Christian Salmon, écrivain et chercheur, ancien assistant de Milan Kundera (1982-1988), a été membre du Centre de recherches sur les arts et le langage (CNRS/EHESS) de 1982 à 2016. Ses travaux portent sur la théorie du roman, la censure de la fiction et les nouveaux usages du récit, en lien avec le champ social et politique. En 1991, il prend la direction du Carrefour des littératures européennes de Strasbourg (CLES) et fonde en 1993 le Parlement international des écrivains avec le soutien de plusieurs centaines d’écrivains et d’intellectuels du monde entier. L’association crée un réseau international des villes-refuges pour accueillir les auteur·ice·s persécuté·e·s dans leur pays d’origine et engage des recherches sur les nouvelles formes de censure. Le réseau international des villes-refuges crée la revue Autodafé. Christian Salmon raconte ces expériences dans Tombeau de la fiction (Denoël, 1999) et dans un livre d’entretiens avec Joseph Hanimann, Devenir minoritaire. Pour une nouvelle politique de la littérature, suivi d’Un parlement imaginaire (Denoël, 2003). Son essai Storytelling. La machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits, publié en 2007 aux éditions La Découverte, analyse les nouveaux usages du récit et le « nouvel ordre narratif » qui en découle. Depuis les années 2010, Christian Salmon publie des chroniques et contributions dans Le Monde, Mediapart, Slate ou AOC. En 2023, il évoque dans AOC « la fonction iconique du réfugié1 » et s’interroge sur ce que peut la littérature confrontée au « chaos du monde2 ». Convoquant les sciences humaines et sociales, son œuvre interroge continument les relations entre la littérature et la société, à l’échelle du monde.
La sociopoétique a pour ambition d’étudier, en croisant les disciplines, la manière dont les représentations et l’imaginaire social informent le texte littéraire dans son écriture même3. Elle analyse les rapports entre matière sociale et littérature, dans une démarche qui se situe au plus près du texte, au cœur même de l’analyse du travail d’écriture et de création littéraire. Vos travaux envisagent eux aussi les liens entre certaines constructions discursives et leurs implications sociales. Dans cette perspective, quels sont selon vous, de manière générale, les enjeux du littéraire ? Quelle est la spécificité de la parole des écrivain·e·s, notamment par rapport à d’autres types de discours sociaux ?
CS : Je dois pour commencer vous faire un aveu : mes recherches n’obéissent pas à un plan préétabli. Il serait artificiel de vouloir les enfermer dans une démarche englobante. Qu’il s’agisse des années passées auprès de Milan Kundera à l’EHESS dans les années 1980, de la création du Parlement des écrivains et du réseau des villes refuges en faveur des écrivains persécutés dans les années 1990, ou des essais que j’ai publiés depuis les années 2000, Tombeau de la fiction et Storytelling jusqu’au roman Le Projet Blumkine,4 mes travaux ont été inspirés par des questions posées par l’urgence et la nécessité historique : la dissidence littéraire des écrivains d’Europe centrale dans les années 1980, la violence de l’islamisme politique contre la littérature dans le sillage de l’affaire Rushdie dans les années 1990, la multiplication depuis les années 2000 des usages instrumentaux du récit (le « storytelling ») à des fins publicitaires, managériales ou politiques dans les sociétés du capitalisme tardif. Plutôt qu’à des questions définitionnelles, la narratologie et la théorie du roman, qui m’occupaient au début de ma vie de chercheur, les circonstances m’ont confronté très tôt à la violence politique dirigée contre les écrivains. La question des rapports entre la littérature et la politique, entre la littérature et le terrorisme, est soudain devenue en 1989 une question de vie ou de mort avec l’affaire Rushdie. Les assassinats ciblés se sont multipliés partout dans le monde et en particulier en Algérie pendant la décennie 1990. Pour avoir organisé plusieurs débats sur ces questions avec Salman Rushdie dans des théâtres encerclés par la police et sous la garde rapprochée des hommes du G. I. G. N., je peux témoigner de cette sensation troublante d’irréalité, d’incrédulité : parler de littérature sous la protection de la police ! Dans quelle fiction étions-nous tombés ?
