Si la littérature « migrante1 » est composée de romans, récits, témoignages, d’albums jeunesse, de bandes dessinées, la poésie contemporaine de langue française est elle aussi traversée par la thématique des migrations, en particulier celles qui se font vers la France et, plus largement, « les occidents2 » : avec des textes écrits par des auteur·e·s, parfois très jeunes3, né·e·s à l’étranger, qui franchissent des frontières et « qui viennent4 » en France ou en Europe, ainsi qu’à la littérature ; ou par des poètes qui ont une expérience indirecte ou un vécu secondaire de la migration et de l’exil – par leurs origines familiales, leurs lieux de naissance ou de vie, du fait d’un engagement militant, à travers des témoignages recueillis sur des lieux de refuge…
Les écritures de ces poètes diffèrent bien sûr – lyriques, révoltées, plus minimalistes –, mais insistent toutes sur le motif qui est au cœur de la définition de la migration, celui du déplacement, et sur ses conséquences. Par-delà les représentations induites, certain·e·s de ces poètes, en remettant en cause les termes qui définissent leur sujet lyrique ou leurs personnages – ceux de migrant·e ou de réfugié·e notamment – proposent de nouvelles acceptions poétiques de la migration. Dans ces redéfinitions, ce sont les fonctions mêmes de la poésie qui sont interrogées, voire les contours d’une littérature qui questionne les frontières, tout autant que la place même des migrations dans les sociétés contemporaines et leurs retentissements sur la définition du monde contemporain.
Déplacement et annihilation
La migration est d’abord un départ : le sujet lyrique est représenté chez Falmarès comme « exilé des terres initiales5 », « Partant sans oubli sans chemin ni retour6 » : de « l’humain qui va au vent7 » pour Patrick Chamoiseau. Le déplacement, « Jour marchant jour après jour8 », relève, selon Georges Didi-Huberman, de « la plus élémentaire des libertés, celle de se mettre en mouvement pour tourner le dos à la mort9 » ; ou au malheur, qui s’incarne, chez Laurent Gaudé, à travers la métaphore filée de la dévoration :
Nous avancions,
Les yeux plus grands que le monde,
[…]
Nous étions des milliers,
Avec nos valises ventrues,
Soulagés d’être passés
Hors de portée, pour la première fois depuis des mois,
De la voracité du malheur10.
Pour des raisons variables – violence familiale ou sociétale, répression politique, guerre, misère, désir d’études, choix d’avenir professionnel, rêve d’une vie meilleure… –, le personnage migrant se définit par « [s]a chimère d’aller là-bas11 », qui le met en mouvement pour « marche[r] on ne sait où12 ». Dans la première série de vers de Chez moi, ou presque…, récit de Stephen Ngatcheu ponctué de quelques moments poétiques, les répétitions en rythmes ternaires marquent un mouvement qui devient perpétuel :
Étranger hier, étranger aujourd’hui, étranger demain.
Migrant hier, migrant aujourd’hui, migrant demain.
Je suis le fils du vent, le fils des mers, le fils des océans.
Je traverse des pays, des frontières, l’infini13.
Dans cette vie sans ancrage, où les « gosses » de Claude Favre ont « des yeux comme des horizons […] [et] disent j’habite avec ma valise14 », le déplacement est toujours associé à une perte, en particulier chez Falmarès (avec la privation du « pays du berceau15 », l’« oubli de [s]es fétiches16 », la « césure d’êtres si chers17 »), mais aussi chez Youssif Haliem (« Je suis un enfant sans pays18 ») ou Mohammed El Amraoui :
ce partir qu’on ne veut regretter
et qui pourtant nous harasse
et tout ce qu’on laisse et qui
fourmille encore dans nos plis19
et ne pas savoir où l’on va
étire davantage le récit
de la perte20
Ou encore dans le texte collectif du premier carnet du coffret Réfugier :
Sa femme et ses enfants sont partis
Avant lui
Plus loin que lui
Il n’a pas le droit de rester
Séparés par des lois21
L’arrachement aux attaches et aux proches est aussi altération de soi, marquée dans Migration par le glissement du pronom « nous » à l’indéfini « on » :
Il manque un bout de nous
On l’a laissé derrière22
On marche on se laisse on laisse23
identité rescapée à peine
de frontière à frontière à cahots
à soubresauts24
On se réveille
à soi-même
indéfiniment
étranger25
Et l’exil, cette « carence sans remords26 », est solitude : « Je t’écris sur l’orient de mon isolement27 », dit le poète épistolier de Falmarès, tandis que le sujet lyrique de Hassan Yassin évoque « Ces murs de mon isolement infini28 ». Par sa dimension testimoniale touchant aux effets de ces déplacements contraints, la poésie dit aussi la « Tragédie du voyage29 », notamment les dangers encourus lors de la traversée de l’« âpre Méditerranée30 » : la traversée qui « se verticalise31 », la barque qui « coule sous le poids de ceux qui espèrent / Et sous le poids des noyés qui n’auront que la mer pour patrie32 », mer décrite de manière récurrente par des métaphores destructrices ou tumulaires :
De la mer bleue
Une mare de tempête
Nous a foudroyés33
Et les bateaux quittent vraiment les quais. D’aucuns jamais ne reviennent jamais. Péris. En mer, en désespoir, en vie. Péris pour la fortune. Tranchées cales métamorphoses. Conteneurs sans air, boues des soutes, asphyxiés, au fond noyés, foutus au fond, mourus, muets34.
