuts juridiques et situations multiples : réfugié·e·s, mineur·e·s non accompagné·e·s, jeunes majeur·e·s isolé·e·s, demandeurs ou demandeuses d’asile, sans-papiers, migrant·e·s ou immigré·e·s détent·eur·rice·s de différents types de titres de séjour, déplacé·e·s, exilé·e·s26… Le sociologue et démographe François Héran, attentif au « halo sémantique » des désignations, montre combien le vocabulaire de l’immigration, sujet aux controverses, porte en lui ses dérives27. L’écrivaine Marie Cosnay et le philosophe Mathieu Potte-Bonneville soulignent à quel point les appellations nous piègent : « “question des migrants” ou “question de l’accueil”, “exigence d’hospitalité” ou “crise des réfugiés”, vous voilà déjà perdu, ligoté, étranglé. C’est que les noms, dans cette affaire, sont cousus avec les réalités qu’ils désignent, agissent sur elles et avec elles28. » Bruno Doucey, dans la postface à l’anthologie Passagers d’exil dont il est l’éditeur, remet également en question les désignations restrictives concernant « les migrants, les exilés, les réfugiés, les apatrides. Les étrangers. Les autres » et affirme l’identité fondamentalement migratoire de l’humain. Il précise :
Qu’importe les mots qui servent à les désigner : pour les poètes, les migrants sont avant tout des hommes qui incarnent l’humaine condition. […] La réalité de l’exil, que les écrans de télévision rendent si dramatiquement actuelle, est propre à toutes les époques et toutes les civilisations. L’histoire des exilés est vieille comme le monde29.
Dès lors, en les reliant à des figures archétypales ou mythiques de l’exil, la littérature se constitue en lieu de mémoire qui interroge les représentations culturelles, politiques et sociales de la migration et en débusque biais et stéréotypes. Elle offre également un répertoire de topoï, reconfigurés et diffusés au fil des productions littéraires30. Dans cette perspective, Lila Lamrous analyse chez Fatou Diome les figures migrantes prises dans une « économie de la parenté », offrant un regard féminin sur l’exil ancré dans les représentations des sociétés d’origine. Chiara Protani, en convoquant le mythe d’Antigone, révèle comment les récits anciens résonnent avec les luttes contemporaines. La littérature est ainsi le médium des mémoires des exilé·e·s et l’expression des mémoires qui les précèdent dans les terres d’accueil31.
Poésies-refuges
Une section de ce dossier est consacrée à des « poésies-refuges », tant ces formes se sont nourries de l’histoire des migrations, reconfigurant depuis l’Antiquité les frontières identitaires et esthétiques. Hélène Vial démontre comment l’expérience de la relegatio chez Ovide devient un véritable projet d’écriture, faisant du bannissement de l’auteur un motif poétique structurant. Nathalie Vincent-Munnia décrit dans les représentations poétiques contemporaines le mouvement d’une poésie-monde qui conduit à l’émancipation des sujets lyriques, remet en cause l’identité migrante et interroge la place même des migrations dans les sociétés contemporaines. Catherine Milkovitch-Rioux aborde dans l’œuvre d’Olivia Elias la singularité irréductible de la poésie palestinienne de la diaspora, où la poétique de la migration est indissociablement liée à une poétique de la guerre et engage à la fois une écriture, une identité intime et un pays perdu.
Représentations en acte
Abordant les représentations en acte, les dernières études du dossier s’inscrivent au sein de réorientations majeures du paysage littéraire et critique contemporain : parmi les « écritures impliquées » se construit également un champ littéraire et artistique « hors le livre » qui permet d’examiner les modalités particulières de la présence de la littérature dans l’espace public. Cette littérature d’intervention propose un riche dialogue entre les œuvres artistiques, interagit avec les témoignages et les textes, tout en ouvrant sur une redéfinition des domaines d’engagement de la littérature et une reconfiguration du rôle des acteurs et actrices impliqué·e·s : écrivain·e·s, artistes, témoins, militant·e·s et autres intervenant·e·s32. Plusieurs études démontrent comment la littérature participe de manière engagée à la reconfiguration des imaginaires migratoires. Luísa Semedo montre qu’en tant qu’homme noir et queer, James Baldwin trouve en France un espace de liberté où il peut interroger la race, la sexualité et l’oppression, à distance de la pression directe de la société nord-américaine. María de los Ángeles Hernández Gómez étudie la manière dont Marie Cosnay construit des contre-représentations en lutte avec l’imaginaire dominant, subvertissant les récits conventionnels sur la migration. Les contributions de Charly André Guibaud sur les formes théâtrales de solidarité et Stéphane Bikialo sur la politique d’édition de textes de jeunes exilés interrogent les conceptions et les conditions matérielles de ces représentations : autant de « scènes d’intervention » qui érigent une littérature en acte, lieu de revendication et de dénonciation, mais aussi de réinvention et de réappropriation de soi.
Regards théoriques et Voix contemporaines
En prolongement de ce dossier, les rubriques « Regards théoriques » et « Voix contemporaines » éclairent encore les enjeux des écritures des migrations. Christian Salmon examine les reconfigurations du réel dans la fiction, interrogeant également la capacité de la littérature à saisir les expériences de mobilité contrainte. Du côté de la création, les entretiens menés avec Falmarès, Youssif Haliem, Stephen Ngatcheu, Hassan Yassin et Sylvie Kandé offrent un regard intérieur sur le processus d’écriture, révélant comment se fabriquent, dans la pratique, ces œuvres où se nouent mémoire des déplacements, urgences du présent et invention de langages littéraires singuliers. Ils révèlent également la manière dont les migrations font advenir de nouvelles voix littéraires.