Dans un essai de 20225, vous évoquez également les rapports de la littérature au silence : pensez-vous que celui-ci non seulement apparaisse face à certaines expériences du réel mais qu’il se situe aussi, plus profondément, au fondement de l’écriture littéraire ?
CS : Le silence est au cœur de l’expérience littéraire. La littérature pratique un autre régime de vérité, une autre politique du langage. Elle est creusée dans le silence. « Le silence est ma seule arme », écrit Joyce dans le Portrait de l’artiste en jeune homme (1916). « Tais-toi, tais-toi et tais-toi », écrit aussi Tolstoï dans son Journal en 1877. Toute la littérature du xxe siècle est une traversée des frontières du dicible, elle témoigne d’une crise du récit. Karl Kraus parlait d’une catastrophe des phrases. Nous vivons dans des zones de langage effondré. Cette crise s’inscrit dans un cycle long analysé par Walter Benjamin dans les années 1920 et 1930, puis par Adorno après la Seconde Guerre mondiale. Après la Première Guerre mondiale, Benjamin observait que les combattants revenaient « muets » du front, incapables de raconter leur histoire, « non pas plus riches, mais plus pauvres en expérience communicable ». « L’art de conter est en train de se perdre » écrivait-il. La compétence narrative des peuples et des individus régressait selon lui jusqu’à disparaître lorsque l’expérience cessait d’être communicable et que se perdait « une faculté qui nous semblait inaliénable, la plus assurée entre toutes : la faculté d’échanger des expériences ». Dans son essai Expérience et pauvreté, Benjamin formulait une des raisons de ce phénomène :
Jamais expériences acquises n’ont été aussi radicalement démenties que l’expérience stratégique par la guerre de positions, l’expérience économique par l’inflation, l’expérience corporelle par l’épreuve de la faim, l’expérience morale par les manœuvres des gouvernants.
Vingt ans plus tard, Adorno, après la Seconde Guerre mondiale, faisait le même constat et prolongeait l’analyse de Benjamin dans son célèbre essai Minima Moralia. Réflexions sur la vie mutilée. Son livre complétait l’analyse de Benjamin en y ajoutant un élément : la destruction de la dimension temporelle des événements sans laquelle il n’y a pas de récit possible. « La vie s’est transformée en une suite intemporelle de chocs : entre lesquels il y a des trous béants, des intervalles vides et paralysés », écrivait Adorno en 1945. C’est ce même phénomène qui se reproduit depuis les années 2000. Le lien qui unissait l’expérience des hommes et le récit, lien extensible s’il en est, s’est brisé depuis 1989. L’expérience stratégique de la dissuasion a été démentie par la fin la guerre froide. L’expérience économique par la mondialisation néolibérale qui allait délocaliser des millions d’emplois, creuser les inégalités et imposer la dérégulation financière qui aboutira à la crise de 2008. L’expérience de la libération sexuelle par l’apparition du sida qui faisait ressurgir le spectre des grandes épidémies. L’expérience du progrès par les grands désordres écologiques et la première grande catastrophe nucléaire de Tchernobyl.
La question des rapports du littéraire au social, qui se situe au cœur de la sociopoétique comme d’autres approches critiques antérieures ou voisines6, renvoie par ailleurs à la problématique des rapports de la littérature au réel, largement renouvelée par les orientations du paysage littéraire contemporain7 et ses proximités avec les sciences humaines notamment. De quelle manière selon vous la littérature se saisit-elle de certaines expériences de vie ? Mais aussi de quelles manières le réel est-il mis en œuvre par l’imaginaire, la fiction, le travail des mots ? Avec quelle implication particulière de l’écrivain·e, de l’artiste, voire quelle responsabilité spécifique, que vous interrogez par exemple dans Devenir minoritaire8 ?