Ce qu’on n’avait pas prévu, c’est que les mers, faute de passages navigables, se transforment en cercueils. Il n’est pas loin le temps où les enfants poussent à l’envers dans le sein des femmes et les fleurs à l’intérieur du ventre de la terre35.
La Méditerranée est déjà un immense cimetière. […] On meurt, on laisse mourir, on regarde mourir, et on tolère un océan de déchéances imposé à des hommes, des femmes et des enfants, dans lequel on se retrouve à barboter jusqu’au mitan des villes36.
Patrick Chamoiseau redouble l’association métaphorique entre la Méditerranée et le cimetière par celle de la mer des migrations à la ville des pays de (non)-accueil, impliquant un anéantissement double, physique pour les migrant·e·s en mer, moral pour les sociétés urbaines occidentales, l’ambiguïté du « on » répété conduisant à une généralisation de la déchéance, du reste plurielle. L’usage de la même métaphore du cimetière dans son poème « Lampedusa » relie en outre les mort·e·s de Méditerranée et d’Atlantique, les migrations contemporaines et celles passées de l’esclavage, toutes migrations forcées, que le texte rapproche, dans les vers suivants, des « tranchées du profit » et des « meutes et […] sectes d’actionnaires » : dans un côtoiement textuel qui tisse un lien d’effet à cause entre traitement des personnes en migration et logique des sociétés capitalistes :
Toute horreur crée son gouffre
ainsi celle de la Traite à nègres qui fit de l’Atlantique
le plus grand oublié des cimetières du monde
(crânes et boulets relient les îles entre elles
et les amarrent aux tragédies du continent)
Le gouffre chante contre l’oubli
en roulis des marées
en mots de sel pour Glissant pour Walcott et pour Kamau Brathwaite
(fascine des siècles dans l’infini de ce présent où tout reste possible)
Celui de l’Atlantique s’est éveillé
clameurs en Méditerranée !
l’absurde des richesses solitaires
les guerres économiques
les tranchées du profit
les meutes et les sectes d’actionnaires
agences-sécurité et agences-frontières
radars et barbelés
et la folie des murs qui damnent ceux qu’ils protègent37
Sont également représentées les étapes terrestres des migrations, à travers plusieurs pays le plus souvent : la section « Le désert38 » de Migration dépeint de manière détaillée les violences subies et les épreuves surmontées, dans une écriture à la fois lyrique et réaliste :
Parfois une odeur de sang-froid
d’un coq égorgé
ou d’entrailles
depuis longtemps à l’air
fendant l’air
nous frappe à la figure
état de décomposition avancée
On essaye d’en ignorer l’odeur
parfois l’abandon se manifeste :
épaves de voitures ensevelies
pièces détachées
chaussettes chaussures et claquettes
usées orphelines mouchoirs
papiers mâchés
bidons crevés
clefs et corps éparpillés
sur monticules et dunes
corbeaux qui croassent
à tue-tête39
Une femme s’agrippe
à la porte
gros sac à l’épaule
Femme seule à voyager
femme morte ou dépouillée
ou violée
ou à prostituer
murmure une voix d’homme40
Les frontières
se pointent
mitraillettes collées aux torses
perquisitions des poches et des
bagages
extorsions
rires avides complices des chauffeurs
chantage tu paies ou tu paies de ta peau
câbles et tuyaux et bâtons
fouettant dos courbés
sur le sable
et gémissements fouettant l’air
Le dos est un désert
Les striures rouges dessinent
dunes et ravines
serpentant virant au noir
Et le destin y est coincé
Profondément41
la mâchoire tendue les dents
serrées comme le faisaient
depuis toujours ceux
avant nous et leur mort
brutalement se redresse devant nous
et la nôtre on le sait
au pied d’une dune
ou en mer
ou dans un camp
un camion frigorifique
à n’importe quelle rue
On l’espère moins cruelle
tout de même
on l’espère tout court
quelquefois42
Bien d’autres poèmes évoquent ces dangers mortels, comme le fait « Voyage infernal43 », qui énumère lui aussi, de manière litanique, « la faim » et « la soif44 », le racisme et « le mépris du quotidien45 », la violence des « gifles46 », des « viols à deux balles47 », des « coups de kalach48 », ainsi que tous les « ravisseurs », « djihadistes », « terroristes noirs », « passeurs », « forces spéciales49 », qui s’accompagnent de la douleur physique et psychique :
Nous qui avons résisté aux martinets dans nos geôles
Et assez dégusté leurs horribles douleurs
Nous qui avons perdu nos âmes
Et nos corps médusés dans des contorsions50
Du fait de cette empreinte dans les corps et la mémoire, la violence ne cesse pas après le trajet migratoire : « Chaque jour de cette traversée est part inscrite en moi-même51. » Ceux qui « sont les restes de guerres qui les dépassent / Les vestiges d’une patrie qui a chassé ses fils52 » continuent à revivre, depuis la terre d’exil et par l’écriture même, les violences subies, comme en témoigne par exemple le passage de l’imparfait au présent chez Hassan Yassin :
[…] Les seins de la femme restaient secs
– Les cris du nourrisson nous perçaient le tympan.