CS : La littérature est un laboratoire où s’expérimentent sans cesse des formes nouvelles de subjectivation, les rapports mutants au corps, au temps, à la mort, à l’amour. Kafka est pour moi un exemple de ce rapport problématique au réel. C’est un anthropologue qui aurait fait de sa vie son champ d’expérimentation. Il faisait sans cesse des programmes de vie. Des protocoles d’expériences. Il faisait des listes de ses échecs comme on note les résultats d’une expérience en laboratoire. Se marier. Parler à son père. Être à l’heure au bureau. Rédiger un rapport sur un accident du travail. L’insomnie. L’impatience. Lutter contre le bruit. Un grand écrivain est un grand vivant. Son don principal c’est une certaine résistance ou persistance en lui des choses vivantes. C’est une capacité à retenir en lui la vie. Kafka a écrit un jour : « L’histoire universelle est enfermée dans les chambres. » Ou encore : « Je voudrais écrire l’histoire mondiale de mon âme ! », anticipant l’expérience de millions de personnes pendant le confinement lié à la pandémie du covid 19.
Vos travaux explorent en outre la proximité du littéraire et du politique, notamment leur faculté commune de création, ainsi que l’évoque l’un de vos articles : « De la politique à la littérature, il n’y a pas si loin lorsqu’elles sont à leur plus haut niveau d’exigence, qu’elles sont au plus près de leur raison d’être. Elles créent des mondes possibles, elles explorent des langues et des possibilités de vie, elles inventent des manières nouvelles de peupler le monde. Des peuplades, des peuplements9… » Mais que devient cette articulation entre littérature et politique lorsque le niveau d’exigence se perd ? Quels possibles demeurent ?
CS : On croit d’ordinaire que l’engagement social ou politique passe par un élargissement du moi vers le monde, alors qu’il faut descendre vers le singulier, vers l’infime pour trouver le monde ! Encore une fois, Kafka :
Il n’est pas nécessaire que tu sortes de ta maison. Reste à ta table et écoute. N’écoute même pas, attends seulement. N’attends même pas, soit absolument silencieux et seul. Le monde viendra s’offrir à toi pour que tu le démasques, il ne peut pas faire autrement, extasié, il se tordra devant toi.
Voilà la politique littéraire. L’intensité de l’expérience est à rechercher non pas dans l’accélération ou l’accumulation d’expériences mémorables mais au contraire dans la sélection d’expériences plus simples, plus banales. L’écrivain se détourne souvent des sujets élevés, soi-disant littéraires, il donne forme à des micro-sensations, des inframondes. Il ne s’agit pas là d’hyper-réalisme, mais plutôt d’infra-réalisme, c’est-à-dire qu’il faut aller jusqu’à l’atome de l’expérience humaine, à la combinaison des atomes élémentaires pour pouvoir recomposer l’ensemble de l’édifice ; à la manière des anthropologues qui, à partir d’un os, peuvent reconstituer le squelette d’un animal préhistorique. Il y a donc quelque chose d’archéologique, une archéologie de l’expérience, qui ferait que par exemple, on peut reconstituer l’ensemble de la sensibilité érotique d’une époque à partir des gestes nocturnes de deux amants.
Depuis Storytelling10, vous avez également étudié l’impact des nouveaux usages du récit dans la communication et, en retour, l’investissement de l’art narratif par les logiques de la communication. Vous montrez aussi comment cette communication (publicitaire, politique, médiatique, managériale… ou dans l’univers de la mode11), ainsi que les processus propres à l’univers capitaliste qui la sous-tendent, se sont saisis de l’art de raconter des récits à des fins stratégiques, l’ont vidé de ses propriétés, de ses capacités singulières de symbolisation, et en ont fait un outil qui tend à supplanter tout raisonnement – à « formater les esprits » selon le sous-titre de Storytelling – en se fondant sur le simulacre et en créant de nouvelles mythologies. Ces rapports renversés entre le littéraire et le sociopolitique et cette utilisation, dans l’omniprésence du storytelling, des modes d’action de la littérature conduisent, selon vous, à sa neutralisation et à une dépolitisation généralisée. Si l’on considère, selon vos analyses, que les formes narratives et discursives sont désormais imposées – alors même que l’intime est surexposé et narrativisé à outrance, notamment à travers les réseaux sociaux –, et que leurs modes de fonctionnement sont dirigés par des logiques économiques plutôt que par les expériences humaines, peut-on aussi parler d’une désocialisation du récit et des discours ?
CS : Avec Storytelling. La machine à fabriquer des histoires…, j’ai tenté d’explorer un autre versant des rapports entre littérature et politique en décrivant la multiplication des usages instrumentaux du récit à des fins managériales, publicitaires ou politiques. Depuis les années 1990, on a pu constater que le « storytelling » s’est déployé au-delà des études et des pratiques littéraires, dans de nombreux secteurs comme le management des entreprises, la stratégie des marques, la communication politique, la diplomatie et jusqu’à l’entraînement des militaires. Le mot même de « storytelling » s’est trouvé fortement connoté par ces usages instrumentaux du récit. Il est devenu synonyme de séduction, de persuasion ou de propagande. Longtemps considéré comme une forme de communication réservée aux enfants dont la pratique était cantonnée aux heures de loisirs et l’analyse aux études littéraires (linguistique, rhétorique, grammaire textuelle, narratologie), le storytelling a connu aux États-Unis depuis le milieu des années 1990, puis en Europe dans les années 2000, un surprenant succès qu’on a qualifié de triomphe, de renaissance ou encore de « revival ». Mon livre dressait un inventaire aussi complet que possible de ces nouveaux usages du récit et tentait d’en comprendre l’origine et le développement. Comment expliquer leur essor aux États-Unis (puis en Europe) dans des activités jusque-là gouvernées par le raisonnement rationnel ou le discours scientifique ? Quels sont les agents de leur production, les enjeux et les figures de leur construction symbolique ? Par quels cheminements obscurs ces usages se répandent-ils des appareils centraux du pouvoir jusqu’aux pratiques les plus individuelles ? Se diffusent-ils de haut en bas, ou obéissent-ils à des logiques de contagion d’un secteur d’activité à un autre ? Quel rôle attribuer à la technique ou à l’idéologie dans leur prolifération ? Mon livre s’efforçait de faire l’inventaire de ces usages du récit et d’en montrer les enjeux et il a contribué par là même à les répandre. La critique du storytelling a produit paradoxalement sa vulgate. Ce sont les risques du métier. Que vous vouliez mener à bien une négociation commerciale ou faire signer un traité de paix à des factions rivales, lancer un nouveau produit ou faire accepter à un collectif de travail un changement important, y compris son propre licenciement, concevoir un jeu vidéo « sérieux » ou soigner les traumas postguerre des GI’s, le storytelling est considéré comme une panacée… Il constitue une réponse à la crise du sens dans les organisations et un outil de propagande, un mécanisme d’immersion et l’instrument du profilage des individus, une technique de visualisation de l’information et une arme redoutable de désinformation. Même les narratologues et les théoriciens du récit se sont réjouis de voir leur sujet d’étude coloniser de vastes domaines du discours et de la parole publique, indifférents ou aveugles aux effets corrosifs de cet usage excessif de la narration en lieu et place de l’argumentation. « Nous sommes des crapules romanesques », a écrit Pierre Michon. Mais cette crapulerie se présente sous son meilleur profil. Le problème c’est que la promiscuité même de l’idée de récit pourrait avoir rendu le concept inutilisable. L’essor du storytelling ressemble en effet à une victoire à la Pyrrhus, obtenue au prix de la banalisation du concept même de récit et de la confusion entretenue entre un véritable récit (narrative) et un simple échange d’anecdotes (stories), un témoignage et un récit de fiction, une narration spontanée (orale ou écrite) et un rapport d’activité. Il y a plus grave. Le « tout storytelling » a produit le discrédit de la parole publique. De même que l’inflation monétaire ruine la confiance dans la monnaie, l’inflation d’histoires a ruiné la confiance dans le récit et dans son narrateur.