Les sanglots des femmes me font mal
Violées aux frontières et dans les prisons
La barbarie les fait accoucher d’un mioche
Et leurs entrailles souillées, changées en dépotoir, elles mentent ?
Ils mentent, leurs vagins déchirés53 ?
Chez Falmarès, c’est, dans le présent, le glissement de l’explicitation du souvenir (avec le verbe « revenir à ») à une vision en forme d’hypotypose (« je vois venir vers moi… ») qui réactive le traumatisme passé et la réaction au danger mortel (« je cours, je cours ») :
Aller vers les côtes du golfe
Revient à vivre les souvenirs
De cette aventure sombre et affreuse
Je vois venir vers moi
Des hommes armés
De fusils de couteaux
De coupe-coupe…
À la vitesse de la lumière
Encore me vient à l’esprit, mon ami
Ces souvenirs,
Ô souvenir
C’est le moment de courir,
Je cours, je cours, je vais, je plonge54
L’évocation des horreurs subies passe aussi par le champ lexical de la vue, par exemple dans « De l’autobiographie » de Falmarès55 ou chez Stephen Ngatcheu : « Mes yeux ont vu ce qui dépasse mon âge. / Et mon âme a subi ce qui dépasse mon être56. » Cela non seulement provoque la reviviscence de souvenirs impossibles à oublier, mais permet d’exposer ces choses vues à de nouveaux regards, ceux des lecteurs et lectrices.
En outre, la violence se poursuit après le « voyage de la mort57 » dans le quotidien même de l’exil, du fait de la dureté des conditions de vie, marquées par le froid, la précarité, l’absence de refuge, l’intimité exposée, voire l’insécurité :
Sous cet hiver placide de l’Europe,
Il neige dans ma tête froide
Comme neige mon être58.
La toile luisante,
sous le soleil,
protège de la chaleur
le jeune homme
que la toile laisse voir.
Affalé sur son flanc
il respire calmement.
Il profite du jour
la nuit,
fut,
sera,
froide59.
Au cœur de l’expérience de l’exil, la réalité, qu’elle soit décrite métaphoriquement ou factuellement, s’oppose ainsi au « rêve d’humanité60 » qui a poussé à « travers[er] toutes les frontières61 » :
On atteint le lieu du rêve
pas le rêve62
Ami, dans ce voyage,
C’est le rêve d’un monde
imaginaire qui tue63.
L’inhospitalité sur laquelle débouche le trajet migratoire opère avant tout sur le plan légal :
[…] Quatre policiers […] m’ont soulevé
Pour me poser en enfer
Et m’enfermer dans une cage
Ensuite ils m’interrogèrent
Voulez-vous déposer une demande d’asile humanitaire ?
Est-ce que ce qui a commencé d’une façon inhumaine peut finir par devenir humain64 ?
Ils sont éclaboussés !...
... de commissariats en centres de rétention, de centres de rétention en colis pour nulle part, sans recours, sans témoins, sans avocats, souvent sans interprètes, sans viatique autre que l’obstination d’une peur qui ne renonce pas, qui ne renonce à rien65 !...
y a une
partie du monde qui
nous traque
par arme ou barbelés
ou caméra ou
notions juridiques66
Cette « traque » entraîne la poursuite du mouvement, sous la forme récurrente d’une errance infinie, marquée par exemple, dans « Ode à mes frères migrants67 », par la répétition du verbe « marcher » et des structures prépositionnelles ou, dans d’autres poèmes, par la dilation d’un temps vidé de contenu :
Les tentes et
l’errance, dans
les jardins du Doyen, où
la police
ne peut entrer68.