Face à cette inflation des histoires et aux brouillages engendrés, vous évoquez également une décrédibilisation de la narration et une perte de confiance dans le langage. Cela vous conduit à envisager le glissement, dans une époque de mutations numériques et de vitesse exponentielle, du storytelling à une « ère du clash » postnarrative12, soumise à une logique concurrentielle, ainsi qu’à « l’empire du discrédit13 », de la distorsion de la réalité, de la postvérité…
CS : Loin des formes établies de la narration littéraire, le storytelling se diffusait désormais dans les dispositifs médiatiques, les stratégies politiques, les interfaces numériques. Ce n’était plus la narration comme art de conter, mais comme protocole de subjectivation et d’adhésion, comme architecture invisible des comportements. Le récit devenait une matière plastique, instrumentalisée pour capter l’attention, orienter les désirs, calibrer les existences. Là où l’on cherchait les règles d’une poétique, je découvrais les rouages d’une économie narrative, régissant aussi bien la mise en scène des dirigeants que l’exposition quotidienne des vies ordinaires sur les réseaux. La boucle du storytelling est bouclée : la politique s’abolit dans sa mise en récit, comme pur simulacre, révélant son impuissance face aux grands enjeux économiques, sociaux, écologiques. La vie politique ne s’ordonne plus en séquences ou feuilletons. Elle n’est plus rythmée par l’intrigue mais par l’imprévisibilité, l’irruption, la surprise, une logique de la rupture qui relève davantage d’une sismographie politique que du storytelling. On est passés de la story au clash, de l’intrigue à la transgression sérielle, du suspense à la panique, de la séquence à une suite intemporelle de chocs… Le décrochage des récits officiels par rapport à l’expérience des hommes, en particulier depuis la crise de 2008, a ruiné la crédibilité de tous les récits officiels. Le storytelling a fini d’exercer son influence (apaisante et excitante, intrigante et rassurante). Nous sommes entrés dans un âge postnarratif. Le récit, qui exige une certaine continuité pour dérouler les tours et détours d’une intrigue, a cédé la place aux clashs viraux. Désormais, viralité et rivalité vont de pair, virulence et violence, clash et guerre des récits. Toutes les sources d’énonciation sont viciées, tous les « auteurs » – qu’ils soient politiques, scientifiques ou religieux – sont frappés de discrédit. C’est un processus inexorable. L’accélération des échanges sur les réseaux sociaux, le raccourcissement des messages encouragent la logique du clash plutôt que celle du récit. Le pari de Donald Trump a consisté à assoir la crédibilité de son « discours » sur le discrédit du « système », à spéculer à la baisse sur le discrédit général et à en aggraver les effets. Avec Trump, une partie de l’Amérique a décidé de spéculer sur l’effondrement du « système ». Cette logique du clash en politique est en train de dévorer la mise en récit de la politique au profit d’une agonistique fondée sur la provocation, la transgression, la surenchère. « Fake news », « alternative facts » et « trash talks » ne sont pas des concepts auxquels on pourrait opposer une vérité modérée, issue d’un débat raisonné (habermassien). Ce sont les nouveaux paramètres de la scène du discrédit politique, des étoiles éteintes d’un astre mort, qui a vu l’homo politicus passer de l’incarnation à l’exhibition, et de l’exhibition à sa carnavalisation. L’économie des discours suit désormais les lois de l’économie financière. Volatilité. Rumeur. Coup de théâtre.
Dans ce contexte, comment la question des rapports entre fiction et réalité se pose-t-elle de manière renouvelée ? Et, dans les mécanismes d’accaparement des consciences, d’uniformisation, de conformité à un récit unique engendrés par l’essor des réseaux sociaux et l’expansion de l’intelligence artificielle, que deviennent non seulement l’humain mais encore l’imaginaire et le langage sous l’effet de ce que vous nommez l’algorithmisation ? Quelle place est désormais conférée au littéraire ?
CS : En juillet 2023, The New Yorker lançait un cri d’alarme sous le titre « La tyrannie de l’histoire » (« The Tyranny of the Tale »). Le chapô de l’article affirmait sans détour : « On nous dit que l’histoire nous libèrera. Mais si le format narratif était aussi une cage ? » Qu’une telle critique s’exprime dans les pages du New Yorker, considéré comme le temple du journalisme narratif, constitue en soi un symptôme et peut-être un retournement. Comment le paradigme de la narration exploré par les théoriciens du récit et les narratologues dans les années 1960 est-il devenu une vulgate pour managers et communicants, comment cette vulgate s’est-elle transformée en une idéologie spontanée dans la culture de masse au point d’éclipser tout autre forme de pensée et de symbolisation ? Peter Brooks, un narratologue américain, écrit :
Je suppose que les théoriciens du récit devraient se réjouir de voir leur sujet d’étude coloniser de vastes domaines du discours, à la fois populaire et académique. Le problème, cependant, c’est que la promiscuité même de l’idée de récit pourrait bien avoir rendu le concept inutile.