Lassitude des jours qui passent sans travail.
Lassitude d’un corps qui se fatigue toujours plus à ne rien faire69.
Cette temporalité incertaine et ce mouvement incessant sont en fait la seule permanence au sein de l’errance, où la précarité n’est pas seulement matérielle, mais temporelle et existentielle tout autant, puisque toute projection stable dans l’avenir devient impossible :
Aujourd’hui est assuré
Demain
On y pense
On évite d’y penser
On le redoute
On y croit
Chaque jour est un voyage
On n’est pas encore sur les chemins de demain70
Ce mouvement atemporel conduit aussi à une illégalité socialement construite, ainsi que le rappelle Georges Didi-Huberman, dans la lignée d’Hannah Arendt71. L’inhospitalité (légale), en lieu et place de l’hospitalité traditionnellement fondatrice (d’ordre moral72), se double en outre d’une hostilité (sociale) : le migrant se décrit comme objet de rejet73, se définit comme « charogne74 » ou « détritus75 » et se vit comme une « malédiction76 ». Le rejet dont il est victime lui fait perdre son humanité77, comme à ses « frères », « venus des fleuves de sang africain pour sombrer plus bas que terre78 », « échoués en marge de toutes les marges79 ». Il aboutit à une néantisation et à l’expression récurrente d’un anéantissement :
N’ayez pas pitié de moi
Donnez-moi un sac noir
Pour que j’y rassemble ma désolation
Ma défaite et mon anéantissement
Pour pouvoir le mâcher et l’avaler80
Et avec un poing de fer, tu massacres mes rêves
Tu les anéantis puis tu les pétris de nouveau à ta façon
[…]
Je suis devenu Rien. Sans adresse ni preuves
Ni un humain, ni temporalité
Je suis devenu apatride
Je suis une barque dans une mer de blessures, une barque qui ne possède aucune ancre81
Face à cette inhospitalité multiforme, qui opère sur le plan institutionnel comme sur le plan humain, Youssif Haliem en vient, dans son adresse à une « Marianne82 » simultanément « bien-aimée83 » et allégorie, à l’interpeler à la fois à propos de son « air furieux84 », lorsqu’elle dit à l’« enfant sans pays85 » « je ne veux pas de toi maintenant86 », et sur son incapacité à assumer les valeurs républicaines et les idéaux démocratiques qu’elle symbolise :
Cesse d’ânonner des slogans appris par cœur
Des slogans dont nous sommes dégoûtés et dont nous nous ne voulons plus
Cesse de démolir les valeurs que nous avons construites patiemment87
Chez tous·tes ces poètes, qui font « de leur vécu et de leur révolte un matériau poétique88 » ou qui écrivent à partir d’expériences intolérables, la poésie est donc investie de fonctions diverses. Parallèlement à son usage mémoriel, visant à ce « que les engloutis ne soient pas oubliés89 », elle a vocation testimoniale : montrer, aux incrédules ou aux ignorant·e·s, des réalités méconnues et inconcevables, pour une part de manière réaliste, d’autre part à travers une fonction subjective essentielle. Il s’agit en effet de partager une expérience, dans une écriture de la vérité individuelle, de la sensibilité intime, qui se démarque du type de parole qu’exigent les récits formatés habituellement attendus des migrant·e·s pour leurs demandes d’asile ou l’obtention des papiers90.
Le témoignage subjectif possède en outre une mission didactique : faire comprendre, en partageant des expériences, par la co-expérimentation qu’est le poétique, afin de transformer les représentations. Cette visée didactique passe elle aussi par le biais de la sensibilité qui caractérise ces types de poésie : « Tout poème se donn[ant] pour fonction de rendre sensible, donc perceptible, ce que l’évidence obnubile91 », « la littérature est revendiquée […] dans son pouvoir d’interpellation du lecteur92 », pour parfois réussir à « susciter une vague d’intelligence sensible : le ressenti qu’un inacceptable se déroulait par nous, avec nous, en notre nom à tous93 ».
Ces différents aspects de la poésie des migrations convergent vers une fonction critique et politique : il s’agit de dénoncer (des faits humainement intolérables voire légalement inacceptables) afin d’éventuellement rectifier (des représentations, des politiques migratoires) et repenser (des modalités d’accueil). La métaphore maritime relie alors les épreuves des différentes étapes de la migration, celles du pays d’origine, de la traversée et de l’exil, dans le but de dénoncer les conséquences de ces tragédies de la traversée non seulement pour les migrant·e·s qui périssent en mer, mais également sur les sociétés de non-accueil :
Ho ! que les morts massives en Méditerranée nous dessillent le regard ! Qu’elles nous permettent de distinguer les petites morts du quotidien, le désastre disséminé dans l’écume de nos jours, l’innommée catastrophe dont l’ombre en chiquetaille pèse à fond parmi nous de tout son impossible94 !...