Brooks appartient à une génération de narratologues qui ont passé leur vie à essayer de faire comprendre aux lecteurs le pouvoir des récits. Dans un article de The Chronicle of Higher Education du 23 mars 2001 intitulé « Stories abounding » (« Pléthore d’histoires »), il analysait un discours de George W. Bush, fraîchement élu à la Maison-Blanche, au cours duquel celui-ci fait l’éloge des « histoires qui expliquent vraiment ce que l’Amérique peut et doit être ». Les universitaires sont toujours heureux de découvrir que le sujet de leurs recherches émerge des monceaux de livres poussiéreux pour s’appliquer à quelque fait d’actualité. Ils n’aiment rien tant que s’apercevoir que ce qu’ils étudient dans la solitude accède soudain au grand jour. Mais Brooks avait eu la désagréable impression que Bush avait une compréhension du monde purement narrative, « qui ne permettait pas de voir que vivre et raconter pouvaient être des choses différentes » : « C’était comme si, dit-il, un jeune que j’avais nourri était devenu un prédateur. »
Des voix de plus en plus nombreuses dénoncent ce hold-up sur l’imaginaire réalisé par le storytelling depuis les années 1990. L’article du New Yorker fait écho à cette nouvelle forme de dissidence, rétive à la séduction des histoires. Il met en lumière ces voix dispersées qui ne se contentent pas de dénoncer les abus ou les excès de la narration mais questionne la centralité de ce format discursif dans la généalogie des discours… Dans Une partie rouge (dont la traduction est parue aux éditions du sous-sol en 2017), Maggie Nelson avoue sans ambages :
Je suis devenue poète notamment parce que je ne voulais pas raconter d’histoires. De mon point de vue, elles peuvent nous aider à vivre, mais elles nous piègent également et sont à la source d’énormes souffrances. Dans leur hâte à donner un sens à des choses insensées, elles déforment, normalisent, accusent, agrandissent, minimisent, omettent, trahissent, mythifient et j’en passe. Et dès qu’un écrivain se met à parler du « besoin de récit » ou du « pouvoir archaïque de la narration », j’ai envie de me ruer hors de l’auditorium.
Ce que vous définissez comme un « nouvel ordre narratif14 », vous le présentez non seulement comme issu d’« une technologie de synchronisation des consciences, orchestrant […] des emballements émotionnels à l’échelle planétaire », mais aussi comme une « prolifération des narrations non humaines », passant par la « dislo[cation] [d]es anciennes chaînes de légitimation » et la « fragment[ation] des cadres d’énonciation15 ». Et vous posez la question de la place restant, « dans ce nouvel environnement, à la part fragile mais irréductible des récits humains ». De surcroît, quelle nouvelle vision de la littérature et des arts peut naître d’après vous, à une époque où les notions mêmes d’auteur·e, de créateur·ic·e, de producteur·ic·e de discours tendent à être remises en cause par les processus discursifs voire cognitifs de l’intelligence artificielle ?
CS : Face aux nouvelles formes de récits non humains, on peut parler d’un « nouvel ordre narratif », à l’instar de ce que Michel Foucault appelait « l’ordre du discours » dans sa conférence inaugurale au Collège de France, et qui viendrait lui succéder. Si un tel ordre s’est imposé, ce serait moins par la centralité du récit, qui est une constante anthropologique, que par la reconfiguration des conditions matérielles, techniques et économiques de la production et de la circulation des récits dans l’univers numérique. Un tel ordre narratif désigne l’émergence d’un système-monde du récit, industrialisé, autonomisé, dont les logiques propres s’imposent peu à peu à l’ensemble des sphères sociales. La prolifération de ces narrations non humaines interroge le devenir de l’humanité tout entière, et pas seulement celui des théoriciens du récit.