En réaction aux traumatismes évoqués, et en alternative parfois à l’écriture de la révolte, la poésie assume enfin chez certain·e·s auteur·e·s une fonction réparatrice : face au délitement et à l’étirement du temps de la migration et de l’exil, face au « spectacle de ceux que momifie l’illusion d’un havre », « proies du désœuvrement95 », écrire permet « de raccourcir le temps96 ». Le poème est « un moyen de survie97 » et, après la « mort dans le désert du Sahara […], une seconde chance98 » est offerte.
Émancipations et redéfinitions
En effet l’assignation à la condition de migrant·e peut certes être annihilante, dans « La malédiction » notamment :
Laissez-moi quitter votre monde d’artifices
Où je n’existe pas
Je suis un anonyme sans identité, sans papiers99
Il n’y a pas pire mot que réfugié à jeter à la figure d’un homme100
Je suis un migrant qui a survécu à la fermentation de la chair en Méditerranée
Pour finir de fermenter dans les rues de Paris
Ces rues qu’on nettoie au petit matin… moi pas101 !
je suis un réfugié qui pue102
L’annihilation passe par les négations grammaticales (les adverbes « ne pas », la répétition de « sans ») et l’existence même est niée (« je n’existe pas »), car le « réfugié »/« migrant » est réduit à cette classification. Le double sens du verbe être transforme sa valeur d’affirmation identitaire (« je suis un… », au sens d’un statut possédé) en intimation (l’identité se réduit à celle de « migrant »), qui contredit finalement la signification existentielle (la possibilité d’un « je suis » au sens de « j’existe »), et qui transforme l’être en non-être (qui « n’existe pas » par conséquent), à travers de plus l’image de la fermentation mortifère, qui nie en définitive la signification vitale du verbe être.
Mais ailleurs, chez Youssif Haliem par exemple, l’assignation à l’identité migrante est dénoncée :
Tu me nommes d’un mot
[…]
J’ai décidé donc
D’effacer mon acte de naissance
D’effacer mon nom et de jeter mes papiers103…
Chez Falmarès, l’émancipation est marquée notamment par une évolution du je : de sa définition par ses « frères migrants104 », dans les premiers recueils, à la négation revendicatrice « Je ne suis pas Migrant105 » qui, avec sa majuscule au substantif, ouvre son dernier recueil. La poésie dépasse alors les violences inscrites dans ses représentations pour mettre en œuvre une sortie des impasses de l’exil, elle se fait recours face à l’anéantissement du sujet. Au cœur des « longues années d’exil106 », elle est « centre de gravité107 ». La voie est ainsi ouverte à une parole singulière, au double sens du terme, et, face aux représentations sociales généralisantes, invisibilisantes et déshumanisantes, à une singularisation par l’écriture.
La poésie se fait alors refuge108, lieu de (re)prise de parole ou de subjectivation, mais aussi espace où se recrée une nouvelle vie, dans et par l’écriture. Parce qu’elle est elle‑même en exil – qu’elle est toujours sortie du monde, qu’elle parle d’un ailleurs de la langue –, la poésie redevient matrice, lieu natif. Ainsi, pour Falmarès, « Tout poème est exil / Tout poète est un exilé109 » et, chez Stephen Ngatcheu, le migrant, écrivant, devient poète, mais également poème lui-même, réfugié en poésie110, réancré dans un parcours individuel et humain, par-delà l’épreuve de la migration :
Mon corps est submergé ; ma tête haute pour me sortir de l’enfer.
Aujourd’hui, je suis le poème que vous avez écrit et l’ouvrage que vous avez commencé111.