Au-delà des réserves bien connues des philosophes, de Platon à Hannah Arendt, The New Yorker suivait un fil rouge à travers la littérature convoquant, à son procès du storytelling, une série de témoins à charge « consternés ou carrément ennuyés par la manipulation narrative » :
E. M. Forster trouvait quelque chose d’inconvenant dans l’histoire, « le plus bas et le plus simple des organismes littéraires ». Pour lui, il était impossible d’éviter ce « ver nu du temps » (naked worm of time).
L’écrivain David Shields, fulminant contre la forme romanesque, a jugé que ses mécanismes étaient « incroyablement prévisibles, fatigués, artificiels et essentiellement sans but » :
Bien sûr les rébellions les plus persistantes et les plus imaginatives contre les récits instrumentaux ont été mises en scène par les romanciers eux-mêmes, inexorablement attirés par des actes de sabotage individuels.
Le roman de Muriel Spark Les Consolateurs (1957) mettait en scène une femme de lettres, Caroline Rose, qui croit entendre la nuit le bruit d’une machine à écrire qui réécrit les événements de sa propre vie sous la forme d’un roman. Mais qui est assis devant cette machine à écrire ? Caroline est-elle l’héroïne de ce roman – ou son auteure ? Pour s’en assurer, Muriel Spark demande à son héroïne de s’échapper du conte qui lui a donné naissance, en sautant les rendez-vous que l’intrigue avait pris pour elle.
Annie Ernaux occupe une place particulière dans la généalogie de ces objecteurs d’histoires. Rejetant le roman dès les années 1980, en plein revival du storytelling, elle apparaît aujourd’hui comme une devancière et une éclaireuse. Notamment dans son dialogue avec Frédéric-Yves Jeannet, L’Écriture comme un couteau, elle explicitait son projet d’une écriture libérée du genre romanesque sans tomber pour autant dans le récit de soi si prisé aujourd’hui. Elle ouvrait la voie à une recherche qui visait moins « [à] dire le “moi” ou [à] le “retrouver” qu’[à] le perdre dans une réalité plus vaste, une culture, une condition, une douleur, etc. » :
Ce qu’on appelle roman ne fait plus partie de mon horizon. Il me semble que cette forme a moins de véritable action sur l’imaginaire et la vie des gens (il ne faut pas confondre effet médiatique et effet de lecture, même s’ils semblent se confondre dans l’instant). Les prix littéraires continuent de consacrer le roman à tour de bras – ce qui est moins une preuve de sa vitalité que de son caractère institutionnalisé – mais quelque chose d’autre est en train de s’élaborer, qui est à la fois en rupture et en continuité avec des œuvres majeures de la première moitié du xxe siècle, celles de Proust, de Céline, les textes surréalistes. Je tiens Nadja pour le premier texte de notre modernité.
Je ne me contenterai pas de sélectionner et de transcrire les images dont je me souviens. Je les traiterai comme des documents, en les examinant sous différents angles pour leur donner un sens. En d’autres termes, je ferai une étude ethnologique de moi-même.
Virginia Woolf racontait quant à elle :
Souvent, quand j’écrivais un de mes soi-disant « romans », j’ai été déconcertée par ce problème : comment décrire ce que j’appelle dans mon langage personnel le « non-être » (non-being), car chaque jour comprend beaucoup plus de non-être que d’être ? Enfant, mes journées, tout comme aujourd’hui, étaient enveloppées dans ce coton de « non-être » (non-being). Semaine après semaine le temps passait et rien ne m’effleurait. Puis, sans raison, il y a eu un choc soudain et violent.