Le traitement du motif du visage témoigne également de cette fonction émancipatrice de la poésie-refuge : l’abandon du visage définit le point de départ de la migration :
Partir
Laisser derrière soi
Son village son nom son visage112
L’exil anonymise ainsi le « soi » en « foules errantes113 ». Mais de nombreux poèmes évoquent « l’espoir qu’un jour / Un regard nous rende un visage114 » – car « il faut que quelqu’un vous regarde pour avoir un visage115 ». Et redonner visage à un individu, c’est aussi faire acte pour tous les visages humains, car l’un se définit à travers le visage de l’autre : « Regarde-toi dans les reflets de mon visage116 » enjoint le sujet lyrique à Marianne dans le poème de Youssif Haliem ; tandis que celui de Jean-Pierre Siméon pose une question rhétorique qui dit cette même interdépendance humaine : « Qui n’éprouve pas sur son visage même / La honte de celui sur qui l’on a craché117 ». La « Déclaration des poètes », dans son article 10, fait, en conséquence, de tout·e réfugié·e, spécifiquement à travers son visage, une incarnation de l’humanité dans son ensemble :
Les poètes déclarent qu’aucun réfugié, chercheur d’asile, migrant sous une nécessité, éjecté volontaire, aucun déplacé poétique, ne saurait apparaître dans un lieu de ce monde sans qu’il n’ait non pas un visage mais tous les visages, non pas un cœur mais tous les cœurs, non pas une âme mais toutes les âmes. Qu’il relève dès lors de l’Histoire profonde de toutes nos histoires, qu’il incarne dès lors l’histoire de nos histoires, et devient, par ce fait même, un symbole absolu de l’humaine dignité118.
L’écriture poétique, à la fois individualisation et universalisation, réinscrit donc le « chercheur d’asile » dans son humanité (son « visage », son « cœur », son « âme ») et dans l’humanité tout entière. L’individu « migrant », objet d’une poésie testimoniale et tout à la fois sujet d’une écriture poétique émancipatrice, se recrée : par ses capacités singulières et par la dimension créatrice de la poésie, qui le réintègre dans sa subjectivité ainsi que dans son pouvoir de réflexion et d’action119, aussi fragile soit-il. Le refuge de la poésie n’est que de l’ordre du symbolique, du sensible et du subjectif, mais il peut permettre à l’humain, à travers la métonymie du visage, d’être également rétabli dans le cheminement d’une existence, partagé : « Les visages racontent des histoires120. » Chez Falmarès, cette progression symbolique aboutit à une forme de clôture qui fait que c’est le mouvement même qui permet le retour sur soi :
Un jour il faudra marcher
Marcher bien droit bien longtemps
À travers temps et espace
Pour se souvenir de son enfance au pays natal121.
Le terme « migrant » retrouve dans ces conditions sa valeur simple de participe présent désignant une action (celle du déplacement) dans son déroulement, non une identité imposée. Et peut alors se reconstituer, au sein du mouvement migratoire, une identité, non réduite à la catégorisation de migrant·e, mais multiple, entre l’appartenance au pays natal et la nouvelle vie en exil : Stephen Ngatcheu se définit d’abord, dans l’épigraphe qui programme son récit-témoignage, comme un « fils d’Afrique122 », mais un parallélisme syntaxique signifie ensuite une identité devenue plurielle : « Mes racines sont au Cameroun. / Mon cœur est aujourd’hui ici123. » De même, si Syli ô Guinée de Falmarès se construit, selon le titre du deuxième poème du recueil, comme un long « Hymne à la Guinée124 », maints autres poèmes instituent un sujet lyrique non seulement africain mais pluriel :
Ô Bretagne !
[…] Tes kilos de lumières sur un nègre125
Et voici au fil de ces jours
Ces beaux matins d’été breton
Et je me souviens des savanes d’Afrique126.
Je respire à Paris. Enfin je vis,
Et je t’écris Conakry127.
Et aux vastes soirs de l’hiver
Je serre contre mon cœur un chant griotique
Jusqu’au matin secret de l’exil sans exil128.
La langue poétique même peut devenir multiforme : lorsque Falmarès inclut des éléments de langue soussou dans certains poèmes129, que d’autres sont publiés en version bilingue soussou/français dans Syli ô Guinée, ou que la multiplicité linguistique est célébrée :
Suis-je chez mes chers amis blancs,
À apprendre leur langue.
La langue qu’on ne parlait pas à Koba.
Le jargon que toi, tu n’as pas idée. […]
Ce n’est pas le soussou de Conakry,
Ni le bambara de Bamako.
Cette langue ce n’est pas le dioula d’Abidjan,
Ni même l’ouolof de Dakar,
Cette langue c’est ça que j’appelle amour130.
Ainsi, s’opère dans « Je ne suis pas Migrant » une redéfinition, qui rejette toute assignation réductrice, en déclinant tout ce que le je n’est pas (« pas migrant », « pas exilé », « pas homme de couleur », « Ni réfugié / Ni expatrié / Ni même immigré131 », « pas demandeur d’asile / Ni sans papiers132 »), pour se présenter comme « Un champ hybride en labour133 ». L’expérience de l’individu en migration, d’un entre-mondes, conduit alors à une définition de l’exil comme « rencontre de deux mondes, […] rencontre des cultures134 ».