Parul Sehgal avoue avoir ressenti cet état de « non-being » à la suite de la naissance de son enfant, lorsque « [elle] [s]e sentai[t], pendant des mois, plus un lieu qu’une personne ». Ce grondement du temps, de la pensée et des sensations en soi qu’elle définit joliment comme « l’expérience non peignée ». Cet état de « non-being », « ce moi sans histoire », Annie Ernaux l’a défini comme « la pure immanence d’un moment ». Lorrie Moore l’appelle la « vie indicible », ce trou noir que les histoires s’efforcent de combler et d’occuper, tel « un morceau de colonialisme métaphysique risible perpétré sur le pays sauvage du temps ». « Ces dissidents dispersés ne constituent en rien un mouvement », écrit l’autrice de l’article du New Yorker. « Mais j’entends leurs questions et leur malaise résonner, rimer et se joindre les uns aux autres ; j’entends un chœur. » Que dit ce chœur ? « Assez d’histoires ! Au diable le storytelling ! »
Tout au long de votre parcours littéraire et intellectuel – du Carrefour des littératures européennes de Strasbourg, en passant par le Parlement international des écrivains et la revue Autodafé, jusqu’à des articles16 ou projets romanesques plus récents17 –, vous vous êtes également intéressé aux questions qui sont au cœur de ce numéro Sociopoétique des migrations. Vous avez montré comment elles touchent aux enjeux et fondements de la littérature, notamment sa capacité à « ébaucher d’autres mondes, d’autres formes de vie, d’autres types de relation entre les hommes18 ». Vous avez également insisté sur certaines caractéristiques récurrentes et très particulières des représentations sociales contemporaines des réfugié·e·s, imposant une image essentialisée qui les circonscrit dans une altérité indépassable. Dans quelle mesure ces représentations des réalités migratoires informent-elles la littérature contemporaine, dans une époque marquée par « l’encampement du monde19 » et au sein de sociétés devenues postmigrantes20 ? Quels sont les ressorts de la littérature face à ces représentations dominantes ? Comment ces questions se situent-elles non seulement sur un terrain idéologique, mais symbolique tout autant ?
CS : Le réseau des villes refuges, qui semblait si utopique et auquel nous avons donné une réalité de 1994 à 2005, continue à exister depuis la dissolution du Parlement international des écrivains. De Helsinki à Almeria, de Caen à Salzbourg, de Mexico à Naples.... Et jusqu’à Las Vegas et à Itaka ! L’action des villes refuges m’est apparue comme la seule chose à faire, la seule chose que nous nous étions engagés à faire. Notre seul engagement. Est-ce que cela a ouvert un cycle nouveau ? Oui et non. C’est une navigation. Une traversée. Il nous a fallu agencer dans une nouvelle période marquée par l’explosion des migrations dans le monde. Non seulement adapter voilure, équipage, embarcation. Mais aussi dessiner une carte de l’exil. Car nous avançons dans un espace qui doit être traversé tout autant que reconnu. Il faut cartographier. À l’époque je rêvais de publier, à l’instar de l’Indicateur des chemins de fer, l’Indicateur des villes refuges, une carte trouée d’innombrables points, comme les phares et les caps sur les cartes de navigation. Cette carte aurait croisé des lieux et des écritures, des villes et des récits, dans toutes les langues ; une cartographie de l’exil contemporain. Une géopoétique de l’exil.
Ce n’est pas un hasard si la fatwa contre Rushdie qui a donné naissance au Parlement des écrivains concerne un roman qui est selon son auteur, « un chant d’amour à l’émigration ». Les Versets sataniques explorent la vision du monde d’un immigré, non pas comme quelque chose d’exotique et de lointain, mais en sondant, de l’intérieur, les conflits et les contradictions dont cette expérience est porteuse, et surtout le bouleversement de sensibilité qu’elle implique : les changements de perceptions, les nouveaux rapports au temps et à l’espace mais aussi au corps, à la sexualité, à la culture, à la religion. Les Versets sataniques font de l’exil l’expérience décisive qui permet une nouvelle exploration du réel, la découverte d’un nouveau monde. Ils donnent une forme et ils peuplent le grand cirque de la globalisation : un peuple d’immigrés écartelés entre « le côté » de Londres et « le côté de Bombay », un peuple d’hommes traduits, parce qu’ils ont été « déplacés au-delà de leur origine », et chez qui les valeurs, les identités se révèlent poreuses avant de se mélanger et de se contaminer. Bombay se postmodernise pendant que Londres se créolise, l’origine se dédouble, l’identité se dissout, l’être s’ouvre. Comment entrer, comment pénétrer dans un monde absolument ouvert ? Comment venir au monde quand on appartient à plusieurs mondes ? Comment naître quand on est un migrant ? Comment s’incarner et se singulariser dans un monde où toutes les identifications sont équivalentes et également possibles ?