Parallèlement à sa fonction dénonciatrice, la poésie s’attribue ainsi une mission fondatrice : face à l’exclusion des réfugié·e·s-charognes de Hassan Yassin, décrite à travers des prépositions marquant la confrontation135 ou l’infériorité136, la poésie peut instituer une langue qui est « chant partagé d’une même planète137 » et appelle à un « autre possible ouvert du meilleur de nous138 ». S’y construit une expérience exilique qui n’est plus défaut d’appartenance (au bon pays, avec les bons papiers), mais expérimentation d’appartenances plurielles : l’assertion « Je suis un enfant de tous les pays139 » lie, dès le premier poème de Catalogue d’un exilé, l’affirmation existentielle du « je suis » à une identité relationnelle (par la préposition « de ») et universelle (par le pluriel du complément du nom).
Face à des constructions idéologiques qui font s’affronter des identités édifiées comme conflictuelles, d’autres imaginaires se constituent poétiquement autour d’appartenances plurielles140. Le poète peut alors se définir comme « un être de tout-pays141 », en écho au « tout-monde142 » d’Édouard Glissant qui vise à fonder une « identité-relation », matérialisée par l’usage des traits d’union. Cette « identité-relation » s’inscrit également dans une « mondialité », définie par Édouard Glissant comme la « face humaine » de la mondialisation, supposant non pas des identités exclusives et rivales, mais un « état de mise en présence des cultures vécu dans le respect du Divers143 ». Patrick Chamoiseau définit quant à lui de manière lyrique le concept de son ami Édouard Glissant :
La mondialité, c’est tout l’humain envahi par la divination de sa diversité, reliée en étendue et profondeur à travers la planète. […] Elle distille l’intuition d’un monde que nous habitons et qui nous habite. […] Un monde dont plus rien ni quiconque n’est le centre ni la périphérie, ni le maître ni l’esclave, ni le colon ni le colonisé, ni l’élu ni l’indigne, où seul règne l’incertain dans lequel nous tombons, et solitaires et solidaires, également désarmés, en sensible extension et jouvence poétique.
La mondialité, c’est surtout ce que la mondialisation économique n’a pas envisagé, qui surgit et se produit sur la gamme d’un brasillement dans un vrac ténébreux. C’est l’inattendu humain – poétiquement humain – qui leur résiste, les outrepasse, et qui refuse de déserter le monde ! […] Dès lors, la mondialité, c’est cette part de notre imaginaire qui dans l’instinct dénoue et ouvre à fond, qui dans l’instinct se relie à d’autres imaginaires, qui rallie qui relaie et relate les sensibilités, la joie, la danse, la musique, l’amitié, la rencontre, et qui surgit des magnétismes de ces rencontres multi‑trans‑culturelles, orchestrées par le hasard, les accidents, la chance et les errances144.
Falmarès évoque du reste, dans « Voyage vers le sud », « la musique du Tout-Monde145 » et impose un sujet lyrique migrant qui non seulement passe les frontières mais les dépasse :
Le monde est mon pays146
Je viens d’un pays de tous les continents147.
Cette vocation universelle est en outre directement liée à la fonction d’« écrire » :
Pour mes frères perdus
Sous les beaux jardins du monde j’écris148
et à une « Poétique du verbe » :
Je suis une bibliothèque publique
Où germe le poème des continents149.
Par cette poésie-monde, Patrick Chamoiseau veut faire place à une « indéfinissable mise en relation avec le tout‑vivant du monde150 ». La question des migrations devient donc centrale dans des sociétés pensées en termes de mondialité151 :
Les migrances font partie de cette mondialité qu’il nous faut mettre en œuvre. Ne pas les organiser, ne pas tout réorganiser avec elles, n’assure aucune protection aux Nations. Bien au contraire. C’est ouvrir la voie aux assèchements éthiques.
On ne démondialise pas l’humain.
On ne saurait l’éjecter de la mondialité !
Avec humilité, bienveillance, éclats poétiques et créativités, on ne peut que lui organiser une aisance planétaire multi-trans-culturelle. Le « trans » désarme les frontières, les réenchante ainsi152.
Ce que montre aussi le poète c’est que cette question n’est en fait pas nouvelle puisque « Homo sapiens est aussi et surtout un Homo migrator » :
Pas une tribu, pas une nation, pas une culture ou civilisation qui n’ait en quelque heure essaimé sous le désir ou la contrainte. Qui n’ait en quelque moment de ses histoires vu une partie d’elle polliniser le monde. Ou qui n’ait accueilli ou n’ait été forcée de recevoir ce qui provenait d’un bout quelconque du monde, puisant au monde autant que se donnant au monde, s’érigeant en source en asile et refuge, ou réclamant et asile et refuge.
Pas une.
Homo sapiens est aussi et surtout un Homo migrator.
Dès lors, l’homme campé sur son seuil qui ne reconnaît pas l’homme qui vient, qui s’en inquiète seulement, qui en a peur sans pouvoir s’enrichir de cette peur, et qui voudrait le faire mourir ou le faire disparaître, est déjà mort à lui‑même. Il a déjà disparu en lui‑même, de sa propre mémoire, de sa propre histoire, et à ses propres yeux. C’est lui‑même qu’il ne reconnaît plus. C’est avec la crainte de lui‑même qu’il se menace. C’est de lui‑même qu’il se protège, et c’est lui‑même qui se condamne à ce naufrage qu’il craint153.
En conséquence, « ce que vivent les migrants relève d’une seule aventure, très ancienne, qui continue encore : notre aventure humaine154 ». C’est aussi l’analyse de Georges Didi-Huberman155 dans son commentaire du poème de Niki Giannari « Des spectres hantent l’Europe (Lettre de Idomeni)156 » : la présence des migrant·e·s fait revenir notre « généalogie157 », notre nature humaine migratrice ; en outre, l’image des migrant·e·s « spectres158 » renvoie159 aux discriminations qu’elles et ils subissent et vient donc nous rappeler les discriminations passées et les horreurs auxquelles elles ont conduit dans l’Histoire – et dans d’autres camps. Cette fonction de revenant·e·s des migrant·e·s nous alerte par conséquent sur les dysfonctionnements d’un système qui n’applique plus les valeurs démocratiques qu’il exhibe ni les lois, nationales, internationales, qu’il est censé garantir160.
La présence de personnes en migration interroge en définitive les fondements d’une société. Didi‑Huberman montre d’un point de vue philosophique et éthique que si les « spectres » de la migration nous « hantent », c’est qu’ils disent une perte de civilisation, celle à laquelle conduisent leur errance et l’inhospitalité qui leur est opposée : selon Arendt, « les “critères moraux” risquent de s’effondrer quand ils ne sont pas effectifs “dans la trame d’une société”161 », car
Tous ces mouvements de migration ont un nom générique : la culture […], au sens anthropologique du terme, à savoir ce qui fait des humains ces êtres capables, non seulement de parler, de travailler et d’inventer des outils, voire des œuvres d’art, mais encore de vivre en société, de se parler, de s’inventer, de s’imaginer les uns les autres. Lorsqu’une société se met à confondre son voisin avec l’ennemi, ou bien l’étranger avec le danger, lorsqu’elle invente des institutions pour mettre en œuvre cette confusion paranoïaque, alors on peut dire, en toute logique historique – et non pas selon un simple point de vue éthique –, qu’elle est en train de perdre sa culture, sa propre capacité de civilisation162.
Laurent Gaudé le dit dans des vers où le « vous » aboutit à un « nous », dont la déchéance est inscrite dans le rejet de l’autre :
Ci-gît la France qui n’a pas le courage de ses valeurs.
[…]
Ci-gît un peu de l’homme d’où qu’il soit,
Car en ces terres le mot « frère » a été oublié.
Et lorsque les pelleteuses auront fait place nette,
Lorsqu’elles auront piétiné ce que vous avez patiemment construit
Elles s’apercevront peut-être,
Mais trop tard,
Que ce sur quoi elles roulent,
Ce qu’elles tassent,
Et font disparaître,
C’est notre dignité163.
Conclusion
Les représentations poétiques des migrations soulignent par conséquent que, puisque celles-ci sont au fondement de l’humanité, elles ne peuvent être pensées comme extériorité, ni les personnes migrantes reléguées dans une marginalité ou une altérité discriminantes. L’expérience migratoire, depuis les marges où on l’assigne, ne peut se situer qu’au cœur des sociétés contemporaines. Dans une humanité « multi‑trans‑culturelle », la poésie-monde « accompagn[e] l’inévitable jonction de tous ces mondes en nous164 » et inclut dans une histoire où le monde est en mouvement :
Notre Histoire est désormais un roman adolescent
Où chaque page est un rêve debout
Sur les pas voyageurs du monde165.
Ces textes visent donc non seulement à redéfinir la personne migrante et la migration comme entre plutôt qu’autre, mais aussi à établir une « poétique de la relation166 » face aux politiques de l’exclusion : à témoigner des impasses de ces dernières pour préparer mieux qu’aujourd’hui un monde postmigratoire. Face aux expériences de migrations, aux rencontres qu’elles impliquent, le poète « tire [s]on chapeau […] / Pour un monde universel167 ». La poésie offre refuge et permet de repenser des manières de faire société, pour ouvrir
aux poétiques d’un vivre sans conquête et sans domination.
D’un habiter rendu aux grands espaces communs168.
